Maison du Souvenir

Capitaine Freddy : Service 8.

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Capitaine Freddy : Service 8.

point  [article]
Couverture du livre

In Memoriam… Jean CALOZET, de Namur. Je le revois dans mon bureau, avec Pol le Suédois qui me l'avait amené. Jean, le petit Jean, Monsieur Jean, c'est tout comme, venait d'initiative, d'enlever la documentation de la Werbestelle de Namur. Et ce fut une suite ininterrompue de coups d'une audace inouïe, d'exploits de légende, bien dans la ligne de cet Ardennais juvénile qui n'a jamais reculé. Remuant comme du vif argent, jamais satisfait, toujours prêt à inventer une ruse nouvelle sans aucun souci des centaines de sbires lancés a ses trousses dans tous les coins du Pays, il devait finir comme il a fini, comme il l'avait désiré d'ailleurs : par la mort des héros. Il s'est éteint sur la Terre ennemie, loin des siens, loin de nous, en murmurant : «Maman ». Il est parti là-bas encore tout meurtri des tortures subies, il y a vécu en vivant exemple pour ses camarades, il est mort le 23 mars 1945, à 7 heures du matin, sans avoir revu son cher Namur.

In Memoriam… René DOUMONT, de Spy. C'était le type parfait du héros obscur qui dans l’ombre sert magnifiquement, sans esbroufe, sans souci de la gloriole et qui fignole si joliment son travail que chacune de ses actions est un chef d'œuvre. Le type aussi du bon copain qui n'a jamais refusé un service. Quel dommage qu'il n'ait pu mourir comme il l'avait souhaité : face au Boche exécré qu'il combattit dès le début de la guerre alors qu'aucun maquis n'existait encore ! René est tombé en service commandé, mitraillé par un avion allié qui prit sa voiture pour un véhicule ennemi ; il n'est pas mort tout de suite et malgré ses horribles blessures au ventre, il s'est encore traîné sur la route en recommandant à ses hommes de continuer le service. Il repose au cimetière de Spy et j'y ai vu avec une émotion indicible sa jeune veuve si courageuse et son fils unique dont il était si fier, se recueillir longuement comme pour écouter la voix d’outre-tombe. Repose tranquille, René nous sommes sûrs que ton fils sera digne de toi.

In Memoriam… Aimé PHILIPPE de Braine-l'Alleud. Je le revois d'abord revenant de la forteresse de Huy en 1943, amaigri, exténué, mais pas abattu et je crois qu'il n'a pas attendu huit jours pour recommencer. On eût dit qu'il connaissait son destin et voulait remplir au mieux le temps qui lui restait à vivre. Il avait pris toutes précautions pour fuir en cas de perquisition ; il n'est pas parti, son heure avait sonné. La veille de son arrestation, comme sa femme lui faisait une fois encore, peser les risques des missions particulièrement dangereuses qu'il remplissait, il répondit doucement : « Qu'est-ce que je risque ? D'être fusillé ? Mais tu sais bien qu'il n'y a rien de plus beau que de mourir pour son Pays, j'ai toujours souhaité une pareille mort... » Et sa femme ne s'étonnait pas d'une pareille réponse elle qui avait perdu presque toute sa famille dans les massacres du Visé de 1914, Philippe, le plus gai de nos compagnons est mort lui aussi, en terre ennemie, victime de la trahison : il fut jusqu'au bout le grand courageux, le grand Belge que nous avions connu.

In Memoriam… Roger WAUTELET, de Beauraing. Il est mort en pleine jeunesse, en plein espoir, il a disparu quelque part entre deux camps d'extermination, trahi, vendu par un mauvais belge tandis que son adolescence souriait à la vie. Je l'ai particulièrement connu, nous avons souvent « travaillé » ensemble et je ressens sa mort comme celle d'un frère. J’espère qu'il est parti doucement sans s'en rendre compte, car ce doit être terrible de mourir au loin quand on est jeune et beau et qu'on n'a pas fini sa mission. « Cet enfant n'a vécu qu'un jour « Mais si voulez qu'en terre bénie « Il repose, cueillez les lauriers d'alentour : « Roger est mort pour sa patrie.

Les déguisements de l’auteur : Tel qu’il était recherché par la Gestapo

Les déguisements de l’auteur : En S.S. pour « l’opération manquée »

Les déguisements de l’auteur : En maquisard

Les déguisements de l’auteur : En Médecin de la Marine allemande, pour une « inspection » à la côte belge

Quatre courriers. De gauche à droite : Mady, Ninette, Monique et Suzy

Le traître Willems de la Gestapo de Dinant, photographié à son insu

Un des terribles « Chocs ». De gauche à droite : Gaby, Ale, Jean et Granpol.

La brigade rose. De gauche à droite : la téléphoniste, Georgette, Mady, Siska, Michèle, Ninette, Tilly, J M H, Susy et Monique

Un trio célèbre et dangereux. De gauche à droite : Lucien, Billy et Philippe

Le Commandant Benoît du Maquis d’Orchimont

Parachutage d’armes au maquis

L’autel de l’aumônier Evely, au Maquis

L’aumônier Evely dit la messe au Maquis

Veillée au Maquis. Granpol est le 4ème à partir de la gauche

Epaves boches après une attaque du Maquis.

Granpol au maquis.

Un jour de détente. De gauche à droite : Papillon, Billy, Michèle, Jacqueline, Gaby et le grand Henry

Le camp des aviateurs à La Mamborre

A Beauraing. De droite à gauche : Eva et Kelly

Fausse carte de légitimation C.N.A.A. pour les illégaux

Fausse carte de contrôleur utilisée avec les faux ports d’armes

Faux permis de circulation dominicale et nocturne utilisé par les « chocs »

Faux ports d’armes des « Chocs »

Faux certificat de libération de la Werbestelle

Capitaine Freddy : Service 8[1]

Préface

Ami lecteur,

       Ce livre soulèvera certainement des critiques. On se demandera s'il était opportun ou non de le présenter sous la forme que voici ... s'il n'est pas des choses dont il vaut mieux ne plus parler ... s'il n'est pas préférable de tourner la page ... et d'autres remarques seront faites dont la pertinence ne m'a pas échappé. Aussi vous avouerai-je que j'ai hésité avant de faire cette préface.

       Mais l'auteur est un ami loyal et un compagnon brave dont je connais les bonnes intentions et d'autre part ce livre nous parle de camarades courageux dont, hélas, quelques-uns ont payé de leur vie leur volonté de rester bons Belges.

       C'est un livre sans prétention dans lequel l'auteur rappelle avec bonne humeur, et non sans profonde émotion, le souvenir exaltant d'heures vécues aux côtés de ces braves.

       Mais avec le recul du temps nous est venu lentement l'oubli et l'ambiance des jours sombres de l'occupation ennemie s'estompe peu à peu.

       Ami lecteur, il faudra pourtant vous ressouvenir de cette période tragique pour saisir la portée réelle de ces pages.

       Ces hommes, comme tant d'autres, ont agi selon leur conscience en continuant la lutte contre l'ennemi et ses acolytes. Ils ont servi la cause de la Patrie avec simplicité mais avec grandeur.

       Souvenons-nous de tous ceux qui payèrent de leur sang leur ardent patriotisme et faisons en sorte que leur sacrifice ne soit pas vain.

F. J. E. Cannoot.

Introduction

       J'écris ces pages pour la jeunesse qui monte mais peut-être les grandes personnes prendront-elles plaisir à les parcourir. C'est l'histoire toute simple d'une poignée de garçons et de filles de chez nous qui, bénévolement, volontairement, ont joué leur vie pour que la Belgique renaisse. Ils ne regrettent rien malgré l'ingratitude de ceux qui, de, Londres, leur promirent tant et, leur ont donné si peu; ils, ne regrettent rien parce qu'ils n'avaient rien demandé, et, demain, s'il le fallait, ils recommenceraient.

       Le Service 8 a existé, ce n'est pas une fiction, il a existé, et les Boches ont eu avec lui du fil à retordre sans jamais savoir à qui, exactement, ils avaient à faire.

       Il y avait bien le long Pol, Granpol, comme nous l'appelions, deux mètres de taille et la force proportionnelle, Gaby, René, Guy, Papillon, tous chefs de bande ; il y avait enfin l'insaisissable Capitaine FREDDY, grand noir, moustaches, lunettes, toujours armé ; mais que cachaient tous ces noms de guerre ?

       Officiellement, le Service 8 était une section mobile des Services de Contrôle du Ministère de l'Agriculture, disposant régulièrement de véhicules, d'armes, de laissez-passer de tous genres. Elle comprenait non moins officiellement 40 inspecteurs authentiques et une centaine d'autre qui ne l'étaient pas, mais dont les papiers étaient au moins aussi bien établis que pour les premiers.

       La mission du Service 8 consistait, d'après les normes, en la répression de la grosse fraude en bétail et tous les ravitailleurs de l'Organisation Todt, petits et grands, ont eu des comptes sévères à lui rendre ; mais, pour dire l'entière vérité, puisque aujourd'hui on peut la dire, l'œuvre principale fut l'Espionnage et la Résistance.

       Qui, mieux que ces gaillards, armés officiellement et voyageant partout avec des coupe-files réguliers, pouvait organiser et accompagner les transports de tous genres vers le maquis ? Qui, mieux qu'eux, pouvait, le cas échéant, expédier dans le paradis d'Hitler tel ou tel suppôt qui avait assez de victimes sur la conscience ?

       Il faudrait un gros volume pour raconter les missions du Service 8, section de choc du service secret « Athos », mais l'heure n'est pas venue de tout révéler et puis les jeunes n'aiment pas les livres, ils préfèrent les revues et les illustrés et j'ai plutôt rassemblé pour eux quelques anecdotes héroï-comiques de ces temps légendaires, afin d'en composer un film qui leur plaise et où ils puiseront les exemples qui trempent les hommes.

Capitaine FREDDY

28 récits inédits et de belles photos originales

Le Petit Traître

       Je venais d'enlever chez le Père Masset à Jambes la Citroën appartenant autrefois à la G. F. P. (Geheime-Feld-polizei - Police secrète militaire) d'Hasselt à qui nous' l'avions « empruntée », et qu'on m'avait retapée en la camouflant. Pol le Suédois, flegmatique à son habitude, m'avait remis les plans les plus récents des grandes gares de la partie wallonne du Pays où nos agents avaient reporté les résultats des derniers bombardements avec les corrections à proposer. Tout cela gisait sous la carpette arrière et nous filions vers Bruxelles à bonne allure.

       Tout à coup, passé Suarlée, nous rattrapons quatre uniformes des « Messieurs de pas d'ici » dont l'un agite désespérément les deux bras pour nous faire stopper. Je reconnais au passage trois chemin-de-ferristes de Mr. Hitler, chargés comme tout Allemand qui revient d'occuper un village ou l'autre ; le quatrième était un « garde wallonne » genre de traîtres que j'ai toujours détestés plus spécialement parce qu'ils n'avaient pas le courage d'aller se faire casser la figure comme les « Légion Wallonie » voulant quand même, sans risque, leur part des profits de la trahison. C'était la poubelle de la collaboration.

       Le « garde wallonne » s'agitait plus que les trois autres ensembles, bien qu'il eût à peine l'âge où l'on commence à se raser. Je passais outre délibérément, mais je vis dans mon rétroviseur que le petit bonhomme mettait mon véhicule en joue avec son fusil et, du coup, je freinai sec et sortis de la voiture avec Pol.

       L'olibrius avait lâché valise et copains, et accourait vers nous carabine en main. Je le laissai approcher à quelques pas et sans attendre qu'il s'arrête, je commençai à lui lancer, dans la langue de Goethe, en hurlant comme un Prussien, une bordée d'insultes de la plus belle essence tudesque. En écartant ostensiblement mon veston pour qu'il vît mon pistolet, geste que Pol imita d'instinct, je l'invectivai brutalement en lui demandant de quel droit il arrêtait les voitures et les mettait en joue, et je continuai ainsi en émaillant ma mercuriale de « Schweine » et de « Sakrament » bien sentis.

       Quand mon flot de paroles tarit, je m'aperçus tout à coup que, lentement, le « garde wallonne » avait rectifié la position, de sorte que j'avais devant moi un de ces automates au repos, comme vous en avez tant vu pendant la guerre. Droit comme un i, le menton dressé, et pas fier du tout, il bredouilla en français : « Pardon, je croyais que vous alliez vers Bruxelles ». Je recommençai à le semoncer de plus belle en lui annonçant que, si jamais je le retrouvais dans de telles conditions, je tirerais immédiatement. Puis j'ajoutai : « Und j etzt los ! » ce qui signifie à peu près : « Fous le camp ! ». Il ne se le fit pas dire deux fois, il se redressa encore s'il était possible, fit le demi-tour réglementaire et fila comme un chat échaudé, pendant que je criais encore: « Schneller » (Plus vite !) et qu'il galopait derechef.

       Nous remontâmes en voiture et à Nivelles, nous en riions encore, mais c'est égal, nous eûmes chaud car s'il avait fallu charger les quatre compères, il est fort probable que les secrets de la carpette n'auraient pas tardé à se révéler.

Mady, Simone, tous les courriers

       On a célébré à l'envi tous les artisans de la Résistance et quelquefois aussi, mais beaucoup moins, ceux de l'espionnage. Je n'ai jamais rien lu des courriers Oh ! ingratitude ! Les Résistants avaient le feu de l'action ; les espions, la joie du renseignement recueilli et transmis qui amène des perturbations, des bombardements, que sais-je. Mais les petites anonymes, les humbles filles qui ont porté de la province à Bruxelles, puis à travers la capitale, puis de pays à pays, les rouleaux de pelure ou de film, celles-là, on les oublie. Elles ne savaient même pas ce qu'elles portaient, mais si elles étaient prises, c'était la mort sans phrase : les faits étant immédiatement établis. Combien y en eut-il de ces « boîtes-aux-lettres » et de ces courriers emprisonnés, torturés, fusillés ? L'histoire n'en parlera jamais.

       La seule chose qui pouvait les sauver était la cover-story, histoire apprise par cœur, montée de toutes pièces où il s'agissait d'un amoureux appelé Pierre ou Jean qui leur avait demandé de porter le pli d'un endroit à un autre où elles le remettaient à un Monsieur dont elles donnaient un signalement détaillé, dans un endroit tout aussi précisé. Malheureusement, du premier comme du second, elles ne connaissaient qu'un nom de guerre.

       Cette histoire bien apprise et répétée invariablement a sauvé nombre de services. Les endroits des soi-disant rendez-vous étaient toujours des lieux écartés et vastes où les Boches n'auraient pu monter un traquenard sans être repérés, et ainsi les explications du courrier ne pouvaient jamais être vérifiées pour établir qu'elles étaient controuvées.

       Je pense à toi Suzy, qui, restée avec ton petit boy quand ton mari, pour fuir la Gestapo, passa en Angleterre, n'a pas cessé un seul instant d'être la liaison entre Othello et Athos comme entre Athos et le Service 8. Et de surplus qui dira le nombre d'illégaux que ton dévouement a entraidés et soutenus ?

       Je pense à. Mady, la blonde employée, si pleine de vie, si coquette, qui chaque jour, pendant des mois, a levé pour moi, dans Bruxelles, une, deux, dix « boîtes-aux-lettres ». Les « boîtes-aux-lettres » étaient généralement des magasins ou des cafés où on pouvait entrer sans éveiller l'attention. Un beau jour, un agent capturé 'a parlé, la « boîte » est prise, une souricière est établie. Mady arrive, voit un visage nouveau, ou parfois le même visage, mais gris d'angoisse, et cette fois, elle ne parlera pas des compliments de Freddy ou de la boisson exotique qu'elle commandait habituellement pour recevoir le courrier. Trois fois, elle a vécu ces affres et trois fois elle s'en est tirée merveilleusement.

       Mais alors, il fallait prévenir le chef au plus tôt, le chef qui déjà peut-être était arrêté. Il fallait courir de tout côté avec dans le sac les autres plis levés ailleurs. Et quand le chef fut pris, Mady dut « raccrocher » ; elle était seule à connaître les « contacts » ; elle le fit splendidement, continuant à lever les boîtes et à transmettre les courriers comme si de rien n'était.

       Au 4 septembre 1944, Mady a repris sa petite vie d'avant-guerre sans ne jamais reparler de rien. Sa mère, elle-même, n'était pas au courant. Chic fille va !

       Et toi Evelyne, qui « fis » les Ardennes au temps où le train mettait huit jours pour y arriver. Comment donc faisais-tu ? Je te vois encore dans mon bureau, notant en langage conventionnel les indications à transmettre et me rapportant quelques jours plus tard les informations que M. Noël te remettait quelque part à Bertrix « sous le signe de la Vierge », tu te rappelles ?

       Tu avais acheté tout exprès, un invraisemblable sac de voyage où les feuilles et les plans disparaissaient comme par miracle. Te rappelles-tu tes visites à Raymond à Marbehan, Raymond qui s'est achevé quand les Boches l'ont eu blessé en voulant le capturer ? Et tu étais mariée, mère de famille presque deux fois, et ton mari assurait les plus dangereuses missions du Service 8 ; Brave Evelyne, va !

       Et toi, Monique, qui chaque semaine, par d'invraisemblables autostops, en vélo, à pied, n'importe comment, touchais mes agents de province et ramenais les renseignements de Tournai, de Gand, de Bruges, de Tirlemont, de Liège.

       Et toi Simone, qui attendais nos hommes de Namur au parc avec 2 ou 3 pistolets cachés sous tes vêtements et qui ne parvenais pas à te défaire d'un gros Teuton qui voulait absolument te conter fleurette.

       Je vous revois toutes avec infiniment de gratitude, presque de tendresse; vous étiez réellement de « chic femmes » à l'époque où tant d'autres ne pensaient qu'aux drinks et aux swings.

       Qui dira les angoisses des longues attentes aux rendez-vous du Café Parisien à Namur, du Grand Bazar à Liège, sur les bancs du Mont des Arts à Bruxelles où vous restiez parfois une heure à m'attendre avec sous le bras le rouleau contenant tous les renseignements de la semaine et en face de vous un feldgrau quelconque qui tentait un flirt.

       N'est-ce pas toi, Monique, qui avais le culot de revenir de Tournai en camion allemand avec 20 ou 30 feuillets d'informations de la plus haute importance dont une seule suffisait pour te coûter la vie ?

       Merci, Evelyne, Mady, Monique, Simone, Suzy, merci, tous les courriers, vous avez été parmi les meilleurs artisans du succès.

Le Boss'

       Les hommes du Service 8 se souviendront longtemps de lui. Petit, maigre comme une trique et vif comme une sauterelle, le Boss' ne payait pas de mine. Il promenait partout son crâne proéminent largement dénudé et ses yeux de fouine pétillaient sans cesse derrière de grosses lunettes à monture d'écaille qui glissaient inlassablement vers le bout du nez chaque fois que le Boss' les ramenait à la taroupe. Et avec çà, il tétait à gros coups presque tout le tuyau d'un court brûle-gueule souvent éteint.

       Le Boss' haïssait les Allemands d'une haine terrible, une haine de vendetta corse : il avait été torturé par eux en captivité, de telle sorte qu'il y avait laissé la santé pour revenir asthmatique et à moitié sourd. Ah ! la semi-surdité du Boss', quel poème ! et curieux comme il était, ce fut vite une pitié de voyager avec lui en véhicule bruyant car il fallait tout répéter et il ne se faisait pas faute de demander, d'une voix de stentor, des explications détaillées sur les sujets les plus scabreux. Et inlassablement ses copains avaient pris pour habitude de répondre à chaque « Qu'est-ce que vous dites ? » du Boss' : « Billy a soif ». Et il n'en continuait pas moins à questionner.

       Un jour de l'an de grâce 1943, le Service 8 au grand complet partit en guerre dans une bien drôle d'aventure. Des transfuges d'un camp du maquis se livraient à la rapine et au banditisme après avoir fui leurs camarades en emportant armes ; vivres et vêtements. Toute tentative de les ramener fut vaine et, comme au temps des corsaires, ils mirent à mal les émissaires qui leur avaient été délégués. Leurs ex-chefs, absolument désarmés, avaient donc décidé d'en finir et firent appel au Service 8. Comme nous avions eu trois agents molestés et dépouillés par cette racaille, et que de surplus il s'agissait d'étrangers, dont un allemand, dont le patriotisme n'avait jamais été la ligne de conduite, nous n'avons pas hésité.

       Nous arrivons sur place : sur place, c'est le no man’s land frontière, au pays sans lune ; nous envoyons trois hommes en appât, là où, précisément, on les a prévenus que mettre les pieds c'est courir à la mort certaine. Nos trois agents pénètrent dans la ferme complice, soi-disant pour y reprendre le contrôle que les dernières interventions des bandits les avaient empêchés de continuer. Ils laissent chacun libre de ses allées et venues, sachant bien que le fils allait courir au bois proche prévenir ses acolytes.

       Les autres hommes qui avaient été postés dans les bosquets, à proximité, le virent en effet se glisser d'étable en étable, puis courir à travers champs vers la forêt. Le Boss' avait pris évidemment une place de choix en s'allongeant sous les petits sapins qui bordaient la seule route d'accès. A côté de lui, un vieux patrouilleur de l'autre guerre, Grosjean, le brave des braves, inséparable du Boss' avec lequel il se dispute constamment.

       Un quart d'heure s'est à peine écoulé que nos sentinelles annoncent une camionnette venant de la futaie. Nous identifions immédiatement le véhicule d'un home d'enfants débiles de la région, que les bandits avaient volée sans vergogne. Quatre des arrivants restent près de la voiture à 50 mètres de l'embuscade tendue, tandis que trois autres s'avancent vers la maison-piège, révolver au poing.

       Arrivés près du bosquet de clôture, ont-ils senti quelque chose d'anormal, toujours est-il que l'un d'eux oblique vers le fourré où le Boss' est allongé. Notre homme ne va pas loin : un coup claque et l'assaillant s'enfuit en titubant pendant que ses acolytes et les quatre gaillards restés à la camionnette ouvrent un feu aussi nourri qu'imprécis. Dans la pétarade le Boss' se tourne vers son camarade Grosjean et lui crie : « Tu ne crois pas que le patron va nous eng...? »  Cette phrase c'est tout le Boss'.

       Mais bientôt, il s'agit de se mettre sur la défensive et on veut organiser, en une sorte de fortin, la maison qui fait face aux assaillants. Elle semble vide et en tout cas, elle est fermée. Qu'à cela ne tienne, le Boss' casse une vitre et plonge littéralement tête première par l'ouverture en se fendant le lobe de l'oreille droite d'un bout à l'autre. Il grimpe quatre à quatre à l'étage et commence à envoyer .les carreaux sur la route les uns après les autres, ce que voyant, Billy, qui me remplaçait à cet endroit, lui crie : « Ne les cassez pas tous ». Et Boss' lui répond en cassant ce qui restait : « ça va, j'ai compris ». J'ai dû solder une note de vitrier de 500 francs.

       Bien entendu, les Boches ont cru que l'individu disparu était un « terroriste » et l'affaire passa au bleu, mais nous fîmes croire au Boss' qu'il allait être décoré de la Croix de fer et nous préparâmes un splendide diplôme ad hoc. Il n'en dormait plus, il voyait déjà ses ancêtres sortir de leur tombe pour le maudire et nous eûmes tant pitié de lui que nous révélâmes la blague.

       Un jour pour tenter de le calmer un peu, ses copains décident de lui jouer une scène d'exécution capitale remarquablement orchestrée. Dirickx et trois autres emmènent mon Boss' dans le bois sous prétexte d'enquête et arrivés au milieu d'une clairière, tous font halte en encadrant notre homme. Dirickx lui apprend froidement qu'il va être exécuté pour trahison et Van Gele sort son pistolet. Et le Boss' olympien une main en poche, l'autre serrant son brûle-gueule qu'il tête plus que jamais, fronce le nez, passe ses yeux myopes par-dessus ses grosses lunettes et dit : « Vous avez des preuves ? »

       Il fallait récidiver. Un beau jour le Boss' se reposait chez le Père Finet à Neupont avec sa femme et une amie de celle-ci, digne de figurer dans l'équipe du Service 8 tant elle montrait de cran et d'entrain. Romaine, c'était son nom, avait juré de nous épater tous en mettant le Boss' en boîte de maîtresse façon. Justement le Boss' fâché d'une récente déconvenue, boudait dans sa chambre. Au salon, que signifie donc ce branle-bas ? Romaine a revêtu un costume masculin qui ferait jaloux le dernier voyou des marolles. Casquette enfoncée jusqu'aux yeux, tête baissée sur un livre, on dirait vraiment dans le coin du café où elle est allée s'installer, un des personnages les plus suspects du dernier roman de Simenon.

       Ale grimpe quatre à quatre à l'étage et tout affairé s'en va annoncer à boss' qu'un agent de la Gestapo ou de la Werbestelle est venu s'installer en surveillance au café. Le Boss', d'abord circonspect, est vite convaincu, saisit son pistolet et dégringole les escaliers.

       Il s'installe à l'autre bout, feint de s'absorber dans un journal, mais ne perd pas un geste du soi-disant gestapiste qui s'agite bientôt comme s'il s'était aperçu de l'attention dont il est l'objet, finit par se lever précipitamment et file vers la sortie.

       Mais le Boss' saute sur pied, révolver au poing et clame : « Halte, police, haut.les mains ! »… L'autre s'est retourné et enlève sa casquette ... Ce n'est pas un éclat de rite qui retentit, ce sont des hurlements de Sioux sur le chemin de la guerre que poussent la femme de Boss', Ale sa femme, le patron, tout cela entremêlé des glapissements habituels « Hihi ! Haha ! » de Madame Goderniaux.

       Le Boss' est resté une bonne demi-journée enfermé à clef dans sa chambre. Seule, la faim l'en fit sortir ...

La Mort des Traîtres

       Vous les avez vus crâner, les indicateurs belges de la Gestapo lorsqu'ils accompagnaient leurs maîtres dans les perquisitions. Qui ne se souvient d'un Willems ou d'un Stampe de la Gestapo de Dinant, si tristement célèbres par leurs rafles dans le maquis ? Qui ne se rappelle Sauber, Vieuxtemps ou Klein de G. F. P. d'Arlon ? Ah ! Ils étaient fiers de leur sale besogne ; ils y mettaient un sadisme que les pires nazis n'atteignaient pas !

       En ont-ils fait des victimes ! Il fallait voir Willems dans le train de Houyet, Willems, bon enfant, se plaignant de la rigueur des temps à la vieille femme qui allait voir son fils au maquis, questionnant adroitement, puis feignant de s'endormir. Quelques jours plus tard, il y avait une descente, des morts, des blessés, des capturés qui mouraient presque toujours par après sous la torture.

       J'ai vu tant de fois Toussaint ou Lemmens du Service des recherches de la Werbestelle de Namur, se mêler aux jeunes gens sur les tramways, où, malheureusement, trop de receveurs, de receveuses surtout, étaient à leur dévotion. Et, pendant que les bavards trop confiants donnaient une bonne adresse pour une fausse carte d'identité ou pour une cachette sûre, les traîtres notaient. Le même jour ou le lendemain, il y avait une  nouvelle rafle, de nouvelles victimes.

       Les femmes n'étaient pas les moins dangereuses. Certaines allaient jusqu'à se camoufler en hommes pour mieux servir leurs maîtres nazis. D'autres, et combien nombreuses ont noyauté les Services de Renseignements ou la Résistance. Qui dira le nombre de Services qui ont sauté parce que des femmes vendues y avaient été initiées galamment à ce qu'elles n'auraient jamais dû connaître ?

       Pourra-t-on, par exemple, jamais inventorier les victimes de la belle Anita, la compagne de De Zitter, alias Jackson, alias Bill, alias Thompson, alias ... on n'en finirait pas ? Ce couple a envoyé des centaines de Belges à la mort ou à la déportation. Et jamais, quoiqu'il y eût des escouades d'exécuteurs en piste, on n'a pu mettre la main dessus.

       018/35, un maitre dans l'art de mettre ces choses au point, est resté des heures, des jours, camouflé avec ses hommes en ouvrier téléphoniste à proximité d'un repaire connu, mais là encore, le couple a échappé. Dix fois on a annoncé que De Zitter était descendu ; dix fois, il a fallu déchanter.

       Mais nous en avons eu d'autres, et non des moindres, et ils moururent avec une lâcheté écœurante à vomir.

       Je me rappelle ainsi une jeune femme, pas belle, mais jolie en diable et qui, bien que connue de tous comme une espionne de la Gestapo, ne comptait plus ses victimes. « Comme les hommes sont bêtes ! », me souffle quelqu'un qui lit par-dessus mon épaule.

       Oui certes, car le cas était parfaitement clair. Rexiste de la première heure, liée intimement et ouvertement avec tous les collaborateurs de la région, et recevant hebdomadairement plusieurs visites de la Gestapo ; en faisant quand elle n'en recevait pas, bref, l'espionne allemande avec pignon sur rue.

       Oui da ; mais tous ceux qui avaient préconisé de raccourcir ses jours avaient renoncé avant d'entreprendre : la jeune femme si jolie, n'avait pas froid aux yeux et elle portait constamment sur elle un automatique 7,65, armé, prêt à tirer. Alors quoi ? Il fallait la laisser continuer, Granpol me dit simplement : « On y va, patron ? ».

       Et nous sommes partis.

       Nous sommes partis dans une voiture basse, vous savez bien ces voitures comme « ils » utilisaient beaucoup. C'était d'ailleurs, tout ce qui restait d'une équipe de quatre Gestapistes qui s'étaient rencontrés quelques jours avant avec les mitraillettes d'un de nos groupes. Le temps de boucher les trous de balles et en avant, mais pour des buts légèrement différents comme vous allez voir.

       Forts du succès, nous avions déjà commandé le peloton d'exécution et les fossoyeurs parmi les maquisards et deux sentinelles avaient été envoyées à proximité du village pour le cas où, malgré tout, nous aurions du pétard. Mais cela marcha comme un programme tout préparé. Nous avons bien eu quelque difficulté à trouver la maison, mais dès l'entrée, j'étais sûr d'une réussite.

       Voilà la femme parfaitement maîtresse d'elle-même. Je lui exhibe une carte de la Gestapo, d'autant plus authentique que son légitime propriétaire, parti deux jours  plus tôt pour le paradis d'Hitler, était un réel Kriminalkommissar du S. D. (Sioherheitsdienst - service de sûreté, appelé improprement Gestapo).

       Et en allemand, je lui vérifie son identité, puis commence à lui expliquer que nous avons reçu une plainte à son sujet. Elle dit ne pas comprendre l'allemand et le Granpol de traduire au fur et à mesure avec d'autant plus d'apparence de véracité que, flamand, il parle français avec un accent sensible.

       Je lui explique donc qu'un rexiste, récemment abattu par le maquis (et que nous savions en désaccord avec elle) nous avait fait part qu'elle jouait double jeu et en réalité avertissait l'Armée Secrète chaque fois qu'une rafle était prévue. Et la bonne femme de nier avec véhémence et d'étaler, un après l'autre, tous les rapports qu'elle a faits à la Gestapo contre le maquis.

       Le dernier rapport n'est-pas encore envoyé, mais je remercie Dieu d'être arrivé à temps. C'était un relevé complet des camps du maquis d'où nous venions, avec un moyen simple mais infaillible de les capturer. Il y était signalé, en effet, l'endroit où chaque matin une corvée composée d'un homme de chaque camp vient chercher ses pommes de terre. Il suffisait que la Gestapo capture la corvée et tout le bataillon était en péril direct.

       Elle indiquait de plus la maison en bordure de la route où se prenaient les contacts avec les officiers du maquis voisin ou les délégués de l'Etat-Major et enfin, le nom et l'adresse de l'officier établi dans la région pour la coordination entre les différents camps. On le voit : il était moins cinq Le rapport devait être remis le lendemain.

       Je lui fis part qu'un agent qui joue double jeu a toujours de semblables arguments et que, probablement, si nous opérions sur ses données, nous ferions buisson creux. Je lui demande si elle a un port d'arme pour le pistolet dont nous avons appris qu'elle était munie et elle exhibe aussitôt un 7,65 armé qu'elle tenait dans son corsage et nous tend un port d'arme de la Gestapo tout à fait en règle. Je fais néanmoins semblant de tiquer parce qu'il est rédigé sur formulaire stencilé et en conteste l'authenticité en ajoutant que nous devrons vérifier.

       Je lui signifie alors qu'elle devra nous accompagner auprès de notre chef car nous ne pouvons décider nous-mêmes et, magnanimement, je lui laisse pistolet et port d'arme, sachant bien que je récupérerai le tout dans quelques minutes.

       Elle nous accompagne sans méfiance en voiture et nous roulons vers la grand-route. A un moment-donné, alors que je n'ai parlé qu'allemand jusque-là, je dis en français à Granpol de la tenir sous son révolver et j'oblique résolument en pleine forêt. Elle ne s'est, malgré cela, aperçue de rien, quand tout à coup un maquisard barbu, en uniforme et mitraillette, se met en travers de la route, et me salue militairement. J'ai sauté bas et abandonnant définitivement le langage tudesque, j'enjoins à la femme de descendre. Elle a compris et me tend les mains où je pose les cabriolets. Et nous nous acheminons à travers bois vers les camps du maquis.

       Là, devant les Officiers du Bataillon, je fais l'historique de l'enlèvement et le récit des turpitudes qui nous ont été révélées. A l'unanimité, la félonne est condamnée à mort et on la laisse seule avec l'aumônier. Cinq minutes plus tard, elle est prête, mais ce n'est plus la femme de tête que nous avons connue une heure plus tôt : c'est une pauvre épave qui se lamente et voudrait encore faire croire à sa non-culpabilité.

       On lui demande ses dernières volontés pendant qu'entre les sapins proches luisent les pelles qui creusent la fosse. Son dernier désir ?  un verre d'eau ! Etrange, n'est-ce pas ? Le verre d'eau bu, elle s'en va, les épaules basses par le sentier qu'on lui désigne. Un claquement sec, un corps qui s'affaisse ; le salut militaire de tous les maquisards présents et la fosse se referme sur une traîtresse qui a cessé de nuire.

Les Petites Souris

       Je m'en voudrais de ne pas consacrer une chronique aux petites souris, les dactylos Suzanne et J. M. H., « Jiêmhache » comme disaient nos hommes, qui pendant trois ans, en catimini, ont tapé ponctuellement tout le courrier du Service de Renseignements sans donner l'éveil.

       Et je m'imagine très bien qu'il dut en être ainsi dans beaucoup de services. Ici, il s'agissait de deux dactylos du Ministère travaillant dans une grande salle parmi trente autres et qui parvinrent à taper chaque semaine dix, vingt, trente et même quarante feuillets de renseignements militaires sans éveiller l'attention de leurs compagnes.

       Je n'ai jamais su comment elles s'y prenaient : je leur abandonnais le courrier après lecture et elles le classaient elles-mêmes par rubriques « Renseignements ferroviaires », « Champs d'aviation », « Résultats de bombardements », « Fortifications », etc., puis elles le tapaient sur feuilles séparées, et tout cela à la perfection.

       Le jeudi, le courrier était prêt, emballé, près de partir.

       Je leur dois .beaucoup et je ne saurais assez rendre hommage à leur dévouement et à leur patience. Car il en fallait une forte dose pour relire ces écritures si diverses, depuis le garde-barrière qui avait noté la composition des trains jusqu'à l'entrepreneur qui paraphrasait les plans techniquement fort compliqués et farcis d'expressions barbares. Et tout cela suivait ponctuellement. Braves petites, va !

       Oh! il y avait bien de temps à autre une belle bourde. J. M. H. m'a un jour tapé « le poteau rose » pour le « pot-au-rose » et Suzanne « un ton à serpe » pour un « ton acerbe » et je les ai longtemps taquinées à ce sujet, mais ce n'était pas bien grave.

       Un service secret ne pourrait exister sans ces obscurs concours, indicateurs, courriers, dactylos, classeurs, auxquels on ne rend pas, assez hommage, quand on ne les oublie pas tout à fait. Ils ne seront pas décorés, eux, et pourtant ils ont été le ciment qui rend l'œuvre cohérente. J'ai toujours eu pour ces obscurs, ces sans-grades, infiniment d'estime et d'affection et je tenais à le dire ici.

L'Expédition manquée

       Quand Jean, vous vous rappelez mes hommes, de Namur, Monsieur Jean, l'impossible garnement, fut disparu, happé par les sbires de la Gestapo, c'est Guy qui prit la succession. Guy aux longs cheveux à la zazou, au grand feutre brun ; toujours tiré à quatre épingles comme Papillon et éternellement ganté comme lui, fût-ce pour enfouir un cadavre.

       Guy était le type froidement décidé qui n'y va pas par quatre chemins, mais seulement après avoir étudié son coup et préparé la voie ; mais alors il y allait à fond et je crois que c'est un des garçons les plus hardis que j'aie jamais dirigés.

       C'était un des faux inspecteurs du Service 8, maquisard du début, spécialiste des expéditions, le chef de groupe de choc rêvé. Et un jour, il a été pris par la G. F. P., sa fausse identité découverte, il a été torturé comme personne, a tenu le coup, leur a échappé à la libération et est venu reprendre sa place dans le rang comme si de rien n'était. Et pourtant, ils nous l'avaient arrangé notre Guy.

       En ces temps-là donc, c'était avant ce triste épisode, Guy dirigeait les groupes de choc de Namur avec une maestria remarquable : il ne se passait pas de jour où les Allemands n'aient à enregistrer quelque mécompte. Vol de documents, Vol d'essence, vol de toile, vol de sucre, tout cela « au poil » avec une précision mathématique et aussi honnêtement qu'un commerçant qui ferait des rentrées normales.

       Or, donc, quelque part dans le Brabant wallon un chef de traîtres multipliait les méfaits, dénonçait les réfractaires, aidait la Gestapo, recherchait les aviateurs alliés abattus, collaborait dans la lutte contre les groupes secrets et de surplus, faisait une propagande effrénée pour la Légion Wallonie, la jeunesse légionnaire et autres « hitlérianades degrelliennes ». Bref, il avait assez vécu ; d'autant plus qu'il venait de me dénoncer moi-même et que je n'avais dû mon salut qu'à une fuite acrobatique par les toits. Et cela, je l'avais trouvé particulièrement saumâtre, vous vous en doutez bien ?

       La maison du traître était gardée jour et nuit par la police belge sur l'ordre de l'Occupant. En cas d'attentat, vingt otages désignés par lui devaient être fusillés. Enfin deux gardes du corps fournis par le parti, veillaient à toute heure sur sa précieuse personne. Bref, il s'agissait d’une opération délicate car je voulais l'enlever et le faire disparaître sans représailles pour la population. Je fis donc imprimer soigneusement des mandats d'arrêt du type de ceux employés par la Gestapo et nous résolûmes d'opérer en uniforme allemand,

       Guy venait justement, de « récupérer » quelque part dans un service nazi de Bruxelles, une splendide Chevrolet grise du dernier modèle, plaque « Police » et par ailleurs, deux S. S. Wallonie avaient laissé leurs uniformes entre nos mains avant de partir pour un monde meilleur. On le voit, tout était prévu. Oh ! qu'il était joli, Guy en S. S. avec le calot gris délicatement posé sur ses cheveux à l'artiste, joli à croquer, mais il avait un bien méchant regard ... et une excellente mitraillette.

       L'expédition fut minutieusement préparée, avec plan détaillé, parcours balisé, évitant dans cette ville saturée de boches tous les cantonnements et surtout toutes les sentinelles qui auraient pu être trop curieuses. La tombe fut creusée un peu en dehors de la ville et la caravane qui se voulait funèbre se mit en route à la nuit noire.

       Le voyage aller se passa sans mauvaise rencontre et au coin de la rue, on enleva un des policiers, soi-disant pour montrer la maison, en réalité pour donner confiance à l‘individu. Et on arrive sur les lieux.

       Guy, son mandat d'arrêt d'une main, sa mitraillette de l'autre, sonne. Le traître vient s'enquérir derrière la porte et Guy lui explique en mauvais français qu'on doit l'arrêter avec mandat en règle. Alors se produit l'inattendu qui fit tout crouler. L'olibrius était tellement tabou que les services de police allemande avaient tous un mot de passe à lui donner, même en cas d'arrestation. Il réclame le mot de passe, nous n'en avions pas et à l'instant, il ouvre le feu à travers la porte. La balle traverse le calot de Guy qui riposte à la mitraillette. Entre deux rafales le traître tirait lui aussi. Il fallut entamer une retraite adroite qui s'effectua heureusement sans casse.

       Comme quoi, contrairement à la plupart des conteurs j'ai voulu vous dire une histoire qui ne réussit pas.

L'Homme du passage à niveau

       C'était Charles, ou Guy, ou Papillon, ou Ale. Je ne sais plus ; peut-être bien les quatre ensemble, mais ce que je sais fort bien c'est qu'ils étaient arrêtés devant un passage à niveau fermé, attendant sagement, d'autant plus sagement que dans cette voiture avec papiers du Service 8 (qui n'étaient pas du Service 8) il y avait deux faux inspecteurs, et deux vrais et dans ce cas, la prudence est de rigueur.

       Mais que diable allaient-ils faire dans le pays de Chimay ?

       Je ne l'ai jamais su. Toujours est-il que, brusquement, un quidam qui n'avait plus avec l'équilibre que des rapports très vagues, s'approche de la voiture, exhibe une magnifique carte rouge de la Gestapo et exige d'être conduit à Couvin... à moins que ce ne soit à Beaumont. Nos hommes s'empressent : « Mais comment donc, cher ami, montez, nous sommes entre copains » ... et de lui faire voir des ports d'arme allemands absolument complets.

       L'homme tout fier, explique que, rexiste, il est f'eldgendarme auxiliaire et il se met à raconter tant d'exploits que nos amis qui en avaient cependant entendu bien d'autres, décident d'un coup d'œil complice que le gaillard en a fait assez: sa vie est suffisamment remplie que pour être décoré de la croix de bois, croix gammée s'il le veut ainsi.

       Justement la barrière a glissé et la voiture est sortie de la ville. Mais qu'a-t-elle donc tout à, coup ? Guy semble inquiet, change de vitesse, ralentit, repart et finalement s'arrête en déclarant qu'il y a des ratés incompréhensibles.

       Derrière, les autres comparent leurs armes respectives les discutent et, tout en discutant, descendent de voiture pour voir, avec Guy, ce qui cloche au moteur.

       L'heure a sonné : il ne peut être question pour celui-ci de jugement en règle avec aumônier et dernières volontés : il faut faire vite et on loge proprement à notre soûlard qui titube toujours, une balle de 9 mm quelque part dans la tête.

       Et lui de se retourner calmement en bredouillant toujours : « Pas dans l'oreille ! hein tout de même ! » Et il s'abat foudroyé.

Kavalier

       Michèle, le chef de, la brigade rose, celle qui tenait en mains avec maîtrise les femmes du Service : agentes, indicatrices, courriers ; celle qui distribuait les missions si délicates de ce que nous appelions les « contacts ». Vous savez, ces types louches, tournant un peu trop autour du service, et que l'on voulait sonder, ces officiers ou ces fonctionnaires allemands auxquels on voulait faire vider leur sac ; eh ! bien, Michèle leur envoyait dans les pieds Siska, ou Danielle, ou Simone, ou Mia, ou une autre, et quelques jours plus tard, nous savions qui était le Monsieur louche, nous connaissions les attributions de l'officier ou du fonctionnaire, et ses points faibles : nous étions parés pour l'attaque. Pour les traîtres elle se les réservait personnellement. Et ce fut très bien ainsi.

       Qui dira jamais les victoires éclatantes remportées par les espionnes des Services secrets, les victoires qui n'étaient pas à la portée des hommes ? Nous en avons vu de ces hauts officiers allemands, inaccessibles au jeu, à l'argent, à la corruption d'où qu'elle sorte et qui vendaient tout auprès de la première femme venue, pourvu qu'elle fût un peu adroite.

       Le système était extrêmement simple. Un agent connaissant, l'individu à sonder, le désignait à l'indicatrice qui repérait alors les endroits fréquentés ou même tout bonnement le terre-plein où l'intéressé prenait son tram. C'était un jeu alors de s'arranger pour se faire bousculer, l'autre s'excusait, la conversation s'engageait et l'affaire était en route.

       Grâce aux femmes du Service, à un moment donné, nous connaissions tout ce qui se tramait à l'Administration militaire et au tribunal de von Falkenhausen. L'une d'elles me tenait au courant, semaine par semaine, de toutes les unités passant par Gand, allant aux fortifications côtières ou en descendant.

       J'ai connu, parmi les grandes espionnes de cette guerre, des nobles, des femmes de la grosse bourgeoisie, des employées, des ouvrières, toutes œuvrant d'une même âme pour la même cause. Combien ont été prises que l'on a torturées avec des raffinements tout particuliers ! Je me souviens de toi, Tilly, qui fus arrêtée avec moi et qui, malade, désespérée, as tenu pendant six semaines malgré les moyens de pression les plus invraisemblables. Qui t'eût cru capable, toi si jeune, si enfant, de tenir ainsi seule contre eux tous, me sachant arrêté et ton mari emprisonné en même temps que nous ?

       On ne dira jamais l'héroïsme des femmes des services secrets car on oublie souvent que la femme a une complexion différente de celle de l'homme et que toute résistance est, chez elle, bien plus remarquable.

       Un jour donc, puisque c'est une histoire que je veux vous raconter, je devais reprendre, à Libramont, Michèle rentrant de mission. Dans le fond de son énorme valise se trouvaient maintes choses que ces Messieurs en gris ne devaient pas découvrir. Sur le tout, on a répandu des pommes de terre et du linge et couronnant la valise, j'ai déposé ma serviette bien bourrée de papiers qui, sans doute, détourneront l'attention des visiteurs éventuels, et nous filons vers Bruxelles.

       Hélas, nos postes le long de la route nous annoncent des contrôles renforcés de la Gestapo et de la Feldgendarmerie et surtout au pont de Dinant qu'il n'y a pas moyen d'éviter.

       Coco à Villance, Mouchette à Neupont, Kelly à Beauraing, nous offrent l'hospitalité et d'attendre des heures meilleures. Mais il faut partir : c'est mercredi et le courrier doit être prêt pour demain. En avant donc !

       Le pont de Dinant est barré par des chevaux de frise et une mitrailleuse y est postée pendant qu'une vingtaine de Feldgendarmes, pistolet ou mitraillette au poing, exercent un contrôle détaillé et expédient à la Gestapo proche toute personne suspecte. Un petit bonhomme de Feldgendarme, haut comme trois pommes, sec comme un jour pain et laid à faire peur, s'approche de la voiture, ouvre la portière à droite et plonge immédiatement dans la valise comme s'il avait su d'avance qu'elle se trouvait là. La main sur mon pistolet, j'attends le pire, mais l'olibrius s'est redressé pour demander d'abord les papiers.

       Les miens sont en règle mais je n'ai pas le droit d'avoir une femme à bord. J'explique que j'ai accepté à l'hôtel, ce matin, de prendre cette personne qui n'a pas de train pour Bruxelles, mais le petit diable ne l'entend pas de cette oreille : « Sie sind zu Kavalie r» me dit-il. « Vous êtes trop galant, vous ne savez pas si ce n'est pas une grande espionne que vous avez chargée là ». Michèle, impassible, fait comme si elle ne comprenait pas l'allemand et son regard ahuri va de mon visage à celui du Fritz, comme pour demander de quoi il s'agit.

       Je rétorque sans sourciller que c'est peut-être bien, comme il dit, une grande espionne, mais je ne le crois pas et j'ai voulu être Kavalier suivant son expression. Et je plaisante un peu l'Allemand, lui disant qu'à ma place, il n'aurait pas refusé non plus de prendre une jolie femme à bord. Le nain botté daigne grimacer un sourire, lève le bras ... et nous passons.

       C'est égal, je m'en souviendrai du pont de Dinant.

Par les toits

       C'était à la prime aube du 16 mai 44 et le Chef du Service 8 dormait d'un sommeil bien gagné, car la veille, jusqu'à minuit, il avait fabriqué de faux papiers pour son ami Jean de Nivelles.

       Je ne sais si vous vous rendez compte des difficultés que comporte la fabrication de faux papiers. Il y a d'abord le formulaire lui-même, qui doit absolument correspondre à l'original, et combien de réfractaires bruxellois n'ont pas été pris auxquels on avait procuré de fausses cartes d'identité dont la banderole de l'écusson national était beaucoup trop courte. A ce seul signe, la Gestapo était fixée.

       L'imprimeur trouvé et le formulaire livré, la difficulté commençait seulement. Sceau sec ou, sceau encré ? numéro de folio et de caisse de retraite ? numéro de la carte elle-même, signature de l'Officier de l'Etat-civil ? Autant de données techniques qui variaient de ville à ville et qu'il fallait connaître à la perfection. Pour Bruxelles et quelques autres villes, il y avait encore les rébus des timbres fiscaux à appliquer sur ou sous la photo et dont la lettre de série devait correspondre au district de l'habitant. On n'en finirait pas d'énumérer les difficultés à surmonter pour établir de faux papiers pouvant paraître authentiques. Je suis heureux que parmi les dizaines et les dizaines d'agents que le Service a munis de fausses cartes, de fausses commissions ou de faux ports d'armes, personne à ma connaissance n'ait été pris. Mais ce fut parfois bien compliqué.

       Revenons à notre histoire. Ainsi donc, la veille, travail de bénédictin et aussi répétition des manœuvres à effectuer en cas de visite de la Gestapo, car il y a du mauvais dans l'air. Il est donc décidé qu'en cas de nécessité, notre ami filera par une petite plate-forme d'où on peut gagner les toits voisins. Il a raboté soigneusement la fenêtre pour qu'elle s'ouvre sans bruit, a huilé les charnières et ciré l'entre-deux. Sa femme sait qu'elle doit immédiatement le remplacer dans le lit par un des enfants afin que la chaleur de la place ne décèle pas la fuite. Tout est prêt : « ils» peuvent venir. Et, « ils » sont venus. A 4 h. 10 du matin, ils ont frappé, cogné plutôt. La vieille maman a été voir tout à son aise, s'est informée longuement et a expliqué qu'elle descendait. Et déjà, il s'habille, ou plutôt il achève de s'habiller car il dort à demi vêtu et il glisse par la fenêtre pendant que sa femme le remplace dans le lit par une de ses petites filles.

       La maman descend et s'aperçoit que là sur le bureau, gisent encore, par un oubli inexplicable chez un agent aussi prudent, les faux papiers préparés la veille. Elle crie aux 'policiers qui s'impatientent, qu'elle a oublié la clef à l'étage et remonte dare-dare porter les papiers au fuyard qui attend, les fourre dans l'orifice extérieur de la cheminée, embrasse sa femme et disparaît dans l'obscurité.

       Ils entrent enfin, bousculent la vieille maman, grimpent quatre à quatre, et trouvent... une jeune femme et une fillette endormie. Ils tombent dans le piège et n'en sortent pas malgré bourrades et questions plus pressantes les unes que les autres : « Mon mari ? – Mais Messieurs, il est Inspecteur au Ministère ; il part le lundi et ne rentre que le samedi ».

       Dans un vieux hangar, cinq maisons plus loin, le fuyard, qui a glissé de toit en toit, puis le long d'une conduite d'eau, s'est terré. Pas moyen d'aller au-delà, car il entend les conversations des S. S. qui barrent les deux rues adjacentes, et dans les jardins, il y en a au moins dix, mitraillette au poing.

       Et il entend de sa cachette le remue-ménage de la perquisition, car Dieu sait si les Boches font cela avec « délikatesse », il entend avec rage ses enfants hurler de peur, il est près de se découvrir pour intervenir, croyant qu'on les bat, mais l'intérêt de tout un service lui commande de fuir.

       Peu après, une tête émerge de la tabatière et crie aux postes des jardins : « Nichts gesehen ? » (Rien vu ?). La réponse est négative. Il entend enfin, après un temps qui paraît un siècle, la porte cochère claquer violemment, les camions et les voitures se remettre en marche et s'éloigner.

       Un peu plus tard, la vieille maman, qui a tenu tête crânement, et la jeune femme qui lui fut digne en tous points, viennent voir au jardin comment poussent les échalotes. Le danger est passé, le Chef du Service 8 rentre chez lui, se change, s'habille en globe-trotter, porte lunettes et moustaches, modifie sa coiffure, enfourche son vélo et quitte un foyer aimé qu'il ne reverra qu'après la libération.

       Sur la grand-route il est dépassé par une caravane de la police allemande. Ce sont les sbires de tout à l'heure qui, malheureusement, ont fait meilleure chasse ailleurs.

       Philippe entre autres est pris ; Philippe, un des meilleurs, qui mourra héroïquement dans un camp d'extermination à la veille d'être libéré.

Pincés

       La déveine s'acharnait sur l'Etat-Major du Service Secret. On y signalait la présence certaine d'un agent double et déjà deux boites-aux-lettres étaient prises quand, catastrophe, nous apprenons l'arrestation du grand chef et de son principal courrier. Beaucoup de documents et d'adresses auraient été saisis en même temps que des fonds considérables. Le péril est sérieux et il faut aviser au plus tôt tout en continuant le travail. Justement ce soir-là, Michèle notre collaboratrice pour la section féminine, doit contacter personnellement un haut officier de l'Administration militaire qui a bien des choses à nous apprendre et nous devons y être pour veiller au grain éventuel. Vite, nous expédions en province Pol et Billy qui vont prévenir les centres de parachutages que les adresses sont aux mains de la Gestapo et pendant ce temps, nous aviserons nous-mêmes les différents sous-services de Bruxelles. Mais avant de partir, nous buvons à quatre le coup de l'étrier avec Michèle et son partenaire dans le verre duquel nous glissons ; cette mystérieuse poudre fournie par l'Intelligence Service et qui déliait si bien les langues. Et nous partons vers notre « job ».

       A l'aube, il peut être quatre heures, nous rentrons au logis. Le logis : c'est un petit restaurant de gourmets dont le patron est un de nos hommes et où nous avons tout ensemble : boite-aux-lettres, lieu de réunion, restaurant, entrepôt et logement. Le patron nous attend, très ennuyé. L'officier est parti dans la nuit, appelé par son service, mais Michèle est là, paraissant fort malade, et en tout cas presque inanimée ; rien ne parvient à la remettre. Que s'est-il donc passé ?

       Après bien des difficultés, je comprends qu'elle s'est trompée de verre et a ingurgité ainsi la drogue destinée à l'officier, drogue qui, par un effet imprévu, a provoqué des coliques hépatiques tellement fortes que notre amie est pratiquement sans connaissance. Et à ce moment commence le drame.

       Un cri suivi de chocs répétés à la porte du rez-de-chaussée : « Ouvrez, police allemande, ouvrez ou nous enfonçons la porte ». Et on frappe de plus belle. Le patron descend. Je peux fuir par les toits, tout est prévu et je connais déjà la manière, mais je ne veux pas abandonner notre collaboratrice et je décide de partager son sort. Fouilles, brutalités, injures, tout le boucan des perquisitions boches. C'est la G. F. P. de la rue Traversière au grand complet, dirigée, comble d'honneurs, par le Polizeiinspektor Brosan, l'homme de confiance du tristement célèbre Klestske. Après une heure de vaines recherches, on nous embarque.

       Et à cet instant, pour la première fois de ma vie, je sens une sueur froide m'envahir, me paralyser littéralement, une sueur rétrospective si l'on peut dire, car je viens de me souvenir que sous l'oreiller de ma chambre, se trouve un redresseur de stuka (appareil qui redresse automatiquement le stuka à la fin du piqué). Granpol en avait délesté, quelques jours plus tôt, un commissionnaire allemand et nous attendions de pouvoir le transmettre par la Suisse.

       Les Allemands avaient défait tout le lit, à part qu'ils n'avaient pas retourné l'oreiller. Dans la chambre voisine se trouvaient vingt gros ballots de toile d'avion que Guy avait volés l'avant-veille dans un dépôt boche. Et ils n'ont rien vu...

       Hélas, dès que je fus dehors, mon calme faillit m'abandonner tout à fait en voyant une véritable meute sortir de nos bâtiments officiels situés en face. Je viens de me rappeler, en effet que tout le courrier secret de la semaine est sur mon bureau à la classification et à l'analyse. Mais l'adjudant qui a dirigé la perquisition s'approche de Brosan et lui annonce le résultat négatif des recherches. Ouf ! je respire et j'apprendrai par la suite que si j'ai eu tant de chance ; c'est simplement parce que les Fritz cherchaient des « grosse Banditen » et ne s'occupaient pas du reste. Ils avaient beuglé partout : « Wo ist Freddy, Wo ist Pol ? » (Où est Freddy ? où est Pol ?).

       Tilly, la brave petite femme du patron, a d'ailleurs failli se perdre irrémédiablement. Elle dormait quand ils sont montés et n'était au courant de rien. Elle a cru que c'était Granpol qui, à son habitude, rentrait à l'aube, ses coups faits et quand on a frappé, elle s'est éveillée pour demander innocemment : « Zijt gij daar Pol î » (Est-ce toi Pol ?). C'était mettre l'eau à la bouche des sbires hitlériens qui l'ont bien tourmentée par la suite à ce sujet.

       Plus tard, j'apprendrai aussi que c'est l'agent double dont j'ai parlé plus haut qui a signalé le restaurant. On a capté les communications téléphoniques ; on y a entendu parler de Freddy et de Pol et cela a suffi. Fait curieux: alors que je l'ai contacté personnellement, l'agent double ne semble pas m'avoir dénoncé ; mais je n'avais pas manqué à mon accoutumée, comme lors de tout premier contact, de lui en mettre plein la vue et de lui annoncer froidement une balle dans la tête au moindre faux pas. Lâche comme tous les agents doubles, il aura reculé.

       Pour le moment, nous roulons vers la rue Traversière. Michèle, plus morte que vivante, Oscar le patron, Tilly, sa femme, un vrai gosse qui rit encore de toutes ses dents parce qu'elle ne réalise pas ce qui arrive et enfin votre serviteur, pas fier du tout, exactement « comme un renard qu'une poule aurait pris ». Arrivés là, interrogatoire sommaire, chambre 18, 1er étage, la chambre des aveux spontanés, et Michèle parvient encore à aller faire disparaître au W. C. des cartouches de pistolet qu'elle avait dans son sac. Puis nous sommes embarqués pour la prison de Saint-Gilles sans autre forme de procès.

       On a décrit cent fois l'angoisse du détenu au secret qui ne sait exactement ce que la Gestapo connaît et ce qu'elle ne connaît pas ; qui ignore souvent la cause précise et même l'occasion de son arrestation et quels sont ceux qui sont pincés en même temps que lui. Plus terrible est d'ignorer ce que les Allemands ont pu apprendre par l'interrogatoire des codétenus du les vérifications et recoupements ultérieurs. Mon cas s'aggravait du fait que je me savais recherché par les Gestapos de Gand et de Bruxelles. Mais ici, il s'agissait de la G.F.P., rivale exécrée de la Gestapo. Quid ? On le voit : aucun motif d'angoisse ne me fut épargné. Jamais, je n'ai tant prié et aussi fervemment qu'à Saint-Gilles. La nuit, j'avais des cauchemars horribles avec des pelotons d'exécution longs comme ça dont les fusils se rapprochaient, et quand la bouche des canons allait toucher mon corps, je m'éveillais en sursaut. Je me rendormais lourdement pour rêver corde, matraque et potence. Le matin, j'avais la gorge sèche, la tête en feu et les membres brisés.

       Mais grâce au magnifique esprit qui régnait à Saint-Gilles, dès le second jour, j'entrais en contact avec Michèle à travers toutes les embûches, toutes les surveillances et nous préparions ensemble les réponses à faire. Je me rappelle un matin vers 8 heures, le sifflet retentit pour annoncer l'alerte ; la D. C. A. commence à tonner, puis les bombardiers approchent. Les boches étaient tous foutus le camp et nous avons pu à notre aise discuter l'affaire. J'avais d'ailleurs toujours une histoire toute prête et apprise par cœur ; mais il fallait la faire coïncider avec celle de mes codétenus. Je pus aussi toucher nos deux amis arrêtés avec nous, mais ne parvins pas à connaître leurs réponses et leurs réactions.

       Et les jours passaient… Je fus mis en cellule avec deux braves garçons, Pierre et Henri, qui m'aidèrent à tuer le temps en chassant les soucis et nous nous amusions de surplus à composer des chansons que nous braillions par la fenêtre pour faire enrager les sentinelles ennemies et animer le courage des autres détenus.

       Pierre faisait le guet à 1'« espion », veillant sur les couloirs car ces sacrés boches chaussaient des pantoufles pour essayer de nous surprendre. Henri se tenait près des tuyaux du chauffage communiquant avec les cellules voisines où on veillait aussi par les « espions » pour tenir à l'œil une plus grande longueur de couloir. Je grimpais sur une chaise pour atteindre le vasistas dont j'avais froidement cassé deux vitres et j'entonnais. Brusquement, derrière moi retentissait l'appel connu « 22 »,ce qui signifiait « danger » et en un éclair, je me trouvais assis à table à jouer aux cartes.

       Un jour cependant, je fus coincé. J'avais imaginé de me faire un porte-voix avec un journal roulé en cornet et je racontais les dernières nouvelles. J'étais dans l'aile C du côté qui fait face à l'infirmerie, où justement cet hypocrite de sentinelle, que nous surnommions le Chinois à cause de sa cruauté et de ses yeux bridés, était parti se cacher pour essayer de surprendre quelqu'un. Il vit le porte-voix, compta les fenêtres et, deux minutes plus tard, il entrait à l'instant où je me remettais à lire après avoir déroulé l'objet du délit. Nous nous calons au garde-à-vous à la belge et il demande alors qui a parlé à la fenêtre avec un porte-voix, Je fais l'idiot, croyant qu'il parlait des carreaux cassés, j'avoue et je lui explique que c'est un faux pas en plaçant le volet d'occultation. Il jubilait déjà, puis m'enguirlande en criant qu'il ne s'agissait pas de cela et il explique à nouveau. J'entends alors qu'il dit à son compagnon ne pas être sûr du nombre de fenêtres à partir du coin : c'est dix ou onze. Ils s'en vont en grommelant, entrent à côté, une cellule de braves gens paisibles qui, par extraordinaire, étaient en défaut, et... administrent une raclée générale.

       Mais le lendemain, j'avais à peine entonné la parodie de Lily Marlène, vous savez: « Devant la caserne, un soldat allemand qui montait la garde comme un gros fainéant…» que Sakrament était derrière moi, prêt à me cueillir quand je descendrais de la chaise.

       Sakrament ; c'était un grand diable de gardien qui employait ce juron après chaque mot. Cette fois je n'y coupais plus et je fus emmené en direction du cachot. En route, j'expliquai à l'Allemand mille fariboles, de soleil, de liberté et d'amour, il se laissa attendrir et me ramena avec une dizaine de « Sakrament » supplémentaires auprès de mes deux amis qui, déjà, croyaient ne plus me revoir.

       Et les petits trains ? Vous vous rappelez, Pierre et Gustave. Il y avait depuis belle lurette probablement, un trou le long du tuyau de chauffage communiquant, avec la cellule voisine, et par là, passaient les « trains » d'échange : cigarettes contre sucre, tabac contre beurre, et puis aussi les journaux vendus de la capitale. Nous en achetions deux différents, nos voisins deux autres et nous les échangions après lecture.

       Gustave de Soignies, pensionnaire de la cellule voisine, était le grand compositeur du couloir. Ce qu'il en a pondu des couplets sur St-Gilles, ses cellules, ses kübel (récipients servant de W. C.) ses gardiens. Et le soir avant de nous endormir, nous entonnions à deux cellules le chant du soir composé par lui. Je ne l'oublierai jamais et je le transcris sans pouvoir rendre malheureusement la mélodie particulièrement triste et qui m'émeut encore quand je le répète aujourd’hui.

« Bonsoir chéris, en denkt van nacht aQ.nmij ;

« Bonsoir chéris, de nacht ga(JJtsneZ’ voorbij ;

« Ik uiensch. U veel geluk

« En droomi van hartelust ;

« Bonsoir chéris » en denkt van nacht aan mij.

Traduction :

« Bonsoir chéris, et pensez à moi la nuit ;

« Bonsoir chéris. La nuit passera vite ;

«  Je vous souhaite beaucoup de bonheur

« Et rêvez de tout votre coeur.

« Bonsoir chéris, et pensez à moi la nuit.

       Je sais que Pierre fut libéré à Bourg-Léopold, mais que sont devenus Henri et Gustave ?

Aux interrogatoires qui commencèrent huit jours plus tard, j'ai crâné et démontré sans peine que je n'avais rien de commun avec : Freddy. Il avait les cheveux en arrière, tandis que je portais la raie et puis je n'avais ni moustache, ni lunettes. Bref, les coups n'ayant rien changé à mes réponses et aidé puissamment du dehors, quelques jours après, j'étais relâché faute de preuves et j'apprenais aussi que l'officier du dernier soir était intervenu très activement pour Michèle et pour moi.

       Michèle fut libérée le même jour que moi. Le fameux Brosan, en veine de galanterie bien teutonne, lui demanda si, en cas de libération, elle accepterait de dîner avec lui. Voilà bien les maîtres-chanteurs prussiens.

       Une idée diabolique surgit immédiatement dans la tête féminine. Elle fixa un rendez-vous au reître tout joyeux qui la libéra aussitôt mais attend encore son invitée.

       Oscar et Tilly restèrent détenus pendant de longues semaines malgré les démarches sonnantes et trébuchantes que le service fit pour eux et ils furent torturés  de façon infâme pour leur faire avouer que j'étais bien Freddy ou du moins donner dès indications à ce sujet. Tous deux, ils ont tenu le coup héroïquement et s'ils porteront longtemps dans leurs chairs les stigmates des interrogatoires, ils ont la fierté d'avoir tout sauvé.

       Et nous avons continué comme si jamais il ne nous était rien arrivé ...

Pol joue somnambule

       Cette fois, c'est Pol, pas le « long », l'autre, le Suédois comme nous l'appelions, qui fait les frais du récit. Ainsi donc, Pol avait reçu mission de contacter, quelque part dans le Hainaut, une indicatrice chargée de lui transmettre les renseignements passés par un autre service. Il savait peu d'elle, à part qu'il la rencontrerait dans un hôtel où elle passerait la nuit, et avec cela, un vague signalement pouvant s'appliquer à la moitié des femmes de la terre. C'est une mission : il faut l'exécuter.

       Pol prend verre sur verre ; lit tous les journaux, y compris les annonces ; dîne, soupe et finalement, remarque quand même une petite femme tout effacée qui a commandé une chambre à voix si haute que ce doit être pour se faire reconnaître. Pol note le numéro qu'elle reçoit et dès qu'elle quitte la salle comme pour gagner sa chambre, il la suit d'un air détaché, se promettant bien de la rejoindre.

       Hélas, il faisait noir comme dans un four, dans ce couloir trop bien occulté, et c'est un peu en se basant sur son propre numéro que notre ami part à la découverte. Ah ! ce doit être ici, car Pol sent que la poignée est libre. Il entre lentement en étouffant ses pas, mais dans l'obscurité une voix chevrotante s'enquiert : « C'est toi, Emile ? ». C'était une vieille femme qui attendait son mari. Pas de chance !

       Essayons en face ; même manège. La porte n'est pas fermée à clef, c'est probablement là. Alors, dans le noir, une voix rauque beugle: « Was gibt es denn ? Was ist los-î » (Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce qu'il y a ?) C'était le sous-officier de Feldgendarmerie de service à la gare ... et Pol bat précipitamment en retraite avant que l'autre ait pu atteindre l'interrupteur.

       A la troisième porte il eut plus de chance : c'était la  bonne. Mais ne demandez plus à Pol d'accomplir pareilles missions : je crois qu'il tiquerait.

C'était le Général

       Il avait fait bien chaud par cette journée de plein été et la fraîcheur du soir tombant était adorable à vivre. Des amoureux sur tous les bancs, des chants d'oiseaux dans tous les arbres et dans le ciel limpide un délicieux vent coulis : bref, il faisait exquis et nous n'avions même pas l'agrément de pouvoir jouir de cet après-midi de rêve : il fallait trimer encore et quand même, mais les cœurs étaient malgré tout à l'escapade, à la blague d'étudiant pendant que Rousseau et moi, roulions vers le F. I. de Braine-l’Alleud où, par suite d'une rafle, un échelon avait sauté privant le groupe du contact et des fonds.

       L'avenue Louise était charmante et devant nous une superbe B. M. W. découverte semblait emmener vers la promenade son chauffeur stylé et l'officier en brillant uniforme qui l'accompagnait. A en juger d'après la plaque de la voiture, ces Messieurs faisaient partie des S. S. Machinalement, nous suivions à la même allure.

       Il prend l'avenue des Nations : je le sui s; il ralentit, je fais de même ; il accélère, je lance la Citroën 11. C.V. à plein gaz; il va au pas ou presque, je l'imite. Bref, alors que manifestement, il m'éprouve, je m'amuse comme un gamin de m..., dirait Henry de Namur, un gamin qui ne voit pas ce qu'il risque, mais nous avions si peu d'occasions de détente qu'on nous comprendra bien.

       A toute vitesse, la B. M. W. coupe par le Bois vers l'avenue de Lorraine où je la talonne à 120 à l'heure ; mais il y a tout un temps que l'officier est bien nerveux : il se retourne fréquemment vers les deux poursuivants à grosses lunettes solaires ; à un moment donné, il a saisi derrière lui deux objets qu'il paraît assembler : « Veux-tu parier, dis-je à Rousseau, qu'il est en train de monter une mitraillette? »

       Freinant net, l'auto S. S. s'est arrêtée à cent mètres en avant de nous et le chauffeur a sauté de la voiture pendant que l'officier, se retourne et nous met en joue au moyen d'un pistolet-mitrailleur monté sur crosse, qu'il appuie au dossier de son siège. Et il tremble, le bel officier, il tremble très visiblement. Je me suis arrêté entretemps et je suis descendu près du chauffeur qui nous fouille pendant que j'explique à son maître toujours menaçant et qui braille les ordres d'une voix drôlement secouée, qu'il n'y a eu de ma part aucune mauvaise intention puisque c'est mon chemin normal de retour.

       En lui parlant, je m'aperçois tout à coup qu'il a au col de son dolman, trois feuilles de chêne et un nombre respectable de clous et de barrettes. Je le regarde mieux et savez-vous qui je reconnais ? Son Excellence le Général des S. S. Jungclaus, grand spécialiste de la torture, qui vient de remplacer von Falkenhausen comme commandant en chef pour la Belgique et le Nord de la France. Sa photo a paru dans les journaux, quelques jours auparavant, lors de sa nomination.

       Finalement, nous pouvons repartir, et le Général a déjà disparu dans le lointain que nous en sommes encore à nous regarder comme des chiens de faïence. Il a fait trembler toute la Belgique et le Nord de la France, mais un soir de juin 1944, il a tremblé aussi le fameux général Jungclaus. Que n'étions-nous armés pour pouvoir l'envoyer ad. Patres : l'endroit était propice et nous aurions sauvé la vie à des milliers de nos compatriotes.

       Mais le sort en avait décidé autrement.

L'attaque de la Feldpost

       Un courrier de la Feldpost ! Quelle aubaine pour un service d'espionnage. Il y a de tout là-dedans : courriers officiels, renseignements privés. Bref, c'est une mine d'or en perspective qui se présente à Charles et à Guy quand ils apprennent que la Feldpost du Luxembourg va passer à Neupont, chargée sur le camion d'une grosse boucherie bruxelloise. Vite, ils avertissent Roger qui jouera estafette motocycliste et enlèvent en passant votre serviteur qui avait pris quelques heures de congé après la captivité racontée autre part.

       Nous allons boire un verre au Ry-des-Glands et voici le lourd camion bien connu ; il transportera de la fraude comme à son habitude et le prétexte sera trouvé. Comme de bien entendu, chantait Maurice Chevalier, il y avait cinq demi-porcs en trop et nous escortons le tout vers l'abattoir de Rochefort sans oublier le gros Fritz et son sac de Feldpost.

       Arrivés là, Roger court prévenir line escouade de l'A.S. qui vient nous surprendre en plein travail de contrôle et enlève camion, personnel, viande, y compris celle de l'abattoir, sans oublier le sac de Feldpost. Mais de Fritz, plus de traces. Les gais de l'A. S. s'en vont vers leur camp et en route, ils rattraperont, le gros Boche qui de loin, leur tend son fusil ; il deviendra pour eux un excellent cuisinier.

       Nous repartons avec le sac de Feldpost, vers Neupont où Mouchette, notre ami, notre mécène et notre complice dans les coups les plus risqués, nous offre l'hospitalité comme cent autres, comme mille autres fois. Et Gaby, l'inséparable, le compagnon de toutes les équipées, commence le dépouillement.

       Hélas, il n'y a pas de courrier, il n'y a que des paquets. Qu'à cela ne tienne, déballons quand même. Et nous étalons sur le sol du garage de l'hôtel du Père Finet le plus hétéroclite bric-à-brac qui se puisse imaginer.

       Madame Goderniaux qui, une fois de plus, nous donne le coup de main compétent, pousse des Hi ! et des Ha ! à son habitude, en sortant les brosses, les lacets, le cirage, le beurre, la laine, les souliers, les boutons, le savon, des petits paquets si soigneusement composés.

       Ah ! ils nous vidaient jusqu'à la moelle les pillards à croix gammée ! Eh ! bien ! ces colis-là, les Gretchen ne les ont jamais reçus, ils ont été remis aux maquisards qui en ont fait le meilleur profit.

       Nous avons revu le Fritz beaucoup plus tard, il était heureux comme un dieu et ne demandait pas à rejoindre son unité, loin de là. Il reçut même la garde des prisonniers du camp et il n'a jamais failli à sa tâche.

Visite du Maquis

       Je voudrais vous promener rétrospectivement dans un des plus célèbres maquis de nos Ardennes comme au temps héroïque des rafles et des expéditions romanesques.

       On débarquait à Mointherne, sur la route de Vresse à Dinant, chez le père Leboc, un bistro-frontière célèbre à l'époque de la contrebande, et devenu plus célèbre encore avec le maquis.

       Une crème d'homme, ce père Leboc, et un patriote d'une trempe peu commune. A 60 ans, il s'est engagé comme volontaire dans le bataillon de l'A. S. dirigé par le commandant Benoît, après lui avoir donné son fils. La vieille maman, toujours accorte et souriante, farouchement patriote elle aussi, court du matin au soir comme une diligente belette et assure à elle seule la meilleure garde qui soit. Et avec cela un flair extraordinaire pour dénicher dans les visiteurs, les suspects et les autres. Je crois bien que le flair de la mère Leboc a sauvé plus d'une fois le maquis du commandant Benoît.

       Le père Leboc décroche calmement sa mitraillette comme il faisait probablement de son fusil de chasse avant-guerre et nous accompagne à travers bois dont il connaît la moindre sente. Le maquis du Commandant Benoît s'étend sur plusieurs kilomètres carrés entre Alle- sur-Semois et Gedinne et se divise en de nombreux camps aux noms exotiques. Il y avait, à ma portée, les compagnies des Lieutenants Dinan, Ballot et de l'adjudant Mathieu, un africain, qui avait baptisé son camp « Bombondana » tandis que le Lieutenant Ballot parlait de ses « Termites ».

       Brusquement, du fourré, une voix cria « Halte » et il fallut donner le mot de passe. En avançant alors, on croisa un fier maquisard barbu à souhait, mitraillette pointée, qui se serait laissé passer sur le corps plutôt que de céder à qui que ce soit.

       Ils avaient vraiment belle allure ces gars de tous les coins de Belgique. Il y avait là des jeunes réfractaires du pays flamand, des déserteurs des cantons rédimés, des parias ardennais unis fraternellement et prêts à tout contre le Boche exécré. Ils avaient déjà reçu des battle-dress pour la plupart quand je les ai vus, mais au lieu du calot, ils coiffaient le béret vert des Chasseurs Ardennais avec la hure dorée.

       Après un long parcours sous bois, nous arrivons aux premières huttes. Des huttes toutes simples, comme les charbonniers en dressaient autrefois, des huttes en rondins, des couches de paille et fougère, l'autel rustique, la cuisine avec le chaudron monstre sur les bûches, la tente verte du Lieutenant Ballot : tout cela dans un ensemble parfaitement ordonné dont les chemins sont gardés par des mains-courantes comme pour un jardin d'agrément.

       Au centre du camp, un espace vide avec, au milieu, un mât isolé où flottent lentement nos trois couleurs.

       Dans la hutte, le cuisinier et ses aides s'activent. Le pain est cuit dans les fermes amies, la farine est fournie par le Service « Othello » ; les pommes de terre proviennent du village ; la viande a été empruntée à un bovidé non déclaré ou plus rarement au gibier, et le reste à l'avenant.

       On mange très bien dans le maquis. Dans une autre hutte, l'armurier graisse les mitraillettes et les fusils mitrailleurs. Sous la tente, le Lieutenant Ballot et l'aumônier Evely blaguent à leur habitude entre deux entretiens philosophiques. J'écoute les nouvelles au récepteur lilliputien qui transmet également les ordres du Secteur, puis nous décidâmes d'aller dîner à Bombondana qui est, paraît-il, le meilleur restaurant du maquis.

       L'adjudant Mathieu nous y reçoit avec l'élégante courtoisie qui est son apanage et nous faisons le tour du propriétaire car les mets ne sont pas prêts. Ici, les dispositions sont légèrement différentes, le chef ayant fait profiter ses hommes des expériences africaines. Les huttes sont assez profondément enterrées et, seul, le toit affleure. Elles sont largement séparées, probablement pour éviter un encerclement éventuel et pouvoir fractionner la défense.

       La cuisine est totalement isolée et le foyer est construit à hauteur d'homme sur des gazons couvrant de gros rondins. Tout près, une large table, entourée de bancs rustiques, attend avec son double jeu d'assiettes comme dans le meilleur restaurant de la capitale.

       Il y a sel, poivre et tous les ustensiles désirables et si je n'étais pas tellement curieux de voir le parachutage de la veille, je me laisserais immédiatement tenter par le bouillon gras qui fume entre les plats dressés.

       La veille, les Libérators ont laissé choir une riche cargaison dans le champ proche. La radio avait donné d'abord le message convenu, vous savez un de ces fameux message" ésotériques comme « Alfred peut marcher » ou « L'oiseau a mangé le café ». Les gars avaient organisé la garde sur un grand rayon, d'autres avaient attelé le cheval du Père Leboc et à travers champs on avait attendu sur la plaine, tous feux de position prêts. Les lourds bombardiers ont vrombi dans le lointain puis leur bruit a crû jusqu'à devenir assourdissant : ils sont descendus légèrement et, lentement dans la nuit, les grands parachutes ont amené leurs containers au sol.

       Immédiatement, le tout est chargé et la caravane s'en va vers Bombondana où je trouve la moisson : uniformes, explosifs, munitions, armes de tous genres depuis le fusil d'infanterie jusqu'à l'arme anti-char en passant par le fusil-mitrailleur, la mitraillette, le gros pistolet 11,45 et la carabine semi-automatique à 15 coups. Le tout va être soigneusement inventorié et réparti entre les différents camps. Et maintenant, à table ! Après le bouillon, vient le plat de résistance : pommes de terre, petits pois et viande, le tout en plein air et à volonté. C'est merveilleux et je dévore comme je n'ai plus pu le faire depuis longtemps. Après le repas, le Lieutenant Ballot, mon vieux Jef du Service « Athos » qui, arrêté par la Gestapo, a pu s'enfuir du sinistre bâtiment de l'Avenue Louise et commande au maquis, mon vieux Jef, tourne quelques mètres de pellicule montrant ses visiteurs en tournée.

       Nous ne sommes pas venus uniquement pour manger ; après le film, grande réunion avec discussion des dernières mesures prises par la Gestapo et des contre-mesures à prendre. Je promets d'envoyer deux équipes de quatre spécialistes du contre-espionnage qui se chargeront de détecter les faux touristes des environs et de les mettre hors d'état de nuire. Justement, au bord de la Semois, un avocat bruxellois, signalé comme suspect, a planté sa tente et vient trop souvent rôder autour de la maison du Père Leboc. Nous allons, Ballot et moi, retourner complètement sa tente et emportons quelques papiers à vérifier. A la nuit, une patrouille viendra capturer notre gaillard qui sera soumis à une enquête sévère et minutieuse.

       Dans les derniers temps, les camps du commandant Benoît ont été attaqués trop souvent, il y a eu des morts et des prisonniers et les Boches ont incendié la moitié du village de Houdremont en représailles. Ces troubles et ces déménagements continuels nuisent aux missions normales qui se sont multipliées au fur et à mesure que la libération approche : il faut éviter le retour de pareils mécomptes.

       L'après-midi avance et, lentement, l'ombre s'insinue sous les arbres. Un étrange remue-ménage se remarque cependant qui fait présager une action prochaine. Des villageois, volontaires occasionnels, ont été appelés pour être ajoutés au contingent du maquis. On fait l'appel ; on distribue des mitraillettes, des munitions et des grenades.

       Et voici le commandant Benoît, très grand, très racé aussi car ce pseudonyme cache un nom célèbre de la noblesse flamande et un patriote enthousiaste qui, père de sept enfants, n'a pas craint d'assumer cette mission dangereuse par essence. Il est calme, toujours calme comme à l'habitude ; le Remington 11,45 suspendu en collier par une ficelle, le court brûle-gueule à la bouche.

       D'une voix brève, un peu basse et lente, mais tellement sympathique, il explique sobrement et clairement l'action à réaliser. Il s'agit de couper en deux endroits le câble téléphonique souterrain Paris-Berlin qui passe à quelques kilomètres. Chaque équipe reçoit ses directives, les gardes sont prévues en amont et en aval. Tout est paré et les maquisards, commandant en tête, s'estompent dans le soir.

       En queue de colonne, marchant gaillardement, valise chapelle au dos et Colt au côté, l'aumônier Evely dont le rire nasillard révèle que le docteur est encore en train de lui raconter une bien bonne.

       Avec le Lieutenant Ballot et Pol, nous rentrons au camp des Termites où, en présence des gardes restantes, le drapeau est abaissé en une cérémonie aussi courte que poignante dans sa simplicité.

       Le lendemain, nous croiserons sur la route du retour les camions boches en patrouille qui cherchent l'endroit du sabotage. Le maquis se paiera encore le luxe d'attaquer l'un des camions dont il ne restera que des morts et des prisonniers.

       II y aurait tout un ouvrage à écrire sur les maquis du commandant Benoît. Ce sera, je l'espère, la matière d'un autre conteur.

Ils voulaient la Moto

       Vous souvenez-vous de la retraite allemande fin août 1944 ? D'abord, c'était à peu près ordonné ; les unités n'étaient pas trop entremêlées et à chaque carrefour on s'occupait des fuyards verts où gris. Mais petit à petit, le désordre, puis la panique s'y mirent. Il faut avoir vu sur la route de Dinant-Namur les invraisemblables défilés hétéroclites et indisciplinés : les autos volées roulant sur les jantes ; les feldgraus sans casque, ni fusil, juchés sur des carrioles de paysan dont le cheval fourbu était triqué sans arrêt ; les camionnettes grises devenues hippomobiles, la Défaite enfin, éclatant dans cette Retraite sans honneur. On avait été tellement matés, tellement traqués qu'on n'osait manifester sa joie, car de ci, de là, ils mordaient encore.

       Ils avaient d'ailleurs organisé un pillage systématique de ce qui pouvait rester à prendre, pillage qui comptera dans les annales. Un de nos groupes attaqua sur la route de Louvain un camion de Directeur de la Reichskreditkasse dont je serais bien incapable d'énumérer le contenu, tellement il est varié et révélateur. Il y avait des cadeaux pour Frau Direktor, pour l'enfant, pour la servante, pour le chien, pour les parents, les voisins, les amis, sans oublier du schnaps en quantité pour se donner du courage en route probablement. Et de surplus, de quoi monter un magasin de lingerie.

       Les derniers rapaces encadrés qui se soient fait remarquer sont les sbires du service du « Wirtschaftlicher Fahndungsdienst » (Service des enquêtes économiques) qui, jusqu'au 2 septembre au soir, étaient postés aux carrefours, même isolés, et confisquaient impitoyablement tout moyen de locomotion pouvant aider à la retraite.

       Sur la route de Dinant-Namur, Granpol musait en moto, fort de ses papiers impeccables et d'une main dont la gifle expédiait au sol un homme de 90 kg. Il s'amusait comme un petit fou à voir les figures des fuyards. A Namur, il passa près de Charles pour faire le plein, ce qui fut d'autant plus facile que le groupe « choc» venait d'enlever aux Frits, déjà si démunis, les 4.000derniers litres d'essence entreposés là. Et Granpol fila vers Bruxelles.

       La route est beaucoup moins encombrée et notre ami qui a folâtré un peu trop, tente de regagner le temps perdu, quand, entre Gembloux et Wavre, à un carrefour isolé, deux civils lui font signe de stopper. Imaginant un service à rendre, l'obligeant garçon s'arrête aussitôt. Mais c'étaient deux acolytes du service dont j'ai parlé plus haut, qui exhibent leurs cartes, réclamant les papiers de la moto et évidemment alors qu'il s'agissait de papiers parfaitement en règle, les déclarent incomplets et mettent la main sur l'engin.

       Pol tente de discuter. Peine perdue : le procès était jugé d'avance. Brusquement une colère froide saisit le brave, l'excellent garçon, qui en d'autres temps n'écraserait pas une mouche. Il laisse faire celui qui veut saisir la moto et, pendant que l'olibrius conduit l'engin au bord de la route, il assène à l'autre qui ne se méfie pas un crochet à la tempe qui envoie le gaillard dans le fossé, mâchoire désossée, tué net.

       Le premier des deux larrons s'est retourné au bruit, a vu le coup et Pol qui dégaine un pistolet long comme ça, a lâché la moto qui tombe avec un grand bruit, et détale Messeigneurs, à une vitesse de Marathon.

       Et voilà comment Granpol a conservé sa moto, vous savez cet engin du diable où on se démolissait les reins et le... bas du dos en quelques kilomètres.

Le courrier secret

       Bien peu de mes lecteurs sont au courant de la manière dont fonctionnait un service d'espionnage sous l'occupation et je pense qu'il est intéressant de le décrire brièvement. Voici comment fonctionnait le service Athos et la plupart des autres lignes militaires avaient probablement une tactique analogue.

       Les différents renseignements suivants étaient souhaités :

1. Identification et localisation des troupes et services.

2. Renseignements ferroviaires, routiers et fluviaux.

3. Champs d'aviation.

4. Fortifications et travaux militaires.

5. Résultats des bombardements alliés.

6. Production de guerre et dépôts.

7. Noir D. (traîtres et collaborateurs).

       Il s'agissait d'abord de trouver des indicateurs pour chacune des rubriques, de grouper ensuite ceux-ci dans la main d'un agent et tous les agents par province sous, un chef dépendant du centre.

       Le recrutement des indicateurs était une tâche dont on ne saurait assez souligner la délicate difficulté.

       Pour la sécurité, en ce qui nous concerne, nous avions adopté la politique du cloisonnement le plus étanche. Les indicateurs ne se connaissaient pas entre eux, ni les agents, ni même les chefs de province. Seuls les hommes des groupes de choc créés pour aider la Résistance, éliminer les traîtres ou enlever les renseignements par la force, se connaissaient entre eux, et encore bien souvent uniquement sous un nom d'emprunt. Le chef connaissait ses chefs de province, ceux-ci leurs agents et ces derniers leurs, indicateurs. Les courriers triés sur le volet, étaient les seuls à connaître le plus d'agents.

       Chaque agent ou indicateur avait un numéro matricule dont il devait signer ses renseignements de façon à permettre d'apprécier ceux-ci et le cas échéant déceler les agents fournissant des renseignements incomplets, erronés ou tout à fait faux.

       Bien entendu, tout ce personnel était bénévole et, seuls, les illégaux, ceux qui, recherchés, avaient dû prendre la fuite, recevaient une indemnité. Une seule catégorie d'indicateurs émargeaient, et parfois, bien lourdement au budget : les traîtres. Et ici, s'intercale une courte notice sur la brigade en jupons, la brigade rose comme nous l'appelions.

       Des jeunes filles, des jeunes femmes, souvent de la meilleure société s'offraient comme volontaires pour ces missions. Il s'agissait de se trouver, comme par hasard, sur la route d'un Allemand haut placé, fonctionnaire ou officier, au courant d'un secret militaire que nos chefs de Londres réclamaient. Ainsi, par exemple, quand il a fallu savoir où se trouvait à Anvers, l'exploseur destiné à faire sauter tout le port, c'est une femme qui fut envoyée sur le chemin de l'ingénieur dirigeant les travaux de minage.

       C'est une autre femme qui tirait d'un Major de l'administration militaire tout ce que nous devions savoir. Par elle, nous étions tenus au courant, jour par jour, de l'état de dissension entre l'Administration militaire et l'Etat-Major de von Falkenhausen puis entre celui-ci et la Gestapo.

       Les identifications d'unités étaient relevées par de gentilles jeunes filles qui, dans les bars, les restaurants, flirtaient avec des officiers qui leur avaient été désignés comme venant d'arriver ou s'apprêtant à partir, et le lendemain, nous connaissions le numéro postal de l'unité et souvent bien d'autres choses fort importantes comme l'état des effectifs, l'armement, les pertes en combat, le niveau du moral, etc.

       Certaines Mata-Haris modernes étaient chargées de présenter à l'un ou l'autre spécialiste, la forte somme pour obtenir un secret important, et ce, après avoir compromis notre homme dans une affaire de jeu ou une entreprise galante. Il y a eu des coups splendides.

       Parfois, plus simplement, il suffisait d'exploiter le goût de la boisson chez un « soiffeur » désargenté. C'est ainsi que nous avions au jour le jour tous les renseignements possibles et imaginables touchant un des plus grands champs d'aviation en Belgique uniquement en procurant argent et boisson à l'adjoint du commandant. Il nous donnait tout : numéros et types des appareils, nombre et nom des pilotes, inventaire du matériel entrant et sortant, état de l'armement, résultat des vols sur l'Angleterre avec les pertes, résultats techniques des bombardements alliés en Belgique, etc. Pour donner une idée plus précise, nous détaillerons sur chaque rubrique quelques particularités.

       L'identification des troupes se faisait, comme je l'ai déjà dit, par l'intermédiaire de la brigade rose, que l'on mettait en rapport avec certains militaires, mais aussi par les numéros postaux laissés sur les locaux, les correspondances, les bons de réquisition. Enfin de temps à autre, les groupes de choc raflaient à la mitraillette tous les bons de commande d'un entrepôt ou les sacs de Feldpost dans un train.

Pour les renseignements de transport, on ne dira jamais assez le dévouement de nos cheminots, de nos gardes-barrières : de nos éclusiers et de nos cantonniers. Ils ont été constamment sur la brèche et nous savions tout.

       Nous avons fait engager des hommes à nous dans les champs d'aviation et envoyé quelques indicateurs dans les bars fréquentés par les pilotes : là aussi nous étions très au point.

       Plus difficile était l'accès des fortifications et des travaux militaires où les spécialistes seuls étaient au courant de l'ensemble. Il a fallu souvent enlever les plans par la force comme en ce qui concernait les mouvements de là production de guerre et les dépôts.

       Les résultats des bombardements étaient plus aisés à fournir, de même que le nom des collaborateurs et des traîtres pour le service spécial, dénommé « Noir D. »

       Les renseignements rassemblés par les courriers provinciaux étaient enlevés chaque semaine par les courriers centraux et m'étaient apportés. Je les parcourais pour enlever les doubles emplois, éliminer les renseignements visiblement inexacts ou incomplets et faire les remarques nécessaires. Mes deux braves dactylos auxquelles j'ai consacré un récit autre part, classaient alors le tout par rubrique et le copiaient à la machine suivant le rite imposé : date, texte, matricule et destination.

       Mady venait alors prendre possession du paquet qu'elle portait à Athos lequel joignait nos feuilles à celles qui lui étaient arrivées de ses autres lignes, puis procédait à une nouvelle classification du tout... Il faut avoir vu ça : Athos, grand, blond, rêveur, bohême, promenant nonchalamment son long nez parmi les paquets posés à même le sol entre Suzy, Mady, Michèle II et deux ou trois autres aides qui répartissaient le tout par rubrique, collaient les renseignements sur de grandes feuilles et finalement enlevaient le colis pour la photographie.

       Celle-ci terminée, le film partait pour l'Angleterre par des voies diverses que nous ne pouvons encore révéler.

       A partir de fin 43, nous avons eu l'appoint inestimable d'une synthèse hebdomadaire d'un grand spécialiste belge en matière d'espionnage : officier des deux guerres, grand invalide, libéré de captivité pour être emprisonné puis faire encore l'objet d'une surveillance incessante de la Gestapo et malgré cela, effectuant chaque semaine les recoupements et les voyages permettant de tenir l'Intelligence Service au courant d'une vue d'ensemble de la situation. La modestie de celui qui n'avait voulu être que l'agent 2400, ne nous permettrait malheureusement pas d'en écrire plus.

       Et c'est dommage, car la Belgique a besoin de connaître ses héros.

       Parfois, nous recevions par la B. B. C. un message convenu annonçant réception ou transmission d'un envoi, ou encore pour confirmer un contact avec un agent ou un service parallèle. Parfois, par courrier, l'une ou l'autre demande de renseignements complémentaires, parfois aussi, un coup de règle sur les doigts souvent aussi stupide qu'incompréhensible. Ainsi par exemple, nous avons fourni, bien avant qu'on ne parle des sous-marins lilliputiens (Einmanntorpedo) des renseignements très précis à ce sujet et, vu l'importance, nous avions transmis par radio. La réponse ne se fit pas attendre. C'était à peu près ceci : « Ne gaspillez pas les émissions pour de pareilles utopies ». Le fait se répéta quand nous transmîmes les premières indications sur la V. 2. Mystère ! Et pourtant les événements nous ont donné tragiquement raison.

Papillon

       Papillon, l'homme qui étudie toujours les réactions. Ah ! si vous le connaissiez, vous douteriez certainement qu'il puisse avoir été un homme de choc de première force, sous des airs bon enfant.

       Il avait pour les soucis vestimentaires un penchant inné : toujours frais, pimpant, ganté clair, chaussé à la dernière mode, il paraissait vouloir faire concurrence aux zazous les plus modernes. Il suffisait de voir son chapeau à la « Trenet » pour être fixé, et dès qu'il l'enlevait, la tête elle-même faisait un peu penser à celle du fou chantant. Mais Papillon, s'il chante quelquefois dans les vignes du Seigneur, n'a rien d'un fou.

       Il faut l'avoir vu lors des petites visites que les groupes faisaient de temps à autre aux bureaux de poste pour concevoir une idée exacte de ses talents. Papillon arrêtait la voiture, non pas à cinquante mètres comme quelqu'un qui va faire un mauvais coup, mais devant la porte de l'immeuble. Il descendait calmement ; vérifiait sa tenue, serrait ses gants et d'un pas nonchalant s'en allait vers le guichet, Ale et Charles, déjà beaucoup moins rassurants, veillaient aux abords.

       Papillon demandait à voir le Percepteur personnellement, il le saluait gracieusement en enlevant s'on couvre-chef avec le geste d'un gentilhomme accompli, puis il expliquait d'un ton dégagé l'objet de sa visite. Et le dialogue suivant s'engageait presque invariablement.

       - Bonjour, Monsieur le Percepteur, nous avons un pressant besoin d'argent, et nous avons pensé à vous pour arranger les choses ?

       - Mais qui êtes-vous donc, Monsieur ?

       - Oh ! pas de bien méchants garçons, Monsieur le Percepteur, quand on est aimable avec nous ? Nous nous occupons un peu d'espionnage pour charmer nos loisirs et, mon Dieu, il nous faut des fonds pour soutenir nos illégaux et leurs familles.

       - Mais, Monsieur, et ma responsabilité ? Qu'est-ce que vous en faites ?

       - Qu'à cela ne tienne, Monsieur le Percepteur, nous vous ferons un reçu en bonne et due forme qui vous couvrira complètement.

       - Combien vous faut-il ?

       - Oh ! nous n'exigeons rien, nous vous demandons tout ce que vous pouvez nous donner ?

       Et souvent, le Percepteur tranquillisé, allongeait sa caisse contre un reçu, que Papillon lui tendait avec des manières de grand seigneur qui vient de toucher ses fermages.

       Puis, Papillon s'en allait d'un air digne, retrouver les copains.

       Parfois aussi, on tombait sur un mauvais coucheur ou un peureux qui abaissait brusquement le volet.

       Papillon, vexé, se retournait alors d'un petit air désabusé et les deux autres coupaient les fils du téléphone avant qu'on ait pu avertir les gendarmes qui, d'ailleurs, ne seraient probablement pas venus.

       Et peu après, la conversation reprenait sur des bases nouvelles comme on dit en style diplomatique et aboutissait au résultat escompté. Papillon faisait ensuite ses comptes tel un honnête banquier et classait les liasses comme un vieux comptable.

       Il se regantait imperturbablement, saluait derechef et s'en allait de sa démarche si particulière qui fait penser un peu aux Incroyables du siècle dernier.

       Un jour, du côté de Gembloux, l'opération s'est achevée en vaudeville pur, un vaudeville que Courteline n'eût pas désavoué. Tout avait bien marché jusque là et Papillon n'était pas peu fier du résultat de sa diplomatie quand, au sortir de la poste, le trio s'aperçoit qu'un pneu a rendu l'âme. Tout pourrait s'arranger puisqu'on a une roue de rechange, mais quelque tête-en-l'air du groupe a oublié le cric. Qu'à cela ne tienne, Papillon s'en retourne de son petit pas tranquille vers le bureau de poste et en revient avec tout le personnel.

       C'est ainsi qu'un jour de juin 1944, les habitants de cette grosse bourgade purent voir tous les postiers occupés à soulever une voiture pour aider à changer de pneu. Et Papillon les a remerciés de son coup de chapeau protecteur pendant que Ale partait d'un immense éclat de rire...

       Une autre fois, par un de ces hasards qui pourraient fournir tant de matière aux humoristes, la caisse du Percepteur se montait exactement à 9.999 frs et pas un centime en moins. Papillon, tournait et retournait le contenu dans ses mains sous les yeux attentifs de tout le personnel médusé par tant de sang-froid. Ce qu'il en a tombé des cœurs, notre Papillon, parmi les jeunes postières ! Et tout d'un coup, semblant sortir d'une longue méditation, il dit au Percepteur : « Donnez-moi un timbre de un franc pour faire le compte rond et je vous ferai un reçu de dix mille » ...

       Après cela, les employés allaient raconter partout des histoires de bandits du moyen-âge qui les avaient bâillonnés collés au mur, giflés, que sais-je ... Et Papillon était déjà loin, présentant à quelque feldgendarme contrôlant le carrefour sa figure d'honnête homme et... ses faux papiers. Dans le fond de la voiture, Charles enregistrait la « prise ».

Villance

       Villance ! une perle des Ardennes. Dans un de ses plus riants vallons, des millionnaires que la guerre a exilés, avaient bâti une villa de rêve munie des tous derniers conforts. Surplombant la Lesse par des rochers couverts de genêts et de saules, la Mamborre était devenue le séjour idyllique d'une vingtaine de fillettes du Brabant Wallon amenées là pour refaire leurs santés anémiées.

       Pour elle, la guerre n'existait plus et à part les survols des gros bombardiers, qui ne troublaient même plus les lourds sommeils d'enfants, rien dans ce coin charmant ne rappelait la misère des centres et les tueries des fronts.

       Et un beau jour, quelqu'un a pensé que cet asile pourrait être un havre sûr pour les aviateurs tombés qui désiraient regagner l'Angleterre ou attendre la libération. Les grands patriotes qui ont nom Defrance et Franckart, dirigeants du Home, n'ont pas hésité une seconde à endosser les risques terribles qui accompagnaient pareille entreprise, et avec eux, tout leur personnel a suivi d'un seul cœur.

       Il y avait au fond du verger, contre les hauts sapins de clôture, une bergerie désaffectée, très vaste, qui fut aussitôt aménagée. Et les premiers « clients » arrivèrent, certains fort déprimés et blessés par leur chute, d'autres prêts déjà à regagner l'Angleterre.

       Une bonne septantaine passèrent par le Foyer « Christiane Boonen » c'était le nom du, home.

       De l'hôtel du « Vieux Jambon d'Ardenne » où il s'était caché, Mr. Durbuy dirigeait les arrivées et les départs, et il a fait cela comme s'il n'avait jamais rien fait d'autre de sa vie, flegmatique et souriant. En catimini, Alice, Henriette, Marcelle, toutes les monitrices du Foyer, allaient soigner leurs pensionnaires. Et tout aurait marché ainsi jusqu'à la libération qui arrivait à grands pas, si par une trahison qu'on n'a jamais pu éclaircir, le camp n'avait-été vendu.

       Le jour même de la libération, à la prime aube, la propriété fut envahie par une horde de Prussiens qui comptaient bien réaliser la belle affaire. Mais les oiseaux s'envolèrent à temps, sauf deux blessés qui se laissèrent capturer ; tout cela pendant que le personnel tenait les Boches affamés dans les réserves du Foyer qui furent mises en coupe réglée.

       Il fallait voir deux feldwebel ventrus vider en quelques lampées des bouteilles sur lesquelles ils avaient lu le mot alcool. C'était du vinaigre ... d'alcool. Ils ont emporté le reste sans rien dire.

       Et l'anicroche se termina sans plus de mal car si ventre affamé n'a pas d'oreilles, ventre teuton bien rempli n'a plus ni d'yeux, ni d'oreilles.

       Aujourd'hui le home est licencié et a repris sa physionomie d'avant-guerre sans que l'histoire que nous venons de raconter ait laissé d'autre trace, qu'un palpitant souvenir dans la mémoire de ceux qui en furent les héros.

Rochefort

       Charmante cité folklorique que les Boches que l'on croyait partis à jamais, sont venus réduire en cendres ou en ruines informes à Noël dernier.

       Rochefort ! un des bastions avancés du maquis d'où tant d'expéditions sont parties et où l'Occupant n’a connu que des échecs.

       J'y revois Raymond dans un petit bistro de la rue des fossés, quand, à ses débuts, il avait encore ses airs de révolutionnaire des barricades.

       J'y revois Ninette qui, femme de prisonnier et de santé délicate, s'est multipliée pendant des mois, pendant des années, avec un dévouement surhumain ; même quand ses forces l'eurent trahie et que la maladie l'eut allongée pour une longue période, elle assumait encore par mille artifices de patience et de courage, sa double mission de boîte postale et de courrier.

       Hélas ! il n'y a plus de maison rose : l'offensive von Rundstedt l'a balayée en exilant la vaillante jeune femme.

       J’y revois X 9, calme, précis, et qui fut pour moi l'agent le plus sérieux de toute la région. Quand X 9 transmettait des informations, c'était du « cousu main », il n'était nécessaire ni de vérifier ni même de relire. Et à côté de lui, sa femme et son fils ; l'aidaient à se multiplier, à être tout à tous, jusqu'au jour où les sbires hitlériens, ne parvenant pas à le prendre sur le fait ; l'expédièrent au loin comme otage.

       J'y revois Dieudonné, le pince-sans-rire, mon premier courrier du temps où l'on pouvait encore risquer des hommes pour de pareilles missions, Dieudonné venant apporter à X 9 la moitié d'une carte d'abonnement aux tramways bruxellois dont le correspondant avait l'autre moitié.

       J'y revois le notaire rubicond et sa femme, méfiante comme une gazelle ; Hénin casse-cou et tranche-montagne ; Gaby l'inséparable, grand démolisseur de motos devant l'Eternel, et d'autres, beaucoup d'autres dont je n'ai jamais su le nom.

       Mais un jour tout ce petit monde se mit à s'agiter comme un solide vent du large. Un traître s'était mis à l'œuvre et une dizaine de lettres de dénonciation avaient déjà été interceptées, mais il fallait aviser car le filou allait prendre bien sûr une autre tactique en s'apercevant que les lettres ne donnaient rien.

       Des recoupements savants avaient identifié un rexiste notoire que nous décidâmes d'aller enlever pour le soumettre à un interrogatoire consciencieux.

       Et Monsieur Jean se mit en route. Jean de Namur, le petit Jean, Monsieur Jean : c'est tout un. Un petit bonhomme remuant comme une carpe, jamais assis, spontané comme une soupe au lait, et insouciant parfois comme on l'est dans l'héroïsme désintéressé.

       Monsieur Jean avait capturé avec ses hommes une sentinelle allemande de garde près d'un pont ; l'avait déshabillée et expédiée sur la grand-route, nue comme un petit Saint Jean. Puis il avait emporté la défroque pour ses expéditions.

Il faut avoir vu ça : le petit Jean enfilant l'uniforme feldgrau chez le Père Finet à Neupont pendant que Mouchette, Gaby, Freddy H, René l'entourent avec les commentaires que l'on devine. Puis il décide d'aller se faire la main par un contrôle des cartes d'identité au carrefour dit « Poteau-de-Chanly ». Moins d'une demi-heure plus tard, les bonnes femmes de Wellin, d'Halma, de Chanly, et même de Resteigne, se racontaient des histoires époustouflantes d'un contrôle monstre de la Gestapo avec de nombreuses arrestations à la clef. Sur la route, on arrêtait les jeunes gens susceptibles d'être des réfractaires et on leur faisait faire demi-tour.

       Depuis belle lurette, Jean et Freddy II étaient rentrés à Neupont où ils riaient comme deux bossus en dégustant le Bollinger que Mouchette dispensait à volonté pour les hommes du Service 8.

       Il fut décidé de partir pour Rochefort le lendemain. Et le lendemain, la grosse Dodge verte pilotée par René, emportait les 4 faux inspecteurs vers leur « Mission spéciale ».

       Arrivés là, René reste au volant, Roger fait le guet, tandis que Jean en feldgrau et Freddy II entrent et demandent à parler à l'intéressé. Celui-ci se présente aussitôt, mais dès qu'on parle de l'emmener, il fait un bond de côté et grimpe l'escalier quatre à quatre, poursuivi par nos deux hommes vexés de leur déconvenue.

       Jean le rejoint et l'autre lui échappe encore pour tomber sur Freddy II qui ne parvient pas à se servir de son pistolet. Mais Jean est revenu et tire à bout portant une balle qui ne traverse malheureusement que le lobe de l'oreille du traître qui parvient encore à s'échapper et s'enferme dans sa chambre, puis tire à travers la porte.

Tout de suite nos deux malchanceux, qui se disposaient à enfoncer la porte, entendent René crier de la rue : « Attention ! les grenades ! », et aussitôt une explosion, suivie d'une seconde. L'olibrius avait lâché deux Mills par la fenêtre sans toucher personne heureusement ; Roger fit bien une jolie chute en se garant, mais ca n'a fait qu'éveiller les sangs comme il l'a dit lui-même.

       Il ne restait qu'une chose à faire : filer en douce et nos quatre lascars ne se firent pas prier : ils prirent le chemin du retour en jurant, au contraire de la fable, qu'on les y reprendrait, mais que, cette fois, ça ne raterait plus.

La Mort de René

       Charles, Guy, Papillon, venaient d'être arrêtés par la G. F, P. de Namur et nous les croyions toujours à la prison de cette ville parmi des centaines d'autres y compris 33 condamnés à mort.

       Après avoir mûrement réfléchi et consulté nombre de conseillers sages, nous résolûmes de tenter l'attaque de la prison. En peu de jours, nous avions la complicité, des gendarmes et gardiens de l'aile belge et nous recevions dans le même temps une drogue efficace destinée à endormir la garde allemande. Mais pour cela il fallait d'abord être dans la place.

       Le plan détaillé du bâtiment fut vite trouvé et on décida de passer par une des maisons évacuées sise contre le mur de l'Est. De là on arrivait à l'extrémité de l'aile où se trouvaient tous les condamnés à mort et le reste n'était plus qu'un jeu. Pour le retour on ferait sauter la porte à la dynamite et on escaladerait le mur au moyen d'une grande échelle que nous fîmes fabriquer tout exprès.

       Restaient les volontaires pour l'expédition où nous prévoyions trente tués. Toutes les équipes voulurent participer au complet bien que mises au courant des risques graves de l'opération. Les conseillers consultés d'abord et qui appartenaient l'un aux P. A., l'autre à la gendarmerie et le 3ème à l'Armée Secrète, nous annoncèrent tant de monde que bientôt nous disposions de plus de 200 hommes ayant tous l'épreuve du feu. C'était beaucoup trop et je résolus de prendre les 50 meilleurs.

       Si tout marchait bien, nous attaquerions la prison de St-Gilles immédiatement après.

       Une deuxième réunion des chefs d'équipe s'imposait avant le jour J. et Pol le Suédois, qui remplaçait Charles, rappela à Namur les hommes opérant en province. C'est ainsi que René, Henry et Freddy II faisaient route un beau matin de Rendeux vers Namur.

       Passé Hotton, ils se trouvèrent mêlés à une colonne allemande et ils n'y auraient pas pris plus d'attention, si quelques chasseurs alliés n'avaient brusquement survolé la file des camions parmi lesquels René tentait des escapades.

       René, un vétéran du maquis, déjà blessé, toujours à la tâche, conducteur hors ligne, copain incomparable, mari et père de famille comme on n'en trouve plus.

       René, le conseiller sûr, le chef d'équipe expérimenté qui n'avait jamais eu de casse et réussissait 99 coups sur cent, allait trouver une mort particulièrement tragique.

       Les chasseurs mitraillèrent une première fois et disparurent. Il y avait eu plus de peur que de mal et l'incident était presque oublié quand tout à coup, une rafale tirée de faible hauteur, cribla littéralement la voiture qui fit une embardée, prit feu et s'immobilisa au fossé.

       René en sortit en titubant, tenant à deux mains ses intestins déchirés. Henry est touché en 7 endroits différents. Freddy II qui ne vaut guère mieux, soutient René lequel, après quelques pas, s'abat définitivement, littéralement haché par les balles.

       Il aura encore la force de dire : « Il faut continuer le service » et il expira. L'aventure n'était pas encore assez tragique sans doute car voici les feldgendarmes. Heureusement la voiture flambe et les survivants ne sont examinés que superficiellement puis expédiés à l'hôpital de Marche.

       Depuis la libération, nous avons pu ramener René en terre namuroise au milieu de ses parents et de ses amis.

Corruption

       Chacun sait que tout Allemand était à acheter : il suffisait de respecter les « barèmes ». Ainsi une sentinelle pouvait s'acheter complètement à partir de 1.000 Fr. Pour un sous-officier, on allait jusqu'à 5.000 Fr. tandis qu'un officier se vendait au-delà de 10.000 Fr. Pour un S. S. ou un spécialiste, ou encore un officier d'Etat-Major, il valait mieux entraîner le gaillard à faire des dettes ou à se compromettre d'une manière ou l'autre et tâter le terrain entre deux dîners fins bien arrosés. Je n'en ai pas connu qui ait résisté pour une offre dépassant 100.000 Fr. à trahir les secrets les plus importants.

       On put trouver ainsi des « poires mûres » dans tous les services où c'était nécessaire et dès lors s'expliquent l'arrestation du premier directeur allemand de la prison de St-Gilles, l'exécution de 3 fonctionnaires de la Gestapo, le déplacement de plusieurs officiers supérieurs de la Militär Verwaltung et bien d'autres faits qui ont paru inexplicables au temps où ils se sont produits.

       C'était en juillet 1944. Charles le chef de province de Namur, Papillon, son adjoint et Guy le « Chef des chocs » venaient d'être arrêtés par la G. F. P. et transférés à Charleroi.

       A Namur, des manœuvres d'encerclement avaient été tentées autour du féroce Stalepke, et allaient aboutir quand, par lui-même, nous apprenons que nos amis sont depuis les premiers jours à la G. F. P. de Charleroi et que leur cas est excessivement grave. Ils avaient bien sûr mérité cent fois la peine de mort, mais nous ne connaissions malheureusement pas le motif de la présente arrestation, ni ce qu'on avait trouvé sur eux ; car normalement Charles devait avoir le courrier secret de la semaine et Guy, le plan de plusieurs opérations à réaliser. De plus, et ceci compliquait le tout, Guy était un faux inspecteur du Service 8 tandis que les deux autres étaient authentiques. Il y avait plusieurs rebus très ardus mais la solution arriva d'elle-même alors qu'on en était encore à l'étude du problème.

       Il est bon de préciser d'abord que depuis ma récente arrestation racontée autre part et le fait que mes deux codétenus étaient toujours à St-Gilles et pouvaient parler, j'avais pris un bureau secret dans le building de la rue aux choux à Bruxelles où le service 8 avait ses « appartements », bureau communiquant avec l'impasse peu connue de la rue du Persil et avec la place des Martyrs. De plus, j'avais fait installer, sous prétexte de sécurité pour le service, tout un dispositif d'alarme extrêmement coordonné. Bien entendu, le Directeur principal, membre du Service Othello, m'avait apporté sa collaboration la plus entière, collaboration qui avait d'ailleurs permis la création du Service 8 et l'avait soutenu envers et contre tous.

       Au rez-de-chaussée, un huissier enfermé dans une cabine avec, à portée du pied, un avertisseur d'alarme avait pour mission de pointer tous les visiteurs qui remettaient leurs cartes d'identité à l'entrée et la reprenaient au départ. Cet huissier n'était pas au courant de l'organisation secrète du Service 8, mais avait la consigne formelle de mettre la cloche en branle pour toute personne qui forcerait le passage sans vouloir donner son identité. Du coup, en cas de visite de la police allemande, j'aurais été averti automatiquement, car ces messieurs n'allaient bien sûr pas laisser leurs papiers d’identité au portier. De plus, par principe, j'étais toujours déclaré absent et il fallait s'adresser à mon secrétaire dont la conscience à peu près libre, permettait de recevoir les visites suspectes.

       Si malgré tout, un visiteur parvenait à percer cette première barrière sans qu'on puisse avertir, il y avait une filière autrement sérieuse à l'étage où se trouvaient nos bureaux. Et là tout était trié d'abord par les deux téléphonistes qui furent au-delà de tout éloge et ensuite par l'huissier d'étage spécialement stylé et vigilant comme un sphinx. Les téléphonistes s'étaient fait la main à écarter les correspondants importuns, elles parvenaient entre deux réponses à m'avertir à connaître mon avis et tout, était liquidé en un temps record : elles faisaient vraiment partie du Service 8. Et si malgré tout, les visiteurs, par astuce ou autrement, arrivaient sans accroc jusqu'à mon bureau, ils n'étaient guère sauvés car pour entrer il fallait passer chez Dirix et Billy bien plus minutieux encore que tous les autres. Que d'heures de travail précieuses ne m'ont pas épargnées ces deux incomparables auxiliaires. Pour le cas où quelqu'un serait parvenu jusqu'à moi au moyen d'une fausse recommandation ou sous un faux nom, j'avais encore plusieurs armes à ma portée, et d'abord un F. N. de précision qui n'a jamais raté son coup ; ensuite un avertisseur dérobé encastré juste derrière le dossier de mon siège, de telle sorte qu'il me suffisait de m'appuyer au mur pour faire résonner une cloche spéciale qui alertait tout le building et en premier lieu deux inspecteurs de garde dans le local adjacent. Enfin, il me restait un téléphone indépendant, non relié au standard, qu'il n'aurait servi à rien d'isoler pour me priver de communications.

       Et pourtant dans la seule occasion où ce système aurait dû me servir et me permettre de filer au plus vite, c'est la troisième hypothèse qui s'est produite. Un beau jour donc, l'huissier du rez-de-chaussée me téléphone que deux simples soldats allemands désirent me parler confidentiellement de... ici les trois noms réels de Charles, Papillon et Guy. Je ne flaire pas le piège et pense qu'il s'agit d'agents d'un service secret connexe que nos hommes ont pu toucher de leur prison et qui viennent discuter l'affaire avec moi, ceci d'autant plus qu'ils avaient donné le nom de Guy que j'étais censé officiellement ignorer. Je fais introduire les deux felgraus qui, aussitôt entrés dans mon bureau, m'annoncent qu'ils viennent m'arrêter.

       Cependant un instinct secret m'avertissait qu'ils avaient une arrière-pensée et je ne me servis pas du système d'alarme. L'un d'eux qui paraissait le chef et un chef peu tendre, ne parlait que l'allemand tandis que l'autre jouait interprète. Je crus comprendre que mon intérêt était de travailler avec le second et je dis ignorer la langue allemande.

       L'interprète m'expliqua qu'il résultait d'une confrontation des déclarations du faux inspecteur (Guy) avec celles de ses deux compagnons que le chef de groupe des « bandits » dont Guy était membre, ne faisait qu'un avec le Chef du service de Charles et Papillon, en l'occurrence : le Service 8. C'était assez exact, mais je ne pus me résoudre à l'avouer ; ni d'ailleurs à croire que Guy ait révélé quoi que ce soit d'important.

       Mais l'allemand volubile me détaille les tortures qu'il a fait subir à Guy avant les aveux et cela me rendit perplexe. Nous discutions déjà depuis tout un temps quand l'autre s'excusa prétextant un rendez-vous à la G. F. P. de Bruxelles, disant qu'il nous retrouvera au début de l'après-midi.

       Quand je fus seul avec l'interprète, il me raconta qu'il avait été Belge pendant vingt ans, qu'il habitait les cantons rédimés ; qu'il avait une femme et deux enfants ; que la vie était coûteuse ; qu'il aimait la bonne chère, etc. Je l'avais senti venir depuis longtemps et quand il reprit le sujet principal en disant : « Qu'en pensez-vous ? » je lui rétorquai tout de go : « Je pense qu'il vaut mieux vingt mille francs dans la poche qu'une balle dans la tête ». Ce disant, je m'étais appuyé au mur et comme je terminais ma phrase, la porte située à gauche du Boche s'ouvrait, livrant passage à Granpol et au Boss tous deux, vestons ouverts sur des pistolets longs comme ça, et avec des intentions bien plus claires sous des airs moqueurs. Tout ceci peut paraître du roman à la Sherlock Holmès et pourtant l'histoire est rigoureusement authentique jusqu'en ses moindres détails.

       Mon homme comprit immédiatement et je fis sortir mes deux braves. Le Boche n'eut qu'un mot : « Einverstanden » (D'accord) et d'une main je lui tendis deux liasses de dix mille francs que j'avais prises dans la caisse de mon bureau, pendant que de l'autre, je jouais ostensiblement avec mon pistolet.

       Il était devenu on ne peut plus raisonnable et j'étais presque aussi sûr de lui à ce moment que d'un de mes hommes. Il fut convenu que les déclarations de Guy seraient revues dans un sens permettant d'éviter la peine de mort, en même temps que disparaîtraient les pièces à conviction trop compromettantes. Charles et Papillon seraient relâchés sans autre forme de procès.

       La situation était en effet la suivante : la voiture avait une réserve de fausses plaques et de faux papiers et Guy, magnanime, chevaleresque, avait pris tout sur lui dès le début. Sous la torture, il fit semblant d'avouer et donna des détails imaginaires sur une bande dont il faisait partie.

       Quant à Charles et Papillon, ils étaient de vrais inspecteurs dont Guy se servait comme d'un paravent sous prétexte de leur faciliter le parcours grâce à la voiture.

       Splendide garçon ! Alors que son histoire était prête dès le premier instant, il se laissa donner des centaines de coups de matraque pour sembler se faire arracher les aveux.

       Malheureusement, trop de détails avaient montré à la G. F. P. que l'affaire n'était pas si simple et ils suivaient la bonne piste ainsi qu'on l'a vu plus haut.

       Je remis mon Boche satisfait aux mains de Granpol pour un dîner plantureux et un petit cadeau supplémentaire à l'usage des Gretchen et je m'en fus vers d'autres tâches.

       Trois jours plus tard, Charles et Papillon étaient relâchés et les déclarations de Guy étaient passées à l'eau de rose. L'Allemand avait été correct.

       C'est égal, nous avions eu tous une solide émotion.

       Je recherche actuellement le G. F. P. dont j'ai le nom et l'adresse et si je le trouve, il passera avec Guy un quart d'heure qui vaudra bien les vingt mille francs.

L'Attaque de la Werhestelle

       C'était au début de cette diabolique invention. Ils avaient à peine dressé leurs fichiers et leurs premiers policiers se mettaient en route. On ne se rendait pas encore bien compte à ce moment-là des larmes et des deuils que cette création typiquement nazie allait amener.

       Jean,. Monsieur Jean dont je vous ai déjà parlé autre part, n'a pas attendu tout cela pour intervenir. Il s'est douté tout de suite du tort que l'engin allait causer et il coupa le mal à la racine. Il rongea son frein patiemment tant que les Boches n'eurent pas complété leur fichier et dès qu'il vit deux policiers namurois en sentinelle devant la porte, il se dit que l'heure avait sonné et il y alla de toute sa juvénile ardeur.

       Ils ont attaqué cela sans arme, car ce n'est pas une arme ce pistolet à amorce que Monsieur Jean braque sous le nez du policier géant qui barre la porte.

       L'autre bredouille, gémit, lève les bras, précédé par son collègue qui, au fond, ne demande pas mieux. Jean enlève les pistolets, enferme les deux policiers au rez-de-chaussée et commence avec ses hommes à empiler les fiches dans des sacs. Ils savaient qu'un Boche dormait à l'étage mais ils n'ignoraient pas qu'un Allemand isolé est toujours un froussard et celui-ci ne fit pas exception à la règle.

       Et mes gaillards s'en furent, non sans avoir par pitié, rendu leurs armes aux deux policiers namurois, qui, sans cela, eussent subi les pires avanies.

       Et on alla cacher toute la documentation dans un fortin de Wépion. Le dépouillement fut des plus intéressants, car nombre de lettres de dénonciations avaient été emportées qui permirent des coups de filets splendides.

       C'est ainsi qu'une dizaine de jours plus tard j'étais invité à assister au jugement des premiers traîtres qui avaient été arrêtés sur la foi des documents trouvés à la Werbestelle.

       Les juges étaient trois, masqués, car il fallait prévoir le cas de preuves insuffisantes et la libération éventuelle pour certains inculpés.

       Les prévenus comparurent l'un après l'autre et leurs interrogatoires furent actés minutieusement. Je me souviens qu'il y avait parmi eux un « chercheur » de la Werbestelle, lâche à vomir, qui avoua tout, vendit ses complices, les complices de ses complices et nous permit de fructueuses opérations ultérieures.

       Deux prévenus furent relâchés, les preuves paraissant insuffisantes, mais les autres firent des aveux complets et expièrent leurs trahisons par la peine capitale. Et on peut dire que toute l'opération assainit prodigieusement la situation des réfractaires dans la région de Namur.

       Les Boches se mirent immédiatement à reconstituer leurs fichiers et Jean a volé les registres d'Etat-civil pour les empêcher d'arriver à un résultat. Ces vols de registres nous permirent de fabriquer pour les villages « préjudiciés » autant de cartes d'identité que nous voulions : tout contrôle étant rendu impossible. C'est ainsi que la commune de Sauvenière eut bientôt des milliers d'habitants.

       Les Boches rageaient, fixaient des délais pour la reconstitution des registres, délais au bout desquels, prévenus par le bourgmestre ou le secrétaire, les hommes de Charles enlevaient les nouveaux registres la veille du jour où on devait les présenter aux Allemands.

Gembloux

       Je connais une ferme à Liroux, une jolie ferme à tourelles enclose a étangs, qui pourrait raconter beaucoup de choses au sujet de la guerre secrète, tout comme le fermier taiseux qui s'en allait bien souvent le soir dans sa grosse Ford verte, en compagnie de ce grand escogriffe de ... sapristi j'allais dire son nom et je ne crois pas qu'il aimerait cela, le soiffeur impénitent qui porte un nom à peu près semblable à celui des héros d'Arthur Masson.

       Ils partaient presque toujours eux deux, ce couple disparate, après un bon dîner à la ferme, une petite série de « gouttes » et les recommandations d'une fermière apparemment angoissée, en réalité là plus hardie des trois. Ils rentraient tard avec toute une cargaison de timbres de ravitaillement, de cartes idem, de registres d'Etat-civil qui disparaissaient dans des oubliettes toutes préparées. Il faisait beau voir Hubert sortir de ses poches les sceaux communaux après les cartes d'identité et les bons de chaussures.

       Que n'y avons-nous pas caché dans cette ferme : essence, huile, froment, sucre, voitures, armes, documents, et le fermier ouvrait toujours les bras avec un calme imperturbable contrastant singulièrement avec l'agitation de son complice Hubert (Tiens, voilà que je me suis souvenu de son prénom).

       Je ne pourrais quitter ce couple si sympathique sans rappeler cette affaire époustouflante qu'était le bureau du dernier nommé. On y distribuait fausses cartes d'identité, fausses : cartes de ravitaillement et timbres idem, on y imprimait sur l'heure tous les faux papiers imaginables, on plaçait les réfractaires. Et Hubert non rasé, défait de la veille, dirigeait tout cela en regardant par dessus des lunettes dont je n'ai jamais su à quoi elles servaient exactement.

       Et il pressait, pressait, car il devait encore aller chercher deux aviateurs alliés abattus la veille, voir un employé de la sucrerie pour préparer un « vol » de sucre, corriger les épreuves de mes faux « ports d'armes », placer deux réfractaires chez Legros, etc., et il n'était toujours pas rasé et il avait soif, si soif, que nous allions encore boire une grande « goutte » chez Juliette avant qu'il se mît à attaquer toutes ces nouvelles opérations.

       Chez Juliette, Hubert demandait des gouttes sauf pour lui qui se souvenait des semonces reçues lors de libations trop abondantes et il commandait bien haut une eau minérale à son usage. Puis, pendant que j'avais le dos tourné, Juliette lui passait une goutte, plus grande que les autres, par derrière le coffre de la machine à coudre. Et je vous assure que le verre faisait un aller et retour rapide. Sacré Hubert va !

       Evidemment, ce qui devait arriver arriva. A force de se promener avec un pétard long comme ça, dont la crosse dépassait amplement la poche du veston, de multiplier les sorties et les extras, Hubert dut filer en vitesse. Mais avant cela, il se paya une dernière tranche de fou-rire qui vaut d'être contée.

       Hubert était le Président d'un club de joueurs de cartes de l'espèce « stratèges » du Café du commerce qui tranchaient tout à partir des tables de chez Juliette. C'est de là qu'ils avaient tant de fois repoussé Rommel, tourné le mur de l'Atlantique, tué de nombreux Gestapistes et rossé nombre de ces méchants garçons de maquisards qui, depuis un certain temps, s'étaient mis à prélever de-ci, de-là, quelque argent aux richards.

       Justement ce soir-là, Hubert était attablé au centre de ce petit club avec quelques bourgeois cossus et bavards qui déclaraient bien haut qu'eux ne se laisseraient pas délester ainsi par des gamins morveux. Et Hubert opinait du bonnet tout en surveillant la porte du coin de l’œil.

       Tout à coup, l'huis s'ouvre violemment tandis que retentit un vibrant « Haut les mains ! » poussé par deux jeunes gens masqués dont l'un pointe un fusil-mitrailleur qui dut paraître aussi dangereux qu'un tank à la bande de froussards rassemblés là.

       En un clin d'œil ils étaient tous au mur les bras dressés bien verticalement, l'un serrant encore un as d'about, l'autre étalant en l'air toute une série de piques, insuffisante pour un solo-schlem. Au bout de la file, Hubert, mains en l'air comme tout le monde, mordait violemment dans sa lèvre pour ne pas éclater de rire.

       Il y eut un silence haletant. L'un des arrivants a posé son fusil-mitrailleur sur une table, l'a pointé vers le mur et s'amuse à en tripoter le mécanisme, ce qui amène des coulées de sueur sur le front d'un gros commerçant gris d'angoisse qui demanda bientôt d'une voix suppliante à pouvoir se retirer un instant, ce qui lui est d'ailleurs refusé d'une voix dure. A côté de lui, un petit industriel flageole et claque des dents ; plus loin le marchand de meubles fait une figure d'écorché vif avec une demi-douzaine de trèfles à bout de bras. La scène est-indescriptible, elle perd à être racontée : il faudrait la peindre.

       Chaque fois que l'homme au fusil-mitrailleur tripote son engin, les malheureux qui lui font face poussent des soupirs à fendre l’âme en sortant à fleur de tête des yeux exorbités d'une frousse déliquescente qui a dû travailler aussi d'un autre côté, si j'en crois ce que Juliette m'a raconté le lendemain.

       Imperturbable, l'autre « bandit », le chef, ordonne : « Mettez tous, tout votre argent sur les tables ; celui qui gardera un franc sur lui sera abattu séance tenante ». Et porte-monnaie et portefeuilles de sortir et d'étaler monnaie et gros billets.

       Quand tout fut sur la table, Charles, car c'était lui, fit remettre ses victimes au mur, surveilla l'alignement, leur lança un regard effrayant et après avoir mélangé le tout sans souci des origines, se mit à compter calmement en prenant note des montants au fur et à mesure. Quand il eut fini, il dit, sans élever la voix : « Il n'y a pas assez, nous reviendrons ». Et abandonnant le tas d'argent, ils s'en allèrent en emportant le fusil-mitrailleur !!!

       Le lendemain, tout : Gembloux connaissait l'affaire et la Feldgendarmerie s'amena chez Juliette pour l'enquête. Juliette, évidemment, prétexta qu'elle avait été enfermée dans la cuisine pour éviter de faire une déclaration. Qu'à cela ne tienne, voici un consommateur obligeant qui s'avance vers le sous-officier allemand en s'offrant à expliquer le cas, car dit-il : « J'y étais »

       Le sous-officier prit soigneusement note des déclarations détaillées du bienveillant quidam, posa quelques questions et s'en alla, non sans avoir remercié chaleureusement notre homme de son amabilité.

       Et maintenant connaissez-vous ce consommateur si obligeant « qui y était ? »

       C'était Charles !

L'Agent double

       L'agent double : la perte de beaucoup de services secrets. Ce mot a d'ailleurs plusieurs acceptions et il faut bien se comprendre. Le véritable agent double, le plus dangereux, est celui qui, faisant partie d'un service secret, était en réalité, à la dévotion de l'ennemi.

       A côté de celui-là, il y a le mercenaire qui vend à l'un et à l'autre, sans vergogne, des renseignements monnayables ; mais en général, il ne dénonce personne car ce serait se priver de la moitié de ses « revenus ».

       Vient ensuite le pseudo-agent double, et tous les grands espions le sont un peu. C'est l'homme qui, pour remplir ses missions, se compromet apparemment avec la puissance ennemie. Il est impossible, en effet, de pénétrer dans les arcanes adverses si on ne s'y risque pas un tant soit peu ; le tout est de n'y rien faire de positif en faveur de l’ennemi. C'est par exemple, l'agent qui s'engage comme interprète à la Feldgendarmerie ou à la Gestapo pour avertir son service de tous les dangers en provenance de ces deux organismes.

       Fort discutés, blâmés souvent par des imbéciles, car ce sont les postes qui rapportent du 100 %, et combien de ces héros sont arrivés à la libération.

       Comme il fallait s'y attendre, les quelques rescapés de ces missions de choc sont, bien entendu, traduits devant les Juridictions militaires huit fois sur dix : Quoi que leurs services fassent pour eux, on prétendra toujours qu'ils ont joué double jeu et il n'y a que des spécialistes pour discerner la délicatesse de leur tâche et l'apprécier à sa juste valeur.

       Je ne parle pas de ceux qui, par ordre, se sont engagés dans les formations spéciales et, au péril constant de leur vie, ont transmis continuellement des renseignements de la plus haute importance : il n'y a pas deux cas sur dix où on leur accordera crédit à l'heure actuelle ? En dehors du cercle des initiés, ils sont assimilés aux traîtres et traités comme tels.

       Pitoyable mentalité des milieux incompétents, faiblesse ou ingratitude des services bénéficiaires, je ne sais. J'ai vu dans les prisons alliées après la libération, des agents belges envoyés à travers les lignes allemandes comme espions volontaires et qui, au retour, ont été purement et simplement incarcérés, malgré leurs mots de passe et leurs références. On avait pris les renseignements qu'ils rapportaient, puis on les avait fourrés en prison et trois mois après ils y étaient encore : certains ont même été torturés pour essayer de leur faire avouer qu'ils étaient de la Gestapo.

       Incurie criminelle, bêtise administrative, rivalité entre espionnage et contre-espionnage ? Mystère ? Mais c'est ainsi qu'on décourage les plus purs enthousiasmes.

       Le plus dangereux de tous les agents doubles était, comme nous l'avons dit, celui qui parvenait à entrer dans un service secret, ou dans la Résistance, et semblait y faire du bon travail, en fournissant, par exemple, des informations qui paraissaient justes, mais en réalité contenaient une minime erreur qui en détruisait la valeur.

       La chose était facile quand il s'agissait de plans ou de chiffres. J'ai connu un agent double qui fournissait de magnifiques tableaux d'inventaires des dépôts de munitions à la côte, mais peu après, on apprit que les quantités et les calibres étaient faussés. Un autre fournissait des plans d'aérodrome avec les coordonnées à 6 chiffres des batteries de D. C. A., renseignement unique à première vue ; mais, par après, nous apprîmes que le quatrième chiffre des coordonnées était faussé, amenant ainsi des différences qui auraient rendu un bombardement inopérant.

       Les services d'espionnage qui emploient les agents doubles ont d'ailleurs toujours un répertoire de faux plans tout préparés : les erreurs sont minutieusement camouflées, difficilement décelables et cependant suffisantes pour annuler le renseignement.

       Moins dangereux était l'agent double conquis par la trahison. Un agent d'un service secret est arrêté, sa faute n'est pas très grave mais les policiers du contre-espionnage allemand s'aperçoivent qu'ils ont à faire à un individu cupide et impressionnable (il y en avait dans les services qui recherchaient plus la quantité que la qualité de leurs agents).

       Du coup, on représente à notre homme, d'un côté la torture dont on lui donne quelques avant-goûts, avec la mort comme conclusion, et de l'autre côté, quelques petites informations bien payées. Pour ne pas l'effrayer, on ne lui demande d'abord que des renseignements d'apparence insignifiante et on le renvoie vers son service avec quelques bleus bien visibles qui convaincront ses amis de la réalité des mauvais traitements subis.

       Quand l'agent double a le pied dans l'étrier, on exige plus et bientôt il est dans l'engrenage et marche à fond ....

       Si son service ne s'est pas méfié de ce libéré trop vite qui fait des déplacements inconnus autrefois, dans quinze jours, dans un mois, toute l'organisation sera raflée avec, bien entendu l'agent double, car les Allemands, patriotes indiscutables, n'aiment pas ce genre de bipèdes et le leur faisaient bien sentir quand ils n'en avaient plus besoin.

       J'ai connu ainsi un traître qui fit rafler tout un peloton de l'A. S. et fut tué ensuite à coups de nerfs de bœuf par les Allemande eux-mêmes après l'opération.

       Raymond dont je vous ai parlé par ailleurs, avait à peine monté son camp dans les bois de Resteigne-sur-Lesse, qu'il décelait dans sa troupe un individu suspect malgré toutes ses belles références et son mois de prison à la Gestapo, suspect précisément parce qu'il s'en allait trop souvent vers un même petit coin où on l'avait vu une fois en conversation avec un étranger douteux.

       Raymond fit sa petite enquête, tendit une souricière et expédia du même coup dans l'autre monde l'agent double et l'homme du rendez-vous. A sa place, je les aurais capturés pour les faire parler, mais allez donc demander à Raymond tous ces distinguos.

       Pendant la guerre, on a cité comme type accompli d'agent double mercenaire la célèbre danseuse indonésienne Mata-Hari qui paya de sa vie, au poteau de Vincennes, sa trahison envers la France.

       Il y eut certainement pendant la 2ème guerre mondiale bien des cas analogues, Les grands procès d'espionnage vont seulement commencer avec la découverte de certaines archives du service d'espionnage allemand.

       Pour notre part, nous avons eu dans notre service un des agents doubles les plus retors que la Gestapo ait employés et il a pu disparaître avant que nous lui ayons fait passer l'envie de ce genre d'aventure.

       Il appartenait au Groupe d'Anvers avec la matricule 172 et le nom de guerre « Georges ». Je n'avais visité qu'une fois notre chef de province de la métropole et lui avais laissé une adresse et un mot de passe pour le cas de grabuge. Quelques jours plus tard, un courrier m'apprend que tout l'Etat-Major du Groupe d'Anvers est coffré, à part Georges qui a pu s'échapper et le soir, Mady m'apportait un mot de lui ; déposé à l'adresse donnée.

       Je me méfiais malgré tout de ce miraculeux échappé et lui fixai rendez-vous chez Oscar, ce restaurant qui vit mon arrestation peu de temps après. Je le reçus là dans la pénombre, légèrement déguisé, et fus extrêmement bref avec lui, lui signifiant qu'il me paraissait suspect qu'il ait pu en réchapper et l'avertissant qu'à partir de cet instant, il serait suivi partout et abattu au moindre faux pas.

       Il me parut tout à coup taiseux, surpris et impressionné par ma soudaine mercuriale. Il abrégea l'entretien, demanda seulement un peu de fonds et me quitta non sans que Granpol lui ait lancé un regard qui en promettait long.

       Deux jours plus tard, Athos m'apprenait que l'agent double que nous avions à la Gestapo lui signalait un individu immatriculé chez nous sous le numéro 172 comme extrêmement dangereux et ayant vendu le chef de service, ma boîtes-aux-lettres et moi-même.

       Je fixai encore le même jour un rendez-vous au 172, postai Pol, Philippe et Philippo à proximité du café situé un peu plus loin pendant que je faisais prévenir le patron du café primitivement indiqué d'envoyer l'individu au second rendez-vous.

       Si la Gestapo avait cerné le 1er repaire, elle en était ainsi pour ses frais. Mais « Georges 172 », son coup fait et payé, avait disparu définitivement.

       Nous prîmes d'abord toutes les mesures de précaution requises puis, rien ne se passant, nous en revînmes inconsciemment à l'état normal.

       En coup de théâtre, le chef de service, son principal courrier, une boite-aux-lettres, puis moi-même, nous fûmes coffrés. La Gestapo avait attendu pour mieux réussir son coup, et hélas ! elle avait fait mouche.

Les Aviateurs

       Les aviateurs : le « job » le plus dangereux que j'aie connu parce que bon gré, mal gré, il fallait souvent travailler à découvert : il arriva un moment où il fut même officiellement ordonné de suspendre ce genre de missions, tant les espions et les agents doubles pullulaient dans les « lignes » qui sautaient l'une après l'autre. Les risques paraissaient d'ailleurs disproportionnés puisque les Alliés avaient fermé leurs écoles d'aviateurs et partant ne savaient que faire du personnel rapatrié à grand risque et qui aurait dû être réadapté avant toute remise au travail.

       Mais en 1940 et 1941, il n'en était pas de même et nos amis anglais accordaient le plus grand prix à revoir leurs pilotes surtout ; les mitrailleurs étaient beaucoup moins « demandés ».

       Différentes lignes se créèrent donc qui, au début, réexpédiaient le personnel rescapé des avions alliés abattus et cela en un temps record, soit par la Suisse, soit par l'Espagne.

       C'était une sorte de snobisme dans certains milieux de parler de « son » major, de « son » Canadien. Il fallait entendre Madame la Baronne souffler à sa voisine : « Moi, ma chère, j'ai un commodore exquis, il est d'un chic ! » A quoi l'autre rétorquait : « Je préfère mon Major, il est d'une galanterie ! » Et vous imaginez la suite. Qui n'avait pas son aviateur ? Et un beau jour, apparut dans tout cela le Captain Jackson, aviateur canadien, plusieurs combats, plusieurs blessures, et tout et tout, seul survivant d'un Bristol-Blenheim, encore meurtri de son saut en parachute et qui voulait à tout prix regagner l'Angleterre et continuer à combattre le Boche exécré.

       Généralement, il était précédé de quelques heures par une jolie femme du type espagnol, prénommée Anita, à laquelle on refusait difficilement d'héberger un tel héros. Et Monsieur le Curé, à moins que ce ne fût le maître d'école, faisait piloter Jackson chez tel bourgeois, tel châtelain, tout fier d'aider semblable preux. De là, on le passait un peu plus loin, puis encore un peu plus loin, bref, il prenait « la ligne » et finalement arrivait au point où l'avion viendrait l'enlever ou on l'expédierait outre-frontière.

       Le drame éclatait alors en un clin d'œil. Tous ceux absolument tous, qui avaient aidé le vaillant officier étaient raflés en une nuit. La ligne sautait et Jackson s'en allait dans une autre contrée recommencer son infernale besogne.

       Il créa même à un moment donné, en pleine banlieue bruxelloise, un centre de rassemblement des aviateurs tombés et quand la maison fut pleine, il fit sauter d'un coup, trois ou quatre lignes d'évacuation. C'est par centaines qu'il faut compter les victimes de ce sinistre sire.

       Qui était-il en réalité, Jackson, alias Bul, alias Thompson, alias Dickson ? On le sut assez rapidement : il était flamand de Passchendaele : Prosper De Zitter, cinquante ans, 8 ans d'émigration au Canada, amputé de la moitié de l'annulaire gauche et toujours ganté pour dissimuler cette particularité très reconnaissable.

       Tous les services, tous les groupes ont cherché à le supprimer. Insaisissable ! Il avait, racontait-on, trois sosies dont deux furent abattus au lieu et place du véritable traître. Après la libération, je l'ai retrouvé derrière les lignes américaines, il était signalé partout et jamais, on n'a pu mettre la main dessus. Ce sera une des plus ténébreuses énigmes de la guerre secrète contemporaine.

Evidement, si les gens n'avaient pas été si bavards et si vantards, Jackson n'aurait pas fait tant de victimes et je connais une ligne qui a tenu presque sans casse de 1941 à la libération.

       Le système était fort simple : deux ou trois personnes étaient au courant de la filière, tandis que les maisons hospitalières ne se connaissaient pas l'une, l'autre. Pour le « recrutement » des passagers, on ne prenait, par principe, pas d'isolés et seulement des aviateurs recueillis à proximité d'un avion abattu et identifié.

       Pour éviter toute erreur, on laissait d'abord les rescapés dans une hutte ou un hangar en dehors de tout contact, tant qu'on n'avait pas vérifié consciencieusement leurs références et recoupé les renseignements reçus.

       Dès qu'on les hébergeait chez l'habitant, ils étaient surveillés constamment et n'auraient pu communiquer avec le dehors. Et ce ne fut pas toujours facile car ils étaient souvent nerveux comme de jeunes étalons les bouillants pilotes d'Outre-Manche.

       Par principe aussi, les aviateurs ignoraient où et chez qui ils se trouvaient et on faisait l'impossible pour les évacuer au plus tôt. D'un endroit à un autre, ils étaient transportés en ambulance et il faut avoir vu Jadoul, Esculape de profession, avec Roger, accompagnant par les nuits noires ces malades d'un nouveau genre que Mouchette, ou Eva, ou Kelly ou Polyte de Wellin ou quelques-uns de ces braves des braves guidaient ensuite vers quelque havre sûr avant le grand départ.

       Après le débarquement, quand la route vers l'Espagne fut barrée, la « ligne » créa le camp de Villance dont j'ai conté l'odyssée ailleurs et qui tint jusqu'à la libération malgré une ultime alerte.

       Un beau jour, en effet, les Boches croyant sans doute que le camp des aviateurs se trouvait dans le village même, cernèrent complètement Villance et commencèrent un contrôle serré de tous les habitants ou résidants. Or Durbuy et Francotte, encore mal remis d'une veillée qui n'avait pas été consacrée uniquement au service, n'étaient guère en règle et ne savaient où se fourrer quand le premier, qui était l'homme des initiatives fulgurantes, imagina d'aller se cacher dans les orgues de la petite église. Et un curieux bien avisé aurait pu voir ce matin-là le grand Durbuy plié en Z parmi les dièses et les bémols tandis que le maigre Francotte avait entrelacé ses échalas dans l'autre coin. Pendant ce temps; les Boches malmenaient tout le monde et ne trouvaient rien.

       Quand le Curé Poncelet les vit s'apprêter à fouiller l'église, il s'en alla de son pas tranquille vers le siège des orgues et commença une improvisation assourdissante et variée qui... sauva nos deux gaillards et dérouta les Prussiens. Quand ils eurent quitté Villance, Durbuy et Francotte couvert de toiles d'araignées, sales, hirsutes, et de surplus à demi sourds s'extirpèrent de derrière les orgues et s'encoururent vers l'hôtel du Vieux Jambon d'Ardenne, réclamant à cor et à cris ... une bouteille de fine.

       On avait promis monts et merveille à tous ces braves qui donnèrent leur dernière culotte pour habiller en civil leurs pensionnaires, qui les nourrissaient, qui les retapaient, qui les évacuaient. Bien entendu, ils n'ont rien reçu, on n'a même pas parlé d'eux, mais comme la majorité des agents secrets, ils ne sont guère étonnés parce qu'ils n'avaient rien espéré et même les promesses, ils s'en seraient bien passés.

Un Détective.... détecté

       Il nous fallait du sucre, beaucoup de sucre et d'ailleurs les opérations d'enlèvement d'une telle denrée étaient trop dangereuses pour que l'on s'amusât à procéder par petits coups. Nous résolûmes donc d'enlever 100 tonnes, de sucre à répartir entre toutes les organisations de Résistance et de soutien de la région de Namur. Les différents groupements nous promirent leur concours sous forme de camions convoyés pendant que nous nous chargerions de l'opération elle-même. A l'heure convenue, nous avons eu les camions, sauf un, et pas de, convoyeur : une fois de plus la coordination avait fait défaut.

       La direction de la sucrerie était d'accord. Le conseil d'administration l'était moins et avait commis à la garde de ses installations un détective privé armé d'un fusil de chasse et dont nous ne connaissions pas du tout les sentiments à notre égard. De plus, les Boches cantonnés à proximité montaient bonne garde car précisément les 100 tonnes que nous avions médité d'enlever n'attendaient plus que des sacs pour aller adoucir le palais délicat des Fraulein d'Outre-Rhin. Une fois de plus, elles ont dû s'en passer comme vous allez voir.

       Bien entendu Hubert de Gembloux avait préparé le coup et il se tira d'aventure avec brio. Monsieur Jean, le petit Jean de Namur, reçut le signalement du détective qui venait chaque jour de Bruxelles par chemin de fer, avec mission de le signaler à Freddy II qui, muni d'une splendide médaille de la police judiciaire, l'attendait sur le quai de la gare de Gembloux. Il y a longtemps sans doute que le lecteur aura deviné que c'est encore et toujours là que l'exploit va se dérouler.

       Dans le train, Jean bavarde avec tous et chacun comme si la Gestapo n'était pas à ses trousses depuis tout un temps avec une belle prime pour celui qui fera prendre le vaillant petit bonhomme. C'est un jeu pour lui de détecter ... le détective et d'entamer la conversation avec lui pour bien se convaincre qu'il s'agit de l'homme qu'il faut écarter de l'opération projetée. A Gembloux Jean le désigne discrètement à Freddy II qui s'approchant aussitôt décline ses noms et qualités et montrant sa médaille, invite le détective à le suivre pour lui fournir quelques explications sur un vol qui a eu lieu précédemment à la sucrerie.

       L'homme, sans méfiance et même un peu fier, quitte la gare avec notre agent qui le prie bientôt de monter dans une voiture qui stationne en face. « Comment ! s'étonne le policier, vous prétendez être de la police judiciaire et vous voulez me faire monter dans une voiture sans plaque ni permis ? » Mais René et Henri se sont approchés par derrière avec des mines patibulaires et notre homme s'affale sur les coussins de la Ford avec un lamentable soupir. « Vous n'allez pas me descendre au moins ? »

       On le rassure, on lui explique qu'on a voulu l'écarter de l'opération pour ne pas être obligé de lui subtiliser son fusil de chasse et peut-être d'entrer en conflit avec lui. On le conduit dans un bois, plus-mort que vif, en lui promettant de venir le reprendre après l'opération mais quand on veut le faire descendre de voiture pour lui bander les yeux, il gémit, et supplie, et c'est presque de force qu'il faut le faire sortir. Sur le siège qu'il vient de quitter, une large tache humide dit... l'émotion du détective...

       A la sucrerie, les camions commencent à charger, protégés par un groupe de choc. Il y a justement alerte et les gardes allemands sont terrés. Quand ils sortiront de leurs abris et qu'ils auront vu les gars de Guy, ils s'en iront sans oser engager le combat. Comme il faut craindre cependant qu'ils appellent du renfort, on mobilise immédiatement tous les passants pour aider au chargement. On leur donnera par après trois kg de sucre pour leur peine et deux kg aux femmes de prisonniers qui se trouvent parmi les badauds que nous avons dû bloquer au passage.

       Et les camions s'en vont un à un sous les acclamations de la foule, car il y a une véritable foule qui fait à nos gars une ovation aussi chaleureuse qu'inattendue. Le groupe de choc en voiture ferme la marche et la caravane s'éloigne sans incidents, ni accidents. Charles s'en va délivrer le malheureux détective qui s'empressera de reprendre le train de Bruxelles sans aller montrer sa face angoissée sur les lieux du... sinistre.

       Le lendemain, Charles dînera chez notre ami Persyn à Liroux en compagnie du capitaine commandant le détachement boche de Gembloux. Celui-ci raconte dans une salade de jurons, l'aventure de la veille à ses hôtes attentifs ; personne ne rit et je suis bien sur que le Teuton a cru que ses auditeurs partageaient sa réprobation.  Après tout qu'est-ce qu'on n'aurait pas fait pour ménager ce fat naïf dont Persyn apprenait tant de choses à chaque entrevue pendant que les voisins étaient bien prêts de considérer notre ami comme un collaborateur.

La Famenne héroïque

       Ce n'était pas la première fois que Roger partait en expédition, mais c'est bien la première fois qu'il démarrait sous de tels auspices avec des Boches dans tous les coins et l'approche de la libération qui les rendait nerveux. Mais qui connaît Roger sait qu'il n'était pas homme à s'arrêter pour cela.

       C'était en plein août 1944, le 19 exactement et les touristes villégiaturant sur la Lesse ne se doutaient guère du drame qui, dans quelques heures, allait ensanglanter ce coin si tranquille de la Famenne héroïque. Wellin, Halma, Neupont, Chailly, autant de petits villages riants, autant de lieux légendaires pour les groupes de choc duService 8. Chaque carrefour pourrait dire bien des chevauchées, chaque village a connu « son » histoire, chaque auberge, son épopée. Mais c'est bien l'hôtel du Père Finet qui enregistra le plus d'exploits. Goderniaux restait impassible quand la Feldgendarmerie de Neufchâteau y venait boire un verre ou quand Schnell de la Geheime Feldpolizei s'y saoulait, mais qui aurait deviné que si sa femme riait à gorge déployée dans la cuisine, c'est que Roger ou Victor lui racontait le dernier exploit du groupe. Et ce, à l'instant même où les Feldgendarrnes tentaient d'obtenir du patron quelque renseignement sur le dernier « coup »... Pendant ce temps Lambilotte vidait le réservoir de leur voiture !

       Personne mieux, que Mouchette pour les endormir. Profitant de ses qualités officielles et du goût inné du boche pour les boissons fortes il les entraînait aux confidences les plus scabreuses et les égarait finalement. Comme tous les vrais patriotes, il a payé sa rançon à la calomnie, parfois de la part de ceux-là mêmes auxquels il avait évité des ennuis... Ironie du sort !

       Ce soir-là, Ale, le chef des groupes de choc, qui a remplacé Guy emprisonné ; est venu personnellement donner à Roger une mission délicate qu'il convient d'accomplir d'urgence à travers les barrages allemands qui pullulent depuis, qu'on a sectionné le câble Paris-Berlin en plusieurs endroits. Victor, Albert et Jean accompagneront ainsi que Georges. Il s'agit d'aller de Neupont à Pondrome en vélo et le trajet comporte le risque d'un contrôle volant soit à Wellin, carrefour important, soit à Lomprez. Le trajet aller est normal, mais la mission échoue et Roger entame le retour avec quelques appréhensions après ce présage peu encourageant.

       A la queue leu-leu, les cinq « terroristes » descendent la côte de Barzin qui, à Lomprez, aboutit à la grand-route de Gedinne. C'est un carrefour dangereux et Roger s'avance seul à quelques mètres de ses hommes pour parer à toute surprise. Il sent l'ennemi, mais c'est le Destin et il a foncé en vitesse sur le cable tendu à travers la route avant d'avoir eu le temps de tergiverser. Il est à terre, entouré de Boches ; crosse levée. En vrai Chasseur Ardennais, il se faufile dans leurs jambes et sort du cercle resserré : il pourrait fuir dans l'obscurité, il serait presque certainement sauvé, mais il a pensé à Victor et aux autres qui suivent et vont être pris au piège. Tant pis, il est le chef, il payera d'abord.

       Les Boches tout éberlués le cherchent encore, que lui est à dix mètres et a dégainé son pistolet, il tire deux, trois, quatre fois, il ne sait plus ... jusqu'au moment où tous les Boches se sont tournés dans sa direction de fuite et ouvre un feu aussi nourri qu'imprécis. Brusquement, Roger a senti au bras droit une douleur sourde : il est touché, il tire encore le reste de son chargeur et s'estompe dans la nuit en trompant ses poursuivants.

       Mais les agresseurs étaient beaucoup plus nombreux qu'il ne l'avait cru et là-bas au carrefour tous ses hommes sont tombés en plein piège et malgré l'écrasante supériorité des Boches, ils se démènent comme des démons. C'est une mêlée homérique avec des han et des cris sourds comme dans les luttes de catch car il n'est pas possible de se servir des armes à feu. Finalement Victor et Georges se dégagent et parviendront à rejoindre l'auberge du Père Finet où Madame Goderniaux les reçoit avec des Hi ! et des Ha ! beaucoup moins brillants que d'habitude car nos amis sont dans un triste état. Vêtements en loques, griffés écorchés, ils font pitié à voir. Victor a, à la gorge, une profonde entaille et Georges offre sur tout son corps des ecchymoses de couleurs  variées qui feraient peut-être très bien sur une peinture de bataille mais provoquent ici la plus compréhensible pitié. Le brave, l'excellent Docteur Vandercam soignera ces blessures-ci comme il en a soigné tant d'autres malgré la captivité que l'Occupant lui a déjà infligée pour semblable motif.

       Albert et Jean sont restés aux mains des Boches à moitié morts et désespérés. Jean peut encore griffonner un adieu à sa mère sur un billet de 1.000 frs qu'il abandonnera sur place et qu'on portera à Mouchette le lendemain.

       Qu'importe ! Ils feront face à l'adversité et ni les coups des Feldgendarmes de Marche, ni les tortures plus raffinées de la G. F. P. de Namur n'auront raison de leur silence obstiné. La libération seule les ramènera parmi nous.

       Du champ de bataille, les Allemands ont emporté trois morts et un blessé grave et on comprend leur rage à rechercher Roger et à torturer les deux malheureux restés dans leurs mains. Roger a couru longtemps puis il a rejoint Namur et l'Institut Saint-Camille qui fut en quelque sorte la clinique secrète du Service 8 l'accueillera comme elle en accueillit tant d'autres et le guérit avec beaucoup de difficultés car la blessure était restée trop longtemps sans soin. Modeste, il a repris aujourd'hui sa, tâche quotidienne, méditant comme dix mille autres l'ingratitude des pouvoirs publics qui ne lui ont pas accordé la moindre attention alors qu'il ne pourra plus jamais se servir normalement de son bras droit. Il est vrai qu'on lui a déjà fait remplir son dossier trois ou quatre fois, probablement pour avoir du papier pour allumer les feux des Ministères...

       Lomprez a repris depuis longtemps son calme plat de petit village famennois, mais je doute fort que les deux ou trois témoins de la scène mouvementée que je raconte plus haut, l'oublient de si tôt.

Libération

       Les Alliés ont percé en. Normandie; ils avancent à marches forcées, ils vont être là. Le Service Othello demande au Service 8 d'assurer la protection de tous les bureaux (22 pour Bruxelles seulement) et de toutes les Archives de la Corporation de l'Agriculture que des patriotes simplistes pourraient mettre à sac.

       Il faut faire vite car ces cohortes hétéroclites qui filent, qui galopent, qui pétaradent vers l'Est ; c'est la défaite, ou tout au moins c'est la retraite à bride abattue. Voilà le Général Jungclaus et ses services qui quittent Bruxelles le dimanche 3 septembre vers 14 heures ; voici le Palais de Justice qui flambe ; voici le grand Etat-Major qui fuit l'hôtel « Plaza » et sur lequel on tire du haut des toits du Bon marché ; voici une auto blindée alliée toute seule et comme perdue près de la Bourse avec des têtes hirsutes et noires qui sourient à la foule délirante. Allons, il faut se hâter.

       Le Boss qui rentre d'expédition va tout de suite faire imprimer des affiches plaçant les bâtiments du Ministère de l'Agriculture et du Ravitaillement sous la protection de « Civils Affairs - Service Othello » et deux heures plus tard, alors que les Boches défilent encore un peu partout et qu'on se bat à l'Oberfeldkommandantur, les affiches sont collées et nos hommes prennent leur garde.

       Quand, vers minuit, je voudrai regagner mes pénates, ce sera pour tomber d'abord en pleine mitraillade, rue de Namur, et je n'en sortirai que pour choir sur des membres de deux groupements de résistance différents qui veulent s'enlever mutuellement leurs armes, se croyant plus indispensables les uns que les autres. Déjà ! A l'aube, je trouverai Athos et Florent, installés au Cinquantenaire, occupés à distribuer brassards et cartes matricules dans l'ordre le plus parfait.

       L'occupation exécrée était terminée. Le Service 8 allait continuer la guerre Sur un autre champ de bataille. Nous conterons ses nouvelles aventures dans un volume qui paraîtra peu après celui-ci et qui sera intitulé « Le Service 8 en occupation ».

 



[1] Capitaine Freddy « Athos » Service 8. L’Espionnage et la Résistance belges sous l’occupation allemande. Editions le Monde de Demain, Bruxelles



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