Maison du Souvenir

Mes souvenirs de guerre et de captivité.

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Mes souvenirs de guerre et de captivité

Joseph Lecane

Le fort de Barchon au combat

       Encore une journée de travail terminée. Je rentre à la maison ce mercredi 12 décembre 1939. Quand j'ouvre la porte, ma mère me signale qu'une lettre arrivée ce matin m'est destinée. Celle-ci est du Ministère de la Défense nationale me signalant que je dois rentrer comme milicien de la classe 1940 au fort de Barchon au 31 janvier 1940.

       Comme les fêtes de fin d'année approchent, on va fêter celles-ci en famille à la Noël et avec mes camarades au nouvel an. Pour la Noël, nous allons tous ensemble à la messe de minuit et après celle-ci, maman nous a préparé quelques bonnes bouquettes suivies d'une bonne goutte de pèkèt.

       Au nouvel an, nous nous rendons au bal au village voisin où nous passons quelques belles heures de plaisir à danser et à boire quelques verres de bière.

       Après toutes ces fêtes, nous nous remettons au travail pour un mois et, le 31 janvier 1940, c'est la rentrée comme milicien pour douze mois.

       Je dis au revoir à mes parents, mes cousines et aux autres camarades qui, eux, ne rentrent pas maintenant. Ma mère me met un colis dans les mains en me disant : « Si tu as faim, tu mangeras ces chocolats et ces bonbons ». Je me dirige vers le village, pour aller chercher mes camarades Joseph et Henri, et en avant vers le fort de Barchon !


       Quand nous sommes arrivés, on nous dirige vers nos chambrées respectives. Ça, c'est le premier jour. Le second jour, on nous distribue nos vêtements militaires, nos souliers, nos casques, nos fusils, etc. On fait connaissance avec d'autres camarades en plus de ceux qui étaient avec nous et, bien entendu, avec tous les gradés. Ensuite, on nous rassemble tous et on nous explique ce que l'on attend de nous : faire de nous tous, des soldats...

       Le troisième jour, qui est donc le 2 février 1940, commence l'instruction sans oublier de nous faire nos petites piqûres qui nous préservent, paraît-il, des maladies. Le lendemain, 3 février 1940, j'ai dix-neuf ans.

       L'instruction se poursuit à un rythme accéléré sur le fusil, le fusil-mitrailleur, la grenade, les canons de 75, 105, 150, le fonctionnement des coupoles, le poste d'observation, la tour d'air, les casemates, le code morse, etc., le tir au fusil, au fusil-mitrailleur et la mitrailleuse. Cette instruction est poussée à fond comme s'il allait se passer quelque chose. À ce moment, la situation internationale se dégrade. On en parle mais on n'y croit pas beaucoup. Pourquoi les Allemands nous attaqueraient-ils ? Ils ne doivent pas avoir oublié la raclée qu'ils ont eue en 1914.

       Dans nos chambrées, on s'entend bien à part quelques blagues mais il faut en rire. Gare à celui qui rouspète ! Il faut prendre celles-ci à la rigolade comme ça on vous fout la paix.

       Nous retournons à peu près un jour sur deux voir nos parents et nos copains restés au village sauf, bien entendu, quand on est de piquet. Au fort, la nourriture est très bonne, on a assez à manger. Le soir, quand on doit rester, on va à la cantine boire deux, trois verres de bière. Nous avons, bien entendu, nos corvées tous les jours: nettoyage des chambres, de la cour, des W.C., de la cuisine mais là : épluchement des patates.

       Après environ deux mois d'instruction, on commence à monter la garde pendant 24 heures entrecoupées de repos : deux heures de garde, deux heures de piquet et deux heures de repos. Le chef de poste nous a bien expliqué ce que l'on devait faire au cas où il y aurait une personne étrangère qui rôderait autour du fort : les trois sommations et, si pas de réponse, tirer. Bien entendu, les trois sommations n'en auraient été qu'une surtout la nuit. Pendant les gardes de nuit, on restait dans l'ombre, l'oreille tendue et les yeux grands ouverts, appuyé contre le mur de la cantine. Comme ça, on pouvait observer sans être vu.

       Ce qui devenait emmerdant, c'était les alertes de nuit. On vous éveille à toutes les heures de la nuit, on doit prendre son fusil et aller à l'emplacement qu'on nous désigne. Bien entendu, il y a des attaqués et des attaquants et, je vous assure, c'est du sport. En effet, les sports, à Barchon, tenaient une grande place : football, course à pied, saut en hauteur, gymnastique, etc. Tout ça vous maintenait en pleine forme.

       Et une nuit, vers une heure du matin, le dix mai 1940, on nous réveille. Alerte ! Mais, cette fois, on nous fait descendre nos matelas dans le fort. C'était la première fois que l'on faisait cet exercice. On nous rassemble tous et le commandant nous dit ceci : « Je viens de recevoir la communication de mettre tous les hommes immédiatement à leurs postes de combat car le territoire est menacé ». Cette fois, on ne riait plus.

       Dans le fort, tout le monde est debout. Les ordres fusent dans tous les coins : monter les obus aux coupoles, ouvrir les boîtes à douilles de 150 (elles sont tellement bien fermées que la forge doit faire de nouveaux outils pour les ouvrir). C'est vers quatre heures, quatre heures et demie du matin, qu'Eben-Emael demande un tir de 150 sur ses superstructures. Ils sont attaqués par des planeurs. Et ces boîtes à douilles de 150 qui ne s'ouvrent toujours pas... À peu près vers cette heure, les mitrailleuses contre avions ouvrent le feu sur des appareils étrangers qui survolent le fort. Je suis, à ce moment, à l'extérieur pour mettre des fils barbelés et fermer toutes les entrées du fort quand j'entends siffler au-dessus de ma tête les premiers obus de 150 tirés sur Eben-Emael. Je vous assure qu'à ce moment ça vous fait frissonner et on se demande ce que l'on va devenir.

       Et pendant ce temps, sur la route qui conduit vers Wandre, de longues files de civils sont en train d'évacuer. Quand on voit toutes ces femmes, leurs enfants et les personnes âgées qui se traînent sur la route c'est vraiment triste. Où vont-ils aller ? Nous nous demandons tous où nos épouses et nos parents sont à ce moment-là. Et mon père, que doit-il penser, lui qui avait failli être tué en 1914 ?

       Le commandant a donné l'ordre que l'on mette le feu aux logements des troupes en temps de paix pour que ceux-ci ne gênent pas les pointeurs des coupoles et pour que l'ennemi ne puisse se cacher dedans. À ce moment, il est entre neuf et dix heures du matin, les mitrailleurs ouvrent le feu vers un avion allemand. Celui-ci s'abat aux environs de Rabosée. Un peu plus tard, les deux canons de 150 et les quatre de 105 tirent tous ensemble. C'est impressionnant. Tout le fort tremble sur ses fondations. Les servants sont pleins d'allant. À ce moment, je suis avec mon copain Joseph et le brigadier Tony au monte-charge de la 105 gauche. On ne suit pas à monter, par le monte-charge, les obus pour alimenter les deux canons tellement la cadence de tir est élevée.

       Tout doucement, la nuit arrive. À ce moment, les tirs ne sont plus si violents. On ne tire plus que sur renseignements de nos observateurs ou des forts voisins car le fort de Barchon est souvent sollicité et pour cause. Avec nos deux 150, nos quatre canons de 105 et nos obusiers de 75, nous sommes un des forts de Liège les mieux armés en grosse artillerie.

       Le jour se lève lentement sur le samedi 11 mai 1940.

       L'infanterie qui était entre les forts s'est repliée. Où et pourquoi ? On se le demande. Voilà les forts complètement isolés. Ils sont donc considérés comme forts d'arrêts. Les coupoles de 75 commencent, elles aussi, à tirer sur des troupes ennemies que nous signalent nos observateurs et les patrouilles qui sortent du fort. De nouveau, les 150 tirent sur Eben-Emael. Là-bas, je crois que ça va très mal. De petits incidents mécaniques, vite réparés par nos mécaniciens, arrivent à notre coupole de 150 droite. Vers dix heures, le tube de la coupole de 75 II gauche explose. Il était surchauffé par une cadence de tir qui était plus que le maximum demandé. Malheureusement, nous avons quatre blessés dont le brigadier Léon Schoofs, jambe cassée, fêlure du crâne, brûlures au visage et aux mains, le brigadier Darchambeau atteint de brûlures aux mains et au visage, le soldat Dethier souffre également de brûlures au visage. Le commandant du fort ordonne que la batterie contre avions rentre au fort. Elle sera installée sur la superstructure du fort avec des volontaires équipés de fusils-mitrailleurs. Un trimoteur ennemi, volant à basse altitude, est pris à partie par nos hommes. Touché, il est obligé de faire un atterrissage dans la campagne. Deux mitrailleurs sont blessés : le brigadier Jules Braham et le soldat Westphal. malheureusement, nous avons aussi un observateur qui vient de se faire tuer au charbonnage de Trembleur : le maréchal des logis Guillaume Defauw.

       Toutes nos coupoles continuent à tirer, la nuit descend sur le fort. Notre deuxième journée a été bien triste avec un ami tué et plusieurs blessés. Vers 20 heures nous parvient une communication du colonel Modart qui félicite la garnison du fort de Barchon pour les beaux tirs effectués et pour le soutien apporté à la défense d'Eben-Emael. Cette journée a été fatale pour Eben-Emael ; un des nouveaux forts qu'on avait dit imprenable a été liquidé sur deux jours. Bien entendu, on ne s'attendait pas à ce qu'il soit attaqué par planeurs et surtout quand la nuit n'était pas tout à fait tombée.

       Et le jour se lève sur le dimanche 12 mai 1940 mais, dans la nuit, après minuit, pour la première fois l'ennemi s'est aventuré aux environs du fort dans les champs de rails et les barbelés. Mal lui en prit. Nos obusiers de 75 ont ouvert le feu avec les boîtes à balles et je vous assure que l'ennemi a foutu le camp comme s'il avait le diable au derrière.

       C'est alors que les Allemands commencent à nous tirer dessus. On fait appel aux forts de Pontisse et d'Evegnée pour battre, à tir fusant, certains points que le commandant leur a indiqués, par exemple dans la vallée du Bacsay qui offre à l'ennemi un couloir d'infiltration. Vers dix-huit heures le 1er chef Danthine et quelques volontaires s'en vont en patrouille. Quand ils rentrent après environ deux heures, ils nous rapportent des renseignements précis dont l'emplacement d'une grosse batterie qui tirait sur Pontisse.

       De l'abri AC1 nous parviennent aussi de précieux renseignements mais aussi une mauvaise nouvelle, on nous signale que le maréchal des logis Michaux est blessé.

       Dans la soirée, une autre mauvaise nouvelle arrive au fort, le brigadier Frans Bonsang a perdu la vie : un éclat d'obus reçu dans la tête près de l'abri BM3.

       Et la journée du 13 mai arrive.

       Après minuit, d'énormes obus viennent s'écraser sur la carapace du fort et, avant l'aube, les guetteurs signalent des mouvements suspects. L'ennemi s'approche du fort mais celui-ci les reçoit à coups de boîtes à balles de nos obusiers de 75. Malheureusement, vers 10 heures du matin la coupole de 75 du saillant II explose blessant sérieusement le maréchal des logis Kreutz , Fraikin et les soldats Ernotte et Reuter. Ce nouvel incident prive le fort de deux organes de défense rapprochée et c'est aux forts de Pontisse et d'Evegnée de battre le front de gorge et le saillant de tête. Le pilonnage du fort continue à coups de gros obus et je vous assure que ça menait un fameux boucan quand on est dans une coupole et que vous entendez les obus qui ricochent sur celle-ci et vont éclater plus loin. Pendant ce temps, nos canons continuent de tirer de plus belle sur des objectifs signalés par les autres forts et nos observateurs. Aux environs de 22 heures, on nous signale que les grosses batteries qui nous tirent dessus sont installées aux environs de Lorette. Aussitôt dit, aussitôt fait, nos deux coupoles de 105 les réduisent au silence. Comme ça se calme un peu, nous prenons un peu de repos. Nous sommes littéralement crevés.

       Nous voici le 14 mai. C'est une journée qu'on n'est pas prêt d'oublier. D'abord, bien avant le jour, la patrouille Danthine sort à nouveau et je vous assure que sortir du fort entouré d'ennemis, il faut le faire ! Quand ils rentrent, le jour se lève. Ils nous ramènent encore de précieux renseignements. Vers 9 heures 30 commence le premier bombardement par avion.


       On entend d'abord un hurlement de sirène puis l'explosion de la bombe sur la carapace du fort. Celui-ci tremble sur ses fondations, la peur nous prend au ventre et nous descendons dans les couloirs qui conduisent à la tour d'air. Nous croyons que nous y sommes en sécurité et ce qui nous vient à l'esprit c'est le fort de Loncin en 1914 où plus de 300 soldats sont toujours dans les entrailles du fort. Enfin, après deux bombardements, qui se terminent aux environs de 11 heures, on respire.

       Le commandant Pourbaix fait l'inspection de notre vieux fort, celui-ci a tenu le coup. À part qu'il y a d'énormes entonnoirs sur la terre qui entoure la superstructure, le béton a bien résisté. Il est un peu fendu mais nous sommes quand même rassurés.

       Une coupole de 150 en a pris un coup, la pièce est calée et le béton qui l'entoure est fissuré ce qui lui donne une légère inclinaison. Elle ne pourra peut-être plus servir. On a trouvé une grosse bombe tombée dans le fossé. Elle s'est cassée en deux sans exploser. On estime que le poids des bombes tombées sur le fort s'élève à au moins mille kilos. Et l'après-midi, ils remettent ça ! Décidément, ils veulent nous mettre à genoux mais on leur prouve que la garnison n'est pas encore prête à se rendre, ses canons continuent à les tenir en échec. Au total, nous avons quand même deux obusiers de 75 hors service, une coupole de 150 désaxée, l'autre de 150 que l'on répare et une fissure très large où l'on voit même l'extérieur. Elle est colmatée avec du béton à prise rapide. Les stukas ont pulvérisé le mur de contrescarpe sur une longueur d'environ dix mètres. Malgré tous ces bombardements, nos canons de 105 font du bon travail. Le colonel Modart nous signale que, sur le champ d'aviation de Bierset, l'ennemi débarque avec des avions de transport de troupes. À coups de 105, on fout le feu à ces oiseaux de malheur. Il était environ 18 heures quand ce communiqué nous est parvenu.

       Et la patrouille du 1er chef Danthine sort de nouveau... On peut dire qu'elle fait du bon travail, il faut le faire !

       Il est environ deux heures du matin, ce 15 mai, quand l'on nous signale du P.O. cuirassé que des groupes d'Allemands essayent de s'infiltrer autour du fort. Mal leur en prit, la coupole de Mi. Et de lance-grenades ainsi que les deux coupoles de 75 restantes ouvrent le feu, ce qui les fait déguerpir.

       Très tôt, ce matin du 15, on envoie quelques hommes pour obstruer la brèche dans le mur de contrescarpe du saillant III (brèche qu'une bombe avait faite le jour avant pendant un bombardement par avions). On y constitue un barrage avec du fil de fer barbelé et des mines antichars.

       Le fort est toujours bombardé par obus. Aux environs de 10 heures du matin, une patrouille de volontaires se prépare à sortir. Elle est composée du sous-lieutenant Mans, du maréchal des logis Ghislain et des soldats Levecque et Grevesse. Malheureusement, à l'intersection des routes Barchon-Visé, le soldat Grevesse s'écroule et est tué. Les autres sont copieusement mitraillés mais parviennent à rentrer au fort vers 11 heures. C'est seulement quand ils sont rentrés qu'ils s'aperçoivent que le soldat Grevesse manque à l'appel. Quand ils ont été mitraillés, ils se sont dispersés pour éviter de se faire tuer. Mais on s'était aperçu que c'était à partir de la tour de l'église de Barchon que les Allemands avaient ouvert le feu sur la patrouille. Le sous-lieutenant Mans et le maréchal des logis Ghislain décident de ressortir de l'ouvrage pour aller à la recherche de leur camarade. C'est alors qu'ils se sont aperçu que celui-ci avait été tué. À coups de 105, le clocher et ceux qui se trouvaient dedans ont été réduits en miettes.

       Dans la soirée, on nous signale de tirer sur le champ d'aviation d'Ans où les Allemands se ravitaillent et viennent ensuite lâcher leurs bombes sur les forts de Liège. C'est la coupole de 150 qui se charge de ce travail et ce, très tard dans la nuit.

       La journée du 16 mai commence par un tir de boîtes à balles sur les glacis du fort, le Allemands tentent de se rapprocher le plus près possible de l'ouvrage mais nos observateurs les ont aperçus. Une patrouille composée du maréchal des logis Appeltans et de quelques volontaires sort vers 4 heures 30 et rentre vers 5 heures pour aller recueillir les renseignements qui nous manquent. Vers 8 heures du matin, le commandant Pourbaix réunit ses hommes dans la galerie centrale pour nous communiquer le message qu'il vient de recevoir du roi Léopold. Celui-ci disait : « Colonel Modart, commandants des forts, officiers, sous-officiers et soldats de la position fortifiée de Liège, résistez jusqu'au bout pour la patrie. Je suis fier de vous. Léopold ». Ce message et les quelques mots que le commandant adresse en plus à toute la garnison remontent le moral de toute la troupe et tout le monde retourne à son poste pour se donner à fond à la défense de notre terre wallonne et de notre pays.

       Au cours de cette journée du 16 mai, l'abri AC1, commandé par le maréchal des logis Colson, nous envoie de précieux renseignements. Il nous signale une colonne d'environ 200 soldats ennemis sur la route de Haccourt-Vivegnis et c'est à coups de 105 qu'ils fuient dispersés. Les grosses pièces continuent aussi à tirer sur l'aérodrome d'Ans.

       Vers 16 heures, le bombardement reprend de plus belle. Des obus de tous calibres nous tombent dessus, certains de ces obus sont des 305 et, à chaque impact, le fort tremble mais sa carcasse de béton tient bon. Nos coupoles de 75 et 105 continuent toujours à tirer mais celle de 150 a souvent des ennuis, le plateau de direction vient encore de sauter. Depuis le bombardement du 14 mai, cette pièce a souvent des incidents mais elle est vite réparée par nos mécaniciens ; ce sont souvent les goujons de ce plateau qui se cisaillent.

       Tout doucement, la journée du 17 mai arrive et nous nous rendons compte que les derniers jours de notre vieux fort approchent.

       Le bombardement reprend de plus belle au lever du jour. Ça promet ! Il s'arrête vers 10 heures 30 et ce sont les avions en piqué qui recommencent pendant presque six heures. Après une heure de répit, le pilonnage recommence et dure encore trente minutes. Après le bombardement, le commandant sort du fort pour une inspection, les fossés sont méconnaissables. Ils sont remplis de tas de terre et de béton parfois à plus de deux mètres de hauteur. On doit mettre des équipes à l'ouvrage avec des pelles et des pioches pour déblayer. Ce travail est souvent interrompu par les aviateurs allemands qui viennent nous mitrailler.


       À un moment donné, nous dégageons une sortie d'égout en face de l'infirmerie quand nous sommes pris à partie par un avion[1].  C'est la course pour rentrer au fort. On voyait, devant nous, les balles qui ricochaient sur le béton et pour ouvrir la porte d'entrée nous la poussions au lieu de la tirer. Je vous assure qu'en ces moments-là on ne cherche qu'une chose : sauver sa peau.

       Vers 17 heures, de nouveau le bombardement par avions. Cette fois, ils ont des bombes de fort tonnage ainsi que des paquets qui s'ouvrent au contact du sol et dégagent une épaisse fumée. C'est à ce moment que, me trouvant avec Joseph Simonis dans le sas des obus de 105, la porte de celui-ci vient à sauter hors de ses gonds. Nous sommes bel et bien prisonniers dans le sas, nous hurlons tous les deux pour que l'on vienne nous délivrer. À mains nues, on essayait d'ouvrir la porte, on a même essayé de passer par le monte-charge qui transportait les obus vers la coupole. Et les bombes tombaient toujours sur le fort... Le hurlement des sirènes, que les stukas faisaient en piquant sur le fort, nous rendait fous. Enfin, après un temps qui nous parut des heures, un camarade nous a entendus et, avec un levier, est parvenu à ouvrir cette porte. Je vous assure que, quand vous vous sentez coincé comme ça, vos pensées se tournent vers votre maman (je crois même que nous avons crié après). Après toutes ces émotions, nous nous reposons un moment. Cette journée du 17 mai (que je n'oublierai jamais) se termine vers 22 heures par une série de tirs d'armes automatiques. Sur le fort, quelques copains tirent sur tout ennemi qui se profile. Bien entendu, celui-ci répond avec ses armes.

       L'aube du 18 mai se lève et, déjà, le fort est bombardé par des obus de gros calibre et par des tirs à obus de rupture vers le P.O. et les coupoles. Vers 6 heures du matin, le brigadier Raemakers est blessé à son poste d'observation. Un peu plus tard, c'est la coupole de 105 droite qui est touchée et mise hors service. Malheureusement, nous avons quatre blessés légers. Ce sont les soldats Granry, Lemmens et Mellemans ainsi que le maréchal des logis Mertens. Le lieutenant Jungling va s'installer au P.O. cuirassé pour diriger le tir des coupoles qui sont encore à peu près en bon état. Notre coupole de 105 gauche n'a plus que quelques obus. Notre brigadier Tony Deprez, qui était avec nous pour approvisionner la coupole en obus, nous quitte et va se mettre à la disposition des gars de la tour d'air. Malheureusement, il se fait tuer par une balle tirée vers les trous de visée du fusil-mitrailleur. Atteint aux reins, ce camarade que nous avons eu avec nous à la coupole de 105 gauche était la bonté même. C'est avec une grande tristesse que nous avons appris sa mort.


       Vers dix heures, de nouveaux bombardements par avions. On sent que l'ennemi veut en finir avec nous. Après les avions, les obus, puis de nouveau les avions ; on tient toujours, ce qui doit les faire rager.

       Vers 11 heures, nous tirons les derniers obus de 105. Les bombardements continuent, ce sont des milliers d'obus et des tonnes de bombes qui nous tombaient dessus. Vers midi, plus rien.

       C'est alors que, du poste d'observation, on voit pointer un drapeau blanc. Ce sont des parlementaires allemands qui demandent à être reçus par le commandant du fort. Le commandant Pourbaix et le lieutenant Jungling les reçoivent. L'officier ennemi, qui le premier prend la parole, demande à parler au colonel ou au major. Le commandant Pourbaix lui réplique qu'il n'y a pas d'officier de ce grade d'où l'étonnement de l'officier allemand. Celui-ci fait traduire par l'officier interprète le message dont il est porteur : « Nous sommes des parlementaires officiellement désignés par le général de division pour venir demander la reddition de votre fort. Nous sommes chargés de vous dire que les troupes allemandes qui se trouvent devant le fort sont remplies d'admiration devant votre courage et votre ténacité au cours des huit jours de siège écoulés. Mon général affirme que la garnison du fort recevra les honneurs de la guerre et que les officiers pourront conserver leur épée. Les officiers allemands garantissent aussi qu'aucun officier du fort ne sera fusillé. Nous avons rassemblé autour de ce fort des quantités considérables de canons et de moyens de destruction tels que toute résistance de votre part est désormais impossible et inutile. Vous devez vous attendre à être bombardés, dorénavant, par obus et bombes de tous calibres d'une manière continue. Nos grosses pièces d'artillerie n'ont fait, jusqu'à présent, que régler leurs tirs. Quand elles passeront à la destruction, votre situation deviendra rapidement intenable »

       Le commandant Pourbaix qui, impassible, avait écouté l'officier ennemi répondit simplement : « Je ne rends pas le fort ». Le lieutenant Jungling n'avait rien dit mais je crois qu'il aurait étranglé ce parlementaire allemand. Quand il est rentré dans le fort, il était blanc comme la mort et je vous assure qu'il rageait. Le commandant Pourbaix, sitôt rentré, communique à tout le personnel présent ce qu'il vient d'entendre et ce qu'il a, répondu aux parlementaires ennemis. Tous manifestent, par des acclamations enthousiastes, leur accord avec leur chef.

       Vers 12 heures 45, le conseil de défense se réunit. Il est composé du commandant Pourbaix, du lieutenant Jungling, du lieutenant-médecin Dessart et du sous-lieutenant de réserve Mans. Le conseil décide de défendre le fort et de résister jusqu'à la limite des possibilités sans, toutefois, sacrifier des hommes inutilement.

       À partir d'une heure, ça recommence, ils y mettent le paquet. Les obus tombent sur le fort de tous les côtés. J'étais, à ce moment, à la coupole Mi. et j'entendais ricocher les obus sur la carapace de celle-ci. Je vous assure que ce n'était pas de la tarte. À un moment, un énorme projectile s'abat en plein sur la coupole de 75 saillant III la mettant hors service. Par miracle, personne ne fut blessé. Reste seulement la coupole 75 saillant1qui continue à tirer sur tout ce qu'elle voit. C'est un véritable ouragan d'acier qui s'abat sur le fort, à l'extérieur ce n'est que du feu et de la poussière. On s'attend à ce que les voûtes du fort cèdent et que celui-ci s'enfonce dans la terre. Mais, malgré tout, il tient toujours.


       Tout à coup, vers 17 heures, l'orage semble se calmer. On n'entend plus que le claquement des obus de rupture sur tout ce que le fort a encore en bon état comme, par exemple, les embrasures des coffres de tête où le soldat Lemoine est grièvement blessé. Ce camarade de la classe 40 était avec moi dans la même chambrée.

       Le commandant Pourbaix donne l'ordre à la dernière coupole de 75 saillant I de tirer à bout portant sur l'ennemi qui se rapproche de plus en plus. La coupole est touchée ; en plein dans l'embrasure, par un obus de rupture. Elle vole en éclats. Le maréchal des logis Lizin est blessé mais, heureusement, pas trop gravement.

       À partir de ce moment toutes les coupoles sont inutilisables. Du reste, il n'y a plus de munitions. La situation est désespérée, l'ennemi est sur le fort, dans les fossés, tout est hors de service. Le commandant Pourbaix fait brûler tous les documents militaires et le lieutenant Jungling est chargé de faire sauter les coupoles pour les rendre inutilisables. Vers 18 heures, le commandant fait hisser le drapeau blanc.

       C'est la mort dans l'âme que les vaillants défenseurs du fort de Barchon descendent les escaliers pour se diriger vers la sortie. Au pied de l'escalier, nous voyons pour la dernière fois notre camarade Deprez qui repose dans son sommeil éternel. Tout de suite, nous longeons le couloir qui se termine au pied de la tour d’air et c'est là que, pour la première fois, nous voyons un soldat allemand (mais alors avec une sale gueule) qui surveillait chaque soldat belge sortant de la tour. Nous nous dirigeons dans la direction de la route militaire, le long des glacis, où nous sommes placés par rangs de trois et c'est, arrivés à cet endroit, que nous apercevons le sinistre drapeau à croix gammée planté sur le massif central. Les blessés, qui étaient restés à l'infirmerie à l'intérieur du fort, avaient été oubliés. C'est avec quelques volontaires et des soldats allemands qu'on les a sortis et dirigés vers un hôpital pour y être soignés. Pendant ce temps, les Allemands sont arrivés avec des mitrailleuses qu'ils ont braquées sur nous et je vous assure qu'ils nous ont foutu une belle peur. Du troisième rang où j'étais, je me suis retrouvé au premier ; on essayait de repasser au troisième et ainsi de suite.

       Heureusement ça n'a pas duré longtemps car des officiers allemands sont venus nous faire un discours sur le magnifique et loyal combat que nous avions mené contre eux.

       Le commandant Pourbaix et le lieutenant Jungling ont alors reçu, du colonel allemand, leur sabre pour leur bravoure lors de la défense du fort. Pendant tous ces discours et remises de sabres, un soldat allemand, s'adressant à nous, nous dit que nous avions de la chance d'être prisonniers. Étonnés, nous lui demandons pourquoi. « Moi, dit-il, j'ai déjà fait la guerre en Pologne. Qui me dit que dans un jour ou deux je ne serai pas tué. J'ai une femme et deux enfants et je dois marcher ». Le pauvre garçon en avait déjà marre, ce n'était pas, bien entendu, un SS de sinistre réputation.


Ma captivité

       Nouveau rassemblement et, toujours sur trois rangs, on nous dirige vers le village de Barchon et, de là, vers Blegny où nous passons la nuit dans deux maisons. Représentez-vous cent soldats, environ, dormant dans quatre pièces. Il y en avait même dans la garde-robe. Le lendemain matin, en avant marche ! Nous partons, l'estomac vide, vers notre captivité qui va durer combien de temps ? Nous passons par les villages de Blegny, Mortier, Saint-André et Julémont. À un moment donné, nous apercevons le fort d'Aubin-Neufchâteau qui tient toujours. Ses coupoles tirent toujours et, de leur poste d'observation, ils doivent voir une longue colonne de prisonniers et se douter que, dans quelques jours, ce sera leur tour.

       Ensuite, nous nous dirigeons vers Bombaye, Berneau, le poste frontière de la maison blanche et nous foulons les routes hollandaises.

       Les Hollandais ont été très chics avec nous, ils nous ont offert à boire et à manger. Il y en a même qui nous ont offert des vêtements civils pour nous évader. Nous les avons refusés car les Allemands nous avaient menacés : un prisonnier évadé, dix au mur ! Peut-être était-ce pour nous intimider mais nous avions peur de cette menace.

       Nous arrivons dans les faubourgs de Maestricht où les Hollandais sont déjà aux terrasses des cafés en train de déguster des demis de bière. Par cette chaleur, les demis nous auraient fait du bien aussi (je remercie encore nos amis Hollandais car ils ont été très chics avec nous. Nous avons quand même eu notre verre de bière. Malheureusement, pas tous).

       On se dirige vers la gare de Maestricht où on nous embarque dans des wagons à bestiaux. Combien étions-nous dans ces wagons ? 25,30,40 ou plus, c'est à peine si on avait de la place pour s'asseoir.


       Après un temps qui nous parut des heures, le convoi s'est mis en marche vers une destination inconnue. Nous avons roulé des heures avec des arrêts et on en profitait pour uriner par les fenêtres de ces wagons. Cette nuit du 20 mai nous parut interminable, on crevait de chaud, on ne savait pas dormir, on avait faim et soif. Quand le jour s'est levé, on roulait dans des campagnes, on traversait des villages et on se demandait : « Où nous conduisent-ils » ?

       Enfin, le train s'arrête, on nous fait descendre à Osnabrück (Basse Saxe). En avant ! En rangs par trois, on prit des rues qui traversaient des villages où les Allemands nous regardaient parfois avec des airs de mépris, d'autres avec de la pitié ou de la curiosité.

       Nous avons traversé une route entre des terrains où l'on extrayait de la tourbe. Nous arrivons, enfin, dans un camp de prisonniers qui se trouvait, je crois, dans un village de Westphalie à Meppen où s'opéra le tri entre les officiers et sous-officiers. Celui-ci n'était qu'un camp intermédiaire. C'est là que nous avons eu notre première soupe (surtout à l'eau) après une attente de plus de quatre heures.

       Dans la soirée, on était assis par terre et, dans notre beau langage wallon, on discutait de la guerre, des Allemands et surtout de leur con de chef. À une dizaine mètres de nous, il y avait un soldat allemand qui nous regardait avec un sourire moqueur. À un moment donné, il vient vers nous et dit en wallon : « Dites, vous autres, faites toujours attention à ce que vous dites. Moi, je m'en fous mais il y en a d'autres qui ne le prendront pas comme ça ». En entendant ce soldat parler notre patois nous nous regardions avec stupeur et, de voir nos têtes, il se fout à rire. Mais, lui dit-on, comment connais-tu notre langue ?  « J'ai travaillé à Liège à l'exposition de l'eau pendant plus de deux ans, dit-il, et c'est avec des ouvriers wallons que j'ai appris à parler votre patois en buvant une bonne bière ». Bien entendu, à partir de ce jour nous avons fait attention quand nous parlions contre les Boches.

       Aux environs du 22 mai, nous voilà repartis pour une durée d'une dizaine d'heures en train de Meppenau Stalag XVIII A à Kaisersteinbrück. Quand nous sommes arrivés dans ce camp, il y avait des prisonniers d'autres pays, surtout des Polonais. Nous pouvons les remercier de tout cœur. Nous étions à peine qu'ils nous donnaient de quoi fumer et manger. La générosité de ces prisonniers nous a mis un peu de baume au cœur.

       C'est dans ce Stalag que l'on nous a demandé notre nom, notre métier et notre adresse en Belgique. Si, par exemple, on avait une cicatrice ou un défaut quelconque, il fallait le déclarer. On nous a donné, à chacun, un numéro. Le mien était 50.858. C'est de ce camp que l'on nous a dirigés vers les Kommandos pour aller travailler.


       Nous sommes le 16 juin et notre premier camp de travail se situe en Autriche (au Tyrol) dans un gros village nommé St-Anton où, en hiver, on fait du ski.

       À la descente du train, on nous dirige vers une route en construction et, quand nous arrivons, nous apercevons notre premier camp de travail (Ce Kommando s'appelle St-Anton A4GW6 St. XVIII A). Il se situe en un endroit appelé Moserkreuz. Nous sommes assez impressionnés car le paysage est magnifique. De là nous découvrons le village de St-Anton et les montagnes. C'est vraiment très beau.

       À peine arrivés, on nous dirige vers nos chambrées où l'on est à peu près une vingtaine par chambre. De là, nous devons passer à la désinfection donc tout nus dans les douches où on doit se laver les parties charnues avec un produit (on dirait du pétrole). Nos vêtements passent eux aussi au nettoyage et, en les attendant, on nous renvoie dans nos chambrées nus comme des vers. Il faut traverser le camp où il y a du grillage et des Autrichiennes qui nous regardent avec, peut-être, des envies. Bien entendu, il y en a d'entre nous qui font des poses plastiques devant ces dames pendant que d'autres courent à toute vitesse vers leur chambre en cachant leur objet. Que voulez-vous, tout le monde a sa pudeur.


       Le lendemain, on nous rassemble tous pour nous expliquer ce que l'on attend de nous. Ce sera l'achèvement d'une nouvelle route dont les prisonniers Polonais avaient, avant nous, commencé ce chantier. On nous dirige vers le chantier où l'on nous présente à un responsable qui nous montre, par équipes, le travail à effectuer. Avec pelles et pioches, nous devons attaquer un talus. La terre et les pierres sont chargées dans des wagonnets et, quand tous ceux-ci sont pleins, une locomotive les tire vers une décharge où ils sont basculés. Les mains de ceux d'entre nous qui n'avaient jamais manié une pelle ou une pioche en prennent un coup. Parmi nous, il y avait un avocat, des employés, un notaire, un premier prix de conservatoire de violon qui regardait à tout bout de champ ses mains en nous disant : « Mais comment est-ce que je pourrai encore jouer du violon ? » Je vous assure que, pour tout le monde, à travailler dans ces conditions, dans la chaleur et, au début avec presque rien dans le ventre, le moral en prenait un coup. Quand le soir arrivait nous étions contents de dormir. Par malheur, nous avions un soldat allemand qui avait le coup de poing facile. Pour un rien, il vous sautait dessus et vous foutait une raclée. Nous l'avions même surnommé « le boxeur ». Les autres sentinelles et le Feldwebel n'étaient pas comme ce fou mais il fallait quand même faire attention.

       Pour manger, on avait un genre de soupe aux choux, aux rutabagas et beaucoup d'eau où l'on voyait flotter des petits carrés de viande. Il y a même un camarade qui a trouvé un clou dedans, une véritable soupe pour cochons. À force de manger cette saloperie, ce qui devait arriver arriva : la dysenterie. Ce fut une véritable épidémie, une vraie ruée vers les WC. Une fois, j 'y suis resté plus d'une demi-heure. Ça s'est quand même terminé mais on avait perdu plusieurs kilos et, pour travailler, c'était devenu pénible, on n'avait plus de force. Pour notre travail, nous touchions de petites sommes en Lagergeld (monnaie des camps) qui permettaient cependant de se procurer un peu de tabac, du dentifrice, etc.

       Les jours et les semaines passent. On se demandait pour combien de temps on devait rester dans ce camp. Un jour où l'on travaillait tout près de la voie ferrée, un convoi de prisonniers se dirigeant vers le tunnel ferroviaire conduisant en Suisse, nous crie bonjour. Nous leur demandons où ils vont. Ils nous répondent qu'ils sont libérés et retournent au pays. A notre retour au camp, nous en parlons au Feldwebel qui nous répond que notre tour va bientôt arriver. Du coup, notre moral remonte d'un cran et on continue à travailler avec un peu plus de courage et d'espoir ; d'autant plus que ma mère m'avait écrit une lettre me disant qu'il y avait des prisonniers de guerre qui rentraient à Liège et qu'elle-même avait été voir à la gare des Guillemins si je n'étais pas dans un convoi.

       Vers le mois d'août, le contremaître vient me chercher pour aller au remblai retourner les wagonnets chargés de pierres et de terre. Au fur et à mesure que le remblai se remplissait, il fallait changer les rails en les rapprochant du bord du ravin ce qui, de temps en temps, provoquait le déraillement de la locomotive et de plusieurs wagonnets. On prenait alors un cric, on soulevait la locomotive et, avec un tube passé en-dessous, un petit coup sec et elle reprenait sa place sur les rails. Un beau matin, la locomotive était encore sortie de ses rails. On recommence la petite opération pour la remettre en place. Par malheur, pour une cause inconnue, le cric se laisse aller, la locomotive tombe sur le tube, celui-ci passe à un doigt de ma tête et atterrit dans la région du cœur. Je suis plaqué à terre, à demi inconscient. Plus moyen de me relever, j'étais complètement K.O. Mes camarades courent chercher la civière et me transportent à toute vitesse à l'infirmerie du camp où je reprends mes esprits. Mais, le choc que j'avais reçu a fait que mes jambes ne répondaient plus. J'étais comme paralysé. Le docteur allemand est arrivé assez vite, m'a visité complètement et m'a dit : « Ce n'est pas grave, vous n'avez aucune lésion sérieuse et vous retrouverez bientôt l'usage de vos jambes ». J'en étais quitte pour la peur. Peur, je l'ai eue au moment du choc. J'ai revu toute ma famille et si j'avais pu crier, je crois que j'aurais appelé ma mère et mon père. Après quelques jours de repos, je suis retourné au travail.

       Des petits accidents arrivaient fréquemment car nous n'étions pas habitués à travailler sur des chantiers. Un jour, j'entends crier mes camarades qui travaillaient à environ cent mètres du remblai où j'étais. Notre camarade Raymond Pépin s'était fait ensevelir par un éboulement. Très vite, les copains se mettent à enlever la terre avec ce qui leur tombait sous la main. Quand le corps de notre camarade fut complètement tiré hors de cette maudite terre, il avait cessé de vivre. Il avait 21 ans.

       Ses funérailles eurent lieu à l'église de St-Anton. Tous les prisonniers étaient là de tout cœur avec leurs camarades, leurs frères. On l'enterra dans le petit cimetière de ce village et les Allemands lui rendirent les honneurs.

       Après ce pénible accident, nous nous remettons au travail ; nous sommes bien obligés !

       Les semaines s'écoulent monotones, par moments nous sommes découragés surtout parce que l'on ne voyait pas arriver la libération que nous avait promise le Feldwebel.

       Et voici les premiers froids de l'hiver qui s'annoncent avec les premières chutes de neige. Quand elle tombe, cette neige, ce n'est pas comme chez nous, ce sont des dizaines de centimètres. Bien entendu, pendant ce temps on ne fait rien. si ce n'est déblayer la neige dans le camp et à son entrée. La température chute à moins vingt et plus la nuit. Pour dormir, on se couvre avec les deux petites couvertures qu'ils nous avaient données et, par-dessus, la capote et la veste de soldat que nous avions de l'armée. Avec la paille du matelas et nos chaussettes, que nous n'enlevions que pour nous laver les pieds, nous n'avions pas trop froid.

       Notre premier Noël arrive, journée de paix pour tous les hommes de bonne volonté. Journée de paix, oui, mais que nous passons loin de notre famille, loin de notre village, loin de notre pays, loin de nos amis et en pays ennemi avec comme sapins de Noël les fusils de nos gardes. Cette nuit de Noël nous parut longue et surtout calme. Dans le silence de notre chambrée, plus d'un versa une larme et pria. La nouvelle année se passa à peu près de la même façon. On se souhaita, l'un à l'autre, une bonne année en espérant que celle-ci nous fasse retrouver notre pays et notre famille.

       Le 7 janvier, on vient nous avertir que quelques prisonniers vont partir pour un autre Kommando. J'étais de ceux-là avec mon camarade Joseph S. et vingt-six autres prisonniers. Le lendemain, nous embarquons sur le train avec nos sentinelles et en avant pour l'inconnu. Après avoir roulé toute la matinée, nous arrivons à la gare de Landeck. De là, on nous dirige vers le lieu de notre nouveau travail. Nous arrivons à Piams qui est comme St-Anton un Kommando de carrière. Celui-ci porte le n° Ko AG 577 GW Stalag XVII A (qui va passer, par après, au Stalag XVIII B). Dois-je ajouter que le choix des Allemands, pour constituer le Kommando de Piams, n'était pas arbitraire ? On avait rassemblé les moins zélés d'entre nous.

       Notre baraquement comprend deux chambres pour les prisonniers et une pour nos gardes, il est construit au bord d'une route mais séparé d'environ un mètre cinquante, en face des chambres il y a un passage d'environ deux mètres, ensuite une clôture de fils de fer barbelés. Ce passage aboutit à une barrière près de la chambre de nos gardes et, de là, au sentier qui aboutit à la route.


       Nous sommes huit soldats du fort de Barchon. Notre nouveau travail sera, comme à St-Anton, l'empierrement d'une route en construction. Nous devons aller chercher les pierres à la carrière, les mettre en place sur la route et les casser quand elles sont très grosses.

       Comme il fait froid et qu'il y a beaucoup de neige, le premier jour de travail se passe à ne rien faire. Le Feldwebel qui nous garde nous a rassemblés pour nous faire son petit discours : ne pas s'évader, travailler, nos chambres bien propres, etc., etc., Mais il nous semble qu'avec lui ça ira mieux que dans notre premier Kommando. L'avenir nous l'apprendra.

       Notre deuxième Noël passe ainsi que la nouvelle année. Ces deux jours de fête sont, pour nous, des jours où l'on pense à sa famille et ses amis qui sont si loin de nous.

       Les mois de janvier et de février se passent en travail et, quand le temps est mauvais, en repos. Le mois de mars arrive avec de belles journées mais aussi avec beaucoup plus d'heures de travail. Le dimanche, nous avons l'autorisation d'aller nous promener dans les environs du camp avec, bien entendu, une sentinelle. Elle nous a même photographiés. Ces promenades nous distraient un peu et nous font du bien.

       Nous apprenons, par des soldats allemands que l'Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. (nous sommes vers la mi-juin 1941), les Allemands foncent à l'intérieur de la Russie et font beaucoup de prisonniers. Bien entendu, nos gardes jubilent. Nous on ne rigole pas et on se demande où cette maudite guerre va s'arrêter. Enfin, il faudra bien attendre !

       L'été arrive. Par moments, il fait très chaud. Quand il faut remuer des tonnes de pierres et les mettre en place avec le soleil qui vous tape dessus, la fin de la journée est la bienvenue. On se lave bien vite et on mange de bon appétit ce qu'ils nous donnent. Heureusement, ce n'est pas trop mauvais.

       Nous commençons à recevoir un peu plus régulièrement de la correspondance de chez nous et c'est avec un plaisir immense que nous lisons et relisons les lettres de nos parents. Il nous écrivent ce qui se passe dans nos villages, chez eux, dans notre famille avec, bien entendu, de bonnes nouvelles comme par exemple une naissance, mais aussi des mauvaises avec le décès d'un oncle, d'une tante, d'un ami. Le lendemain matin, au saut du lit, ces nouvelles nous rendaient de mauvaise humeur ou le contraire et nous allions prendre nos outils dans des coffres placés sur le chantier.

       En prenant la pioche dans le coffre, un matin que j'avais la tête ailleurs qu'au travail, je me la suis plantée d'au moins deux centimètres dans la jambe gauche. Tout de suite, on m'expédie au médecin de Landeck qui me prescrit une semaine de repos que je suis parvenu à prolonger presque à trois semaines. Je boitais, mais pas tout le temps... Le Feldwebel s'en est aperçu... Retour au travail !

       Pour les fins de journées, nous étions avertis par le train qui passait à Piams vers six heures moins dix marquant l'approche du retour à la baraque et au pain quotidien qui nous attendait au réfectoire. (L'entrepreneur pour lequel on travaillait s'appelait « PÜMPEL und SÖHNE » de Landeck et le carrier attaché à ce chantier s'appelait Schramm).

       Tout doucement, le temps se refroidit car l'hiver approche. Nous sommes au début septembre 1941. Notre ami Joseph Josse tombe gravement malade. Le docteur qui le soigne constate qu'il a une congestion pulmonaire. Nous nous demandions comment on allait faire pour le soigner, il fallait entretenir le feu pour qu'il ne refroidisse pas et lui donner, plusieurs fois par jour ses médicaments. Là, nous avons été surpris, le Peldwebel lui-même s'est occupé de notre ami et grâce à lui notre ami Joseph a pu être sauvé. C'est quand même curieux ce qu'a pu faire un homme qui, au fond, était notre ennemi. Notre ami Joseph lui en a toujours été reconnaissant.

       Tout doucement, l'hiver approche.

       Vers la fin de l'année, on vient nous avertir que certains d'entre nous iront travailler dans un autre Kommando. On nous embarque dans le train à Landeck et, après avoir roulé environ une heure, nous arrivons en gare de Jembach. Ce village n'est pas si beau que ceux que nous avons déjà vus. C'est plutôt une cité industrielle. On nous dirige vers le camp de prisonniers qui est le plus gros que j'ai vu jusque maintenant. C'est un Kommando où il n'y a que des Français, ils sont plus de deux cents et, pour eux, voici les petits Belges mangeurs de frites. On nous place dans nos baraques et bientôt on fraternise avec nos copains français. On leur demande ce qu'ils font comme travail ici. Eh bien, c'est le travail dans une usine qui nous attend. Cette usine construit des ailes pour les avions Heinkel et d'autres pièces. Pour quoi ? Nous n'en savons rien.

       Le lendemain de notre arrivée, quand nous avons déjeuné avec un bout de pain et un carré de margarine, on nous rassemble dans la cour par rangs de trois et deux sentinelles nous comptent une fois, deux fois quand ils ne tombent pas avec le même nombre de prisonniers. Bien entendu, il y en a qui bougent, ce qui fait qu'ils doivent de nouveau compter. Enfin, on nous dirige vers l'usine où l'on distribue le travail. Je vais travailler comme tourneur, en équipe avec mon camarade Omer Materne, de Jambes. Le travail en équipe commence à six heures du matin jusque dix-huit heures. Juste une heure pour manger à midi. L'atelier où je travaille a bien une longueur de cinquante mètres sur vingt de large, il est rempli de tours automatiques et de tours parallèles, de fraiseuses, de tours à copier. Les bureaux sont situés à environ deux mètres cinquante du sol et occupent toute la largeur de l'atelier. Les chefs peuvent nous surveiller beaucoup plus facilement. Les civils, tous Autrichiens, travaillent à côté de nous ; il ya aussi assez bien de jeunes filles qui proviennent d'un camp de travail[2]. À ma droite, j'ai une bien jolie Autrichienne. Bien portante, elle a une chevelure longue et blonde, seulement, le hic c'est qu'il nous est strictement interdit de parler ou de fréquenter les femmes allemandes ou autrichiennes. Tout prisonnier qui est attrapé à courtiser une de ces femmes est expédié dans un camp disciplinaire.

       Le travail est assez pénible car nous faisons trop d'heures, la nourriture n'est pas trop mauvaise mais ceux qui, comme moi, ont vingt ans crèvent de faim. Les Français m'ont surnommé « le grand crevard ». Avec nous, on ne jette rien, tout est bon à manger.

       Dans ce camp, on s'organise. Le dimanche, quand il fait beau, on joue au football. Nous avons au moins quatre équipes dont une belge. Les parties de belote et de whist ne se comptent plus. D'autres camarades bricolent, il y en a même qui ont construit un poste de radio pour avoir des nouvelles du front. Bien entendu, le poste est caché dans une des parois du baraquement qu'un ébéniste a bricolée. Le soir, quand nous écoutons les nouvelles, le poste est raccordé à un long fil comme antenne et on pousse une tige d'acier à travers le plancher comme terre. À la porte d'entrée est assis un prisonnier pour regarder si une sentinelle ne vient pas pousser son nez. Aux fenêtres, les tentures sont tirées à fond.

       Le travail de nuit est très pénible. Quand on arrive aux environs de deux heures du matin, je me suis endormi plus d'une fois. On est réveillé par un « Arbeit  ! » crié par un contremaître ou un garde de l'usine. Ceux-ci sont mis pour surveiller l'usine et aussi les prisonniers. Les sentinelles du camp viennent nous rechercher et nous comptent chaque fois. Un jour, à la rentrée de midi, il y avait un prisonnier en trop. On recompte une deuxième fois, une troisième fois et, pour finir, ils se sont dit : « Le compte est bon ». Mais, il y avait effectivement un prisonnier en trop. C'était un Français qui s'était évadé. N'ayant plus rien à manger et aussi très fatigué, il est parvenu à rentrer dans l'usine, en est ressorti avec nous et est rentré dans le camp pour pouvoir se reposer et reprendre des forces. Bien entendu, le soir, quand les sentinelles venaient nous compter, il devait se cacher en dessous d'un lit ou bien dans les WC. Après quelques jours de repos, il est sorti comme il était rentré mais alors, le soir pour nous compter quand nous sommes rentrés, le cirque a de nouveau recommencé : il y en avait un de moins ! Enfin, pour finir, le compte a de nouveau été bon...

       Au travail, les civils autrichiens nous parlaient un peu, les hommes, bien entendu. Les jeunes filles, elles ne disaient rien mais on se regardait les yeux dans les yeux, on se comprenait. Nous, les jeunes, nous étions tous un peu amoureux de nos belles Autrichiennes. On avait vingt ans !

       Avec l'argent dont les Allemands nous payaient, on achetait toutes sortes de choses : du dentifrice, des brosses à dents, j’ai même acheté un accordéon. On a appris le solfège avec notre ami Joseph et celui-ci a formé un petit orchestre, il y avait des accordéons, des trompettes, des violons, etc. et le dimanche après-midi on faisait un petit concert dans la salle qui nous servait de réfectoire, on y a même joué des pièces de théâtre, d'autres chantaient. Ces distractions nous faisaient un peu oublier notre captivité.

       Les jours passent, les semaines, les mois et nous voici de nouveau à Noël.


       Ce troisième Noël que nous passons derrière les barbelés n'est pas comme les autres. Cette fois-ci, nous avons notre messe de minuit dite par un aumônier français. Presque tout le Kommando y était et, dans cette belle nuit de Noël, plus d'un camarade versa des larmes. Puis voici l'an nouveau 1942, déjà deux ans et demi que nous sommes loin de chez nous. À quand la fin de la guerre ? On n'entend qu'une chose : les Allemands avancent de tous les côtés. Mais nous apprenons, par des civils, que les alliés commencent à bombarder l'Allemagne et qu'ils ont débarqué en Afrique du nord. Notre moral remonte un peu.

       Un jour où nous étions en train de manger, à midi, nous entendons un bruit sourd comme s'il y avait des avions qui venaient vers nous. En effet, de la fenêtre de notre chambre, nous les apercevons qui volent dans la direction d'Innsbrück ce qui fait dire à un camarade : « Crénom ! Ces Boches-là ont encore bien des avions ! » Il avait à peine terminé que toutes les sirènes de l'usine se mettent à hurler. Alors, là, c'est la panique ! Nos sentinelles courent vers la grande porte du camp pour l'ouvrir car eux aussi avaient le diable au cul. Dans nos camarades prisonniers, il y en a qui ont escaladé les fils barbelés, d'autres excitaient les sentinelles en leur criant : « Attention, ils piquent vers nous ! » Et la course recommençait de plus belle. Je crois que ce jour-là on a battu des records. Bien entendu, pour nous ce fut un beau jour mais on avait quand même eu peur.

       À partir de ce jour-là, on était toujours à l'écoute, on regardait souvent en l'air surtout quand le soleil brillait de tous ses feux et, effectivement, nos alliés venaient nous rendre visite de temps en temps. Ce dont nous avions le plus peur, c'est qu'ils viennent bombarder l'usine qui était tout près du camp. Les Allemands nous ont fait creuser des tranchées à côté du camp pour nous protéger contre les bombardements, ce qui faillit arriver. Un jour, un avion américain touché a largué ses bombes à quelques centaines de mètres du camp. Il y a même eu un combat aérien, un avion allemand touché passa au-dessus de nous, à une quinzaine de mètres de hauteur, et parvint à atterrir dans un pré à côté de l'usine. A cinq cents mètres de nous, il y avait un camp de prisonniers russes que l'on venait d'ouvrir. Un prisonnier fut blessé par balle. Celle-ci avait traversé le toit du baraquement et était venue se loger dans son épaule. Il l'avait échappé belle !

       Les mois passent et voici de nouveau l'hiver qui s'amène.

       Un jour, dans la chambre à côté de la nôtre, un camarade français est conduit à 1'hôpital ; on demande ce qu'il a et on nous répond que c'est une forte angine et qu'il ne sait presque plus manger. Quelques jours après, je ressens un mal de gorge avec un forte température. On me conduit au médecin qui m'examine et m'envoie tout de suite à l'hôpital. Je monte dans le train à Jenbach et on se dirige sur Innsbruck puis, de là, vers un hôpital militaire où il y avait beaucoup de soldats allemands blessés. On me dirige vers une salle réservée aux prisonniers de guerre malades, nous étions à peu près une dizaine. Le médecin vient me visiter et donne un ordre à une infirmière. Celle-ci va chercher une seringue avec une ampoule et m'explique que l'on va m'appliquer un sérum contre le croup. Le médecin me fait dire par l'infirmière, qui parlait français, ce que je dois faire et s'en va. Une demi-heure après, voici de nouveau mon infirmière, qui ma foi était jolie, qui me donne une pomme, un joli sourire et qui me dit : « C'est pour vous, mangez-la par petits morceaux ». Et elle s'en va. Le deuxième jour au matin, on nous apporte du pain avec de la margarine et de la confiture. Vers dix heures, une autre infirmière s'approche de moi avec une seringue et m'explique que je dois lui montrer ma fesse droite. Avec une douceur d'éléphant, elle me lance la seringue dans cette même fesse pour m'injecter de nouveau le sérum en question. Son travail terminé, elle s'en va comme elle est venue. Je dis à mes camarades : « c'est pas une femme, c'est un boucher ». Bien entendu, ceux-ci se foutent à rire. Vers midi, on nous apporte à dîner et, cette fois, c'est notre gentille infirmière. Elle donne son dîner à chaque malade et, ensuite, elle vient près de moi et me demande comment ça va. Je lui raconte ce que sa collègue a fait comme travail avec sa seringue ce qui, bien entendu, la fait rire. Elle dépose ma nourriture sur mon lit et me prend la main en disant : « À demain ! »

       Les jours suivants se passent et, au moins deux fois par jour, Gilda (c'est comme ça qu'elle s'appelle) vient me voir quelques minutes, me demande ce que je fais, d'où je viens, etc. Moi-même je lui demande où elle habite, ce qu'elle fait. Elle me répond qu'elle habite Aix-la-Chapelle, que la maison de ses parents a été démolie par les bombardements alliés mais qu'elle ne leur en veut pas. La faute, dit-elle, est à ceux qui nous dirigent. Le cinquième jour, elle arrive dans la chambre avec un fruit, s'assied sur mon lit, me donne ce fruit en même temps qu'une baise puis s'en va après m'avoir longuement regardé dans les yeux. À ce moment, nos deux cœurs ont battu un peu plus fort. Pour moi, je suis amoureux de mon infirmière. Quand je me suis endormi, cette nuit, j'étais vraiment heureux malgré que j'étais à mille kilomètres de chez moi.

       Le lendemain matin, quand elle a ouvert la porte de notre chambre pour venir me dire bonjour avec son joli sourire, j'ai tout de suite vu qu'elle n'était pas comme les autres jours. Je lui en ai demandé la raison et elle m'a répondu : « Mais, il n'y a rien, je suis seulement un peu fatiguée ». Puis elle est partie aussitôt en disant : « À tantôt ». Dans l'après-midi, vers cinq heures, la porte s'ouvre de nouveau. C'est ma jolie Gilda. Elle se dirige vers mon lit, sur son visage une larme coule. Aussitôt, je lui demande ce qu'il y a. – « Je suis mutée dans un autre hôpital et je viens te dire au revoir ». Elle m'embrasse, se lève, me regarde avec les yeux pleins de larmes et s'en va en courant. Ça s'est passé tellement vite que deux heures après je regardais encore cette porte par où elle était partie peut-être définitivement car, l'un comme l'autre, nous ne nous étions pas donné notre adresse pour pouvoir se retrouver après la guerre.

       Ces quelques jours passés à cette clinique, malgré que j'étais prisonnier, ont été les plus beaux jours de ma captivité. Le lendemain, moi-même je quittais l'hôpital pour retourner travailler à l'usine.

       Vers la mi-octobre 1943, on nous apprend que les Allemands sont à peu près à cent kilomètres de Moscou. Vers le début décembre, ils ne sont plus qu'à trente-cinq kilomètres de cette ville. Pour nous, c'est la douche froide. On se demande ce que l'on va devenir. Vers la fin de décembre, les Allemands reculent, les Russes contre-attaquent et c'est la débâcle pour les Allemands. En même temps, nous apprenons par des civils que les alliés ont débarqué en Sicile et à Salerne et que l'armée italienne s'est rendue. Pour nous, c'est la fête et la Noël de 1943 se passe, je ne dirais pas dans la joie, mais avec l'espoir de retrouver nos parents.

       La nouvelle année 1944 passe et les alertes se multiplient de nuit comme de jour, ce qui fait, bien entendu, notre affaire.

       Un jour que le contremaître nous avait donné une petite pièce à tourner, à mon camarade Omer Materne, de Jambes, et moi, nous sommes appelés dans le bureau de la direction. Omer passe le premier et, à peu près un quart d'heure plus tard, je le suis. Un grand type était assis, droit, au bureau. Il avait ce que l'on peut appeler une sale gueule et je compris qu'il parlait d'espionnage avec l'ingénieur. Celui-ci, qui parlait un peu français, me demande ce que c'est que cette petite pièce que j'ai tournée. Je lui réponds que je n'en sais rien. Il me demande ensuite qui m'avait donné le plan pour la tourner. Je lui réponds que c'était le contremaître. La sale gueule qui était devant le bureau demande à l'ingénieur d'aller le chercher. Le contremaître arrive et est questionné devant Omer, que l'on avait été rechercher, et moi. Le contremaître répond que c'est lui qui a donné le plan pour tourner cette pièce. On nous demande de nouveau si nous savions à quoi servait cette pièce. Bien entendu, nous ne savions rien. Alors, le grand type à la sale gueule se lève et, devant nous tous, commence à engueuler le contremaître d'une façon brutale. Et notre grand chef de la Gestapo, parce que c'en était un, (mon ami Omer, qui comprenait l'allemand, nous a raconté après ce qui s'était dit entre eux) nous a fait signer un papier comme quoi on ne savait pas ce que l'on avait tourné et nous a fait sortir. C'était malheureux pour le contremaître de se faire ramasser pour cette pièce mais il nous avait sauvé la vie. Bien entendu, il a continué à travailler avec nous mais je crois qu'il était surveillé.

       Et la vie continue lentement : travail de jour de 6 à 17 heures, travail de nuit de 17 heures à 6 heures du matin. Tout ça entrecoupé par les alertes avions ce qui, bien entendu, nous ravissait.

       Le dimanche, c'est jour de repos et de promenade avec une sentinelle à notre derrière. On va dans la montagne et notre garde nous conduit dans un genre de bistrot où nous allons déguster deux à trois petits verres de vin ou de schnaps. Un dimanche après-midi, il nous est arrivé une blague, mais alors incroyable. Nous avons dû ramener notre sentinelle pleine comme un Polonais et c'était un prisonnier qui portait son fusil, les rôles étaient inversés. Mais, il faut le faire. À l'entrée du camp on a sonné, une sentinelle est venue ouvrir, on lui a mis son camarade à un bras et, de l'autre, on lui a rendu son fusil. Le gars n'en est pas encore revenu. Heureusement que l'officier qui les commandait était un joyeux drille. En nous rassemblant, un jour au camp, il nous a fait dire par l'interprète que c'était défendu (verboten) de fréquenter les femmes allemandes, c'est à dire de se faire attraper.

       Un jour que je travaillais à mon tour, la pointe de l'outil se casse. Je prends l'outil, le pince dans l'étau, casse la pointe qui était abîmée, réaffûte l'outil et m'aperçois que le brigadier tourne dans toutes les allées en regardant ce que l'on fait. Il passe près de moi qui affûtais justement l'outil que j'avais brisé, jette un coup d'œil et file vers le bureau de l'ingénieur. Au moment même, je n'avais pas fait attention et, environ deux heures plus tard, on m'appelle au bureau. Qu'est-ce que je vois devant moi ? le type de la Gestapo. Je me demande ce qu'ils veulent encore de moi. L'ingénieur, alors, me demande : – « C'est vous qui avez jeté ce morceau d'outil cassé contre la porte du bureau ? « Du coup, mes fesses commencent à se serrer mais malgré ça je souris. – « Il ne faut pas rire » gueule-t-il. – « Mais je ne ris pas », dis-je. – « Et alors, ce morceau d'acier, comment est-il venu contre ma porte ? » Avec un culot qui m'a pris et que, toujours maintenant, je ne me reconnais pas, je lui explique ce qui s'est passé : « En effet, c'est moi qui ai cassé cet outil mais, dis-je, c'est pour aller plus vite que je lui ai donné un coup de marteau, pour moins affûter sur la meule et gagner du temps. Mais je vous prie de m'excuser, je ne l'ai pas fait exprès. Il faudrait être fou pour jeter un morceau d'acier sur votre porte, surtout un prisonnier ». – « Enfin, dit-il, ne recommence plus et fous le camp ! » Arrivé en-dessous de l'escalier, j'ai dû courir aux WC. Je crois que j'aurais fait dans mon pantalon. Mais se trouver une deuxième fois tout près de cet abruti de la Gestapo, je vous le dis, on n'aurait pas su me passer une feuille de cigarette entre les deux fesses.

       Nous avions, dans notre chambrée, un Français qui avait été au bagne. Il m'a raconté que c'était à la suite d'une bagarre dans un café qu'il avait tué un homme. À ce moment, il était dans la Légion étrangère. Après jugement, on l'avait envoyé en prison, il n'avait plus que sa fille qu'il adorait. C'était un homme d'une force peu commune, un véritable colosse, mais d'une douceur extrême. On se demandait même comment il avait fait pour tuer un homme, il s'est retrouvé prisonnier des Allemands parce que, à la déclaration de guerre, il s'est porté volontaire pour aller en première ligne. Je vous parle de lui parce qu'un jour la Gestapo est venue le chercher à l'usine, nous l'avons su après par le contremaître, pour cause de sabotage sur un tour parallèle où il travaillait avec notre camarade Omer Materne, de Jambes. Dénoncé par l'ingénieur, le Français est revenu à l'usine deux à trois semaines après. Près de son tour, l'ingénieur lui a expliqué ce qu'il avait fait : c'était de l'eau blanche qui s'était infiltrée dans la machine-même et qui, mélangée à l'huile du tour, avait provoqué un éclatement de la machine. C'est alors que notre ami Omer demande au contremaître de pouvoir prouver que son camarade français n'avait pas saboté le tour. Devant le type de la Gestapo, l'ingénieur et le contremaître Omer prouva que ce n'était pas du sabotage. Lui-même, il fit entrer de l'eau dans la tête de la machine. C'était simple, chassée dans l'intérieur de la pièce tournée pour la refroidir, cette eau suivait l'arbre du tour, qui était creux, et entrait dans la machine par le coussinet. Bien entendu, notre ami Français remercia Omer et nous dit : « Je reviendrai en Allemagne s'il le faut et je tuerai cet ingénieur ». Sur les deux à trois semaines qu'il avait été renfermé, il avait tellement souffert qu'il avait perdu presque dix kilos. On le versa dans un autre camp de prisonniers de guerre et nous n'avons plus eu aucune nouvelle de lui. Heureusement, le type de la Gestapo a reconnu le bien fondé de l'intervention de notre ami Omer.

       Avec nous, les prisonniers russes devaient travailler mais ils étaient plus mal lotis. Leur nourriture n'était pas la même et nous leur donnions souvent soit des cigarettes soit même de quoi manger. Nous, les prisonniers de guerre belges et français, recevions des colis de la Croix-Rouge et aussi de nos parents qui se privaient pour nous, pour nous envoyer quelques petites douceurs.

       Ces prisonniers russes avaient un moral à toute épreuve. Le soir, quand ils avaient fini de manger, ils se rassemblaient à la porte et commençaient à chanter leurs chants. Pour nous, ces chants semblaient tristes mais c'était merveilleux. Même leurs gardes les écoutaient. Au départ, c'était comme un murmure et ça s'amplifiait pour redescendre ; il n’y a que les Slaves pour chanter comme ça.

       Vers le mois de mai 1944, on nous rassembla, une vingtaine de prisonniers belges et français, pour nous dire que nous allions encore changer de camp pour travailler dans un tunnel. C'était l'usine qui conduisait ses machines dans un tunnel en construction du côté du lac de l'Achensee. On nous conduisit donc dans notre nouveau camp qui se situait à environ 250 mètres de l'entrée du tunnel. Nous étions à peu près trente prisonniers belges et français. En face de nous, se trouvaient les logements pour les soldats allemands et leurs officiers. À côté d'eux logeaient les prisonniers italiens, ceux-ci étaient les soldats qui avaient été pris par les Allemands suite à la capitulation de l'Italie. Derrière notre camp, étaient les prisonniers russes et à 100 mètres environ de notre camp il y avait des déportées russes.

       Tout ce petit monde était obligé de travailler dans l'usine qui se situait dans ce fameux tunnel en construction. Il fallait marcher environ 20 mètres dans un étroit tunnel pour arriver dans le tunnel terminé. Toutes les machines et le matériel avaient été amenés par un conduit qui venait de la route qui longeait le lac. Ce tunnel devait remplacer la route, vu que celle-ci était tellement étroite que des camions passaient tout juste. D'après les civils, plus d'une voiture était tombée dans le lac qui avait, d'après eux, 100 mètres de profondeur à certains endroits.

       Nous avions, comme officier allemand, un homme d'une cinquantaine d'années qui paraissait très dur. Le vrai Prussien ! Le deuxième jour de notre arrivée, il nous a rassemblés tous et nous fit dire ceci par l'interprète : « Je vous demande d'être très propres dans vos chambrées, vos lits bien repliés tous les jours au matin et de marcher comme des soldats. Si vous faites ce que je vous demande, vous aurez la paix et moi de même car, quand un officier supérieur viendra inspecter, si tout est parfait il nous laissera tranquilles. Vous vous rendrez à votre travail sans sentinelles et, les jours où l'on ne travaille pas, la porte de votre camp restera ouverte. Vous aurez l'autorisation d'aller vous promener dans la montagne sans sentinelles. Bien entendu, ne pas s'évader parce qu'alors tout serait fermé ». Nous sommes vers la moitié de l'année 1944 et je me demande où l'on aurait pu aller en s'évadant.

       Je m'étais lié d'amitié avec un jeune Italien qui avait à peine dix-huit ans. Il avait été fait prisonnier et sa mère était morte un peu avant. Il s'appelait Angelo, c'était un brave garçon. Les dimanches où l'on ne travaillait pas, il apprenait à parler le français et moi l'italien ; à la longue on parvenait à se comprendre. Avec lui, il y avait quelques prisonniers qui avaient fait des études et désiraient apprendre le français et même l'allemand. Tous ces Italiens s'étaient liés d'amitié avec nous ; c'est toujours dans le malheur que l'on se comprend le mieux.

       Pour se laver et faire la lessive, les prisonniers français, italiens, belges et les femmes déportées utilisaient le même lavoir. C'était heureusement assez grand mais nous étions, prisonniers et déportées, dans la même pièce. Bien entendu, là, nous étions surveillés par une sentinelle qui s'en foutait un peu. Nous l'avons même attrapée à regarder par le trou de la serrure des douches les femmes qui faisaient leur toilette.

       Un jour que nous allions travailler, un ouvrier civil nous glisse à l'oreille ce que nous attendions depuis des années : le 6 juin 1944, les alliés venaient de débarquer en France. De bouche à oreille, la bonne nouvelle se propagea parmi tous les prisonniers qu'ils soient belges, français, italiens ou russes. On reprenait quand même espoir et, à partir de ce jour-là, on s'aperçut quand même qu'il y avait du changement. Les avions alliés occupaient le ciel presque tous les jours. Une soirée d'été, alors que nous étions couchés dans l'herbe, nous apercevons dans l'air des centaines d'avions au-dessus de nos têtes. En même temps, des morceaux de languettes de papier nous tombaient sur la tête. D'après les sentinelles, ces languettes étaient destinées à brouiller les radars ennemis. Un quart d'heure après leur passage, nous apercevons, au loin, des lueurs qui montaient vers le ciel en même temps que nous entendions un bruit sourd de bombardement. Le lendemain, les civils et même les sentinelles nous disent que Munich avait été bombardée. Nous en étions à environ 90 km. Il paraît que la ville a été presque détruite et que le nombre de morts était très élevé. Un samedi après-midi, nous avons fait remarquer à un ingénieur que les Américains avaient encore beaucoup d'avions ? Il nous a répondu : « Propagande » ! Ce monsieur, qui était nazi, comprenait enfin que le régime qui commandait en Allemagne les avait trompés. Il le reconnaissait mais un peu tard. Pendant ce temps, les alliés nous survolaient par centaines.

       Nous voici arrivés en juillet et les bonnes nouvelles se suivent mais ne se ressemblent pas. Qu'est-ce que nous apprenons, le 20 juillet 1944 ? Un complot avait été formé contre Hitler mais, dommage, il était raté. Pendant ce temps, les alliés avançaient à grands pas.

       Un dimanche, vers 11 heures du matin, alors que nous nous reposions à l'extérieur, nous voyons des avions qui sortent littéralement de la montagne, plongent dans la vallée, passent au dessus de nos têtes et se dirigent vers la montagne qui était derrière nous pour piquer derrière elle. On entendit un bruit de D.C.A. puis un sourd grondement. Les aviateurs venaient de larguer leurs bombes sur un viaduc. Ces avions avaient la particularité d'être bombardiers et chasseurs. Ils avaient un double fuselage et je vous assure que ça allait très vite.

       Et Noël approcha lentement. C'était le dernier que l'on passait en étant prisonnier, pensait-on. L'avenir nous l'apprendrait. On y croyait dur mais notre joie fut coupée par une mauvaise nouvelle : les Allemands menaient une contre-offensive dans les Ardennes et, d'après les renseignements que l'on nous donnait, ça tournait mal pour les alliés. Après quelques jours, l'offensive fut stoppée. Ouf ! Il était temps car ces sacrés Boches approchaient à grands pas de la Meuse. Pour nous qui étions prisonniers, ce fut un coup au moral. On se demandait où cette maudite guerre allait s'arrêter pour que nous puissions rentrer chez nous.


       Enfin, 1945 était là et, toujours d'après nos informateurs, l'offensive alliée était repartie. Les Russes d'un côté et les Américains, Anglais, Français, etc. de l'autre, l'étau se resserrait. Presque tous les jours, on voyait passer au-dessus de nos têtes des vagues d'avions qui allaient bombarder les villes allemandes.

       Le Feldwebel nous avait demandé, quand nous sortions le dimanche, de ne plus aller vers la montagne parce que les SS traquaient les soldats alliés parachutés derrière les troupes allemandes pour faire du sabotage. Effectivement, le Feldwebel avait raison Un dimanche, en nous promenant au bord du lac, nous avons aperçu un parachutiste allié qui était accroché dans un arbre. Nous avons marché plus loin pour ne pas attirer l'attention des soldats allemands ou des civils qui les auraient dénoncés. Le parachutiste se décrocha et partit vers les arbres qui le cachaient à la vue des personnes qui auraient pu passer à ce moment.

       Nous sentions tous que, d'un jour à l'autre, nous serions libres. Tous les jours, les alertes se suivaient. On allait travailler dans ce tunnel transformé en usine. Pourquoi, je n'en sais rien, mais on ne foutait plus rien. On racontait aux prisonniers russes ce que les civils nous disaient sur le front. Les soldats russes approchaient de Berlin à grands pas. Pour les prisonniers russes aussi c'était la joie.

       Avril se terminait. Le 1er mai, fête du travail, était là. Si on avait eu un bon verre de bière, je vous assure que l'on n'en aurait fait qu'une gorgée. Autour de nous, on ne voyait plus que des soldats allemands. Ils venaient d'un côté puis repassaient une heure ou deux après. Ils étaient complètement encerclés. Le 6 mai au matin, nous avons été réveillés par le bruit des canons qui tonnaient au loin et on regardait vers le ciel. On voyait des avions alliés qui piquaient et mitraillaient tous ces soldats allemands qui cherchaient refuge dans tous les coins et accompagnaient les sentinelles pour aller travailler dans ce tunnel. Juste à l'entrée du tunnel, nous apercevons un avion de chasse qui pique vers nous et commence à nous mitrailler. On a eu juste le temps de rentrer. Heureusement, il n'y a pas eu de tué ni de blessé. L'aviateur ne savait pas que nous étions des prisonniers. Enfin, plus de peur que de mal.

       Dans l'après-midi, l'officier allemand nous rassemble et nous fait traduire ceci par l'interprète : « Vous allez être conduits par nous au camp de Lembach pour être remis aux Américains. À la tête des prisonniers (Russes, Français et Belges) un grand drapeau blanc sera déployé. Avant de partir, apprêtez vos bagages et dans une heure on partira ». C'est à ce moment que nous avons vu pour la première fois des déportés des camps de concentration. Ils défilaient devant nous, conduits par leurs bourreaux, c'étaient de véritables loques humaines. C'était affreux. Nous savions, bien entendu, qu'il y avait des camps disciplinaires et des camps de déportation, mais ça, jamais. À côté d'eux, nous étions des privilégiés.

       Dans l'après-midi, drapeau blanc en tête, on se mit en route, sentinelles à côté de nous, et on se dirige vers Lembach qui était à plus de 10 kilomètres. Le temps était radieux mais on regardait toujours de tous les côtés de peur que les avions alliés ne nous prennent pour une colonne de soldats allemands. Heureusement, on ne vit plus rien. En descendant sur Jenbach, on ne rencontrait que des soldats allemands et des SS. Ceux-ci se moquaient de nous. Je vous assure que nous n'avions pas bon surtout quand on croisait un nid de mitrailleuses ou des petits canons antichars dirigés vers Lembach. On se demandait si ces cons ne nous auraient pas tiré dans le dos.

       Enfin, après des heures de marche, on arrive à Lembach libérée par les Américains le matin même. Quand nous sommes entrés dans le camp, ce fut une grande joie de retrouver des copains que l'on avait quittés environ un an avant. Nous leur avons demandé où se trouvaient les Américains qui occupaient le village. Ils nous ont répondu qu'une jeep était passée ce matin avec quatre soldats alliés. La localité était occupée. Bien entendu, les sentinelles étaient foutues le camp pendant la nuit.

       Quand le soir arriva, nous avons été obligés de nous réfugier dans un abri pour y dormir car, d'un côté de la montagne les alliés tiraient sur l'autre versant. Les obus nous passaient au-dessus de la tête et les Allemands faisaient de même. Le fleuve Inn séparait les antagonistes. Deux éclats d'obus sont même tombés dans le camp. Heureusement, pas de blessés.

       Le lendemain, donc le 7 mai 1945, quand nous sommes sortis de l'abri, le soleil se levait à l'horizon et le calme était revenu. C'est alors que nous avons vu, pour la première fois, les soldats américains. Pour nous, c'était la délivrance après cinq longues années. Plus d'un prisonnier pleura. Ce jour, c'était la fin de la guerre, on chantait, on dansait dans tous les coins et, le soir, quand le soleil se coucha, il y avait autant de saoulées que de prisonniers. Bien entendu, avec ce que nous avions mangé les jours avant, deux ou trois verres d'alcool, de bière ou de vin et on était liquidés. Pour ma part, je crois que j'ai mangé des chicorées que l'on donne aux lapins pour le restant de mes jours. Que voulez-vous, il fallait bien se soutenir et revenir entiers dans son village, chez soi, serrer ses parents dans ses bras.

       La signature de l'acte de capitulation a eu lieu à Reims le 7 mai 1945. La cérémonie officielle avec tous les alliés a eu lieu, elle, à Berlin dans la nuit du 8 au 9 mai 1945. 

       Après quelques jours de fiesta, on commence à se préparer pour le grand retour. Ces jours que nous avons passés en Autriche, libres comme l'air, se passèrent en allant faire un petit tour chez certains particuliers. Par exemple, nous avions aperçu, à environ un kilomètre du camp, un château qui avait l'air de se cacher parmi les arbres. On décida de lui rendre visite et on déchargea un camion allemand rempli d'obus. Il était tombé à court d'essence. On fit le plein et en avant vers ce château ! Quand le châtelain nous vit arriver, il avait compris. On fit la visite de toutes les pièces, de la cave au grenier et on trouva une manne d'or, des dizaines de paquets de cigarettes, des bouteilles de vin, enfin un peu de tout. Notre homme avait senti l'oignon, il avait fait des réserves pour faire du marché noir. Nous lui avons donné un petit coup de main... Je veux parier qu'à ce jour il ne l'a pas encore oublié.

       Nous sommes restés presqu'une dizaine de jours à attendre notre retour. Pour passer le temps, on se promenait, on buvait un petit coup et, avec notre orchestre, on a même organisé un grand bal dans la salle de l'usine. Nos petites Autrichiennes et même d'autres civils se présentèrent pour venir danser la samba avec nous. On fraternisait, quoi !

       Et le grand jour arriva. On avait reçu la visite d'un officier belge qui s'était engagé dans l'armée américaine, il était chargé de nous rapatrier. On embarqua dans des camions bâchés et des autocars allemands et en avant vers la Belgique.

       Le trajet de retour fut assez pénible car rouler toute une journée et même une partie de la nuit, assis sur une banquette dans un camion ce n'est pas du velours. On s'arrêta pour dormir dans des casernes allemandes et, comme il y en avait qui étaient peuplées de punaises, on enleva une porte et on coucha à la belle étoile. Une nuit, je me suis réveillé alors qu'il pleuvait. On a roulé une nuit dans la Forêt noire et je vous assure que nous étions inquiets. Dans cette région, il y avait encore des SS qui se cachaient.

       Enfin, par un bel après-midi, nous sommes arrivés en Belgique dans un centre d'hébergement situé à Hachy (à une bonne dizaine de kilomètres d'Arlon). C'était le 23 mai 1945. On nous donna un titre de congé de repos et une somme de 500 francs. Nous avons aussi reçu un bon souper et, après celui-ci, avec nos 500 francs nous nous sommes dirigés vers un café pour aller boire une bonne bière belge. Je vous assure que cette journée nous parut la plus belle de notre vie. Le soir, on nous fit aller dormir dans un couvent où l'on nous a reçus avec une gentillesse qui nous a drôlement fait plaisir. C'étaient, bien entendu, des sœurs.

       Le lendemain, après une bonne nuit, la première passée dans un vrai lit depuis cinq ans, on nous dirigea vers la gare d'où on prit le train pour revenir sur Liège. Au fur et à mesure que l'on se rapprochait de chez nous, notre cœur se serrait de plus en plus, on ne savait plus parler. Il faut être passé par tout ceci pour comprendre l'état dans lequel on était. Avant d'arriver à Liège, il y avait déjà des camarades qui étaient descendus du train, leurs parents avaient été avertis que l'on allait arriver dans la journée du 24 mai mais nous ne savions pas l'heure exacte. Ils avaient reçu un télégramme ou un coup de téléphone.

       Arrivé à Liège, le train se dirigea vers Visé et, à chaque gare, des camarades descendaient. Ils étaient accueillis par leurs parents, les épouses et les enfants. C'était des cris de joie mais aussi de pleurs. Jupille, Wandre, Cheratte, notre convoi s'arrêtait et déchargeait tous ses prisonniers. À Cheratte, la cousine de Joseph vint me souhaiter le bonjour et, seul dans mon compartiment, regardant par la fenêtre, me voilà reparti vers Argenteau. Le train franchit le passage à niveau, ralentit pour enfin s'arrêter en gare. Qu'est-ce que je vois ? traversant les lignes de chemin de fer, un grand gaillard qui me saute au cou. C'était mon frère Lambert. Quelle joie quand on revoit quelqu'un de sa famille après cinq longues années ! Après les premières effusions, je lui demande des nouvelles de la famille. Il me répond que tout le monde m'attend avec impatience, me décharge de mes paquets et nous sortons de la gare. Tout de suite, un ancien prisonnier qui habitait Argenteau vint me saluer, me demande des nouvelles et me dit qu'il a perdu sa maman juste à son retour ; elle était morte de joie de revoir son fils après tant d'années. Cet ancien prisonnier était Émile Lambert.

       Avec mon frère, nous commençons à monter la côte de Sarolay, nous prenons le petit chemin nommé à l'fosse d'allemand et, juste au moment où nous sortons du bois, j'aperçois une petite femme se dirigeant vers nous. C'était ma maman. Elle avait changé sur cinq ans. Elle avait pris un coup de vieux dû au chagrin qu'elle avait eu pour moi. Nous nous dirigeons vers la maison. Il me semblait que j'entrais dans un village étranger. Bien entendu, sur cinq ans il y avait des choses qui s'étaient transformées. Quand nous sommes arrivés au-dessus de la ruelle, près des sapins, il y avait déjà du monde: ma sœur, mes cousines, des voisins, mais je ne voyais pas mon père. Tout à coup, je le vis arriver de loin. Il avait été chez le coiffeur pour recevoir son fils. Nous tombons dans les bras l'un de l'autre en pleurant. Que d'émotion ! Mon père versa des larmes pendant au moins une demi-heure (en écrivant ces lignes, les larmes me viennent encore aux yeux). Maman nous avait préparé un bon souper et c'est en famille que, pour la première fois, nous nous retrouvions autour de la table. Bien entendu, tout le village défila chez nous ce jour-là. Quand vous retrouvez, après tant d'années, vos parents, vos camarades et vos voisins, ça vous fait chaud au cœur.

       Je terminerai ces quelques lignes que je viens d'écrire en disant : plus jamais la guerre, que les hommes vivent en paix mais vive la Belgique, notre patrie, car :

       « Notre patrie c'est le sang de nos fils tombés à l'honneur, c'est l'héroïsme de ceux qui souffrent au Devoir et dont la vaillance avec l'abnégation enfantent des prodiges de bravoure.
       Notre patrie c'est le pays qu'universellement on admire pour sa loyauté et ses sacrifices spontanément consentis.
       Notre patrie ce sera l'épanouissement du droit et de la justice, l'éclatante victoire de la liberté glorieuse.
       Notre patrie c'est le tombeau de nos héros morts et l'apothéose de ceux qui nous reviendront
       Notre patrie c'est cela encore, tout dans le passé, le présent et l'avenir ! »


Annexes

1. Copie de l'attestation du Kommandeur MOCKEL

 

Im Felde

Bestatigung

Dem chemaligen Kommandanten des Forts von Barchon,

            Herrn Capitaine-Commandant POURBAlX

wurde am 18 Mai 1940 nach dem Fall seiner Westungdurch meinen Regimentskommandeur, herrn Oberst von Mayer, der Säbel zuruckgegeben.

            Dies geschah auf meinen Vorschlag, weil er die vor der Ersturmung ergangene Aufforderung zur Ubergabe in wurdiger Weise abgelehnt hatte, obgleich er uber den entgultigen Ausgang des Kampfes nicht mehr im Zweifel sein konnte, und weil er sich mit seiner Besatzung bis zum letzten Augenb1ick tapfer gewehrt hatte.

(se) Mockel

Major und Btl.-Kdr

Traduction littérale :

A l'ancien Commandant du Fort de Barchon

            M. le Capitaine Commandant ; POURBAIX.

le sabre fut remis, le 18 mai 1940, après la chute de son Fort, par mon Commandant de Régiment, M. le Colonel von Mayer.

            Ceci se fit sur ma proposition, parce qu'il avait repoussé de façon honorable, l'injonction de se rendre, avant la prise d'assaut, malgré qu'il ne pouvait plus subsister de doutes au sujet de l'issue inéluctable du combat et parce qu'il s'était défendu courageusement avec toute sa garnison, jusqu'au dernier moment.

- : - : - : - : - : - : - : - : - : - : - :

 

2. Copie de la citation à l'ordre du jour de l'Armée

(Arrêté du 12 mai 1948, n° 4982)

Fort de Barchon

avec la mention : Liège 1940

pour:

« Sous la conduite énergique et décidée de son Commandant, le Capitaine-Commandant POURBAIX, a opposé à l'ennemi une résistance héroïque et de tous les instants.

Malgré un bombardement d'artillerie de plusieurs jours et neuf bombardements d'avions en piqué, sa garnison d'une combativité admirable, a repoussé plusieurs attaques ennemies.

N'a succombé, le 18 mai 1940, qu'après un assaut furieux de l'adversaire qui était parvenu à annihiler complètement les moyens d'action du Fort et de sa garnison. »

 

3. Copie de la citation à l'ordre du jour de l'Armée

des officiers, sous-officiers, brigadiers et soldats et, en leur nom, du commandant du fort.

Le Ministre de la Défense Nationale

a l’honneur de faire savoir au

Capitaine-Commandant POURBAIX, Aimé-Charles-Arthur
que par Arrêté de S.A.R. le Prince Régent, du 14/15/1947, n° 3944
il a été promu :

« COMMANDEUR DE L’ORDRE DE LA COURONNE AVEC PALME

et

attribution de la CROIX DE GUERRE AVEC PALME

pour :

« Commandant du Fort de Barchon, en mai 1940, en a conduit héroïquement la défense, dirigeant avec maîtrise l’action extérieure et assurant avec ténacité la résistance aux attaques de l’ouvrage. Sous son impulsion énergique et décidée, son personnel, a subi sans broncher un bombardement d’artillerie de plusieurs jours et neuf bombardements par avions en piqué et a résisté à plusieurs attaques ennemies.
N’a rendu son ouvrage, le 18 mai, qu’après un assaut furieux de l’adversaire qui avait annihilé tous les moyens d’action et avait submergé les glacis, les fossés et le massif central ».

            Il s’estime heureux de pouvoir lui adresser ses félicitations au sujet de cette promotion.

Le Ministre
(SE) de Fraiteur

 

4. Copie de la citation à l'ordre du jour de l'Armée,

arrêté du 12 mai 1948, n° 4982.

Fort de Barchon
avec la mention : Liège 1940

pour:
« Sous la conduite énergique et décidée de son Commandant, le Capitaine-Commandant POURBAIX, a opposé à l'ennemi une résistance héroïque et de tous les instants.
Malgré un bombardement d'artillerie de plusieurs jours et neuf bombardements d'avions en piqué, sa garnison d'une combativité admirable, a repoussé plusieurs attaques ennemies.
N'a succombé, le 18 mai 1940, qu’après un assaut furieux de l'adversaire qui était parvenu à annihiler complètement les moyens d'action du Fort et de sa garnison. »



[1] « ( ...) Nommé Sturzkampfflugzeug - avion de combat en piqué - , plus commodément « Stuka », cet appareil allait connaître une extraordinaire célébrité (... ) par ses spectaculaires plongeons accompagnés du hurlement sinistre de la sirène. C'est l'ingénieur Hermann Pohlmann qui l'avait dessiné en 1933 ; il avait été intégré dans les forces aériennes en 1937 sous la dénomination Ju-87 A. Après les habituelles rectifications, le Stuka qui participa aux opérations guerrières de Hitler fut le modèles Ju-87 B ». (Liliane et Fred Funcken, L'uniforme et les armes des soldats de la guerre 1939-1945, p. 140, Casterman, Tournai, 1974)

[2] Il s'agissait de jeunes aryennes qui effectuaient une année de service du travail. (Note du copiste)



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