Maison du Souvenir

« Max » récit de Victor Gerardy, prisonnier de guerre au 1A.

point  Accueil   -   point  Comment nous rendre visite   -   point  Intro   -   point  Le comité   -   point  Nos objectifs   -   point  Articles

point  Notre bibliothèque   -   point  M'écrire   -   point  Liens   -   point  Photos   -   point  Signer le Livre d'Or   -   point  Livre d'Or   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques

« Max » récit de Victor Gerardy, prisonnier de guerre au 1A

       Je ne sais par quelles voies mystérieuses, après tant d'années de séparation, tu es arrivé dans mon rêve la nuit dernière. Mais j'en suis très heureux.

       Tu m'es apparu, tel qu'en 1942, en pleine et radieuse jeunesse ! Ah, Max ! Tu étais mon préféré parmi les huit chevaux que comptait la ferme.

       Je me rappelle avec émotion les divers travaux que nous effectuions ensemble, que ce soit les semailles, la fenaison, la moisson, et d'autres encore où, puissant et fier, tu tirais de lourds chariots.

       Je revois aussi ces longs chemins enneigés par les hivers froids et rigoureux. Ils nous conduisaient à la laiterie avec le traîneau que, naseaux fumants, tu faisais glisser à grande vitesse, dans le tintement joyeux des grelots suspendus à ton cou.

       Tu étais très courageux, et je t'admirais. J'aimais caresser ta robe alezan ; c'est avec grand soin que j'y passais l'étrille et la brosse pour lui conserver son lustre et sa douceur.

       Lorsque le fermier me permettait de vous distribuer l'avoine, à toi et à tes compagnons d'écurie, tu saluais mon arrivée d'un hennissement de joie. Et parfois, tu posais ta bonne grosse tête sur mon épaule en signe d'amitié. Te doutais-tu, Max, que ta ration était la plus fournie, sans que celle de tes camarades fut diminuée ?

       Ah ! Que de souvenirs me reviennent pêle-mêle à la suite de ce rêve !

       Mais les aléas de la vie d'un prisonnier de guerre firent que l'on m'éloigna de toi; je fus dirigé vers un autre lieu.

       Jamais, je ne te revis...



       Pourtant, au début de 1945, lors de cette évacuation combien douloureuse, consécutive à l'avance des troupes russes, je n'ai pu m'empêcher de penser à toi. C'était en des circonstances malheureuses, en assistant, ainsi que tant d'autres de mes frères d'infortune, à des spectacles navrants, ayant pour cible tes congénères.

       J'ai vu des chevaux, victimes innocentes de la furie guerrière, mourir d'épuisement dans des fossés bordant les routes surpeuplées.

       J'ai vu des chevaux exténués, essayant de dégager des chariots enlisés dans une boue épaisse et gluante, criblés de coups de pied et de bâton dans leurs flancs palpitants.

       J'ai vu des chevaux, affolés par les cris, fouettés jusqu'au sang, tomber, se relever, tomber encore, et le regard triste, si triste, mon brave Max, que tout le chagrin du monde se lisait dans leurs yeux.

       J'ai vu, alors que nous traversions le Frisches Haff[1], des chevaux, trahis par la couche de glace trop mince pour leur poids, s'enfoncer et disparaître dans les eaux sombres avec leur chargement.



Traversée du Frisches Haff gelé


       J'ai vu des chevaux blessés, abattus à la mitraillette par des soldats allemands, parce qu'ils n'étaient plus d'aucune utilité.

       Oh ! Combien j'en ai vu de ces pauvres animaux sans aucune défense, torturés et massacrés sauvagement !

       Et, malgré ma détresse en ces temps où rien n'était sûr, où la folie des hommes mettait l'existence de chacun sous une terrible épée de Damoclès ; oui, malgré tout cela, confusément, j'ai pensé à toi, Max. En espérant que ces atrocités te soient épargnées, à toi si confiant jusqu'alors dans la bonté humaine, car à la ferme, jamais personne ne t'avait rudoyé.

       Cette période de ma vie a resurgi dans le rêve où tu m'es apparu. En un kaléidoscope émouvant, les images ont défilé. Elles m'ont permis de te revoir, mais aussi de repasser toutes les années de ma jeunesse meurtrie par cette guerre démentielle et cette captivité tellement longue et éprouvante !

       Ces années maudites qui ont vu la mort de tant de mes amis, fauchés en pleine fleur de l'âge !

       Et cependant, le rêve que j'ai fait en dormant s'est changé en cauchemar dès que je suis revenu à la réalité.

       Parce que, quelque part dans le monde, cette bestialité existe encore, et tend même à s'amplifier. A quoi ont servi les sacrifices de tant de gens ?

       Question sans réponse. Hélas !

       La paix sera-t-elle donc toujours une utopie ? Pauvre humanité !

Victor GERARDY

 

 

 

Ce récit est extrait du Journal « Ceux du 1A » n° 559, septembre 1994, éditeur Marcel Meykens, qui fut lui-même prisonnier de guerre au Stalag 1A en Prusse-Orientale ; c'était le plus grand camp de prisonniers de guerre belges d'Allemagne.

La Maison du Souvenir a repris ce récit dans la « Revue trimestrielle du Relais des Patriotes de Naast » avril 2024 n°2.

      

 



[1] Frisches Haff : immense lac qui se déverse dans la mer Baltique à Pillau (détroit de Baltiysk). Tandis que le Frische Nehrung est la presqu'île de la Vistule fermant la lagune



© Maison du Souvenir. Tout droit réservé. ©