Maison du Souvenir

Aramis, vie et mort d'un héros.

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ARAMIS

Vie et mort d’un Héros[1]

UNE VIE EXEMPLAIRE

       C'est Odilon-Jean Périer, un des plus purs poètes belges, mort peu après l'autre guerre, avant d'avoir atteint sa trentième année, qui disait : « Peu m'importe de mourir. On est un homme complet lorsqu'on laisse derrière soi une œuvre écrite, une œuvre de chair, et une vie exemplaire ». J'y pense au moment d'écrire cette vie d'Aramis qui fut vraiment, selon le poète, une vie exemplaire. Aramis laisse une vie déjà toute proche de la légende, des pages frémissantes, et, s'il n'a pas connu le mariage et la paternité, il laisse des enfants spirituels, des garçons, qu'il a révélés à eux-mêmes et à la vie, et dont il est le père sur le plan de l'idéal.

       Comme toute vie exemplaire, celle d'Aramis est lisse et dénuée d'incidents. Il a grandi, il s'est donné et il est mort. Enfance et adolescence solitaires, nourries de rêves et de réflexions, jeunesse ardente toute vouée à la lutte, mort généreuse enfin ; voici les trois pôles de sa vie.

       Plutôt que de la décrire en biographie romancée, il faudrait montrer comment, à chaque étape, Aramis s'est réalisé, comment il a atteint sa pleine mesure d'homme, comment il a passé de son moi replié sur lui-même à l'amour des autres, de la vie exaltée à la vie exaltante, de l'amour de la patrie charnelle à l'amour de la patrie idéale, de la vie à la mort ; enfin, qui fut sa vraie naissance.


Armand Gathy dit « Aramis » Comd. Les Guérillas du Refuge Marsouin. – Né à Clavier le 29 novembre 1918. Tombé glorieusement le 24 janvier 1945, au retour d’une mission de renseignement derrière les lignes allemandes et au profit des Américains.

LE HEROS GRANDIT

ENFANCE.

       Jusqu'à l'âge de vingt ans, Aramis s'appelait Armand Gathy. Il est né à Clavier, le 29 novembre 1919. Il avait donc à peine l'âge de raison, il s'éveillait à la vie, quand ses parents vinrent habiter Villers-le-Bouillet, en 1927.

       Villers-le-Bouillet est un gros bourg de Hesbaye ; cependant le caractère lourd et opulent des campagnes limoneuses est tempéré déjà par la douceur de la Meuse toute proche. Ce n'est plus l'horizon plat, un peu monotone, où le regard ne rencontre qu'une mince bande de terre brune et un immense ciel blanchâtre, avare de nuages. A Villers commencent les vallonnements propices aux ruisseaux, les chemins encaissés tapissés de mûriers, et les bois murmurants, épais et mystérieux, qui recèlent des coins de solitude prodigieuse. La terre descend doucement vers la Meuse. Et la Meuse qu'on devine, là-bas, dans les fonds, oriente le paysage, comme elle commande la végétation. Les maisons se font moins trapues et orgueilleuses. La façade, déjà, s'égaie d'un peu de pierre blanche. Il y a des enclos, des jardinets, des fleurs pour le plaisir des yeux. On entend, quand le dimanche ramène le silence et le calme, le murmure des sources ; et dans les bois, dont l'hiver fait de grands fusains sombres crayonnés hâtivement sur la neige éblouissante, on entend les chevreuils, les biches, et parfois, les sangliers qui tracent leurs chemins rapides.

       Le père du jeune Armand était garde-chasse. Il habite encore la maison où Armand a vécu, une petite maison basse, isolée du village, au bout d'un chemin de terre, face aux bois.

       A l'étage, de menues fenêtres s'ouvrent presque sous les tuiles. C'est là qu'Armand, pour la première fois, a vu la vie saisonnière de la forêt. Devant lui frémissait une vaste plantation de sapins rigides, dont les flèches : dures, découpées sur le ciel gris-argent de la vallée, se dressaient comme la grille de ces domaines enchantés. Plus loin, c'étaient les molles ondulations, les autres villages, les ruisseaux, les étangs, un monde vaste et ignoré d'où montaient des voix fraternelles.

       C'était à l'époque un enfant silencieux, souple et mince. Il avait d'étranges boucles blondes, qui devaient devenir plus tard ces cheveux noirs, abondants, crêpelés, qui le firent ressembler à un Espagnol. Rien n'échappe plus à l' analyse qu' un visage d'enfant : tous ont le même front bombé, les mêmes yeux candides ; même nez informe et même bouche ronde. Pourtant, pour ceux qui l'ont connu à cette époque, Armand exprimait par son regard une volonté obstinée, par son front large, la propension au rêve, et par le pli ferme de ses lèvres, aux coins baissés, et déjà charnues, l'élection à un destin particulier, l'affirmation d'une personnalité. Ce grand garçon de huit ans, d'apparence frêle, se tenait un peu courbé, la tête penchée, d'un geste méditatif.

       Son père eut le rare mérite de comprendre cet enfant, de ne pas contrarier sa voie. Il le lança en pleine réalité. Avoir un père garde-chasse, habiter une maison à l'orée du bois, quel rêve pour un enfant, doué d'un aussi farouche appétit de vie réelle ! Les bottes de cuir fauve, le calot, le fusil de son père, comme il les a regardés, touchés, lustrés avec amour. Pas de mots, pas d'attendrissement. D'ailleurs entre un père et un fils, qui sont bien nés tous deux, ni les mots, ni les regards n'ont de place. Seuls comptent le silence, les gestes et les actes.

       Armand suivit son père en silence dans le bois. L'école ne lui fut d'aucun secours. C'était une prison où il attendait patiemment la délivrance quotidienne. Les jeux de la récréation ne l'intéressaient guère. Il se tenait dans un coin de la cour et dessinait sur le sol des croquis, avec un morceau de bois. L'enseignement ne l'intéressait que s'il lui restituait, par un biais, sa passion pour les forêts et leurs habitants : les sciences naturelles qui augmentaient ses connaissances, et les rédactions françaises, qui lui permettaient de les exprimer, telles furent les branches auxquelles Armand daigna s'intéresser. Enfant étrange, possédé, à son insu, par une soif de l'absolu. Il ne fut pas facile à prendre, à élever, à éduquer. Il se sentait à l'étroit dans le moule habituel de la vie. Il fut souvent incompris. Drame classique de ces enfants trop sensibles. Drame salutaire aussi, puisque ces enfants doivent secréter eux-mêmes leur carapace.

       Dès que la cloche le libérait, Armand s'enfonçait dans les bois. Il grimpait aux arbres. Il se penchait sur l'eau noire des étangs. Il avait la passion de demeurer des heures à l'affût pour surprendre les mœurs des insectes et des rongeurs. C'est à partir de cette époque qu'il commença ses collections de minéraux, ses herbiers, ses boîtes de papillons qui font encore l'orgueil de ses parents. Mais déjà, il témoignait de son goût de l'action. Sa passion scientifique, il la traduit en actes. Il élève des faisans, il apprivoise un sanglier, il piège le putois et la fouine. Il apprend, avec son père, à chasser et à pêcher. Cet enfant rêveur, que ses condisciples croient méfiant, n'est pas chez lui l'obstiné boudeur qu'on pourrait imaginer. Il a pour sa mère des attentions de fille. Il obéit promptement. Quand, avec les huit heures du soir, sonne l'heure du coucher, le père ne doit pas élever la voix. Armand referme son livre, se lève, plante un franc regard d'acceptation joyeuse dans les yeux de ses parents, et monte se coucher. Preuve d'un esprit équilibré. Sa sensibilité ne s'altère pas en orgueil. C'est un farouche et non pas un méchant. C'est un solitaire et non pas un aigri. C' est un cœur aimant que l'égoïsme n'a pas touché.

       Quel rêve caresse-t-il à cette époque de l'enfance ? Celui d'être savant, écrivain, ou soldat ? Il écoute avec passion le reportage à la radio de l'enterrement du Maréchal Foch. Il s'enthousiasme pour ce grand destin. Mais est-ce à cause du prestige militaire ? Je ne crois pas. C'est que toute grandeur le trouvait réceptif. Et la grandeur, surtout, d'un chef qui avait su se donner à un peuple et allier la douceur et la bonté à l'art difficile du commandement militaire.

ADOLESCENCE.

       L'adolescence élargit son horizon. Il suit les cours de l'école normale de Huy. Il reste cependant un admirateur éperdu de la nature. Un grand souffle de fraîcheur balaye ainsi sa vie. Ce garçon absolu doit sans doute à sa passion de la botanique d'avoir traversé l'adolescence en conservant sa pureté d'enfant. Les poèmes d'amour qu'il écrit à cette époque, sont platoniques, presque angéliques. II est tout occupé par les divertissements de son âge : chasse, pêche, lectures. Il a des amitiés profondes pour tous ses compagnons de classe, dont il est le troubadour, le poète, et l'un des plus joyeux animateurs. Il nourrit quelques amours imaginaires, dont les objets ne surent jamais rien, et qui s'alimentent de brèves rencontres dans la rue, où à la sortie de la messe du village. Armand est un adolescent livré à la plénitude de la vie. Pour lui, la vie paysanne, c'est un intérêt chaque jour plus vif aux bêtes, aux saisons, au ciel, aux arbres.

       Rien n'est plus émouvant que de feuilleter ses agendas d'écolier où l'on trouve des notes comme celles-ci :

       12 mars : Recueilli fleurs de tremble, coudrier, aulne, saule marceau, tussilage, pissenlit.

       13 mars : Vue de deux nids entièrement construits dans un talus par des troglodytes et un de mésange à longue queue.

       14 mars : Premières violettes.

       15 mars : Nombreuses abeilles butinant les saules marceaux.

       16 mars : Premières oies sauvages passent.

       18 mars : Entendu premier ramier. Premier coup de fusil de mon frère.

       19 mars : Vu X. Primevère.

       30 mars : Première hirondelle. Papa a entendu le rossignol.

       31 mars : Papa vu quatre hérons.

       12 avril : Etang de la demi-lune : trois frais de poisson sur l'herbe du bord.

       26 avril : Rentrée des classes. Rogne ! Vu X.

       30 avril : Bloque. Quatre martinets. Il neige comme en hiver à huit heures.

       8 mai : Entendu premier loriot. Beaucoup de ramiers sur les hêtres dont les bourgeons s'ouvrent

       13 mai : Premier hanneton : œufs de poisson ramassés le premier mai éclosent.

       20 mai : Visite de Lierre et de la Campine. Trouvé trois papillons des pins.

       22 mai : Un sphinx du peuplier. Tué deux ramiers d'un coup. Trouvé un nid d'araignée.

       Ces petites notes quotidiennes, dans leur brièveté et leur concision, révèlent le jeune Armand dans sa merveilleuse simplicité. Rien dans tout cela que d'ordinaire, dira-t-on. Justement. La grandeur c'est d'être ordinaire. On ne prépare pas une destinée exceptionnelle si on ne s'est pas imposé une enfance et une adolescence « ordinaires », où l'on accomplit le mieux possible la tâche du moment. Le jeune Armand tient le juste milieu. Son devoir d'adolescent est de vivre, de vivre intégralement. Il se plonge en pleine nature, il obéit à ses parents et à ses maîtres, quoi de plus simple ? Mais c'est aussi très difficile. Tant de jeunes êtres y ont échoué et ont préparé ainsi l'échec de leur vie. Ces années-là, Armand les a passées dans une pureté absolue, dans une totale disponibilité. On n'explique pas l'héroïsme qu'il déploiera plus tard, sans cette adolescence lisse et exempte de défauts. Qu'on m'entende bien, je ne veux pas en faire un saint avant la lettre. Et sans doute il a connu la mauvaise humeur, le cafard stupide, les folles escapades qui sont le lot de tous les jeunes gens. Mais il a su ne pas céder au mal. Tout seul, il a choisi. Il a choisi les bois, les sciences, l'étude, la préparation à l'avenir. Et il a rejeté le reste. Il eut l'intelligence de ne pas se laisser envoûter par le rêve, mais il lui a fait sa part dans la vie. Ce grand garçon bizarre, qui, aux yeux des villageois, passait pour « braque », c'était en réalité un miracle d'équilibre.

       Pour pratiquer la vertu, disait la grande sainte Thérèse, je n'ai que faire des imbéciles. Aramis démontre cette vérité à sa manière : il n'aurait pas pratiqué jusqu'aux extrêmes une des plus belles vertus, celle de l'amour héroïque de son pays, s'il n'avait compris, par une intuition fulgurante de l'intelligence, ce qu'était cette patrie, et les raisons qu'il avait de l'aimer jusqu'à la mort. Armand Gathy fut très intelligent. C' est un don gratuit sans doute, mais il le développa avec un soin minutieux.

       C'est cet adolescent fier de sa pure jeunesse, et sûr de ses réflexes, qui, en mai 40, dit à son père : « Papa, nous aurons sûrement la guerre. Il faut s'apprêter à faire son devoir. » Quelques jours plus tard, l'Allemagne nazie déferlait sur nous comme une inondation de feu et d'acier. Armand part seul. Il a pour tout bagage une Imitation de Jésus-Christ, et il enfourche son vélo. Ce vélo, qui lui avait servi à parcourir et connaître son petit coin de sol, le conduit jusqu'au fond du drame. Après la capitulation française, il fera le tour des côtes pour essayer de passer en Angleterre. « J'aurais tant aimé servir dans la RAF ! » dira-t-il après, de cet air ingénu dont il ne départit jamais et qui est la trace, en lui, du don d'enfance.

       Il rentre en octobre, maigre, hâve, épuisé. Il était déçu d'avoir échoué dans sa tentative. Il remisa son vélo et se remit au travail scolaire. C'était la dernière année de l'école normale. Il reprit ses cours avec toute l'apparence extérieure de l'insouciance. Il remit un mémoire sur L'enseignement des sciences à récole primaire, et ce mémoire porte en mention manuscrite du professeur : « Cet élève rentré très tard de France a été dispensé de recopier son travail. »

       Ce travail étonne par la connaissance approfondie des sciences qu'il révèle chez le jeune Armand, par la méthode de l'auteur, qui est de faire le tour d'une question en l'épuisant méthodiquement, par ses vues originales, révolutionnaires, sur l'enseignement. On aurait dû demander la publication d'un pareil manuscrit dont pas une ligne ne fut écrite avant d'avoir été vérifiée avec le plus grand scrupule par l'expérience de l'écrivain. On lui a offert 13/15 et Armand a classé le document dans sa table de nuit.

       Il avait d'autres ambitions. Armand était tout rendu vers l'avenir et ne s'attardait guère au présent. D'autres soucis le requéraient déjà. Son père, en tournée dans les bois, avait trouvé des armes abandonnées par le flux rapide des armées de la campagne des dix-huit jours. En homme pratique, il les avait soigneusement ramassées et il les cachait chez lui. Premier réflexe du patriote : Toujours autant que les boches n'auront pas ! Et puis, sait-on jamais ? Un grand espoir naissait. L'île anglaise s'avérait imprenable. La poussée impudente de l'Allemagne butait contre de blanches falaises et une poignée d'avions, en plein ciel, tenait en échec l'armada aérienne des brigands. Le désir de la revanche se réveillait doucement, au cœur des campagnes silencieuses, pareil à ces feux de bois qui ont traversé la nuit sous la cendre, et que ranime le premier vent du matin. Armand aussitôt se mit au travail avec son père. Il atténuait ainsi la grande déception qu'il gardait en son cœur depuis l'embarquement manqué. Il construisit des caisses en zinc et enterra les armes dans les bois. Ce fut sa première participation à la Résistance.

ENGAGEMENT

       Armand termine l'école normale. Et à la fin des grandes vacances, il est nommé précepteur d'un jeune garçon, dans un château des environs de Huy.

       C'est alors un jeune homme dans tout l'épanouissement de la vie. Etait-il beau ? Non point selon les règles des héros de film. Mais il avait une tête qu’on ne pouvait plus oublier. Ce qui frappait d'abord, c'était la noblesse de son visage, de sa démarche, de son allure. Le regard de ses grands yeux gris verts, piquetés d'or, paraissait d'abord mélancolique. Mais dès qu'il s'animait, une vive chaleur cordiale le faisait pétiller et détendait son visage bistre aux traits accusés. Le nez long, la bouche ferme et charnue, les cheveux épais retombant en lourds paquets jusqu'à la nuque, la petite moustache fine, à la mousquetaire, le visage, terriblement asymétrique, comme celui de Rimbaud ou de Supervielle, tout dénotait chez lui l'homme extraordinaire, le « hors-série ». Pas de pose, ni d'affectation. Un peu de sauvagerie, beaucoup de retenue, une certaine timidité. C'était un de ces jeunes hommes qu'il faut prendre comme ils sont, et dont on dit communément qu'ils « gagnent à être connus » parce qu'ils vivent dans un climat mystérieux dont il faut s'imprégner d'abord.

       Il n'est pas dépaysé dans cette vie de château. Il y retrouve ses bois, ses fleurs, ses oiseaux et ses bêtes. Il étonne les hôtes du châtelain en les conduisant à travers la campagne, en leur faisant un cours de botanique qu'il traduit en phrases poétiques. Il parle de la fécondation des fleurs de prunier par les abeilles. Il dissèque une anémone de ses longs doigts souples. Il décrit la vie séculaire des chênes, et celle, éphémère, des papillons qui s'abritent sous leurs feuilles. Son regard devient vif, ses mots se précipitent. Il rejette la mèche noire et bouclée qui lui barre le front. Sans cesser d'être naturel, sans rien perdre de sa distinction, il passe en plein lyrisme. Cadeau royal du poète qui prodigue à ses amis d'un jour des richesses qui ne sont inscrites que dans le vent !

       Cependant, Armand n'abandonnait pas l'idée de lutter contre l'occupant. A ceux qui le visitaient, il répétait qu'un Belge ne pouvait pas trahir, composer avec l'ennemi. Il était sûr d'ailleurs, à cette époque, que de pareilles gens étaient rares. Le cher garçon ne s'était pas cogné encore aux réalités de la vie. Il ne savait pas encore que le monde n'était pas fait à son image et que les « misères morales », comme il disait, étaient plus fréquentes dans la vie que dans son imagination. Il aide son père à enterrer des grenades, des fusils, des munitions. Il crée un petit groupe qui s'occupe de récupérer des armes. Il entre en contact avec ceux qui ont eu spontanément le même réflexe que lui. Il crée, avant la lettre, un service de renseignements qui note tout ce qui pourrait être utile sur les Allemands et leurs valets.

       Un jour, le père de son élève, qui avait, un des premiers, fondé les mouvements actifs de résistance, en liaison avec Londres, lui demande à brûle-pourpoint :

       – Armand, voulez-vous entrer dans l'A. B. R., l'armée belge réorganisée ?

       Simplement avec cette hauteur de ton qui lui était naturelle et qui, chez un autre, eut paru affectée. Armand répond :

       – Je vous remercie de me croire digne d'aider mon pays.

       Il ne se dissimulait ni les dangers, ni les responsabilités de la nouvelle tâche qu'il acceptait. Mais il voyait aussi le service à rendre, l'action enfin, la permission de dépenser sa jeune force. Et ce jeune homme sain, intelligent et droit était dévoré de la passion de l'utile.

       Il dut choisir un numéro ou un surnom. L'habitude était déjà prise dans leé maquis, de donner au surnom la même initiale que le prénom. Armand devint Aramis. Il songea sans doute au mousquetaire d'Alexandre Dumas, dont il était le portrait vivant. Il ne lui manquait que les bottes évasées, le pourpoint en peau de buffle. les gants à crispin, la collerette de dentelles. Mais en son âme, il était paré de tous ces atours de la vie héroïque. Il avait la bravoure, la fantaisie ailée, le dévouement fanatique, le respect de la femme, l'amour de ses frères, le panache, le mépris de la mort qui firent la gloire des mousquetaires, comme elle avait fait celle des chevaliers, leurs prédécesseurs.

       Il était souple et mince, il portait les cheveux au vent ; il avait le verbe fleuri et facile, il était doux et pieux autant que décidé : il était Aramis.

       Aramis était né, et celui qui ce jour-là portait ce nom, pour la première fois, dans ce château campagnard, ne savait pas encore de quelle gloire il était chargé.

       Au début, les chefs le trouvèrent trop jeune, et un peu fou. Mais ses pareils, qui l'entendirent parler avec foi de son idéal, en même temps qu'il leur donnait des consignes précises, eurent tôt fait de subir son ascendant, et de lui obéir. Son père aussi, le vieux garde-chasse habitué à ne se fier qu'aux réalités, faisait crédit à son fils. Il essayait de tempérer son ardeur fougueuse, il lui prodiguait les conseils, mais il savait se taire aussi, quand Aramis partait en silence, et, à chaque nouvelle recrue inconnue, livrait sa vie en même temps que son nom.

       Un jour, dans la petite maison, de Villers, le père mit son fils en présence de son chef.

       – Fils, voilà ton chef, désormais, c'est Jean-Marie !

       Aramis répondit par un bref salut et tourna le dos. Le jeune homme n'était pas encore fait à l'autorité. II n'était pas encore maître de lui-même. Un chef, avait-il entendu dire, c'est destiné à brider l'initiative, pour empêcher, souvent, la jeunesse de se donner. Mais le père ajouta :

       – Regarde-le bien. C'est ton chef. C'est lui qui a fait le coup de N.

       Le coup de N, Aramis le connaissait. Il savait qu'il avait réclamé à cet homme une dose de courage et de sang-froid qui n'était pas ordinaire. Aramis se retourna. C'était un homme puissant, sanglé dans un trench-coat, le visage plein, les yeux ronds et vifs, au regard perçant, les traits volontaires, massifs, qui révélaient la force, et par dessus tout, une expression de bonté paternelle. C'était Jean-Marie, le commandant. Aramis lui tendit la main.

       – Oh ! Je suis content de vous voir. J'aimerais bien que vous me racontiez cela.

       Et il l'entraîna dans sa chambre.

       Tel était le garçon, insensible aux grades, aux honneurs, pour lui-même comme pour les autres, mais saisi de respect et de déférence dès qu'apparaissait la valeur humaine.

LE HEROS LUTTE

       ARAMIS

       Nous sommes en 1942.

       Aramis, qui fera partie du refuge Marsouin, en qualité de capitaine chargé des guérillas, se consacre tout d'abord à une activité d'entr' aide. En cette funeste  année 42 où l'Allemagne s'étend sur l'Europe comme une lèpre, déborde en Afrique du Nord et va même jusqu'à infester les océans, le plus pressé est d'aider ceux qui sont pourchassés par la Bête. Le devoir patriotique est double : lutter contre l'envahisseur et sauver les compatriotes. Les deux aspects sont enclos dans l'aide aux réfractaires, aux juifs, aux patriotes traqués. Aramis ne quitte plus son vélo. Il sillonne les routes de Hesbaye et du Condroz comme un bon génie. Qui croirait que ce jeune instituteur en balade porte sur ses épaules le poids de centaines de vies humaines ?

       Il était responsable de plusieurs groupes de patriotes qui cachaient des illégaux. Il était responsable de leur ravitaillement aussi. Le nombre augmentait sans cesse. Et aussi le rayon d'action d'Aramis. Bientôt il s'étendit de Grand' Han à Waremme. Le transport sur son porte-bagage de colis de froment ou de patates fut bientôt insuffisant pour nourrir cette colonie dispersée aux vents de la Providence, de part et d'autre de la Meuse, à travers bourgs et villages, Hesbaye et Condroz. Il fallut faire ce qu'on est convenu d'appeler, en langage maquisard, des coups de timbres. N'insistons pas ! On sait en quoi pareille opération consistait, et qu'elle n'était pas toujours sans risques. Aramis s'en chargeait lui-même. « Je ne veux pas risquer mes hommes », disait-il sans aucune fausse modestie. Il fallut faire des « coups de beurre », opération où le danger pouvait être évité à force d'astuce. Et le père du héros y joua un rôle important. Tels furent les premiers engagements. Les troupes étaient installées, le dispositif du ravitaillement en vivres et en munitions fonctionnait automatiquement, on se familiarisait avec l'usage des armes. Aramis, parcourant la contrée, poussait le recrutement. Il fallut se défendre, et, partant, resserrer l'organisation. Les réfractaires se transformèrent en maquisards. Des équipes spéciales firent la chasse aux dénonciateurs. Le pays parla bientôt des hommes d'Aramis. C'est ainsi, que comme cadeau de joyeuse entrée à l' A. S., Aramis put offrir une troupe armée, disciplinée, dévouée et fidèle, qui comptait trois cents hommes environ. Et c'était là l'œuvre d'un jeune homme de vingt-trois ans, qui n'avait aucune formation militaire, et, qui, pour toute préparation au métier de chef, avait suivi les cours de l'Ecole normale, et chassé les insectes dans les bois.

       Dès lors, la vie d'Aramis est celle d'un capitaine de l'A. S., qui dans l'ombre, prépare l'assaut final. Parachutages, sabotages, expéditions défensives, recrutement, visites à la troupe, équipement et ravitaillement absorbèrent tout son temps.

       Raconter la vie d'Aramis dans le maquis, selon l'ordre chronologique, serait trahir sa mémoire. Lui qui aimait choisir un papillon diapré parmi d'autres pour l'étudier à loisir, se lancer dans des digressions sur l'hydre d'eau douce, en interrompant brusquement la théorie sur le sabotage de l'aiguillage, ou baguenauder au milieu d'une sapinière, alors que le moindre retard mettait sa vie en danger, il ne nous pardonnerait pas de raconter sa vie comme celle d'un boutiquier, par des bilans, des dates et des chiffres – si impressionnant que soit ce bilan.

       Il faut épingler quelques faits dans cette vie exemplaire et montrer comment ils révèlent les vertus d'Aramis, qui sont celles de notre race, mi-réaliste, mi-poétique, faite de courage et d'ardeur.

BONTE D’ ARAMIS.

       Ceux qui l'ont connu et qui racontent leur premier contact avec Aramis ont tous le même mot. « Il était si jeune, et il était si bon ». Ce jeune capitaine portait la bonté comme un vêtement. Elle le revêtait tout entier. Non pas une bonté de surface, qui peut n'être que le fruit de la bonne éducation, mais une bonté profonde, poussée à l'extrême de ses conséquences, une bonté absolue, et qui comme tous les absolus, ne lui laissait pas de repos. Aramis ne vivait que pour ses hommes. Son aumônier, un homme jeune, qui s'y connaissait en dévouement et en bravoure, car, lui non plus, n'avait pas froid aux yeux, disait d'Aramis :

       – Il est de ceux à qui le Seigneur a pensé quand Il a dit : « Il leur sera beaucoup pardonné parce qu'ils ont beaucoup aimé. » Vraiment c'était de cet amour là qu' Aramis était animé, un amour pur, désintéressé, qui se réjouissait de voir les autres heureux. C'était un bon fieu. Et je suis sûr qu'à présent le Bon Dieu l'aime bien.

       Deux soucis dominaient sa vie : faire le plus de mal possible aux boches pour les bouter dehors, et adoucir le sort de ses camarades. Quand il partait en tournée d'inspection dans les fermes avec l'aumônier, il n'était pas loin d'enseigner au prêtre les paroles que celui-ci devrait dire, tant son zèle était candide. Pour lui, le christianisme était nécessaire pour rendre meilleurs ses soldats.

       – Voyez-vous, Père, il faut qu'ils aient la messe. Vous direz la messe dans la grange de la ferme. Il y en a, parmi eux, qui ont besoin de la messe pour se soutenir. Il faut leur donner ce dont ils ont besoin. Et puis, vous leur parlerez. Un petit mot leur fait tant de bien. Il faut leur dire d'avoir confiance, que nous veillons sur eux, que le Bon Dieu a soin d'eux, qu'ils auront ce qui leur manque, et dites surtout qu'ils sont là par devoir, parce qu'on ne peut pas faire autre chose, pour l'instant, que d'attaquer le boche. Tâchez de les encourager. Il faut qu'ils soient de chics types.

       A l'arrivée, dans une ferme perdue au milieu des pâturages et des bosquets du Condroz, il faisait rassembler les garçons dans la cuisine et il parlait. Il parlait sans apprêt, sans faire de phrases – lui qui savait le prix du beau langage, il acceptait ce dépouillement volontaire – et aussitôt s'inquiétait :

       – De quoi manquez-vous ?

       C'était évidemment de cigarettes qu'ils manquaient. Aramis en était toujours abondamment pourvu. Des millions de cigarettes lui ont passé par les mains. Il n'en a jamais fumé une seule. Tout pour les hommes. Puis venaient, dans l'ordre, le beurre et la viande. Après quoi les corps étaient restaurés, les hommes mis en confiance, l'aumônier pouvait parler, ranimer les courages, susciter l'héroïsme. Saine conception de la hiérarchie dans le dévouement. Il faut soigner les corps d'abord, pour que les âmes soient réceptives ensuite.

       Aramis touchait sa solde. Trois jours plus tard, il n'avait plus un sou.

       – Qu'as-tu fait de ton argent ?

       – Je l'ai donné.

       – A qui ?

       – Je ne sais plus.

       – Mais tu risques de te faire gruger !

       – Pas d'importance. Si on devait penser à tout, on ne ferait jamais rien.

       Son père lui déniche un superbe imperméable. Il lui était aussi nécessaire que du pain, pour le protéger de la pluie dans ses innombrables tournées. Deux jours plus tard, il ne l'avait plus. Simplement, sous l'averse, il relevait le col de son veston. « Je l'ai donné à un homme qui n'avait rien pour se couvrir. »  Aramis part avec des godasses neuves. Il rentre les pieds trempés, ses souliers sont éculés. Déjà ? Il avait échangé ses souliers avec un de ses hommes, rencontrés dans l'après-midi. On pourrait multiplier les exemples. C'est chaque jour qu'Aramis déployait son ingéniosité au service de sa bonté. Ces gestes à la Saint-François ne lui pesaient pas. Au contraire, ils lui, apportaient la joie. Sa bonté était devenue comme une seconde nature chez lui. Comme un avare jouit de son or, et ne connaît plus repos ni trêve ainsi Aramis mettait sa joie et sa raison d'être à voir s'illuminer les visages autour de lui. Il était heureux du bonheur des autres.

       Aramis songeait souvent à l'injustice qui est répandue dans le monde. Pourquoi les uns sont-ils riches et les autres pauvres ? Pourquoi les uns souffrent-ils plus que les autres ? Il en souffrait physiquement, mais sans se révolter. Dans son esprit réaliste, il voyait bien que les projets et les phrases n'empêcheraient pas la souffrance d'exister. Et il s'employait à la soulager dans la mesure de ses forces. Les brusques mélancolies qui s'abattaient parfois sur lui, n'avaient pas d'autre raison : il ne pouvait pas supporter d'être heureux alors que, de par le monde, il y avait tant de malheurs, tant de mères en larmes, tant de foyers séparés, tant de jeunes hommes qui souffraient dans leur chair. L'idée de la charité l'obsédait à ce point qu'il trompait les observateurs non avertis. On le prenait d'abord pour un homme à idées fixes, un utopiste, un dangereux rêveur. Mais dès qu'on entrait dans son intimité, on s'apercevait qu'il faisait passer sa générosité dans ses actes. Ce n'était pas seulement ses vêtements, ses souliers, ou son argent qu'il donnait, c'était sa vie entière qu'il prodiguait. Il la risquait sans cesse, pour épargner celle de ses soldats. Elle n'avait pas plus de valeur qu'un pardessus ou un chapeau.

       Quand il disait d'un homme qu'il était bête, cela signifiait, dans sa bouche, qu'il n'était pas charitable.

       Aramis n'avait aucune mesure dans sa générosité. C'était de la folie – de la folie selon le monde, mais de la sagesse selon Dieu.

       Un jour qu'il se trouvait aux confins de l'Ardenne à la recherche d'un abri sûr pour ses réfractaires, il noua connaissance avec un curé de village, qui abritait déjà une vingtaine d'illégaux. Le prêtre ployait sous la charge. Même en quémandant auprès de ses paroissiens tout ce que ceux-ci pouvaient donner, il n'arrivait plus à nourrir ses jeunes gens. Il se confie à Aramis. Celui-ci s'enquiert calmement :

       – Quand se fait la distribution des timbres dans le village ?

       – Elle se fait au village de Gh... , à trois kilomètres d'ici, et cet après-midi même.

       – C'est bien, dit Aramis. Patientez deux heures, vous aurez des timbres.

       – Qu'allez-vous faire ?

       – Je vais vous les chercher.

       Et sans attendre d'autres explications, le jeune homme s'en va, laissant le curé stupéfait.

       Au village, il cherche le garde champêtre, et lui dit sans ambages :

       – Je suis capitaine de l'A. S. Je viens chercher des timbres qu'on distribue à la maison communale. Voulez-vous m'y conduire ?

       Le vieil homme s'émeut, bredouille un peu, et tente de dissuader Aramis.

       – C'est que la distribution se fait sous la protection d'un garde-wallonne en armes. Vous ne réussirez pas. Allez chercher vos hommes, si vous ne voulez pas risquer un combat.

       – Je ne vais pas déranger mes hommes pour un seul garde-wallonne, dit Aramis. J'irai moi-même.

       Quand le garde champêtre lui eut indiqué la direction de la maison communale, il s'en alla d'un pas calme et décidé, serrant son browning dans sa poche.

       La file des villageois s'allongeait jusqu'au dehors. Ils laissèrent passer cet inconnu aux allures étranges, et dont l'autorité était d'autant plus sympathique qu'elle n'émanait pas d'un uniforme abhorré. Aramis s'avança jusqu'aux tables des employés, et dit tranquillement :

       – A. S. Je viens chercher les timbres.

       Le garde-wallonne blêmit, et voulut tirer son pistolet. Il se perdit. Aramis, plus prompt, brandit son revolver et le déchargea sur l'homme, avant que celui-ci eut pu faire un geste. Il rafla les liasses de timbres, et sortit tranquillement, aux applaudissements des villageois, heureux d'être débarrassés du seul traître qui souillait leur village. Deux heures plus tard, fidèle à sa parole, Aramis apportait tous les timbres au curé.

       Ce guerrier rapide et décidé ne traitait pas la vie d'autrui à la légère. Souvent il dut se résigner à exécuter un dénonciateur. Mais chaque fois, la bonté et la justice se livrèrent en lui de longs combats. On l'entendait monologuer : « Je ne suis pas digne de supprimer une vie humaine... Pourtant, c'est un sale type, qui met nos hommes en danger. » Il prenait son temps, il instruisait la cause en secret, il s'entourait de toutes les précautions et réclamait des avis autorisés. Parfois ses amis s'étonnaient de ce qu'un traître notoire n'eut pas encore été supprimé. Il fallut parfois attendre six mois pour qu'Aramis résolut de donner le pas à la justice sur l'indulgence. Il n'exécutait que contraint par l'extrême nécessité. Longtemps, il portait sur lui le poids de cette mort nécessaire.

       Telle était sa bonté, juste, équilibrée, harmonieuse.

       Elle l'incitait parfois à des actes d'une délicatesse infinie. Il établit pendant un temps assez long son P. C. dans la villa d'un prêtre retraité d'une paroisse de Hesbaye. Son grade lui permettait de réquisitionner. Il n'en fit rien. Il se considéra comme un hôte et se confondit en remerciements pour les attentions que lui prodiguèrent le vieil abbé et ses sœurs. Une nuit que son travail l'avait retenu plus longtemps que d'habitude, il revint à la villa alors que ses hôtes, lassés d'attendre, étaient allés se coucher. La porte était fermée. Aramis décida de ne réveiller personne. Il alla chercher une grande échelle qui se trouvait dans le verger, l'appliqua contre la façade où la fenêtre de sa chambre était ouverte. L'échelle n'y atteignait pas, il s'en fallait de deux mètres. Aramis grimpa, fit un redressement périlleux, et finit par entrer dans sa chambre par la fenêtre. Tel était ce garçon qui risquait de se rompre le cou, pour ne pas désobliger ses hôtes.

SA NOTION DE CHEF.

       Tous ses hommes se seraient fait tuer pour lui. Certains étaient frustes et ne raisonnaient guère, mais leurs mouvements étaient instinctifs : « Je me ferais tuer pour Aramis. » Ils avaient mis au point plusieurs projets de sauvetage pour le cas où leur chef aurait été pris par les Allemands. Ils n'auraient pas reculé devant une invasion en règle de la citadelle de Huy. Certains, notamment vers la fin de l'occupation, quand les Allemands mirent la tête d'Aramis à prix pour deux millions, n'hésitèrent pas à se faire ses gardes de corps attitrés. Ils refusaient obstinément de le laisser accomplir seul ses missions dangereuses. C'était un assaut de générosité entre le chef et les hommes. Vraiment, le maquis avait retrouvé le climat et les lois de la chevalerie.

       A quoi tenait cet ascendant d'Aramis sur ses hommes ? A sa bonté évidemment, cette bonté éclatante dont nous venons de parler et qui lui ouvrait les cœurs les plus fermés. A son intelligence aussi ; car on n'était pas sans remarquer qu'il savait juger un homme, qu'il savait prendre des décisions que l'expérience révélait justes, et que sa culture philosophique, scientifique et littéraire allait toujours grandissant.

       Mais les hommes étaient surtout sensibles à son humanisme. Ils sentaient qu'il n'était pas un faux berger. Il ne prêchait pas le grand chambard et le grand soir. Pour lui, la révolution était d'abord intérieure. Il voulait que les hommes devinssent meilleurs. Que l'humanité entière partageât son élan de générosité et tous les problèmes sociaux seraient résolus. Pas d'envie dans ce cœur pur : ce n'était pas un anti-riche, c'était un amoureux des humbles. Pour lui le problème n'était pas de semer la haine, mais l'amour. Il ne parlait pas de revendications, mais de devoirs. Et comme tous ses actes de chef étaient tendus vers la charité, les hommes acceptaient d'étouffer leur haine et d'obéir à de dures contraintes.

       Sa notion du chef est simple : il ne voulait pas qu'on pût lui reprocher un acte, une parole, une pensée qu'il aurait pu reprocher à un de ses subordonnés. Cette préoccupation constante le gardait pur comme une source. Et comme il n'y a jamais failli, ses hommes l'ont toujours suivi aveuglément jusque dans les situations les plus périlleuses.

       Un soir qu'il avait arraché à sa tâche quelques instants pour se promener dans les bois de Saint-Lambert avec sa fiancée, il vint à rencontrer un membre d'un mouvement clandestin qui s’était fait une triste réputation dans la région. C'était un de ceux dont on dit qu'ils faisaient de la résistance pour eux-mêmes : vol d'argent, abatage de bétail revendu au marché noir, satisfaction clandestine de rancunes personnelles ; toute la hideur de certains malfaiteurs qui ont tenté de défigurer le beau visage de la Résistance. Cet homme n’était pas sous les ordres d'Aramis. Cependant, il l'arrêta, et usant de son autorité de chef, il se permit de l'entreprendre violemment, lui représentant non seulement la malice de ses actes, mais aussi le tort qu'il faisait à la Résistance. En pareille circonstance, Aramis. ne mâchait pas ses mots. Il émanait de ce jeune chef une autorité extraordinaire. S'il parlait de peine de mort, on était convaincu qu'il en parlait en soldat et qu'il l'appliquerait sans hésitation. Et s'il donnait un délai, on savait aussi qu'il le respecterait.

       C'est pourquoi le triste brigand reçut tête basse la semonce d'Aramis, partit sans ajouter un mot et se tint coi désormais.

       Dans la section d'Aramis, il était défendu de faire des coups d'argent. Tout ce qui était réquisitionné chez les Belges ou pris aux Allemands, devait passer par l'Intendance. Cet ordre fut scrupuleusement respecté. Jamais un homme ne s'attribua indûment un timbre ou un franc. Ils baignaient tous dans un climat de propreté morale. Quand on songe que cette armée était privée de ce qui fait la nourriture quotidienne de l'héroïsme : vie au grand jour, communauté, uniforme, action directe, on évalue le prix de l'exemple et de l'ascendant d'Aramis qui, à lui seul, parvenait à maintenir sa petite armée sur le plan de l'idéal.

       Son secret tient en un mot : servir. Il servait doublement : son pays et ses hommes. La méthode n'est pas neuve, elle a fait ses preuves depuis l'antiquité, mais il faut pour l'employer un courage, une volonté sans défaillance, une clairvoyance toujours en éveil, qui sont rarement réunis dans un même être.

INTREPIDITE D’ARAMIS

       Aramis avait la violence des généreux. Son audace, son intrépidité, il les poussait jusqu'à la témérité. Il aurait dû cent fois se faire prendre par ses ennemis, mais il semble qu'un bon génie le protégeait – à moins que ce ne fut ce réalisme paysan qu'il portait en lui et qui mettait souvent une dernière sourdine à l'extravagance de sa bravoure.

       La Sœur Supérieure des Crépalles – celle dont la bravoure patriotique incessante lui avait mérité la haine attentive du bourgmestre rexiste de Huy – aurait long à en dire sur ce chapitre. Aramis avait fait du parloir de son couvent un de ses innombrables lieux de séjour et de repos. Il venait y faire escale entre deux expéditions, pour quelques heures de la nuit. Un soir, casquette sur l'oreille, il entra pendant qu'une patrouille allemande perquisitionnait dans le couvent. Il ne perdit pas le nord et replaçant son paquet sous son bras, et portant deux doigts à sa casquette, comme ferait un ouvrier plombier, il demanda où se trouvait la tuyauterie à réparer. Les Allemands partis, il s'étendit sur un banc d'un couloir, dormit quelques heures, et s'en fut au petit matin. Il laissait son paquet à la garde de la sœur supérieure ; affirmant qu'un de ses hommes viendrait en prendre livraison. Dans le courant de la journée, la Sœur Supérieure, ne voyant rien venir, se décida à ouvrir le paquet. Il contenait une tunique de lieutenant-colonel allemand couverte de sang.

       C'est Aramis encore qui se rendit célèbre en s'introduisant seul un soir dans une cour intérieure de la prison Saint-Léonard, où un de ses hommes, condamné à mort, attendait son exécution pour le lendemain. Il lui avait fait parvenir des scies à métaux et l'homme avait scié les barreaux de sa cellule. Aramis était sans armes. Il ne portait qu'une longue corde. Il délivra son soldat et tous deux grimpant à la corde s'évadèrent de la prison. De tels faits en disent. long, plus long qu'un commentaire, sur l'intrépidité d'Aramis. Aucun danger ne l'effrayait ; il avait fait une fois pour toutes le sacrifice suprême ; il se mouvait dans la vie dangereuse avec l'insouciance et la facilité d'un oiseau dans l'air.

       Etait-ce bien de la témérité, cette folle audace qui l'engageait dans les parties capitales ? Car, tout compte fait, Aramis n'assumait le risque important que lorsque l'enjeu en valait la peine. Il nous souvient de cette soirée pluvieuse et boueuse, où il était revenu passer quelques heures chez les siens et rompre le pain familial. Il mangeait encore quand un courrier vint lui apporter un pli. Son visage s'altéra pendant qu'il le lisait, et à son père qui l'interrogeait, il répondit :

       – Ce n'est rien. Pol est pris, il est blessé, il est à la clinique de Waremme.

       Pol était un jeune juif, courageux et dur, engagé dans les formations d'Aramis. Il venait de se faire prendre, en rase campagne. En circulant à vélo sans phare, il s'était jeté dans une patrouille allemande. A l'issue d'un bref combat, il avait été blessé et trouvé porteur de documents. Son sort ne faisait pas de doute. Déjà, il avait été condamné trois fois à mort.

       Aramis expliqua brièvement les faits à son père et, sans autre au-revoir, et sans achever son repas, il enfourcha sa bécane, et à toutes pédales fonça dans la nuit noire.

       Il traversa ainsi plusieurs villages et arriva à la ferme où étaient cantonnés ses hommes de choc. Ils étaient douze. Quand Aramis demanda des volontaires pour aller délivrer Pol, douze mains se levèrent.

       Aramis suivit la règle qu'il s'était imposée en pareille occasion et choisit parmi eux, ceux dont la mort laisserait le moins grand vide.

       Aussitôt, un plan de campagne est établi, la petite troupe s'engouffre dans un camion, qui, tous feux éteints, se jette à sa vitesse maximum sur les routes de Hesbaye et file vers Waremme.

       Le camion stoppe à l'entrée de la ville. Aramis d'abord va aux nouvelles. Il entre en communication avec le docteur qui dirige la clinique. Il lui offre de porter un revolver à Pol. Le docteur refuse. Le chef ne se démonte pas, et, grâce à la complicité d'une infirmière, il peut parcourir la clinique à loisir. Deux Allemands armés allaient d'un étage à l'autre.

       Il ressortit rapidement, mûrissant son plan de bataille. Trois hommes en armes stationnent devant la kommandantur avec ordre d'abattre froidement tout Allemand qui en sortirait pendant les opérations. Deux autres montent la garde place de la Gare. Le reste de la troupe suivra Aramis à la clinique.

       Un agent de renseignements, posté en face de la porte, leur assure que rien n'est changé depuis tout à l'heure. Ils entrent. Aramis s'engouffre avec deux hommes dans l'ascenseur, trois autres gravissent l'escalier. Pendant que le lent ascenseur de la clinique s'ébranle, les occupants sortent leurs revolvers. L'ascenseur monte. Il passe devant un palier où se trouve une infirmière. Elle remarque les étranges visiteurs, voit leurs armes, s'effraie, ouvre la bouche pour crier, mais se ressaisit à temps et devine la raison de leur intrusion. Elle leur montre du doigt le nombre d'étages qu'ils ont encore à gravir.

       Enfin, on arrive. A travers la grille, Aramis aperçoit un Allemand. Il tire le premier, ses compagnons l'imitent, l'Allemand tombe foudroyé. Les patriotes font irruption dans le couloir. Mais l'autre Allemand qui se trouvait dans une salle voisine, profite de l'embrasure de la porte et balaye le couloir de rafales de mitraillette. Impossible d'avancer, il faut battre en retraite. Pol, dans sa chambre, a entendu la fusillade. Il se lève, veut bondir à la rencontre de ses sauveteurs. Mais il ignorait que dans la pièce attenante, un Allemand était spécialement chargé de le garder. Au bruit, l'Allemand pénètre dans la chambre de Pol, et le mitraille sans pitié. Dans le couloir, Aramis riposte encore, tire tant qu'il peut, blesse l'Allemand a la mitraillette, mais pas assez gravement pour que celui-ci ne puisse continuer de tirer des salves.

       Le propre des combats de la résistance c'est de faire très vite, sinon les affaires se gâtent, et on est aussitôt en infériorité de nombre et de matériel. Aramis, la mort dans l'âme, mais conscient de ses devoirs, donne le signal de la retraite. Ses hommes n'ont pas subi une seule perte. S'ils ont échoué dans leur tentative d'arracher Pol aux griffes de la mort, du moins lui ont-ils évité le supplice et lui ont-ils fait payer cette mort au comptant par les Allemands.

SANG-FROID D'ARAMIS.

       Toute sa vie dans l'action clandestine est une preuve de sa merveilleuse maîtrise de lui-même. C'est son sang-froid qui explique qu'il se soit joué des Allemands et qu'il ait passé à travers les mailles du filet que les traîtres et la gestapo resserraient chaque jour davantage autour de lui.

       Donnons-en une seule preuve : son attitude lorsqu'il fut arrêté à Liège.

       Il y débarqua un bel après-midi d'été, pour travailler. Devant la gare de Longdoz il fut identifié par une femme qui était originaire d'un village voisin de Villers-le-Bouillet. Cette femme travaillait sous les ordres de Verlaine – gestapiste notoire bien connu et exécré par tous les maquisards de la région. Elle eut rapidement prévenu son ami de la présence d'Aramis dans la rue Grétry. Verlaine prit Aramis en filature. Notre héros se sentit suivi, et comprit qu'une partie serrée s'engageait. En poète qu'il était, il entra chez un fleuriste. Il s'y attarda, essaya de trouver une sortie dérobée, mais n' y parvint pas. Entretemps, Verlaine avait requis un commissaire de police belge, qui vint arrêter Aramis, à sa sortie du magasin, et le conduisit au commissariat. Verlaine emboîta le pas.

       Aramis connaissait le sombre oiseau. Aussi ne fut-il pas surpris quand il l'entendit dire :

       – Vous allez faire connaissance avec la police allemande.

       Le gredin intima l'ordre au commissaire belge de garder Aramis à vue pendant qu'il allait chercher ses tristes complices.

       Aramis ne s'était pas démonté une seconde. C'est alors qu'il joua son va-tout. Il avait confiance en ses compatriotes et il savait qu'il courait de grandes chances d'avoir en face de lui un honnête homme dans la personne de ce commissaire, qui feuilletait des dossiers en silence.

       Il se leva, se planta droit devant lui, et, grand seigneur comme toujours, lui dit calmement :

       – Je suis Aramis, capitaine à l'A. S.

       La réplique ne fut pas moins noble, sinon dans la lettre, du moins dans l'esprit.

       – Alors, sacrebleu, qu'est-ce que vous attendez pour ficher le camp ?

       Aramis remercia le commissaire d'une poignée de main solide et s'empressa de disparaître avec tous ses papiers. Son sang-froid le servit merveilleusement, dès qu'il fut sorti. Au lieu de courir et de se précipiter, il s'en alla en flânant chez un de ses amis. Il y passa la nuit. Le lendemain, ayant changé de vêtements, il s'en fut prendre le train à Tilleur, une petite gare en dehors de la ville.

       Pendant qu'il rentrait joyeusement chez lui, les Allemands, furieux d'avoir manqué une si belle prise, fouillaient tous les trains en partance dans les gares de la ville.

INTELLIGENCE  D'ARAMIS.

       Cette intelligence ; vive, aiguë, réaliste, sans rien de livresque, on la devine en lisant les liasses de notes qu'on a retrouvées dans ses papiers. Dans le feu de l'action, il rêvait parfois des réformes qui devraient donner au monde de l'après-guerre un visage plus humain et plus harmonieux. Sur une petite feuille de papier, il avait noté des thèmes dont il comptait sans doute reprendre l'étude plus tard. En voici quelques-uns dans leur éloquente brièveté.

Réformes sociales :

       Urbanisation – Orientation professionnelle – Interdiction des réclames – métier obligatoire – aristocratie des valeurs – camps de jeunesse – lutte contre les taudis – spécialisation de l’enseignement – Voyages d'études – simplification de l'impôt – le chef : responsabilités, pouvoir – justice plus expéditive.

Réformes internationales :

       Création d'une langue internationale – institut de recherches scientifiques – annulation du traité de Berlin – leçons données par les grande puissances.

Réformes religieuses :

       Messe dans la langue du participant – suppression du grec et du latin.

       A travers ce que ces notes ont de sommaire, de hâtif, et d'un peu candide, on devine une grande intelligence au service d'un grand cœur.

       Cette intelligence, nous la retrouvons aussi dans la façon dont Aramis conduisit ses sabotages. Rien n'est laissé au hasard. Tout est prévu dans les moindres détails, tout est réglé par notes ; il y a des rapports, mais aucune paperasserie.

       Lorsqu'il dirigea l'expédition destinée à saboter l'écluse d'Ampsin – dont la mise à mal devait bloquer la circulation par eau et d'importants chantiers navals dont usaient les Allemands – il prit avec lui Pierre, Jean et un artificier. Chacun avait son travail bien délimité.

       A la nuit noire, entre deux passages de patrouille, les trois hommes quittèrent une petite maison riveraine, et à trente mètres de distance, se glissèrent sur leurs chaussettes, par le chemin de halage. Aramis s'était chargé de maîtriser les gardes. Il le fit rapidement et dans le plus grand silence. Pas un cri, pas un bruit. Jean avait pour mission de tenir en respect les Allemands qui pourraient s'interposer pendant l'opération, c'est pourquoi, en plus du revolver classique et de la grenade, il avait quatre chargeurs à sa disposition. Pierre, leste comme un chat, ferma la porte d'amont et les vannes, il ouvrit là porte d'aval, puis l'artificier glissant sur la porte, laissa lentement tomber la bombe, en la soutenant par le fil de suspension qu'il accrocha au-dessus de la porte. Il tenait l'extrémité du cordon Bickford entre les dents. Aussitôt après Pierre referma la porte d'aval sur la bombe, et ouvrit une vanne d'amont pour la caler. Ensuite, l'artificier alluma la mèche avec ses allumettes spéciales, et le trio se replia en bon ordre.

       De trente mètres en trente mètres, ils se glissèrent silencieusement se confondant avec l'ombre, et rentrèrent dans la maison amie.

       Aramis, fiévreusement, consultait sa montre. Les minutes s'écoulèrent. A la huitième, une sourde détonation retentit. Le jeune chef jura. La masse n'avait pas explosé, l'écluse n'était que légèrement endommagée.

       Aramis ne se découragea pas. Patiemment, il rechercha les causes de l'échec. Pas de doute, les détonateurs étaient humides. L'affaire était à l'eau, c'était tristement le cas de le dire.

       Aramis réétudia toute la question, il fit des essais, et recommença l'opération quelques semaines plus tard. Elle échoua de nouveau. Mais à la troisième fois, l'écluse sauta. Et, de joie, on démolit, l'une après l'autre, toutes les écluses de la vallée.

       Ce qu'il faut surtout souligner ici, c'est l'esprit de méthode dont Aramis fait preuve au milieu de son enthousiasme. Les sabotages de poteaux, de fils télégraphiques, de voies de chemin de fer, de camions citernes ou de centrales téléphoniques sont entrepris et exécutés avec le même soin, la même méthode, la même minutie. De même que les hommes d'Aramis épousent sa vaillance et son audace, de même ils adoptent sa prudence dans la mise au point, sa rapidité dans le travail, son intelligence dans l'exécution. On raconte que certains de ses hommes attablés dans un café et buvant de l'alcool. mirent précipitamment leur verre dans leur poche en le voyant entrer, parce qu'ils savaient que leur geste lui déplairait. De même, je suis sûr que les recommandations du chef concernant le silence, la méthode, l'emploi d'espadrilles ou la nécessité d'un rapport, ont été suivies à la lettre, simplement pour faire plaisir à Aramis.

GESTES DE POETE.

       On n'a pas fini de s'étonner quand on considère les multiples aspects de la personnalité d'Aramis. Il y a en lui du rêveur et de l'homme d'action ; le botaniste voisine avec l'écrivain ; ce capitaine d'armée est en même temps un saint laïc ; ce chef d'équipe suppressive avait une sensibilité d'enfant ; ce gradé capable d'établir un rapport d'une précision toute mathématique, avait aussi des gestes à la française, d'un chevaleresque qui rappelle le temps de la plume au chapeau.

       Lorsqu'Aramis, pour la première fois, assista comme chef de plaine à un parachutage, l'opération réussit à merveille. Dans le ciel bleu, baigné d'un clair de lune lacté, quinze parachutes s'ouvrirent, comme d'énormes fleurs balancées entre ciel et terre, dociles au vent. On les voyait grossir et s'épanouir, pareilles à ces images des films qui reproduisent en raccourci la vie de plantes extraordinaires Aramis était stupéfait par tant de beauté sauvage. Il ouvrit les bras, lâcha la lampe signal et s'écria à pleins poumons,

       – Mon Dieu, que c'est beau !

       Désormais Aramis ne fera plus le signal en morse. Il est trop fébrile, trop enthousiaste, il craint de ne pas pouvoir former les lettres avec assez de précision.

       Pourtant, il sera sur la plaine, chaque fois que les avions amis viendront et laisseront tomber du ciel des armes, des hommes et des documents. Une nuit que le parachutage n'avait pas réussi, Aramis ne rentra pas avec ses hommes. Pourtant l'échec n'était imputable à personne. La présence des boches, trop proches, avait empêché de faire les signaux. L'avion avait tourné longuement comme un oiseau qui hésite autour d'un nid déserté, puis s'était enfui à tire d'aile. Aramis, une fois ses hommes en sûreté, s'était retiré dans le bois pour y pleurer à l'aise. Les arbres et les bêtes nocturnes lui rappelèrent sans doute ses plus belles heures enfantines, et il s'en trouva apaisé comme après la lecture d'un livre familier.

       Lors du parachutage de la Pentecôte 44 on ne vit pas revenir Aramis. Pourtant, tout avait marché à merveille. Les armes étaient distribuées, les containers enfouis, les hommes saufs. Les heures passaient : Et ce ne fut que tard dans l'après-midi qu'on le vit revenir, juché sur son fidèle vélo, à la maison de sa fiancée, dont la cave lui servait de refuge. Il portait un gros bouquet de fleurs à la main. Malgré toutes les difficultés, Aramis ne laissait jamais passer un dimanche sans apporter à sa fiancée un énorme bouquet de fleurs. Si les boches avaient eu quelque peu le sens de la poésie, ils auraient pu facilement identifier leur ennemi numéro un : c'était le jeune homme au bouquet de fleurs dominical.

       Aux questions angoissées des siens, il répondit qu'il avait d'abord dû mettre tout le monde en sûreté, qu'il avait fait le tour de toutes les maisons et de toutes les fermes où s'abritaient ses hommes pour s'assurer de leur sort. Car on avait imprudemment laissé un vélo sur la plaine de parachutage, et les boches s'en étaient emparés. La plaque dont il était muni permettrait d'identifier rapidement les généreux donateurs et ceux-ci courraient les risques les plus graves. C'est pourquoi Aramis devait repartir encore. Il s'en fut, sans donner d'autres explications. Deux heures plus tard, on le vit rentrer, portant un sac sur l'épaule. Il le déposa négligemment au milieu de la pièce en disant :

       – Voilà, la gaffe est réparée.

       Les assistants le regardèrent, muets d'étonnement.

       Aramis expliqua :

       – Ce sont les reçus des plaques de vélo de la commune d'Amay. A toutes fins utiles, on y a ajouté les plaques qui restaient.

       – Tu as fait cela ?

       – Non, pas moi, fit Aramis gravement. C'est Pierre qui avait laissé le vélo sur le terrain, c'est lui qui a réparé l'erreur. Je lui ai envoyé un mot. Il est parti tout de suite, en bras de chemise, chercher les plaques et les reçus. Je n'ai eu que le mérite de l'y envoyer. C'est lui qui a tout fait.

LA  LIBERATION.

       Aramis fut frustré des combats glorieux auxquels il comptait prendre part, lorsque les armées alliées libéreraient le pays. Lui, qui voulait prendre d'assaut la ville de Huy à la tête de ses troupes, il faillit laisser la vie dans l'échauffourée de Saint-Lambert.

       La ferme de Saint-Lambert est une de ces grosses bâtisses terriennes et seigneuriales isolées dans les vallonnements qui séparent la plaine de Hesbaye de la vallée mosane. Elle est loin de tout village, la ferme la plus proche est celle de la Paix-Dieu, ancienne abbaye cistercienne, cachée dans une combe, et dont les maquisards de la région avaient fait leur prison. Saint-Lambert qui avait servi longtemps de P. C., à Marsouin, était devenue, pendant la dernière phase de la mobilisation, un centre de ravitaillement en armes. On y distribuait aux hommes salopette, mitraillette et chargeur.

       C'était par une de ces belles journées de l'été finissant. La gloire dorée qui nimbait la campagne parlait de calme et de moisson rentrée. Cependant l'inquiétude régnait parmi les chefs qui présidaient au travail fébrile dans la ferme. Ils savaient qu'une voiture de l'A. S. était entrée en collision, au carrefour de deux routes non loin de Saint-Lambert, avec une voiture S. S. Le combat qui avait suivi, rapide comme toujours, avait permis aux maquisards de faire les Allemands prisonniers. Ils avaient ramené leurs prises en voiture jusqu'à la ferme. Grave imprudence, songeait Jean-Marie. Le chef expérimenté n'était pas sans prévoir que les Allemands avaient suivi la voiture à la trace et qu'ils avaient ainsi repéré le centre important de Saint-Lambert.

       A la tombée du jour, ils ne furent pas surpris de voir un officier allemand, suivi de près par quelques hommes de troupe s'avancer, l'arme à la main, en direction de la ferme. Ils s'approchèrent de la façade principale, stationnèrent un instant devant la grande porte cochère, puis l'officier s'écartant quelque peu de ses hommes, s'avança dans le but évident de contourner la ferme. Ce faisant, il passait ainsi devant la fenêtre de l'annexe, où se trouvait réuni l'Etat-Major. Aramis était sorti, il se trouvait à l'angle du mur. Voyant l'officier allemand s'avancer de façon aussi délibérée, il n'hésita pas, il alla vers lui, cria trois fois « haut les mains » en allemand, en ajustant son arme. L'autre ne répondit pas. Aramis tira et l'abattit d'une balle en plein cœur. L'Allemand leva les bras en l'air, hurla un dernier cri et tomba d'une pièce, à la renverse sur le dos. Les hommes de troupe qui suivaient, se sentant découverts, contournèrent la ferme pendant que les maquisards, de l'intérieur, tentaient de les atteindre à coups de mitraillette.

       Le coup de feu d'Aramis avait mis le feu aux poudres. Sans doute, avait-il donné l'éveil à la troupe allemande, qui, nombreuse, se trouvait camouflée dans les bois qui cernent Saint-Lambert. Mais il avait donné l'éveil aussi aux maquisards qui vaquaient à leurs occupations dans la ferme. Une fois de plus, Aramis, par la promptitude de sa décision, avait sauvé ses camarades. Sans lui, les Allemands auraient cerné la ferme et la troupe entière aurait péri dans le traquenard. Le feu des Allemands se faisait de plus en plus nourri. On risquait d'être submergé par le nombre. Les maquisards et les fermiers décidèrent d'évacuer et de battre en retraite. L'opération se fit en bon ordre Aramis sortit le dernier.

       Hélas, des soldats devaient payer de leur vie l'imprudence de leurs camarades qui avaient renseigné les Allemands sur l'importance de Saint-Lambert. Ceux qui, dans la soirée, rejoignaient la ferme pour venir y chercher leurs armements, tombèrent dans les lignes allemandes et furent massacrés sans pitié. Un brave parmi les braves, qu'on appelait Lucien dans le secteur et qui fut pendant toute la campagne un des fidèles compagnons d'Aramis, se dévoua sans compter et rôda pendant plusieurs heures dans les environs pour avertir les hommes de ce qui s'était passé à Saint-Lambert. C’est ainsi que l’aumônier du refuge lui dut la vie.

       Les Allemands s'approchant en tirailleurs et s'appuyant sur des chars, s'étaient rendus maîtres de la ferme. Ils y mirent le feu en jetant dans la grange des bidons d'essence enflammée. Ils jetèrent les corps de leurs victimes dans le brasier. Un jeune garçon des environ, qui s'était approché de l'incendie par curiosité, fut ramassé par les brutes et jeté vivant dans les flammes. Pendant toute la nuit et le lendemain, les Allemands patrouillèrent sur place. Quand le jour fut levé, ils mirent le feu aux bâtiments de la ferme et tout le domaine de Saint-Lambert flamba comme une torche. Aramis bouillait de rage. Il aurait voulu se venger, non pour lui-même, mais pour les camarades qui avaient laissé la vie dans cette échauffourée stupide où les patriotes avaient eu le dessous fautes d'hommes, d'armement et de munitions. De toutes parts, les pointes avancées des Américains étaient proches. C'était le moment décisif. Les patriotes se soulevaient, livraient des combats d'une héroïque folie, stimulés qu'ils étaient par l'ivresse de la délivrance.

       Un courrier vint à l'Etat-Major de Marsouin apporter un message émanant du major Louis, qui commandait un refuge du Condroz.

       Ce major Louis était lié avec Aramis de cette amitié tenace, profonde et silencieuse, qui peut lier deux hommes de guerre. Sous l'occupation il avait mené dans le Condroz une action égale à celle d'Aramis en Hesbaye : aussi pure, aussi farouche, aussi fructueuse.

       Aramis l'évoquait : il revoyait sa petite silhouette trapue et nerveuse. A son bras, déchiqueté par une rafale, pendait une main de cuir. Dans son visage, boucané par le grand air, durci par l'intensité de la lutte, deux grands yeux sombres brûlaient d'un feu vif. Il entendait sa voix basse et passionnée. Le major Louis et ses hommes étaient engagés à Evelette, dans un combat inégal, mitraillettes contre blindés. Aramis voulait passer la Meuse et se porter au secours de ses camarades.

       – Le pont de Huy est intact, disait-il, donnez-moi la permission de partir, Commandant. J'emmènerai un camion avec des hommes et nous irons nous battre avec le Major Louis.

       Le chef ferma la porte à clef et discuta longuement et posément.

       – Un camion n'est pas suffisant, en admettant que tu en trouves un. Ce n'est pas un instrument pour faire la guerre. Il nous faudrait un charroi complet, il nous faudrait des armes.

       – Nous avons des mitraillettes.

       – Bonnes pour la défense rapprochée. Que ferez-vous avec des mitraillettes contre des mitrailleuses et des canons de campagne.

       – Mais les camarades se battent. Les Allemands sont capables de toutes les atrocités.

       – Est-ce une raison pour se sacrifier inutilement ? Attendons d'être équipés, et nous pouvons l'être d'un instant à l'autre. Alors nous pourrons les dégager.

       Il fallut au moins une heure de discussion pour venir à bout de son généreux entêtement. Aramis était ainsi fait. Sa bonté lui aurait fait éteindre un incendie avec un verre d'eau.

       Hélas ! les renforts et les équipements ne vinrent pas. Le major Louis, à Evelette, laissa trois morts sur le terrain et vingt-deux blessés.

       Mais les boches refluaient rapidement, excédés par les guérillas. La terre natale était sauvée de la destruction et du pillage. La voie était libre pour le déploiement des armées alliées.

       Aramis n'eut pas la joie de rencontrer les Américains à Huy ; la voiture, qui devait l'emmener du lointain village de Hesbaye jusqu'à la villette, était pleine à craquer. Aramis céda sa place à d'autres chefs de la résistance, et il attendit, pour acclamer ses frères d' armes inconnus, de les voir défiler le long de la route, en se mêlant aux bourgeois placides.

       Il en eut du chagrin. Mais ce n'était là que le début de ses déceptions. Il avait pensé qu'à la libération, on utiliserait rapidement et avec énergie les forces vives accumulées pendant quatre ans par lui et ses pareils. Toute leur vie dans l'Armée secrète avait été tendue vers ce but : mettre sur pied une armée qui pourrait servir à la libération. Cette armée était là, faite de plusieurs centaines d'hommes, encadrée par des chefs éprouvés, et qui allait pouvoir sortir les armes et les munitions entassées dans les cachettes. Aramis pensait qu'il suffirait de leur donner des uniformes et de compléter leurs armements, pour les lancer à la curée finale.

       Pour toute réponse on caserna les troupes d'Aramis à Antheit.

       On avait promis à l'Armée secrète, mouvement strictement militaire, sans aucune nuance politique, qu'elle servirait de cadre à l'armée future, et qu'elle serait fraternellement mêlée aux brigades débarquées d'Angleterre. Il n'en fut rien, on la démobilisa, en la confondant avec d'autres mouvements d'inspiration politique.

       Aramis ressentit profondément cette déception. Comme il n'était pas homme à cacher ses sentiments, la caserne d'Antheit retentit bientôt de ses discours qu'il distribuait aux gradés et aux subalternes avec la même générosité. Il leur rappelait à tous l'esprit du maquis qui était celui du service et de la discipline, de l'abnégation et de l'égalité devant les charges. Il fit même scandale un jour, en quittant le mess des officiers et en allant manger avec les soldats, parce que le bruit avait couru que l'ordinaire de la troupe, n'était pas assez soigné. Comme capitaine, il avait droit à une voiture, mais cette voiture était toujours bondée de soldats et de civils, d'un tas de gens qu'il ramassait sur les routes, en ce temps de communications difficiles.

       Aramis essaya de se battre ; hélas ! il se battit surtout avec les bureaux. Deux fois on l'envoya à la bataille sur les marches de l'Est, deux fois il arriva trop tard, lorsqu'il n'y avait plus rien à faire. Il était excédé.

       Que firent les grands chefs militaires des anciens âges, lorsque le prince, pour des raisons politiques, les déchargeait du commandement des troupes ?

       Ils se retiraient sur les terres de leur père où ils allaient faire de l'élevage et vivre de souvenirs. C'est ce que fit Aramis, toutes proportions gardées. Il rentra à Villers-le-Bouillet, et travailla dans les bois. Pendant de longues semaines, il essaya d'étouffer son chagrin, en s'adonnant à un travail physique intense. Il s'y trouvait encore lorsque l'offensive d'hiver des Allemands remit la patrie en péril, et sonna de nouveau l'heure de l'héroïsme.

LE HEROS MÉURT

L’APPEL DE LA GLOIRE

       Les troupes américaines qui conduisaient les opérations dans le secteur belge, n'avaient pas cru devoir s'assurer l'aide du service de renseignements local. De fait, la retraite allemande prenait à ce point les allures d'une débâcle qu'il semblait bien que l'avion et le canon seraient suffisants pour tracer la route jusqu'à Berlin. Mais lors du retour offensif des armées de von Rundstedt, les autorités militaires américaines regrettèrent amèrement de n'avoir pas, dans le secteur occupé par les Allemands, des amis fidèles qui leur communiqueraient des renseignements de première nécessité. C'est pourquoi ils songèrent à former des para-troops, qui seraient envoyées dans les lignes adverses, munies d'un poste émetteur et récepteur. Ces troupes étaient constituées d'équipes de deux hommes. On imagine aisément qu'ils devaient être d'une trempe peu commune. Les Américains firent appel, tout naturellement, à ceux qui avaient été les pionniers de la résistance armée en Belgique. Et c'est ainsi que le châtelain des environs de Huy, qui avait initié Aramis aux secrets de la résistance, passa le voir un jour au début de janvier 45 – le 9 janvier exactement – pour lui demander si ce genre de travail conviendrait à sa vaillance inemployée par les autorités officielles. Aramis sauta de joie. A sa mère qui s'effrayait, il répondit qu'on ne devait pas mésestimer les plus petites indications de la Providence, et qu'il fallait obéir au devoir, quelle que fut la forme qu'il prenait. Il supportait mal aussi l'idée de voir des étrangers se charger seuls de bouter l'ennemi hors de Belgique. C'est notre travail, disait-il, ce n'est pas le leur. Il ajouta que sauf contre-ordre, il serait fidèle, le surlendemain, au rendez-vous que lui fixait son ancien mentor.

       Il se garda bien d'en parler à Jean-Marie. Celui-ci l'aurait dissuadé d'accepter un travail aussi périlleux où sa fougue et son enthousiasme devaient sans doute lui rendre de grands services, mais aussi l'empêcher de se contrôler et de renoncer à certaines missions impossibles. Jean-Marie le sage ne fut pas consulté et le destin l'emporta.

       Sa fiancée, qu'il entretint le lendemain de ses projets, ne lui fut pas inférieure en générosité. Elle ne s'opposa point à son départ. Ils passèrent cette dernière journée à faire ensemble des rêves et des projets, et le soir, ils allèrent voir Blanche-Neige au cinéma. Le lendemain, une auto rapide emmenait Aramis par les routes enneigées, et le déposait près d'Aywaille.

       Dans le silence nocturne pétillant d'étoiles, il monte vers un petit château campagnard gardé par les M. P. Aramis n'est pas seul. Il est allé chercher Valère à Waremme, et il l'a conduit avec lui jusqu'à ce haut lieu. Valère est un frère pour Aramis, un compagnon d'armes. Il l'a connu au début de la résistance, ils ont fait un coup de timbres ensemble. Puis leurs routes ont divergé. Mais voici qu'au moment où se bat le rappel des plus purs héroïsmes, ils gravissent ensemble le chemin du château où n'habitent que des hommes pour qui le sacrifice est une seconde nature.

       Ils y retrouvent des garçons de l'A. S. des parachutistes belges, des gars des corps francs américains. Les deux Wallons décident de faire équipe. Ils font des exercices intensifs de morse par radio portative, ils apprennent un peu d'anglais et quelques trucs élémentaires. Pour le reste, ils ne devaient compter que sur eux-mêmes.

PREMIERE  RECONNAISSANCE.

       Valère et Aramis feront deux reconnaissances ensemble.

       La première fois les hommes sont un peu décontenancés. Ils partent sans savoir où ils vont, et nul de leurs camarades ne peut les renseigner davantage. Ils sont munis du poste de T. S. F., ils ont de fausses cartes d'identité, un browning et vingt-quatre balles. Pas de papiers compromettants, pas de signes distinctifs, ils sont eux-mêmes à l'image de ce no man's land' qu'ils vont parcourir. La nuit est tombée déjà quand, après une halte à Francorchamps ils se dirigent vers le front. Le vent glacial cesse de souffler et ils sont pris dans une rafale de neige épaisse. Il faut marcher à l'aveugle, très heureux si on rencontre de temps à autre une sentinelle ou un petit poste qui peut fournir des indications. Il est près de deux heures du matin, quand ils passent auprès des premières lignes où leurs ont donnés les derniers renseignements. Ils devront s'enfoncer jusqu'à Montenau, s'engager jusqu'à quatre kilomètres derrière les lignes allemandes et repérer la position exacte de l'artillerie et des blindés. Les deux hommes suivent la vallée de l'Amblève. La rivière rapide se glisse, toute noire comme un orvet entre ses berges immaculées, entre les collines où les forêts ouatées de neige font une vaste fourrure blanche. Il faut parfois couper à travers champs et dégringoler dans des fossés remplis de neige où l'on s'empêtre jusqu'au cou.

       Voici le pont d'Amel sur l'Amblève. Il faudra le traverser pour continuer la mission. Une patrouille allemande s'est arrêtée là, comme pour garder le pont. Des obus fusants américains, qui visent le pont, tirent trop court et forment un feu de barrage entre les deux héros et leur objectif. Impossible d'avancer, impossible de reculer aussi, sans se faire repérer par les boches, car les silhouettes noires sont une cible commode, quand elles se détachent sur la neige ambiante. Il n'y a qu'une solution, qui est de descendre dans l'eau. Là, du moins, les silhouettes se confondent et les deux hommes pourront décrocher. Valère et Aramis se glissent le long de la berge et ils font plusieurs centaines de mètres dans l'eau glacée. Ils ont échappé ainsi à la mort, obéissant d'ailleurs aux ordres qui sont de ne pas insister quand on se bute à l'impossible. C'est égal, la mission a échoué, il faudra recommencer.

       Les hommes glacés, grelottants, et fourbus, rentrent à Monteneau où une sentinelle devait attendre leur retour. Or, ils ne rencontrent pas de sentinelle. Ils poussent jusqu'à la gare. Un groupe d'Américains y devisent gaiement. Aramis donne le mot de passe. Les Américains l'ignorent. Ils conduisent les deux Belges au poste, où ils sont reconnus et réconfortés.

       Par malheur, le lendemain, les troupes américaines cantonnées à Monteneau montèrent en ligne et attaquèrent une forêt où les Allemands restaient accrochés. Valère et Aramis restèrent seuls. Aramis n'avait plus de souliers : il les avait mis à sécher à l'intérieur d'un fourneau pour la nuit et les avait trouvés carbonisés à son réveil. Les deux hommes essayèrent d'entrer en communication par radio avec leur correspondant qui se trouvait à l'arrière des lignes. Celui-ci venait d'être tué quelques instants auparavant par un éclat d'obus. Personne ne répondit. Les deux hommes étaient abandonnés à leur sort, isolés du monde. Le village fut occupé par de nouvelles troupes, un bataillon de déminage, qui ne connaissait pas les paratroops et qui, même, en ignorait peut-être l'existence. Ces deux hommes déguenillés, fourbus, sans papiers d'identité, et qui ne pouvaient pratiquement pas leur expliquer leur présence en cet endroit, leur parurent suspects. On les conduisit à un hôpital américain. Des groupes, tous irresponsables, se les passèrent de main en main, se demandant si le plus simple ne serait pas de les fusiller. Ils étaient au bord d'une route, et des hommes les mettaient en joue déjà quand un colonel qui passait en Jeep s'arrêta pour s'enquérir des motifs de ces exécutions et miraculeusement, reconnut Valère qu'il avait rencontré quelques jours plus tôt. Les deux héros, avec les excuses dues à leur rang, furent reconduits à leur port d'attache, où ils prirent un repos qu'ils n'avaient pas volé. Vingt-quatre heures plus tard, ils repartaient.

LA MORT.

       Aramis était fourbu par son récent voyage. Il faisait de la fièvre, il toussait et grelottait. Il insista cependant pour prendre part à la nouvelle équipée et ses compagnons acquiescèrent, craignant de le fâcher. L'équipe Valère-Aramis était précédée par une autre équipe de trois parachutistes. Ils allèrent de compagnie jusque Medelle, où se trouvaient les premières lignes américaines. A cet endroit on leur montra des photos aériennes de l'itinéraire qu'ils devaient suivre. Les trois parachutistes prirent la tête et on se mit en marche à travers le paysage noir et blanc des forêts, par une nuit très claire. A mi-chemin, la première équipe fit halte et décida de rentrer : le temps était trop clair disaient-ils, les Allemands repéreraient les hommes trop facilement. Valère partageait leur avis, mais Aramis voulut continuer. Si personne ne m'accompagne, dit-il, j'irai seul. Valère ne l'abandonne pas, et ils arrivent ensemble sur la grand' route de Medelle à Amel, où stationnent les postes avancés des Allemands. Les hommes attendent un moment propice, traversent la route et s'aventurent dans les champs où ils se dirigent à la boussole.

       Valère portait le poste. Aramis derrière lui soufflait et tendait toutes ses énergies pour ne pas rester en arrière. Il devait même réprimer une violente envie de tousser. Enfin, l'ombre propice d'un bois de sapins ! Un bref coup d' œil sur les photos aériennes prises l'après-midi. Non, il ne doit pas être occupé. Pendant qu’ils se glissent vers le bois, des balles sifflent à leurs oreilles. Le bois est rempli d'Allemands. Il ne reste qu'à se planquer dans les trous, sans riposter. Cinq Allemands sortent du bois et se dirigent vers eux. Il fallait battre en retraite. Aramis épuisé par le froid, la fatigue et la tension nerveuse, voulait rester caché dans le trou, et suppliait Valère de rentrer dans les lignes américaines pour chercher de l'aide. Valère ne voulut pas l'abandonner. De trou d'obus en trou d'obus, les deux hommes se dérobèrent aux Allemands et revinrent vers la grand' route qu'ils avaient franchie une heure auparavant. Le terrain descendait en pente vers la route. Il était couvert d'arbres qui ménagèrent aux deux hommes un abri où ils firent halte pendant une demi-heure. Il était six heures du matin. Ils décidèrent ensuite de rechercher dans la neige haute la piste qu'ils avaient tracée en arrivant. Cette piste les reconduisit vers la grand' route. Ils débouchèrent et se trouvèrent face à face ; séparés de vingt mètres à peine, sur la grand' route toute brillante du clair de lune, avec une patrouille allemande. Les Allemands firent les sommations et tirèrent presque aussitôt. Les deux hommes sautèrent en zigzag et se rejetèrent vers le talus. Les balles sifflaient, Valère eut la chance de gagner le bois. Aramis choisit de se jeter derrière une haie, espérant y rendre coup pour coup aux ennemis. C'est là qu'une balle l'atteignit en pleine poitrine et lui coupa l'aorte.

       Valère parvint à leur échapper. Plusieurs jours plus tard, il retrouva le corps de son compagnon d'armes, à l'endroit où il était tombé. Son visage était calme comme celui d'un dormeur. La neige lui faisait un linceul immaculé orné de larges fleurs rouges.

       Le corps d'Aramis fut ramené à Huy en camion. Son aumônier, chez qui on le déposa, tint à lui rendre lui-même les derniers devoirs. Il fit sa dernière toilette, et n'enleva pas cette mèche rebelle qui barrait le beau front du capitaine-poète, comme un dernier geste de défi lancé à la mort. Le cordon du scapulaire, coupé par la balle, sortait de la capote entrebâillée.

       On l'enterra dans le petit enclos de Villers-le-Bouillet. Il faisait un temps épouvantable. Une pluie glaciale mêlée de neige, obscurcissait le ciel au-dessus des champs et de la vallée. Cependant, un cortège de trois mille personnes suivit Aramis pour son dernier voyage. A l'église, lorsque son aumônier lui dit un dernier adieu, des maquisards trempés par quatre années de luttes et de périls, pleuraient comme des enfants. De ceux qui se seraient fait tuer pour Aramis, le chef, en partant, avait emporté une des raisons de vivre.

       Aramis n'est pas enterré au pied d'un arbre, comme il l'avait un jour souhaité, et les racines n'enserrent pas son corps. Mais il repose dans la terre limoneuse de Hesbaye, dans la terre féconde de son petit pays. Il s'est donné pour elle. Il est bon que sa présence continue de l'habiter afin qu'elle fasse naître dans les temps à venir d'autres garçons courageux, sans jactance et sans peur, réalistes et rêveurs et qui, comme Aramis, sauront être fidèles.

      

 



[1] De Jacques Legay, édité par ses amis de l’Armée Secrète



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