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Jamais ne Désespère...[1] Lübeck – 1942 Le Colonel Baron von
Wachtmeister. Nous arrivâmes à Lübeck, venant de Colditz, par un
beau jour de mai, peu après-midi. Le voyage avait duré environ vingt-sept
heures. Nous étions une vingtaine de Belges et près de cent Français. Nos camarades
polonais avaient fait le même trajet quelques jours plus tôt. Il y avait
six ou sept kilomètres de marche en la gare de Lübeck, où nous fûmes débarqués,
et le camp. Nos bagages étaient lourds et peu faits pour être portés à la main.
Cette dernière étape fut la plus pénible du trajet. Avant qu’on
nous permette d’entrer dans le camp proprement dit, nous fûmes rassemblés dans
un grand hangar en ciment qui avait sans doute été construit pour servir de
garage à des avions ou à des véhicules blindés. On nous
ordonna de nous mettre en rangs sur trois côtés d’un carré, tandis qu’au milieu
du quatrième côté un sous-officier allemand, qui se révéla plus tard être l’interprète,
faisait placer un petite table. A peine
étions-nous en place que le colonel allemand, commandant de notre nouveau camp,
vint se mettre près de la table ; il était accompagné de ses deux
adjudants-majors. Le trio n’était guère sympathique. Les deux adjudants-majors
représentaient assez bien, l’un et l’autre, le type de l’officier prussien tel
que la caricature l’a popularisé : grands, secs, portant balafres et
monocles ; ils nous dévisageaient d’un regard exprimant à la fois :
la suffisance, le mépris et la fausseté. L’un d’eux, cependant, se déridait
parfois pour cajoler un petit chien pékinois qui appartenait au colonel et qui
désirait montrer qu’il participait, lui aussi, au commandement du camp. Le Colonel
était d’un autre type : c’était un très vieux monsieur visiblement sclérosé,
mais portant beau. Il était de petite taille et cherchait à n’en point perdre
un millimètre, des talons hauts lui permettaient même d’en gagner quelques-uns.
Les passepoils jaunes de sa tenue marquaient qu’il avait servi dans la
cavalerie ; nous devions apprendre plus tard qu’il considérait cette arme
comme étant la seule qui comptât, les autres n’étant pour lui qu’un ramassis de
paysans grossiers. Pendant un
moment, le Colonel promena sur nous un regard qui visait à être agressif, puis
il marmotta quelques mots à l’interprète qui nous dit avec un fort accent
tudesque : « Monsieur
le Colonel Baron von Wachtmeister commandant le camp va vous parler ». Puis le
Colonel prononça le discours qu’il avait préparé. Après chaque phrase, il s’arrêtait
et l’interprète la traduisait en la faisant chaque fois précéder des mots :
« Monsieur le Colonel Baron von Wachtmeister a dit... » Le discours
en question fait encore sourire ceux qui l’ont entendu, il se résume comme suit : « Vous êtes ici dans un camp spécial où
ne s’applique pas la Convention de Genève ; en tant que Commandant d’un
camp spécial j’ai des pouvoirs spéciaux ». « Je
sais pourquoi vous êtes ici ; j’ai parcouru vos dossiers, vous êtes tous
des anglophiles, des bolchevistes, des francs-maçons, des ploutocrates, des
juifs et même des syndicalistes ! » « Je
suis décidé à vous corriger ; pour le faire, si c’est nécessaire, j’ai
douze mitrailleuses !... » « Si
vous vous laissez corriger, vous pourrez vous distraire : vous pourrez
faire du sport, jouer au football, vous pourrez lire, vous pourrez faire de la
musique, mais vous ne pourrez pas faire du théâtre, car ici c’est moi, et
seulement moi, qui fait le théâtre !... » Dans les
rangs français, notre camarade Chauvet, petit homme barbu, généralement placide
et bourru, ne parvenait pas à retenir le fou-rire qui l’étreignait ; le
bruit qu’il fit ainsi arrêta tout net le colonel qui devint écarlate et
interpella en hurlant le rieur incongru. Un des adjudants se précipita sur celui-ci
et le bouscula violemment ; on parvint enfin à comprendre que l’on
demandait le nom de l’interrupteur ; ce dernier déclina son identité et le
colonel de crier, et l’interprète de traduire : « Monsieur le Colonel Baron von
Wachtmeister sait qui vous êtes, il a lu votre dossier, vous êtes un agitateur
politique, un bolcheviste, un franc-maçon ! » « Non »,
répondit candidement le rieur, « je suis receveur de l’enregistrement ». Ce qui d’ailleurs
était strictement vrai, mais multiplia les rires ; il fallait une sanction :
Chauvet fut immédiatement envoyé au cachot. Après ce
beau discours, nous fûmes fouillés et menés dans le camp. Quelques
jours plus tard, fidèle à la consigne, le Colonel Baron von Wachtmeister vint à
la baraque belge, sous prétexte d’inspection, pour y faire du charme à sa
façon. Toujours
accompagné de son fidèle interprète, il nous expliqua que nous étions
impardonnables de n’apprécier ni les bienfaits que le Grand Reich apportait à
notre pays, ni la bienveillance exceptionnelle du Führer à l’égard des
prisonniers belges. « Ainsi », dit-il, « tous
les prisonniers flamands ont été rapatriés ». Or dans l’auditoire se
trouvaient le Commandant Pagi, dont j’ai parlé dans le chapitre consacré à
Eichstätt, et le lieutenant de Doove ; tous deux pouvaient arguer d’appartenir
à des familles flamandes, d’être nés et de résider dans des communes flamandes. L’occasion
était trop belle pour ne pas protester et de Doove, levant la main, demanda à
être entendu ; le colonel lui dit de parler. - On n’a
pas rapatrié tous les Flamands puisque moi, qui suis Flamand, je suis encore
ici. Et Pagi de
renchérir : - Et moi,
non seulement je suis Flamand, mais je suis aussi « D.U. », et je
suis encore ici. Le Colonel
von Wachtmeister parut surpris et, interpellant Pagi, l’interrogea : - Mais
alors, pourquoi êtes-vous ici ? - Voici :
à Eichstätt, au début de ma captivité, j’ai vu un sous-officier allemand qui
brutalisait des prisonniers belges et je me suis plaint, Comme les faits
étaient évidents, il a bien fallu le punir. Mais le sous-officier s’est vengé :
il était très influent ; il appartenait à cette nouvelle franc-maçonnerie
allemande, comment l’appelez-vous ?... Ah oui, c’était un « Parteigenosse »[2] ! Tête du
Colonel, qui n’était sans doute pas loin de considérer lui aussi le « Parti »
comme une dangereuse franc-maçonnerie. Mais il
fallait changer de conversation et s’adressant à Pagi, le Colonel reprit : - Que
faites-vous dans la vie civile ? Et Pagi,
qui dirige de vastes entreprises coloniales, de répondre : - Oh ici,
en Allemagne, vous appelez sans doute cela « ploutocrate » ! A ce mot, toute la suite du Colonel se mit à
rire : mais cela n’était pas convenable et le Colonel Baron von
Wachtmeister de partir en marmottant quelque chose qui voulait sous doute dire
que « ces Belges sont indécrottables ». Les livres confisqués. Lorsque le Général Giraud s’évada de la forteresse de
Königstein, les Allemands subirent une attaque de colère collective à l’égard
des officiers prisonniers et plus particulièrement à l’égard de nos camarades
français. Le personnel militaire et policier auquel était confiée la garde des
prisonniers ajoutait à la colère une profonde humiliation ; ces sentiments
étaient entretenus et même amplifiés par une avalanche d’ordres émanant de l’«
O.K.W. »[3] et
aussi, disait-on, du cabinet militaire d’Hitler lui-même. Ces ordres
prescrivaient, d’une part, un ensemble de précautions nouvelles et de mesures
répressives et, d’autres part, menaçaient de sanctions graves les commandants
de camps et leurs subordonnés si des prisonniers confiés à leur garde venaient
à s’échapper. Nous
étions, à l’époque, une soixantaine d’officiers belges internés, au camp de
Lübeck, aves des collègues français, polonais et yougoslaves, tous également
mal notés. Après l’évasion
du général Giraud, l’autorité allemande décida qu’à titre de représailles les
officiers français prisonniers seraient dorénavant privés de divertissements
intellectuels. Une première mesure fut, dans notre camp, la fermeture de la
bibliothèque française, suivie de la confiscation des livres que nos camarades
français possédaient individuellement et gardaient dans leurs chambres ;
comme, aussitôt, les Belges se mirent à prêter des livres aux Français, une
seconde mesure fut la confiscation des livres des Belges. Etant assez
souffrant, j’étais, à l’époque, à l’infirmerie ; les confiscations, par
oubli sans doute, ne s’étaient pas étendues jusque là. C’est à ce
moment qu’un colis de livres, qui m’était envoyé de Genève, parvint au camp. Un
censeur, un matin, vint me l’apporter et le déballa sur mon lit. Outre six
livres, les colis contenait un inventaire-accusé de réception qu’il me fallait
signer après l’avoir pointé avec les livres. Tout étant
bien exact, je remis l’inventaire dûment signé au censeur, et je m’apprêtais à
mettre mes livres sur ma table de chevet lorsque le censeur, qui n’était plus d’accord,
intervint : - Donnez-moi ces livres. - Mais, je vous ai donné la quittance, lui
répondis-je. - Oui, mais les livres doivent passer par
la censure. - Quand me le rendra-t-on ? - Avant huit jours. - C’est
bon, les voici, prenez-les. Huit jours
après, naturellement, mes livres ne m’étaient pas rendus et je rédigeai une
réclamation écrite au commandant du camp. En réponse, on me fit savoir que, par
ordre de l’ « O.K.W. », les livres ne pouvaient pas m’être rendus.
Nouvelle réclamation pour que la quittance me soit alors restituée. A quoi le
commandant du camp répondit que la quittance ne pouvait pas m’être restituée
parce que, comme je devais d’ailleurs le savoir, elle avait été renvoyée à
Genève. Ceci m’amena à demander le rapport du commandant du camp, ce qui me fut
accordé. Pour corser
la scène, d’accord avec le médecin polonais de l’infirmerie, il fut déclaré que
mon état de santé ne me permettait pas de me rendre par mes propres moyens à la
Kommandantur, qui était en dehors du camp proprement dit. C’est ainsi qu’en
civière et accompagné du camarade Gay, pour la circonstance mon interprète, je
me rendis un matin à la convocation di Colonel Janssen. Arrivée
devant sa porte, mon escorte posa la civière par terre, et c’est vêtu d’un
pyjama recouvert de mon manteau de cavalier que j’entrai dans le bureau en m’appuyant
sur les épaules de mes porteurs. Impressionné par cette mise en scène, le
Colonel d’un ton affable, me dit : « Setzen Sie sich Herr Rittmeister »,
tandis que son « adjudant »[4],
Hauptmann Oldenburg, m’avançait une chaise. Le dialogue
s’enchaîna, semblable à ce qu’il avait été dans les notes échangées : pour
finir, m’exprimant en français, et Gay me traduisant phrase par phrase, je dis
au Colonel : -Je vous
demande respectueusement de faire un effort d’imagination ! (mouvement de
surprise)
Imaginez-vous que vous êtes prisonnier ! (nouveau mouvement de
surprise) ; et que l’on vous face signer une quittance pour ce que vous n’avez
pas reçu !
Imaginez-vous ce que vous penseriez dans ce cas du Colonel commandant le
camp où vous êtes prisonnier et qui vous a ainsi arraché une quittance pour ce
que vous n’avez pas reçu. Vous devez,
maintenant, vous dire que si moi je vous disais ce que vous penseriez de ce
Colonel vous devriez me punir ! Aussi je préfère ne pas vous le dire. Et le
Colonel de sourire et de dire : - L’homme a
raison ; il faut leur rendre leurs livres. C’est ainsi
que nous obtînmes que nos livres nous fussent restitués. Les cartes du
Commandant Pagi. C’était l’hiver, il faisait très froid. Le Commandant
Pagi, qui souffrait d’asthme, avait dû être transféré à l’infirmerie. S’il n’y
faisait pas plus chaud que dans les baraques du camp, au moins l’atmosphère y
était-elle moins saturée de fumée de tabac. En outre, les pensionnaires de l’infirmerie
étaient dispensés des longues stations en plein vent qu’impliquaient les appels
et les distributions de vivres. Le médecin
polonais Levandowski, qui dirigeait l’infirmerie, avait réussi à y créer une
ambiance agréable. Pagi ne se
levait plus ; les infirmiers lui avaient construit à la tête de son lit un
véritable échafaudage qui le maintenait dans la position assise ; dès qu’il
abandonnait celle-ci, l’asthme le reprenait. Pour se
protéger du froid, il était, nuit et jour, emmitouflé de façon pittoresque ;
il ressemblait plus à une vieille femme qu’à un officier, fût-il même malade et
prisonnier. Ne pouvant
tuer le temps, Pagi faisait des patiences. Le
médecin-chef allemand, Stabsarzt Etter, passait tous les matins dans les salles
et cherchait à se donner une apparence de bienveillance à l’égard des malades.
Ces efforts se manifestaient par des paroles aimables, par des invites à la
conversation mais, bien entendu, jamais par des actes tendant à une
amélioration des conditions de vie à l’infirmerie : le bureau où le
Stabsarzt passait au maximum un quart d’heure chaque jour était continuellement
chauffé, mais il n’y avait pas de charbon pour les salles d’hospitalisation. Pagi était
l’un des catalyseurs de l’amabilité du Stabsarzt. Chaque matin, celui-ci s’arrêtait
devant son lit et lui tendait la perche pour nouer un bout de conversation. Un jour, comme Pagi s’absorbait dans une
grande réussite, le Stabsarzt lui demanda dans son meilleur français : - Est-ce
que vous gagnez ? Et Pagi de
répondre : - Je gagne
toujours. Etonnement
du Stabsarzt : - Alors ce
ne doit pas être amusant si la réussite n’est pas difficile. Et Pagi d’expliquer : - Oh, elle
est difficile, même très difficile, mais quand elle rate c’est que c’est vous
qui perdrez la guerre, tandis que quand elle réussit, c’est nous qui la
gagnerons. Le
Stabsarzt rougit, haussa les épaules, maugréa et poursuivit sa visite. Un mois
plus tard, Pagi qui avait reçu dans un colis des cartes à jouer rondes assez
spectaculaires, s’en servait pour faire une patience, au moment où le Stabsarzt
faisait sa visite quotidienne. L’incident
précédent n’avait pas tempéré les efforts d’amabilité de l’Allemand. Voyant les
nouvelles cartes de Pagi et comme il n’en avait jamais vu de semblables, il
crut qu’il s’agissait d’un jeu spécial qu’il ignorait. Prenant une
carte, il la regarda et s’adressant à Pagi, lui dit : « Wie schön !
was ist es ? ». Pagi
mettant un doigt devant la bouche, d’un « chut » prolongé fit
semblant d’inviter le Stabsarzt à la discrétion, puis il dit en murmurant d’un
air de mystère : « Made in England » ! Cette fois, le
Stabsarzt partit mécontent et n’essaya plus de s’immiscer dans les distractions
du Commandant Pagi. [1] Jamais ne Désespère... Anecdotes de captivité militaire en Allemagne 1940-1945 racontées par Henri Decard et illustrées par Jean Remy officiers de réserve de l’Armée Belge. – Librairie Parchim (Marcel Vanden Borne) 57bis, Rue du Sceptre, Bruxelles - 1951 [2] Parteigenosse : membre du parti nazi. [3] O.K.W. : « Oberkomando der Wehrmacht » : Commandement supérieur de l’armée allemande. [4] Adjudant : terme utilisé dans l’armée allemande pour désigner les officiers attachés à la personne d’un de leurs supérieurs. |