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LES ETAPES D'UN ROUTIER Joseph HANQUET Ours Jovial Ingénieur 1.G. Lg. Routier du clan Albert 1er – XXème – Liège. Prisonnier politique à Rheinbach. Soldat à l'escadron mobile Z 5 de l'Armée Secrète Belge. Mort en service commandé pour le Roi et la Patrie, le 9 Septembre 1944. PREFACE A la demande de ses amis,
des routiers, de tous les jeunes qu'il a tant aimés, nous publions ces pages, où
l'Ours nous parle simplement et profondément. Elles sont si vivantes que
l'on s'en voudrait d'y ajouter quelque chose. Avec son profond regard
ouvert sur son âme loyale et pure, avec son beau sourire, qui fut à la base de
son rayonnement, l'Ours a passé, se donnant pleinement, vivant au maximum. Les voies de Dieu sont
impénétrables ! Par quels rudes et étranges chemins Il conduit parfois ceux
qu'II aime ! Si l'Ours a reçu des
grâces extraordinaires, combien aussi avec une docilité d'enfant, une foi
tenace, une espérance invincible, une charité ardente, il s'est abandonné à la
divine Providence. Avec patience et
persévérance, il a développé en lui, le don de Force qu'il avait reçu de
l'Esprit-Saint et qui marquait si nettement sa personnalité. Il a tant aimé les siens,
ses amis, la Route, son Pays, son Roi, qu'il ne peut de Là-haut les oublier. Il a voulu servir
pleinement. N'est-ce pas répondre à son désir que de publier ces pages ? Sart-Martin-Ninane, 9 Septembre 1945. EXCELSIOR Dans le village alpin engourdi par le froid, A la nuit tombante semant partout l'effroi, Un jeune homme marchait, tenant haut dans la brise, Sa bannière brodée à l'étrange devise Excelsior. Le front las, mais l'œil fier en son orbite sombre, Luisait comme une lame échappée au fourreau; Tel un clairon d'argent réveillant les échos Son accent inconnu retentissait dans l'ombre : Excelsior. Les souvenirs chantaient dans les maisons d'en bas, Il voyait tour à tour, les lumières heureuses Et l'or du vieux glacier hallucinant déjà Alors un cri rauque sortit des lèvres creuses : Excelsior. « N'essaye
pas la passe » lui a dit le vieillard, « La tempête,
là-haut, corne son vent de rage » Et le torrent hurle
dans ses gorges sauvages » Mais la voix
de clairon reprit dans le brouillard : Excelsior. «Reste », dit la jeune fille, une larme dans les yeux, » Repose sur ma poitrine ta tête fatiguée, » Tu reprendras demain ta course échevelée » En un sourire encore, il répondit anxieux : Excelsior. « Attention à la branche morte du sapin, » Attention dans la faille, à l'avalanche traître » Fut le dernier bonsoir, à la croix des chemins. Une voix murmura, que l'homme crut reconnaître : Excelsior. Lorsqu'au petit matin, les moines de Saint Bernard, En leur pieuse chapelle, chantaient leur saint office, A la gloire du Père en s'associant au Fils, Un, cri résonna, sinistre dans l'air hagard : Excelsior. Un voyageur, sans vie, par le bon chien fidèle, Fut retrouvé, recouvert par la neige cruelle, Glacé, serrant quand même encore dans ses phalanges, Sa bannière brodée à la devise étrange Excelsior. Sur la cime, dans un soir clair d'apothéose, Sans vie, mais beau comme un Saint Georges, il repose, Et du Ciel une voix, comme une étoile tombe, Sereine et lumineuse, descendit sur le monde : Excelsior. Traduction libre de la poésie de Longlellow… Evidemment, l'Ours connaît
peu les règles de la prosodie, mais ce texte placé en évidence dans sa chambre
indique un idéal et une façon de penser. INTRODUCTION Joseph Hanquet « Ours Jovial » Né à Ninane-Chaudfontaine,
dans ce coin charmant qui domine la vallée de la Vesdre et d'où la vue embrasse
tout l'horizon : Liège et ses hauteurs, Chèvremont dans son site incomparable
et la vallée qui va se rétrécissant, mêlant la ramure des hêtres sombres à toute
la gamme des verdures. Il avait vu le jour à la
veille de l'Armistice, le 2 septembre 1918. Il fut si tendrement, si
joyeusement accueilli ce dixième enfant, ce garçon que tout jeune on voulait
imprégner de patriotisme. A peine né et placé dans son berceau, il eut le chef
coiffé d'un calot de soldat et ce fut sous cet aspect bizarrement belliqueux qu'il
fut présenté à la famille, curieuse de voir le nouveau-né. Il fut bercé au
chant de la Brabançonne, de Vers l'Avenir, des hymnes nationaux de tous nos alliés
… Elevé dans ce milieu
familial plein de joie et de vie, précédé de nombreux frères et sœurs se
suivant de très près - son frère aîné avait 11 ans au moment de sa naissance -
il était doué d'un esprit familial tout particulier et d'un amour profond pour
Ninane, le lieu de sa naissance. Ninane, la large et simple
maison familiale, le jardin aux grands arbres, les couchers de soleil
prestigieux. Que de jours joyeux, que de belles parties, que de rêves ils
évoquent à ses yeux. - « Ninane sera pour moi
plus tard », répétait-il, « puisque j'y suis né ». Cet amour des siens et du
foyer a trop marqué sa vie pour qu'il ne soit pas souligné. Au milieu de ce petit
monde, Jojy ne fut pas longtemps le dernier ; très aimé mais non gâté, il passa
vite dans le rang. Il était suivi de si près par deux sœurs se succédant à un
an de distance, puis après une parenthèse par le trio final. Notre petit bonhomme,
grand, mince, un peu difficile à élever, n'était pas un joyeux vivant. Un peu pleurnichard,
il était facilement bousculé par ceux qui le précédaient. Doué d'une volonté peu
ordinaire, il ne se laissait pas faire et se défendait à sa manière : cris, morsures
et griffes, d'où gronderies et punitions ... Cela ne ramenait pas le sourire,
qui fut cependant plus tard la caractéristique de sa physionomie. Un jour, la religieuse qui
lui enseignait les rudiments de l'instruction primaire, fit cette réflexion: «
Jojy ? … il n'y a pas moyen de le tenir immobile pendant une classe tout
entière, alors à certains moments, je ne regarde pas, il fait un cumulet autour
de son banc, se rassied et les nerfs détendus peut reprendre la classe avec
attention ». . Bon élève, il avançait
normalement, lorsqu'il fut atteint de violents rhumatismes dans les
articulations. Cet accroc nécessita de longs soins et obligea l'enfant à
doubler une de ses petites classes. A partir de ce moment, Jojy trouva devant
lui des difficultés scolaires, mais cependant rien de particulier avant la
cinquième latine. Il avait fait une sixième médiocre, doué d'une mémoire très
moyenne, il devait fournir un gros effort pour obtenir un résultat suffisant.
Son professeur de cinquième le laissa carrément « tomber » et avertit, en mai,
les parents que leur fils ne passerait pas de classe. Les cartes ayant toujours
été très bonnes, la surprise de l'enfant et des parents fut assez grande. Après avoir étudié son
cas, ceux-ci décidèrent de donner à Jojy - qui n'était pas un paresseux - le
choix entre deux solutions abandonner les humanités, faire des études modernes
et jouir de vacances bien gagnées, ou passer toutes les vacances à revoir avec Monsieur
le Curé de Ninane les manquements, les « trous » de sa sixième et recommencer
sa cinquième avec un autre professeur. Ce fut cette dernière
proposition qu'il choisit, sans hésiter un instant. L'effort fourni par lui au
cours des mois qui suivirent fut vraiment extraordinaire ... et lui permit de
terminer - un peu tard - mais de terminer très bien ses humanités, d'entrer en
très bonne place à l'Institut Gramme où il avait passé ses derniers examens deux
mois avant sa mort. Mais nous n'avons parlé
des études de l'Ours que pour montrer sa ténacité. Son goût de l'effort, ce
désir de devenir chaque jour meilleur, ses carnets de route, ses lettres en
donneront maintes preuves. Extrêmement complaisant, prêt à aider quiconque,
n'importe quand, il était très aimé, autant de ses condisciples que des siens,
des villageois, de tous ceux qu'il rencontrait. Si à un moment donné, il
avait mérité cette réflexion enfantine d'un des siens : « X.. est fort et doux,
mais Jojy il est fort seulement », ce propos répété avait amené chez l'Ours un
vrai retournement. Il cultiva dès lors cette douceur et la prison « ce mets dur
à digérer mais si fortifiant », lui permit de faire dans ce domaine des pas de
géant. Que de fois laissant ses
livres et ses cahiers, abandonnant son travail, il a répondu à l'appel si
souvent répété : « Jojy, viens m’aider à porter ce sac, cette caisse ... Va me
couper du bois, il ne reste plus qu'une ou deux bûches… Ne pourrais-tu faire
cette course ? et cette autre ?... Monsieur Jojy, les courroies des
machines à lessiver sont cassées, un plomb est sauté ... ». Avec le sourire, et
souvent la chanson aux lèvres, il accourait et rendait le service demandé. Mais ce qui lui tenait au
cœur avant tout, c'était l'âme des autres, le bien à faire en profondeur, la volonté
de servir, de servir pleinement. Comment, avec ses aspirations, n'aurait-il pas
été un scout dans toute l'acception du terme. Très jeune, à la suite de
ses deux frères aînés, il avait aimé entrer dans cette chère XXe unité où, pas
à pas durant 13 ans, il pourra donner le meilleur de lui-même. Bâti comme un roc, il
était bien fait physiquement pour trouver sa voie dans le scoutisme qui laisse
tant de place dans la formation aux qualités physiques à côté des vertus
morales. Son premier camp eut lieu
en 1933 dans la patrouille des Aigles, dont il garda longtemps l'empreinte un
peu rude, un peu austère qu'y avaient donnée des Philippe Coméliau ou des
Maurice Dembour. Très vite, il fut conquis par l'ardeur des jeux, la flamme des
activités, la joie des frères scouts, le coude à coude de la vie de patrouille. Comme il n'avait pas été
louveteau, la vie scoute fut pour lui cette découverte inoubliable et si
fraîche qui donne comme un élan à la vie de tout adolescent bien né. Très attaché à sa patrouille,
il se donne à fond à la construction du local, rue du Vertbois, où pas à pas
ses initiatives, ses qualités de bricoleur et de menuisier devaient lui valoir
une compétence un jour indéniable et de laquelle on ne savait plus se passer. Il fut à l'origine de toutes
les modifications définitives de ce coin de patrouille, puis de ce coin de
local de troupe qui était devenu comme le domaine privé et « tabou » de sa chère
troupe. Au camp, il se trouvait
vraiment dans son élément. Le contact vivant avec la nature eut toujours pour
lui une attirance particulière. Il aimait la nature et la vie qui l'y
entourait, de cette affection profonde dont on aime ses proches et parce qu'il
y voyait cette lumière de Dieu perçant à chaque pas. L'installation de la
patrouille était pour lui l'objet de soins attentifs et là encore son art de
bricoler avait un champ d'action inespéré. Combien il aimait remuer les grandes
perches ou les sapins pour en faire des tours, des ponts-levis, des clochers ou
tout autre woodcraft. Au jeu, il était celui que
l'on se disputait dans chaque camp pour son allant, sa fougue et son cran. Mais
il conservait pourtant par-dessus tout ce fair-play très particulier aux jeux
scouts. En patrouille, il était
tout à tous ; aidant les plus jeunes, remontant les énergies, rarement
décontenancé parce que très bien dans son élément, très joyeux autour des feux
de camp où sa verve et son imagination aimaient se donner libre cours avec
parfois cette note de poésie qui plus tard le marqua particulièrement. De C. P., il devint
assistant et durant les deux ans qu'il consacra à cette charge, il se donna
corps et âme à la troupe. Homme à tout faire vraiment et bon à tous les
travaux, il avait une soif débordante d'activité quoique très tenu cependant
par ses études. C'est un peu plus tard,
dans ses derniers mois de chef de troupe, que ses notes nous montreront et nous
feront mieux vivre le souci des âmes qui le pénétrait et l'amour des cœurs à
former. Tout en accomplissant «
son métier de chef », il avait voué au clan « Albert 1er » une
affection très spéciale. Il y retrouvait le contact réconfortant de ses amis,
chefs comme lui d'autres troupes, et ensemble, sous la direction du « Dragon
noir », on y mettait en commun ses problèmes, ses soucis ou ses joies. Ce coude
à coude fraternel et combien vivant du clan de la XXe, il ne l'oubliera jamais
et combien de fois dans ses lettres de captivité, ce leitmotiv ne
reparaîtra-t-il pas ; Comment vont les frères routiers du clan ? Où en sont-ils
? Quelles sont leurs activités ?… Il avait par ce style de
vie personnelle, tout de charité, d'énergie, de droiture, atteint au caractère
presque complet du « routier ». C'est vraiment la dominante de sa vie durant
les derniers mois, tant en Allemagne que durant la préparation de son dernier
examen ou dans le maquis ; routier, il l'est à fond, avec cette simplicité,
cette générosité qui lui sont si particulières ; avec cette joie aussi qui,
pour lui, est devenue comme de sa nature même et qui permet à ses proches de
mesurer tout le chemin parcouru. N'est-ce pas un vrai type
de routier, en effet, que celui-là qui deux jours avant son arrestation, secoue
ses amis du clan, stimule leurs énergies, réconforte les timides, pour de ses
mains solides et un peu calleuses et surtout de son âme, construire ce « chemin
de croix » au-dessus de Chénée, resté comme un témoignage vivant de sa personne
fendue vers le ciel ? N'est-ce pas un vrai type
de routier aussi que celui-là qui se fait arrêter dans l'accomplissement de la
B. A. obscure pour une pauvre vieille et qui continue cette B. A. de façon
active et prodigieuse de rayonnement pendant deux années de travaux forcés ? N'est-ce pas un vrai type
de routier que celui-là qui, quittant famille, études, amis et tout ce qui
l'attache à la douceur de vivre après des mois pénibles de rudes souffrances
physiques, s'en va tranquillement dans le maquis pour confier sa vie à la grâce
de Dieu et aux risques du service de la Patrie ? N'est-ce pas un vrai geste
de routier enfin que ce don de soi total, sans arrière-pensée, joyeux, plein de
vie, débordant d'allégresse de celui qui sent instinctivement la mort venir et
qui ne redoute pas de la regarder en face pour l'offrir largement pour Dieu,
son pays, ses frères et son Roi ... ? Tel fut l'Ours jovial, Tel vous allez le voir … Carnets de Route 1. - CHEF DE TROUPE ET ETUDIANT 16 octobre 1938. ... Je commence à avoir du
mérite à être Scout ; quelle joie. Avant, cela allait tout seul, maintenant il
y a des moments pénibles, où il faut réagir. On voudrait parfois avoir un peu
de paix, être « libre », mais qui est libre ici-bas ? On voudrait s'évader ;
qui peut s'évader, qui peut s'évader tout à fait ici-bas ? Non, il faut aimer, il
faut donner, il faut aimer pour donner, aimer beaucoup ... 6 novembre 1938. ... La responsabilité me
pèse parfois, mais comme elle est belle. 18 novembre 1938. ... La vie est splendide,
il y a un chic ouvrage, le temps passe à une vitesse folle, il me semble que
dimanche c'était hier et il me semble que c'est si loin hier, tant j'ai fait de
choses depuis ... ... J'ai raté mon interro de
trigono, je me suis fait eng ... par Minette, mais cependant en conscience, je
n'ai pas à me reprocher de paresse. Tant pis, je bloquerai plus la prochaine
fois, je me croyais plus fort ... 8 décembre 1938. C'est fait, c'est décidé,
je n'irai pas en Suisse, un rêve épatant, plein de soleil et de lumière, partir
dans la montagne ... Mais non, la troupe a
besoin de moi, je resterai, je ne veux plus partir. On me traite de ridicule,
qu'importe, j'aurai la conscience tranquille ... ... Non, ce n'est pas une
lubie, cela a été dur, il le fallait. Dieu m'a donné la grâce. 28 décembre 1938. Ce soir, j'ai été voir le
film « Le Petit Chose» de Daudet, mais je n'aime pas, on n'en revient pas meilleur
... 6 janvier 1939. Jour des Rois. Les bons
rois qui sont venus t'adorer mon Dieu. Fais-nous aussi les bons rois de la
route, non seulement pour venir t'adorer, mais aussi pour amener les autres. 21 janvier 1939. Bizarre. Ces jours-ci,
j'ai vu trop de choses laides et je suis triste. Que je voudrais voir le monde
beau. Mais c'est ainsi, je dois l'aimer comme cela. Depuis le début du
trimestre, la vie était sans beaucoup d'intérêt. Pourquoi ? Mais depuis qu'on a
recommencé les interros, alors c'est la vie. La belle vie intense. On
n'a pas le temps de se retourner. Le travail suit, épais, touffu, ne laissant
pas un instant libre, car tout en étudiant il faut s'occuper de tant d'autres
choses. Pas une heure tranquille, quand ce n'est pas la bloque, c'est une
lettre à écrire pour encourager un type, c'est un C. P. à recevoir pour le
conseiller, c'est un copain qui voudrait qu'on l'aide, c'est épatant, c'est
vivre cela ! ... La vie est belle, elle
vaut la peine d'être bien vécue. 19 mars 1939, St-Joseph. Ce soir, mon cher Patron,
c'est pour notre pauvre Belgique que je t'implore. Elle en a besoin. Ah, je
t'en prie, pour autant que la prière d'un pauvre Belge puisse te faire plaisir,
je t'en prie, protège-la notre pauvre Belgique, si divisée et si menacée. La tension
européenne est très forte. Hitler envoie un ultimatum à la Roumanie, etc. Et
nous, nous nous disputons ... Pauvre Belgique, sauve-la malgré elle s'il le
faut, il y a tant de bonté encore en Belgique. Saint-Joseph, tu en es le
Patron, tu te dois de nous aider tout spécialement. Tu es bon, tu ne refuseras
pas. Merci. Que je voudrais donner ma
vie pour elle, si cela pouvait lui être utile. 22 mars 1939. Je ne savais pas être tant
esclave du tabac ; je me rendais compte que depuis deux ou trois semaines, je ne
savais pas bloquer longtemps ... J'ai constaté que c'était l'absence de tabac,
à cause du carême. Cela me manquait non pas comme un superflu, mais comme un strict
nécessaire. Aussi comme le meilleur sacrifice, c'est le devoir d'état bien
accompli, cela importe avant tout ; j'ai pris ma pipe et j'ai un peu fumé,
aussi j'ai bloqué très facilement sept heures aujourd'hui. Je ne veux pas en abuser
et employer cette raison ; aussi je ne compte le faire que pour bien bloquer et
pas au moment où je n'ai pas réellement besoin de la pipe, c'est-à-dire en
bavardant ou en lisant, non, cela restera le sacrifice de carême. Le Bon Dieu ne m'en voudra
pas, en conscience, je l'ai fait pour bien faire, car cela me coûtait de me
dire que j'étais incapable de rester un carême sans fumer. Mais il faut croire
que cette fumée calme mes nerfs et me rend plus calme. C'est une sorte de
drogue bienfaisante pour la bloque ... 1er mai 1939. Je suis de plus en plus
fatigué et je sens que chaque jour c'est un peu plus. Je n'ai pas encore eu le temps
de me reposer du camp et je ne sais pas quand je pourrai le faire. On s'en
fout, après tout, la besogne est belle ! 1er septembre 1939. La situation
internationale est formidable l'Allemagne à Dantzig, la Pologne attaquée,
guerre européenne dans quelques heures ... Et Hitler est là qui
menace de faire tout crouler, mon Dieu, si tu pouvais prendre ma vie pour la
laisser à ceux que j'aime, mais je ne suis pas digne, Seigneur. Enfin, mon
Dieu, je te la donne, si tu la veux quand même, pour leur amour à tous. 2 septembre 1939. L'Angleterre et la France
n'ont pas encore attaqué, la situation se tend, heures formidables d'horreur,
mais heures où l'on vit intensément. J'ai 21 ans aujourd'hui,
verrai-je mes 22 ans ? Dieu le sait. Mais, mon Dieu, si, pour ton service tu me
prends le vie, tant mieux, quoiqu'il me serait bien dur de quitter ceux que
j'aime : mais si pour eux, cela peut être le bonheur, alors tout de suite je la
donne pour tous les miens. 3 septembre 1939. L'Angleterre et la France déclarent la guerre à l’Allemagne. Pauvres,
pauvres gens ! Dieu, protège-les et donne-leur la victoire ! Mon Dieu, il y a à
l'heure actuelle tant de malheureux, je suis presque honteux de mon bonheur.
Mon Dieu, si pour le bonheur de ceux qui me sont chers, le mien doit périr, je
te le donne et si tu nous laisses à tous le bonheur, alors, mon Dieu, je
t'en remercie surtout, car ta bonté est sans limite. Dieu d'amour, Dieu de
bonté, Merci ! 6 septembre 1939. Demain, Jules Mali et Pie
entrent à Tronchiennes chez les Jésuites. Mon Dieu, guide-les et aide-les,
c'est beau, mais sans ta grâce ils ne pourraient rien. 2 octobre 1939. L'année sera rude, puisque
tous les jours six à sept heures de cours, mais je la veux, la vie, plus rude
encore pour qu'elle soit plus belle. Dîner froid à la maison, je prendrai mes
tartines, comme cela je pourrai voir des types et je vais essayer de mener
convenablement de front études et troupe : il doit y avoir moyen et puis Dieu
est là qui m'aidera sûrement. 4 octobre 1939. J'ai commencé à dîner de
tartines, seul, rue Rouveroy ; je suis content de le faire, car ainsi j'ai un
peu de vie rude ; c'est bon de se fouetter de temps en temps, on a un peu plus
d'estime pour soi-même et puis surtout il y en a tant qui doivent le faire que
je suis honteux de mon confort. 12 octobre 1939. Oh, mon Dieu ! pourquoi me
veux-tu si isolé pourquoi ne puis-je pas avoir la douceur complète d'une amitié
? Non, je suis chef et cela déteint si fort sur tout, le chef ne peut avoir de
faiblesse et par répercussion l'ami ne peut en avoir. Que cela est dur parfois !
Vu le travail abondant de la troupe et de Gramme surtout, n'ayant plus de temps
exclusivement à moi, il faut que les rares minutes que j'ai, ne soient jamais pour
moi exclusivement, je meurs à moi-même, et je ne veux pas le faire, ne puis-je
pas vivre un peu plus pour moi, et quand j'essaye je n'y réussis pas, à croire
que cela m'est défendu. La tour d'ivoire du chef
est bien belle, mais, mon Dieu, qu'elle est haute et éloignée des autres. 13 novembre 1939. Gros travail, ces temps-ci,
on n'a pas de repos, c'est tous les jours jusqu'à 11 h. 30 ou minuit, c'est vivre
cela ! La tension internationale
est très forte, mais on s'y habitue. Ces heures sont
formidables, vive Dieu ! 28 novembre 1939. C'est la vie rude
actuellement, couché rarement avant 11 h. 39, quand ce n'est pas 1 h. du matin.
Lever invariablement à 7 h. Gymnastique, lavage torse nu, descente et remontée
en vélo, dîner rue Rouveroy, voila ce que j'appelle vivre Grosse besogne, pas
de pantoufle, ou bien si, un tout petit peu, ma pipe c'est ma pantoufle, mais
on a bien droit de temps à autre à un bout de pantoufle. 14 décembre 1939. J'ai fait tantôt visite à
M. X. C'est intéressent de rendre visite aux parents ; on peut leur ouvrir les
yeux sur bien des choses, cela me fait parfois rigoler de voir que des garçons
comme nous doivent parfois faire la leçon aux parents. L'ouvrage est épatant
cette semaine : il est fort, mais il n'est pas harcelant comme les autres fois,
je ne perds pas un instant, mais je peux le combiner à ma guise et je me sens
bien à flot pour toutes les branches. 18 décembre 1939. Pourquoi ? Des jours comme
aujourd'hui, comme je sens que l'homme, malgré tous ses efforts, est un être solitaire,
il y a tant de choses qu'il voudrait mais qu'il ne peut faire comprendre à un
autre ... Ma vie est une course continue et je suis parti trop vite sans prendre
le temps de taire provision de force et je ne veux pas ralentir pour me
refaire. C'est là qu'est ma faute. Mais comment faire, mon Dieu, comment sortir
de ce matériel qui me plaque de toute part, pour reposer ma tête en
déséquilibre et surtout pour l'équilibrer ? Certains jours, j'ai
l'impression d'être important et de compter pour quelque chose, mais d'autres,
mon Dieu, ce que je me sens pâle et terne, non seulement je ne donne pas
l'exemple que je dois donner et ces jours-là je voudrais m'appuyer sur un bras
et dire : « Regarde, je ne suis qu'un tout petit garçon, qui voudrait tant
qu'on lui montre doucement et clairement, très clairement, le chemin qu'il doit
suivre ». Mais, hélas ! où est ce bras ? qui comprendra ce garçon qui est un chef
et qui est en même temps un tout, tout petit scout ! Heureusement, mon Dieu,
que tu me fais sentir ma petitesse, sans cela je serais si orgueilleux. Ce que
tu fais, mon Dieu, est bien fait. 20 janvier 1940. Il y a 10, 15 centimètres de neige, c'est épatant pour la navette,
c'est la vie rude et j'ai grand besoin de cela, car alors j'ai l'impression de
me former, pour être plus fort et plus solide et plus chic pour affronter la vie. 26 février 1940. Mon Dieu, Jésus, aide-moi
à faire chiquement mon devoir, qui est parfois si difficile. Pâques, 29 mars 1940. Ce matin et hier, j'ai
préparé mon camp, ainsi d'ailleurs que tous les jours de cette semaine. Il sera
dur, car il y aura tous nouveaux C. P. ; mais les chefs l'ont, me semble-t-il,
bien préparé. Mon Dieu, aide-moi, avec
toi on peut faire des merveilles. Mon Dieu, Jésus, bénis mon
camp, s'il te plaît. Merci, mon Dieu ! 20 avril 1940. J'ai vu cette semaine tous
mes C. P. Evidemment, il y a beaucoup à faire, mais avec beaucoup de travail et
de dévouement, on arrivera à quelque chose. Du dévouement, on ne le marchande
pas. …J'ai eu un rude assaut du
diable aujourd'hui, après-midi et le soir, mais je l'ai rossé bel et bien, mais
cela n'a pas été tout seul, mais Dieu est bon et aide toujours quand on le lui
demande. II. -
INVASION Vendredi, 10 mal 1940. Les sales boches entrent
en Belgique, les pourceaux. « Protéger notre neutralité », tel est leur motif.
Je m'attends à partir d'ici 24 heures… Nous sommes rentrés ce matin après 5
heures, à Liège ; on a fait sauter le clocher de l’église… Que ces moments sont
beaux, encore une fois nous nous imposons au monde. Mon Dieu, garde nous tous,
garde mon Pays, protège la Belgique et son Roi ! Pentecôte, 12 mai 1940. Hier matin, je règle
quelques affaires ; on fait ses sacs, on s'apprête à partir ; on reçoit les
morceaux de verre à cause du pont de Commerce ... Adieu, chers et
merveilleux parents, Dieu vous garde tous ! Votre courage nous en impose, on ne
peut pas s'attendrir. En trois autos, on part ; Bruxelles, Hal, Mons, Pommeroeul
: journée fameuse, pleine d'enthousiasme et d'émotion. Pour nous, c'est un peu
la guerre joyeuse, quand on ne songe pas trop aux siens. Pour les autres, Dieu
les garde et prions pour eux ! Mardi, 14 mai 1940. Inaction lamentable.
Confort dont nous sommes honteux. Heureusement, à midi, nous avons eu des
tartines de samedi à manger. Inutile de dire qu'on les connaît, mais il est bon
d'avoir un peu de vie rude. 25 mai 1940. Je rage de rester inactif,
inutile, je voudrais pouvoir faire quelque chose. Quand servirons-nous à
quelque chose ? La guerre ne sera-t-elle pas finie avant cela ? Sans doute,
nous ne voulons pas qu'elle dure, mais si elle finissait avant que nous
n'avions rien pu faire, ce serait quand même bisquant. Lourdes, 12 juin 1940. Avant-hier soir, à la
grotte, j'ai jeté ma pipe au Gave,
et me suis promis de ne plus fumer jusqu'à la fin de la guerre. Je n'en
fais pas le serment, car je crains de ne pas avoir le courage de tenir,
mais je veux faire effort, ce sera dur et la pipe me manque déjà
beaucoup ; enfin, il faut que chacun se sacrifie un peu ... O mon Dieu,
protège-nous, tu es mon seul, notre seul espoir ferme. 5 août 1940. Journée du retour, journée
épatante ! Heureux de se retrouver tous ! On a tant de sentiments dans le cœur
qu'on ne peut les exprimer : joie de tout retrouver, désespoir de voir les
Boches, envie de continuer à être son maître comme à Blanquefort, désir
d'action, désir d'être seul à Ninane. Enfin, merci de tout, mon
Dieu, merci ! 16 août 1940. Une chose qui me manque
terriblement, c'est la messe et la communion ; je sens tellement, mon Dieu, que
c'était là que je puisais tout mon courage pour travailler et je n'ose pas
aller à Beaufays à 8 heures, je crains
de commencer trop tard et je suis encore trop fatigué pour un lever plus tôt
pour bloquer ... 17 août 1940. Toujours châtelain et
seigneur de Ninane, pas de boches ici, tant mieux. Je bloque, pour l'instant
cela commence à marcher ferme, je vois de la matière. J'ai beaucoup de peine à
me réadapter à la vie normale, c'est pourquoi j'aime cette vie où je suis mon
maître. La guerre n'avance pas,
mais je crois de plus en plus que les Anglais auront le bon bout et il me prend
une fringale d'aller m'engager pour combattre aussi pour la bonne cause. III -
PARTIR ? 6 septembre 1940. Depuis hier, j'ai appris
que Dédy était parti pour l'Angleterre et l'idée qui m'était venue il y a
quinze jours continue à me trotter de plus belle dans la tête. 1° Pourquoi
partirais-je ? Tout notre espoir est dans
l'Angleterre, elle lutte seule pour nous tous, ce n'est pas seulement nos
droits mais nos idées qu'elle défend, c'est une sorte de croisade, à mes yeux. J'ai l'impression que si
je ne fais rien maintenant, je me reprocherai toute ma vie, ou bien de n'avoir
pas contribué au succès ou bien d'avoir été cause partielle, mais cause quand
même, de la défaite. Si j'avais servi à l'armée,
j'aurais fait quelque chose pour mon pays, mais je n'ai pas eu cette occasion,
cette chance, il faut donc que je fasse autre chose. 2° Pourquoi pourrais-je
ne pas y aller ? Il faut ici des hommes
pour la Belgique, la troupe, mes gamins, autour de moi je peux aider, je peux
guider, je peux servir. Nous emploiera-t-on là-bas ? Ne ferais-pas le voyage
comme le voyage en France pour m'engager ... et qui n'a servi à rien. Pourrai-je être utile là-bas
plus qu'ici ? 3° Ai-je le droit
d'imposer non seulement ce sacrifice, mais les ennuis qui peuvent suivre, aux miens ? 4° N'y a-t-il pas
uniquement l'esprit d'aventure qui me pousse ? Je dois réfléchir à cela ;
il faut en parler : - à Maman, doucement, pour avoir son avis ; je sais qu'elle se
sacrifiera s'il le faut merveilleuse maman ! - à X... Je ne veux pas, je ne peux rien faire de sérieux sans lui ; - au père D..., qui me dira si je puis accepter ce sacrifice de maman
et de papa ? - avant et surtout à Dieu, à l'Esprit d'Amour, pour qu'II m'éclaire. Mercredi, 8 septembre 1940. Dans quinze jours, les
examens ! Travail à fond depuis dimanche, dix heures de moyenne. Je crois que
je serai prêt, mais j'aurais été content d'avoir huit jours de plus. J'ai beaucoup réfléchi ;
j'ai vu maman qui m'a demandé de finir mes examens, de réfléchir, d'attendre, de
peser le travail à faire ici, les risques, etc ..., mais ne m'a pas dit « non »,
de but en blanc ; je suis certain qu'elle ne me donnera pas un mauvais conseil ;
comme je connais maman, elle ne cherchera sûrement pas son bonheur, mais bien
le chemin à suivre. Ce qui confirme ses dires, c'est que Dédy est bloqué en
Espagne, dans un camp de concentration. Pauvre type, je l'admire profondément. J'ai vu le père D..., qui
également m'a dit qu'il fallait réfléchir, peser le pour et le contre. J'ai vu X... qui m'a moins
compris et cela m'a été pénible. Il n'y a vu qu'une idée originale de ma part
et pas grand chose de plus et cela m'a fait mal. Mélis je ne veux pas le lui
dire, ce sera pour la pauvre Belgique. Et maintenant que la
bloque touche à sa fin, je vais devoir décider. Je suis perplexe, je souffre de
ce contact boche et je me demande si ce n'est pas pour m'y dérober que je veux
partir. Et cependant, non, je n'ai qu'un but : servir le plus possible la
Belgique. A cela, on me répond : tu peux le faire très bien ici, là tu ne seras
qu'un numéro ; oui ... peut-être ? Tout cela n'est pas encore
clair dans mon esprit : il faut encore y penser et surtout te prier mon Dieu d'Amour. 10 octobre 1940. Depuis 10 jours, j'ai fini
mes examens et j’ai passé, pas brillamment, mais passé « sans partiel »[1].
Quelle joie, voilà qui me remonte un peu à mes yeux. 16 octobre 1940. Depuis hier, j'ai
recommencé à Gramme, j'en suis bien content ... C'est intéressant et je sens
qu'ainsi j'avance. C'est si bon de faire quelque chose d'utile. Actuellement, je vis en
courant, c'est véritablement l'étape perpétuelle « contre la montre », pas de
temps à ne rien faire, toujours quelque chose : c'est vivre ! Il faut absolument que dès
que j'aurai tous mes cours à jour, j'y mette un coup au point de vue troupe. Mon Dieu, je t'en prie,
aide-moi. Je voudrais tant faire chiquement mon devoir pour être digne de Toi, mon
Dieu, non pas de Toi, mais tâcher de me rendre digne de Ton Amour. 18 octobre 1940. Les jours se suivent, mais
ne se ressemblent pas ! Contrairement à mercredi, je suis mécontent de moi. Hier,
il y avait une chic B. A. de troupe à faire et je n'y étais pas ... et j'aurais
pu y être ... C'est honteux et j'en ai gros sur le cœur. Je le dirai aux chefs,
ce sera ma punition. Il faut absolument que je
me remette à la vie rude ; ce dont j'ai le plus besoin, c'est de la Messe ; pas
moyen de l'avoir ici. M. le Curé commence trop tard et je n'ai pas assez de
courage, cette semaine, pour me rendre à Liège. De plus, ce qui m'énerve, c'est
cette vie toujours au crochet de la montre ; mes journées se passent en
courant, à part le soir où j'ai un peu de tranquillité – et j'en suis si
content que j'ai de la peine à travailler – Je le fais parce qu'il le faut bien
... et pour m'aider je m'arrange pour ne pas avoir d'autre livre sous la main.
Non, je me fais pour l'instant une vie égoïste et veule. Non, il faut réagir.
Je veux prendre mon départ routier, eh ! bien, je veux y mettre un coup, je
dois secouer mes puces, il faut réagir. Pourquoi dois-je rudoyer
tout le monde ? Jean et les autres et même maman toujours si bonne ? Mon Dieu, moi qui t'ai si mal servi cette
semaine… donne-moi le courage. Aide-moi, mon Dieu, mon Jésus… il le faut. 16 novembre 1940. Cette semaine fut
meilleure. A la récollection de dimanche, j'ai décidé de reprendre mes couchers
à 11 h. les levers bolides, avec gymnastique. Cela a été à peu près régulier,
ce n'est pas encore parfait, mais j'y reviendrai. Hier, j'ai eu avec Faucon
d'abord, avec Poulain et Faucon ensuite, pour finir avec Coucou, de longues discussions
au sujet de la troupe… Il faut que nous, les
chefs, nous trouvions celui qui doit être à la tête et, une fois le choix fixé,
nous persuader que c'est cela qui doit être et marcher en conséquence. J'ai proposé à Coucou de
prendre une équipe du clan, mais il ne faut, pas que cela gêne mon travail à Gramme.
Je crois que le prendrai
mon départ le 1er décembre ; il faut que le m'y prépare et activement ces quinze
jours-ci. Que ce soit réellement un départ pour une vie plus belle, plus
intense, plus pour les autres. Absolument, le lever et le
coucher réparateur ; je sens que c'est là-dessus qu'est basé mon système
d'énergie. Sans cela, je suis grognon et fatigué, incapable d'effort. Mon Dieu, aide-moi à être
meilleur et à faire chiquement mon devoir, pour être digne de Toi. 23 novembre 1940. Beaucoup d'ouvrage, mais
il faut commencer par un bout ... J'arriverai bien à l'autre avec l'aide de
Dieu. Mais je t'en prie, mon Jésus, donne-moi le courage ! 17 décembre 1940. ... Que ne puis-je aussi
aller me battre, je me sentirais un peu plus utile. Enfin, si l'occasion s'en
présente, je ne la raterai pas. 20 décembre 1940. Hier, j’ai recommencé mes
réunions avec mes gamins de Ninane et, à cette occasion, j'ai fait un « marché
anticipé » avec le bon Dieu. Je lui promets de diviser mes garçons en deux
groupes : double ouvrage, mais rendement double, à condition qu'Albert de Paul (son
beau-frère prisonnier) rentre pour Noël. Mais je fais confiance au
bon Jésus de la Crèche et je commence avant Noël. Le bon Dieu ne pourra me tromper
dans mon attente. J'ai fait un marché du même genre pour mes examens et j'ai
été exaucé. Mon Dieu, j'ai confiance
en Toi, je t'en remercie dès maintenant ! 28 décembre 1940. Je commence un stage, par
un froid de gueux. Follement intéressant, car j'apprends à connaître le milieu dans
lequel je suis appelé à vivre. Je bavarde avec un ancien
B. S. B., qui me disait entre autres choses : « Qu'il avait été chez les scouts
catholiques, il y a dix ans, mais qu'il reprochait à ceux-ci de ne pas tenir
aussi bien leur promesse que les scouts neutres ; ils sont blasés de la
promesse, ils en font tellement, les catholiques : Baptême, Confirmation et
autres... tandis que les neutres la tiennent mieux ». N'y a-t-il pas du vrai ?
Cela prête à méditation ... Mercredi, 1er janvier 1941. Finie 40 avec toute ses
heures terribles. Finie 40 avec toutes ses heures douces aussi. De toutes, mon Dieu,
je te remercie, car aucune ne se sera passée sans que tu le veuilles. Ce que tu
as fait est bien fait. Mon Dieu, je n'ai pas été tout à fait chic, cette année,
aide-moi à mettre les bouchées doubles en 41. Je voudrais tant être meilleur
pour Toi, pour Ton amour. 24 janvier 1941. Albert de Paul est rentré
d'Allemagne lundi et j’ai regagné mes quartiers d'hiver. Enfin, une vie
normale. Fini de courir après le temps. J'ai commencé à fond à
Ninane : il y a là du chic travail ! Est-ce que maintenant que
je n'ai plus de service, ni la garde de ma sœur, je ne pourrai pas « les
mettre » ; il faudra y songer. (Allusion à son départ pour
l'Angleterre.) Je suis heureux de
reprendre une vie régulière ; car j'avais un grand besoin de m'y retremper. Ce
qui me fait le plus de plaisir, c'est la Messe de tous les jours. On les aura les Boches et
tous les autres. Dieu vaincra ! 31 janvier 1941. De plus en plus, depuis
que je suis rentré de Ninane, j'éprouve le besoin de m'évader, il faut
absolument que je serve. Je dois chercher
l'occasion de « mettre les voiles » ; ici, je ne suis guère utile, et si
quelqu'un, qui l'est si peu, ne part pas, qui donc partira ? De grâce, ô mon bon
Jésus, donne-moi l'occasion. C'est là qu'est toute la difficulté. Qu'il fait bon avoir un peu
de calme, ne plus devoir toujours courir et, cependant, je suis honteux de
cette facilité que j'ai à vivre alors que d'autres, tant d'autres, ont tant de
misère. Quelle sera ma devise de
routier ? C'est dans l'idée « charité », mieux aimer et plus se donner que je
veux trouver. Enfin, j'y réfléchirai. Lundi, 3 février 1941. Hier, il y avait quinze
ans que j'ai fait ma première Communion. Quel souvenir merveilleux j'ai de ce
jour. L'ayant faite relativement tard (7 ans), je me souviens très bien m'y
être préparé très fort avec la chère Sœur Pauline et c'est bien bon, mon Dieu,
de se rappeler toutes les joies que j'y ai puisées et toute la force que Tu m'y
as donnée. Maintenant plus que
jamais, en ayant été privé pendant quatre mois, j'en sens l'efficacité. Je
voudrais, mon Jésus, me construire une vie meilleure, une vie plus belle, mais
mon Dieu, mon Jésus, sans Toi, je ne pourrai rien. Aide-moi, mon Jésus ! Que je voudrais partir,
passer à l'action. Ici, la vie est trop facile et je sens bien que je ne fais
rien pour mon pays, si ce n'est prier et vivre le mieux possible ma vie de tous
les jours. Mais là, non seulement je
pourrai prier, mais je pourrai me battre, et actuellement il faut des bras et des
sacrifices de vies. Pourquoi ne pourrais-je pas prendre ma part à la lutte ?
Lâcheté, non, cela je ne le veux pas ; si je n'y suis pas encore, c'est parce
que d'abord j'ai eu du service troupe et l'aide à Suzanne, dont le mari était
en Allemagne, et maintenant que je n'en ai plus ou pour ainsi dire plus,
l'occasion est très difficile à trouver. C'est cela seulement que je cherche, mais
de quel côté me tourner ? Je ne connais personne qui puisse me donner un tuyau ;
enfin, cherchons et « Mon Dieu, aide-moi à trouver, je t'en prie ! » 9 février 1941. ... On doit m'apporter
demain des tuyaux ... Décidément cela se dessine de plus en plus, je vais enfin
pouvoir servir. Je me sens inutile ici et j'ai honte de mon confort et de mon
bonheur. Qu'importe s'il faut tout
perdre en un coup, pourvu que je collabore un tout petit peu à votre liberté à
tous, mes chers aimés. S'il le faut, ma vie y
passera, qu'importe que ce soit même dans un travail obscur, pourvu que ce soit
un travail. Reprenons les questions de
septembre : Pourquoi partirais-je ? Ici, je suis inutile ; là,
je pourrai servir. Ce qui m'a retenu jusqu'à
présent : 1° La famille. – Mais je n'y suis pas indispensable, de plus il y en a
beaucoup d'autres pour me remplacer avantageusement. Si ce n'est pas un
neuvième de famille nombreuse qui doit partir, qui partira ? Le chagrin de ma chère
maman, et de papa. Oui, hélas, j'en causerai, mais j'en aurai tout autant et
même plus, car je serai seul pour le supporter. Mais ne faut-il pas payer
notre tribut ? La chose est bonne et me paraît être un devoir. Ne faut-il pas
alors tout quitter et aller là où est le devoir ? Le Bon Jésus leur donnera,
nous donnera le courage nécessaire. Au moins ce chagrin ne
sera pas causé par la honte. 2° Le service. - Jusqu'à présent j’ai
eu la troupe et le travail chez ma sœur, je ne les ai plus, donc pour ainsi
dire plus rien, si ce n'est Ninane, mais là je suis très paralysé du fait du
temps ... et ... Je puis servir mieux, donc il faut le faire. 3° Etudes. – Ce n'est
que pour moi ... la Belgique doit primer mon intérêt. 4° Risques. – Ne
peuvent pas entrer en ligne de compte. Pourquoi est-ce mon devoir
: Parce qu'à des heures
comme celles-ci, je ne peux plus songer qu’à une seule chose : l'intérêt des
autres. La victoire de l'Allemagne serait la ruine de notre Eglise Belge, de
notre pays, de nos foyers. Et bien, je veux les défendre. A la maison, tous ceux qui
le peuvent, servent splendidement, pourquoi ne le ferais-je pas? Mon Dieu, aide-moi à te
servir à fond. 13 février 1941. Epatant, cette fois je
suis inscrit ; vivement le départ maintenant. Et du service enfin.
Bloquer en attendant. Demain le premier service... Le départ peut-être pour
dans quelques jours, pour dans un mois, mais il peut devoir se faire en deux
heures de temps, donc : 1° Il faut être toujours
prêt ; 2° Ne rien changer à ma
vie. Donc, les cours et la
bloque à jour. C'est épatant de se dire, que je vois, enfin, pouvoir partir. Je
me sens revivre, plus de lâcheté ; on les aura les boches. 13 février 1941. Servir, mon Dieu, et surtout
fais, je t'en supplie, que je puisse le faire chiquement. Qu'importe, crever seul
dans un trou, si c'est pour une bonne cause. Or, je sens qu'ici' c'est
un peu comme une croisade et que nous luttons le bon combat. Le type qui est venu a
cherché à me montrer le vilain côté, je l'avais déjà depuis longtemps regardé.
Mais il y a le beau côté, l'endroit et cela en vaut rudement la peine. Dimanche, 16 février 1941. J'espère que le départ se
rapproche, je finis demain ma neuvaine bien que je n'y aie pas le cœur. Après avoir réfléchi huit
jours, je suis allé retrouver le Père D. pour me confesser. Je n'y étais plus allé
depuis un temps fou, par crainte de la routine, mais au fond il vaut mieux être
toujours parfaitement net sans le moindre grain de poussière. Ce soir, j.'ai encore mis
différentes choses en ordre pour que je puisse filer en une heure de temps et
que je ne laisse rien en rac. C'est dur de garder un air
heureux et joyeux et si par moment j'ai pu voir dans le départ le plaisir de
l'aventure, vraiment s'il n'y avait que cela, j'y renoncerais, mais de plus en
plus je sens que là est mon devoir et si je ne marchais pas je serais un lâche. Il faut tout quitter pour
aller à Dieu et actuellement c'est en lui seul qu'est notre espoir, comme
d'ailleurs il aurait dû toujours l'être. Chère petite maman, cher
bon papa, je sens le chagrin terrible que je vais vous faire et cela plus que tout
le reste m'est pénible, mais cependant je ne puis plus m'arrêter, ce n'est pas
pour moi, c'est pour vous, c'est pour tous ceux que j'aime que je veux aller
droit. Au moins vous aurez une consolation, je n'aurai pas été lâche. Tous vous servez
splendidement, pourquoi ne pourrais- je pas faire mon service, mon devoir. Chers, chers parents, si
vous saviez combien je vous aime et cependant je vous l'ai toujours si mal
montré, que cela fait mal maintenant d'y songer… Mon Dieu, que cette
attente est longue et pénible : faire comme si rien n'était, être au milieu de
tous ces êtres si chers et se dire : « Regarde-les, saisis ce regard, reçois
cette caresse, ce sont les derniers avant longtemps », et avec cela il faut se
taire et il faut chanter. Oui, mon Dieu, jusqu'à
présent j'ai été privilégié, eh bien, je veux payer maintenant ; il en faut
là-bas. Là aussi il Te faut du monde, et bien me voilà. Mais, mon bon Jésus,
sans Ton courage, je ne pourrai rien faire. Jeudi, 27 février 1941. Toujours rien - on se fout de nos g ... Avant-hier Dédy est venu, un
chic type ; j'ai bavardé toute la soirée avec lui, rudement intéressant. Il y avait mardi, réunion de famille pour les 35 ans de mariage de papa
et maman, très sympathique. A quand le départ ? Dimanche, 9 mars 1941. Toujours là, j'enrage,
mais qu'importe, patientons, je suis sur une quatrième piste, peut-être me
réussira-t-elle ? De plus en plus ma vie
s'organise et j'ai le temps de faire tout ce qu'il y a à faire. Depuis plus d'un mois le
vois régulièrement le Père X... et je suis content d'avoir enfin un guide à la
hauteur. ... J'organise toute mon
activité comme si je ne devais pas partir et cependant je n'ai que ce désir,
mais j'ai fait tout ce qui était possible à ce sujet, je n'ai qu'à attendre. Je
cherche à ne pas trop réfléchir au « contre », car je ne veux pas me laisser
abattre par les difficultés. Quand, après mûre
réflexion, on a décidé de faire une chose difficile, il ne faut plus s'attarder
à en peser les difficultés, cela ne servirait à rien qu'à diminuer votre puissance
d'action, alors que dans ces moments-là, vous avez besoin de tous vos moyens. Mon Dieu, j'ai mis ma
cause dans tes mains et maintenant j'attends et je travaille simplement au
devoir de tous les jours. Pâques, 13 avril 1941. Il y a longtemps mon vieux
carnet que je ne suis plus venu. Quoi de nouveau ? D'abord
... toujours ici ; rien à trouver, c'est désespérant ... Je fais un stage depuis
deux semaines que je suis en vacances, c'est intéressant, mais parfois on
voudrait plus rigolo ; mais actuellement, il faut songer à se former avant tout
plaisir. La troupe part au camp
demain. La première fois depuis neuf ans que je n'y serai pas. Cela me change
et quand je pense que je suis déjà tout-à-fait oublié ; dans cette vieille XXe,
cela me fait réfléchir sur la valeur du travail de l'homme seul, quand on ne
met pas Dieu en lui. Mon Dieu, je t'en prie,
fais que je puisse faire quelque chose pour la Belgique. Mercredi, 30 avril 1941. ... Et cependant, l'espoir
de partir renaît plus vivace ... un cousin, ce brave E. a essayé un tuyau pour
moi. J'attends le résultat, mon bon Jésus, fais que je puisse servir pleinement.
Mon Dieu me feras-tu la grâce de partir pour servir ? IV -
SERVIR QUAND MEME Dimanche, 20 juillet 1941. Eh bien, mon vieux carnet,
voilà deux mois que je t'ai plaqué là. Sans doute, plus d'une fois, j'ai voulu
y revenir, mais « exprès », je ne l'ai pas fait, je voulais attendre d'en avoir
le temps et maintenant ... Les boches sont toujours
là, je suis toujours ici ; plus d'une fois j'ai cru être sur le point de
partir, jamais cela ne s'est arrangé, tant pis ou tant mieux, je ne sais trop que
penser. Je ne réfléchis plus sur ce point, je l'ai mis entre les mains du St
Esprit. S'il faut partir, il m'en donnera l'occasion. En attendant, je cherche à
faire le mieux possible mon devoir. 21 juillet 1941. Hier, j'ai lu « Carrefour »
qui parlait longuement du camp Prince Albert et des services de vacances.
J'enrage de ne pouvoir faire aucun de ceux-là. J'ai parfois l'impression de ne
rien faire et cependant quand je passe en revue mes cartes d'activités d'une
semaine, j'ai quand même l'impression d'avoir bien servi ... Mais mes services sont
moins emballants et moins voyants. Tant mieux, mon orgueil en avait besoin. Que les autres pensent ce
qu'ils veulent, mais mon stage est un service, service social ; je tâche de
semer un peu de joie autour de moi et c'est aussi un camp-école où j'apprends
mon métier de chef ; de plus à Ninane toutes les semaines, réunions des petits,
réunions qui deviennent très emballantes ; réunions des grands qui commencent petit
à petit. Une fois par semaine,
travail au local de meute, une fois par semaine bricolage à la maison ; tous
les matins avant la messe trois quarts d'heure d'anglais. Voilà mes camps, mon service. J'espère, mon Dieu,
qu'ainsi je suis fidèle à ma devise de route : Servir. 28 août 1941. ... On ne se bat
pas dans l'espoir du succès On lutte pour une
belle cause. Si tu échoues,
c'est de la force perdue, peut-être, Mais c'est de la
force quand même. Et même si tout
doit craquer, Si tout t'abandonne Toi tu
n'abandonneras rien. Si tu trouves ton
repos chez les hommes, tant mieux, Sinon sois certain
que tu le trouveras Un jour ... en
Dieu. Et ton endurance
sera alors ta force, Car ce ne sera qu'au
jour de la mort Que tu atteindras ton but. 20 octobre 1941. ... Cette année, il faut
établir un programme fixe et m'y tenir. D'ici au 16, j'ai dix jours pour
élaborer un programme, le plus possible dans les détails ... Moins de retours inutiles
en soi-même ; il faut construire : si je regarde en moi, il faut que ce soit
pour agir et non pas pour me lamenter, ou pour m'admirer. Apprendre à méditer et à
écrire un peu ma méditation, cela me forcera à la faire sérieusement et
profondément et ne permettra plus de divagations inutiles. Dimanche, 19 octobre 1941. Je commence maintenant
réellement l'année ; depuis le 7, j'ai regardé autour de moi, j'ai réfléchi,
j'ai examiné la façon dont j'allais travailler et maintenant il faut que je me
fixe un programme pour l'année. Ce ne sont pas des
résolutions que je veux prendre (quand on en prend en série, on n'en tient
aucune), mais c'est un programme bien défini, bien déterminé. Qu'est-ce que je dois
acquérir ? 1° Religion : Mieux
connaître ma religion, mieux la vivre. Pour cela, lectures :
finir la vie de Jésus-Christ, de Fouard, en lire une autre, lire les Evangiles
(au moins un), lire les Actes des Apôtres, l'histoire de l'Eglise, un traité de
théologie, St-Augustin. Apprendre à méditer : dans
mon carnet, ne plus mettre uniquement des impressions, il faut que je m'efforce
à y développer des idées. Apprendre à vivre plus
complètement dans le Christ, savoir Le remercier par la prière, par les actes. Savoir
le rayonner autour de moi, sur mes compagnons, mes amis. Directeur de conscience,
confession plus régulière. 2° Famille : A la
maison, absolument plus de joie et en finir avec les grogneries. Etre plus le
grand frère des petits, savoir y être un élément de joie et un élément qui
compte. Savoir prendre ma part de travail, surtout maintenant qu'Albert est
fiancé. Ne pas rouspéter, me taire. Rendre en bonté ce que je reçois de papa et
maman. Les absents : prier
plus pour eux, leur écrire plus régulièrement. Les morts : faire
la liste des dates et penser à eux spécialement ces jours-là. 3° Etudes : Revoir
mes cours régulièrement, ne plus compter sur les voisins pour les travaux à
domicile. Travailler ma spécialité, mon anglais. Chercher à pousser plus fort
l'esprit de recherche, le besoin de connaître, être à l'affût des difficultés
pour les vaincre. 4° Scout : Lire B.
P. – le « Scoutisme » de……… Etablir de façon positive ma conception de la
Route. Soigner la B. A. de chaque jour, la loyauté à tous crins, le chic, le
fair-play, le service. 5° Social
: Que rien d'humain ne me soit étranger. Etudier le rôle social de l'ingénieur. Etudier les réformes d'organisation
sociale. Etudier la mentalité du peuple. M'occuper à fond de mes gamins à Ninane. Etre à la hauteur à Gramme :
vice-président du cercle, ce n'est pas un titre, c'est une obligation. Semer un bon esprit; pas de rouspétance. Lire les Encycliques. Ozanam. Péguy. Etudier les grandes questions sociales
et me tenir à jour. Soigner à fond la
bienveillance : pas de rudesse préventive. 6° Professionnel : La partie des études qui s'y rattache. Notions générales, économie politique, droit,
comptabilité. Apprendre à obéir pour mieux
commander. 7° National : Semer un esprit
belge, chercher à comprendre la situation de demain. Prier pour le Roi et la
Patrie, étudier la géographie de la Belgique. 8° Intellectuel : Art : peinture, sculpture –
Styles : architecture, mobilier, musique – littérature : histoire
de la littérature et principaux ouvrages – Histoire : revoir les cours
du collège. – Géographie : reprendre les atlas. – Français : vocabulaire,
style, orthographe. Précis de philosophie et de psychologie. 9° Service : Ninane, Parrain,
Clan. Cette année me prépare à pouvoir le
faire à fond l'année prochaine. District (Examen meneur de
jeux). 10° Mondain : Moins
ours, savoir être aimable, commencer à sortir, mais tant que la guerre durera,
je ne danserai pas. Soigner mon extérieur…
devenir coquet ! Cela me semble
relativement complet ; évidemment, il manque certaines choses que je ne vois
pas maintenant et que je pourrai ajouter en cours de route … Mais j'ai déjà pas
mal d'ouvrage ainsi. En route et fixons le
programme. Que Dieu m'aide et me
garde ! 20 octobre 1941. Le monde est plein de
moutons de Panurge, qui suivent ceux qui savent les mener. Pourquoi ne
prendrions-nous pas la tête du troupeau pour les mener au bien plutôt que de
les regarder errer ou bien suivre le premier imbécile venu ? Je veux semer une
atmosphère de franche et bonne camaraderie à Gramme : entr'aide et fraternité, m‘
intéresser aux uns et eux autres, aider ceux qui ont de la peine à suivre
(bloquer les langues ensemble). Chercher à entrer en
relation avec les humbles. Remonter le moral quand on aborde des sujets actuels
: guerre, ravitaillement. Semer l'espoir et le courage, l'esprit belge et
chrétien. Servir, rayonner la joie. 20 octobre 1941. Minuit 10’. Je viens de finir
d'élaborer le programme des équipes sociales, je l'envoie au Père D. pour avoir
son avis avant de me lancer dans l'aventure. L'aventure est belle mais
elle n'est pas sans obstacles à vaincre et le premier à mon avis est mon
orgueil et mon désir de commander, car je crains follement que ce ne soit ce
désir de paraître qui me pousse à agir ; dans ce cas-là, je suis sûr de
l'échec. Il faut absolument que je me mette à l'écart, alors on fera quelque
chose de chic. Mon Dieu, aide-moi, Oh,
Esprit d'Amour, je t'en prie, envoie-moi ta lumière. 29 octobre 1941. J'ai fait les premières
démarches, peu d'enthousiasme. Faut-il renoncer ? Ce serait trop bête après un si
petit essai, mais est-ce que l'idée est si bonne ? Elle me le paraît et c'est
la foi en cette idée que je dois acquérir. Je n'ai plus confiance en
moi-même et dire qu'il fût un temps où j'avais trop de confiance en moi ; où ce
temps est-il ? J'en parlerai au père D.,
je réétudierai la question et avec Ta grâce, mon Dieu, je repartirai, si pas
avec les autres, au moins seul. Mais ce serait bête, car
nous sommes des êtres sociables, nous sommes appelés à faire route à plusieurs,
alors il faut s'aider. J'enrage de ne pas avoir de copains à Gramme, des types
avec lesquels on ferait du travail. Je viens de finir « Le
rôle social de l’ingénieur ». Lamirand brosse quelques tableaux épatants, le métier
est rude, le revers de la médaille est sérieux, mais par contre l'endroit en
vaut la peine. L'ingénieur, le lien entre
le Travail et le Capital, a un rôle très important dans la vie sociale, c'est
cela qu'il faut comprendre et réaliser. Il faut être non pas un
fabricant de machines, mais un « meneur d'hommes », un meneur d'ouvriers, qui connaisse
l'homme, qui connaisse l'ouvrier et son métier. Que rien d'humain ne me
soit étranger, il faut être complet, ne pas avoir de trous dans sa formation. 3 novembre 1941. St-Hubert. Je feuillette Pascal : « L'homme vit dans le
passé ou dans l'avenir, rarement dans le présent. « Et rêvant toujours du
bonheur qu'il espère, quoi d'étonnant qu'il soit toujours déçu. » C'est exact, je vis
toujours dans l'avenir. Mais je crois que je saisis mal la pensée de Pascal,
car je ne vois pas ce qu'il y aurait de mal à cela. Est-ce qu'aujourd'hui
n'est pas la préparation de demain ? Quand on travaille ne faut-il pas regarder
le but, de façon à ne pas le perdre de vue ? Sans doute il ne faut pas
se figurer un avenir trop beau, car la déception serait grande, mais si
l'espoir d'un beau « demain » peut m'aider à supporter allègrement la grisaille
d'aujourd'hui, qu'y a-t-il de mauvais à cela ? Si un jour brumeux je rêve de
soleil, j'ai parfois l'impression que le soleil transperce la brume et même parfois
la disperse, quitte à recommencer demain … Evidemment, si on se figure « demain
» magnifique pour déplorer plus encore « aujourd'hui » alors d'accord, mais le
tout n'est-il pas le point de vue auquel on se place ? A mon avis, il faut
toujours construire pour Dieu, or ce n'est pas pour aujourd'hui et encore moins
pour hier qu'on construit, c'est pour demain. Alors quoi d'étonnant à ce que je
regarde ce demain, qui verra peut-être le but de mes efforts. Si je me le
figure très beau, le travail d'aujourd'hui me paraîtra plus intéressant que si
je ne cherche pas à me le figurer du tout. Non, je trouve qu'il est
bon de travailler aujourd'hui en regardant demain. Mon corps vit aujourd'hui
; mon âme aspire à demain et ainsi l'ayant rêvé magnifique, quand je le vivrai,
je chercherai à réaliser mon rêve. Mais mon bonheur n'est pas dans le plaisir,
mon bonheur, ma joie sont dans un travail bien fait pour une cause qui m'est chère. 6 novembre 1941. Rayonner, rayonner, jamais
je n'ai eu tant envie de le faire, jamais je ne l'ai fait si peu. C'est en
partie à cause de l'ouvrage à Gramme que j'ai pris à fond à cœur, mais aussi à
cause de ma paresse ; j'aime la vie confortable où j'ai bien réglé tout et
cependant parfois je veux plaquer là toute cette routine, mais il n'y a pas moyen. Je voudrais plus d'action
extérieure, c'est-à-dire pour les autres, et je voudrais pouvoir aussi échapper
parfois à l'action tout court pour réfléchir un peu et l'action tout court me
tient et ne veut pas me lâcher. Mes nuits ont le minimum de ce qu'elles peuvent
avoir et je ne perds pas mon temps durant la journée et cependant je ne rayonne
pas. C'est donc que si je ne
perds pas mon temps, du moins je l'emploie mal. Je ne puis pas donner
moins de temps à mon travail, je ne lis que des livres de formation ; je compte
encore dans mon temps libre – très court – vingt minutes d'anglais. Je ne vois
pas ce que je pourrais rogner. Je pourrais gagner du
temps les jours de congé en n'allant pas bêtement me promener en ville ou au
cinéma. Pour cela déterminer à fond le programme des jours de congé, de façon
attrayante et avec fantaisie, pour que j'aie le courage de le suivre, mais
aussi intelligemment pour ne pas y perdre mon temps. La maison familiale à Ninane 25 novembre 1941. Je mets en vers un morceau
de Longfellow (cfr. p. 5). 30 janvier 1942. Je ne fais plus ce que je
veux, c'est-à-dire que je ne sais pas vouloir ces jours-ci ; il faut m'y
remettre. Mon Dieu, je veux être
chic, mais cela ne se fait pas seul, aide-moi. Je t'en prie, Tu le fais
toujours, mais Tu sais combien je suis distrait à ton appel pour ne pas dire plus,
alors crie plus fort encore et pousse-moi mieux, je T'en prie. 22 mars 1942. Cette semaine, dernier
coup de collier du trimestre, il faut qu'il soit chic, d'abord au point de vue
continuité de l'effort, ensuite par la loyauté dans les examens. Tout cela ne
se fera pas tout seul. Là aussi j'ai besoin de grâces. Les difficultés que
j'aurai, mon Dieu, je Te les offre pour ceux que j'aime et pour ma chère
Belgique. Aide-moi à travailler selon mes moyens à son, redressement. Arrestation
de l'Ours Le 28 mars 1942, dimanche
des Rameaux, l'Ours avec son clan avait participé à l'érection d'une Croix sur
le haut du Thier des Critchions, entre Chênée et Embourg. Il avait déployé ce
jour-là, en grand, sa force physique, sa volonté ardente, son esprit de Foi. Content de sa journée, le
soir il était heureux. Le lendemain, premier jour
des vacances, fut une longue suite de B. A. Levé tôt, après avoir assisté à la Ste
Messe et communié comme il le faisait journellement, l'Ours avait décidé de
remettre en état toutes les bicyclettes de ses frères et sœurs. Ce n'était pas
une petite affaire ! Mais on partait à la campagne le Samedi Saint et le
travail était urgent. Ayant tout terminé vers 5
heures, il quitta le logis : - A tantôt, maman, je vais
replacer des roulettes au fauteuil d'infirme de la pauvre femme dont m'a parlé Sœur
Zélie. - A tantôt, mon fils. ... Ni la mère, ni le fils
ne se doutaient que ce « tantôt » serait reporté à deux ans. Ayant terminé son travail
auprès de l'infirme, l'Ours redescendait joyeux vers la ville, sa calotte
d'étudiant bien collée sur la tête. Soudain, il aperçoit un groupe de jeunes
gars dont l'uniforme l'intrigue. Il s'approche, regarde et voit sur la manche
de l'un d'eux l'inscription : « Garde Wallonne ». Il ne peut retenir un sourire
railleur : - Pourquoi nez-vous ? - Je ne ris pas. - Certainement, vous riez. - Alors ... c'est que j'ai le cœur
joyeux … - Votre carte d'identité ? - Qu'à cela ne tienne, la voilà. L'Ours était certain
qu'après avoir vu cette carte, puisqu'on n'avait rien à lui reprocher, tout
serait terminé. Mais non, on l'entoure, on
le pousse: « A la Kommandantur ». Sans un mot, fier et droit
comme un drapeau, il passe, serré de près par la Garde Wallonne. Le public regarde,
comprend, s'indigne, manifeste et c'est de plus en plus houleuse que la foule
entoure le petit groupe, au centre duquel la calotte d'étudiant continue son
chemin. Près du but, en face du
Palais, place Notger, la foule manifeste si ostensiblement, que la force
occupante saisit au hasard trois manifestants et les appréhende. Par malheur, l'un d'eux
est armé. L'affaire change d'allure et devient grave. On a voulu troubler
l'ordre public, c'est un complot ... Arrêté le 29 mars, lundi
de la Semaine Sainte, l'Ours est jugé le 7 avril, mardi de Pâques et condamné à
deux ans de travaux forcés. Le lundi suivant, 13
avril, il part pour Rheinbach, où il restera presque deux ans. Dès le premier jour, en
prison, son apostolat par le sourire et la joie commence. Au secret – ne pouvant
communiquer avec aucun détenu – il les voit passer devant lui, dans leur ronde morne
autour du préau de la prison St-Léonard, et frappé de l'abattement que révèle
l'une ou l'autre des physionomies de détenus, il essaye la vertu de son
sourire. Au premier tour, le visage
se détend quelque peu. Au second tour, les yeux s'éclairent ; au troisième ou
au quatrième, le sourire répond au sourire. Et d'un il s'attaque alors à un
second ... A un autre moment, il entend au-dessus de sa tête le pas nerveux d'un
détenu qui arpente, sans arrêt, les quelques pieds carrés de sa cellule, et
l'Ours chante. Il chante comme on prie, et peu à peu les pas deviennent moins
nerveux, se calment, s'arrêtent. Que de fois en ces quinze
jours, sa voix chaude et vibrante aura réconforté les cœurs. Il commence à Liège
l'apostolat qu'il continuera si bien à Rheinbach. Dès le début, il cherche à tirer le
meilleur du pire : il fait dans sa cellule un cadran solaire pour connaître l'heure
: le Vendredi-Saint il dessine sommairement les stations du Chemin de Croix sur
les murs de sa cellule pour mieux se joindre aux prières de l'Eglise en cette étrange
Semaine-Sainte. C'est là, qu'en plein
nettoyage, entre des brosses et des seaux, dans la pauvreté de sa cellule, il
reçoit son Dieu des mains de l'aumônier allemand, et dans les plus hautes
dispositions de charité. « Il faut prier tous les
jours pour les Allemands. Ils en ont bien plus besoin que nous ... ils sont si
loin de Dieu. » Si loin de Dieu ...
Pendant ce temps, mené par eux – instruments inconscients de la Providence –
l'Ours allait gravir à pas de géant, le chemin qui devait le mener plus près,
toujours plus près de Dieu, jusqu'au jour où ayant tant de fois offert sa vie,
le Seigneur accepta son ultime sacrifice. Ces deux années de
Rheinbach, dont il remerciait Dieu comme d'un don inestimable, les lettres qui
suivent les retraceront dans leur austère monotonie, dans leur étrange et
féconde beauté. Lettres de Captivité Avril 1942 - Février 1944 19 avril 1942. ... En arrivant à
Rheinbach on nous a tout pris ... j'ai pu garder trois photos, mon chapelet,
mes médailles, mon « Hosanna », un Evangile, mon anneau de cuir. Voilà, tout
mon trésor ; oh, la belle pauvreté ! C'est tout ce que je voulais garder, le
reste m'est indifférent ... Mon horaire : 6 h., lever,
prières, nettoyage, mise en ordre, déjeuner, premier chapelet ; 7 h., départ
pour le travail ; 10 h., un peu de café, reprise du travail ; 12 h., dîner; 1
h., travail ; 5 h., fin du travail, je rentre, je cire mes bottes, je nettoie
mes vêtements, ma cellule, moi-même. Alors, je viens de finir la journée au
milieu de vous tous, je mets mes photos en ordre sur ma table, je récite mon
deuxième chapelet, prière du soir, départ au pays des rêves. Souvent, j'ai des
nuits raphaéliques, je me crois parmi vous, il y fait bon. Vie simple et rude de
trappiste, que je suis heureux de mener par amour pour vous. Enfin, finie la
petite vie facile, égoïste et pépère, la vie où on ne songe qu'à se faire un
beau petit bonheur, sans chercher à le mériter. Non, maintenant, c'est dur,
c'est le travail pénible, mais merveilleux par son idéal, pour ceux qu'on aime.
Chère maman, que c'est donc vrai: « Souffrir passe, avoir souffert, demeure. »
Tous les jours depuis le début le bon Dieu m'a donné au moins une joie. Mes meilleurs moments sont
ceux où je me figure que je suis auprès de vous, j'entends… vos chants, je devine
vos rêves, vos espoirs ... Je suis heureux die votre bonheur et je me dis que
le mien servira sûrement de garantie au vôtre et alors je chante doucement. La
vie est belle quand elle est utile. 26 avril 1942. …Quand Albert se marie-t-il
? Dis-lui qu'en attendant de pouvoir lui donner autre chose, mon cadeau de noces
sera une série de journées de bagnard offertes pour leur bonheur à tous les
deux. En travaillant le long du chemin de fer, en pleine campagne sous un
soleil radieux, avec le chant des alouettes, je rêve souvent à Ninane, c'est
bon et doux de penser ainsi à la maison. Jamais autant que
maintenant je n'avais senti le bonheur d'un foyer merveilleux, comme celui que
vous m'avez donné ... ...Ces jours-ci, les
gentilles voyageuses du Jeudi-Saint, s'en sont allées chanter un autre chant
sous d'autres cieux. Nous les voyons passer en bandes mornes le long de notre
travail. (Allusion à l'enlèvement des cloches). Le printemps arrive avec tous
ses espoirs et ici, pour nous, l'espoir est tenace, et vivace. Je coudoie un
monde des plus disparates, depuis l'étrangleur, le gangster jusqu'au pasteur
protestant et cela parle toutes les langues. Je suis à une rude mais à une
belle école, je fais un bon stage de la vie. Je songe parfois avec plaisir que
tout cela fait partie des matériaux qui construiront ma vie de demain. Voilà un mois presque que
j'ai été arrêté ; oui, un mois sans te voir papa, et dans quelles
circonstances, un mois sans voir maman et tant d'êtres chers, c'est beaucoup, mais
aussi quelle provision de mérites, nous avons acquis tous ensemble pendant ce
mois. C'est cela qui nous réunira tous heureux, dans le cher Ninane, plus tôt qu'on
ne le pense. Tu ne saurais croire combien je suis heureux de me dire que
j'aurai eu la chance de payer le tribut familial. Jamais je n'ai tant prié,
jamais je n'ai été aussi loin de la vie normale et cependant jamais je ne me
suis senti plus utile, cela fait oublier tous les autres petits ennuis. Pour
vous, pour vous tous, que ne ferais-je pas et avec quelle joie ? 17mai 1942. ... Oui, c'est calotte en
tête, sourire aux lèvres et « menottes aux poings » que j'ai quitté la Belgique
et que j'ai franchi la porte du Zuchthaus. Chère maman, ne crains pas
les rêveries amollissantes et inutiles, mes journées sont trop pleines pour
cela et j'ai mieux à faire... Les derniers jours nous avons travaillé dans un
bosquet délicieux où j'ai grandement joui du réveil de la nature ; combien elle
est belle, au moins, elle, on peut l'admirer sans arrière-pensée ; c'est Dieu
qui nous la donne. Un tzigane interné depuis dix-huit ans m'a appris à préparer
les escargots de Bourgogne, très nombreux par ici, et des masses d'autres trucs
du genre, si bien que parfois je revis des moments du « Grand Passage »[2]. Maman, tu me demandes si
je chante ? Le chant n'est pas permis, mais je fredonne tout le temps ... et le
soir en train, nous formons à six ou sept, un compartiment très sympathique et
on fredonne ensemble un peu plus fort ; oui, on sème le plus possible la joie
et l'optimisme. Jean, j'avais l'habitude
de rapporter à maman du chèvrefeuille, ma fleur préférée ; voudrais-tu bien me remplacer
pour cela ? Tu en trouveras dans la haie de Wuidar, dans le chemin des chars,
au tournant après chez Legrand, ou dans les haies entre les Grosses Pierres et la
grand'route, il ne faut pas que maman en soit privée. ... Pour moi, n'ayez aucun
souci, il n'y a absolument rien à craindre, je me porte à merveille, le bon Dieu
me donne un courage énorme ; courage, joie, patience et un très grand amour de
tous et de tout, voilà ma force… Merci à tous de leurs
prières, cela m'aide énormément, mais qu'on ne me fasse pas passer au premier
plan des préoccupations, il y en a d'autres plus grandes qui doivent passer
avant tout. Demain, il y aura cinquante jours que j'aurai été arrêté. les
moments durs sont passés et maintenant on s'accoutume à cette vie et avec
beaucoup d'amour on lui trouve de très grandes beautés et c'est très
sérieusement que chaque matin j'entame ma journée en pensant à vous tous que
j'aime et à l’avenir que je veux faire le plus beau possible. 28 juin 1942. Les jours sont lents à
venir, mais une fois arrivés ils passent avec une rapidité déconcertante.
Depuis quatre semaines, je ne suis plus cheminot, je suis cultivateur dans un
commando de quinze hommes chez un fabricant de mélasse. Nous avons démarié des
betteraves, pendant trois semaines à quatre pattes comme des « robettes », on
se promenait de compagnie dans les champs énormes sous un soleil merveilleux
qui m'a fait un dos couleur de brique ; cette semaine, nous nous sommes redressés
pour sarcler et c'est ma poitrine qui est devenue brique comme un bouvreuil et
mon dos pain d'épices. La nourriture avec le supplément du paysan est plus que
suffisante, ce qui me permet de faire des largesses aux anciens copains du
chemin de fer. Le travail en plein champ est épatant, dans la belle nature du
bon Dieu. Je suis en pleine forme
moralement et physiquement et ne suis nullement à plaindre. J'ai tant de grâces
et tant de joie quand même, dont la plus grande est de me sentir utile à vous
tous que j'aime, celle de sentir que même loin des examens je construis quand
même mon foyer de demain, et c'est enfin la joie de semer ici un peu de douceur. Ah, la valeur d'un
sourire, si parfois cela vaut deux ans de captivité, cela vaut plus souvent
encore tant de douceur pour les cœurs fatigués de ces vieux bagnards, marins
qu'abandonne le sort et qui tragiquement, depuis combien de temps, usent leurs
heures monotones à voir appareiller les autres. 11 octobre 1942. Depuis huit jours nous
avons commencé l'arrachage des arbres à la pépinière. Nous avons pour deux bons
mois à raison de 8 à 900 par jour. On est en colonne de cinq, quatre bêches de 9
kg. et un qui tire sur l'arbre. C'est mon rôle, c'est un boulot athlétique et
délicat à la fois, car il ne faut pas casser les arbres, ni couper les racines. Ma chère maman, tu
souffres toujours, cela me désole, crois bien que souvent, je pense à toi. Quand
nous étions petits et qu'on mangeait des légumes qu’on n’aimait pas, on disait :
« une cuillère pour maman, une pour papa etc. », maintenant je dis souvent : « une journée pour
maman, une journée pour papa, une pour chacun d'entre vous, mes chers, avec mes
prières », c'est tout ce que peux faire, j'enrage de ne pouvoir en faire plus... Les premiers canards
passent déjà, je vis en pleine nature, plus que jamais je l’aime et je la vis,
car ces buses qui planent en rond, ce bleuet qui dresse sa petite taille frêle dans
les avoines, ce quartz que la roue d'un chariot a rendu plus blanc en le
cassant, ne sont-ce pas les mêmes buses que celles qui planent au-dessus de St-Thibaut,
ce bleuet n'est-il pas le même que ceux de Hesbaye, ces quartzites ne sont-ils
pas les mêmes que ceux que je trouvais à Ninane ? Oui, toute la nature est
nôtre et au milieu d'elle je me sens chez moi, elle est douce et sa chanson est
simple et paisible. C'est la gloire du Père qu'elle nous chante et si parfois
je reste rêveur, jamais je n'ai été triste et, découragé, car je comprends que ce
séjour commencé de la, façon la plus absurde, n'en aura pas moins été un don
providentiel, qui m'aura permis de connaître un peu mieux les hommes, pour
mieux les aimer, qui m'aura donné l'occasion d'exercer mon courage pour me
préparer à la vie et surtout qui m'aura permis de souffrir pour ceux que
j'aime, moi qui n'avais jamais souffert. Et j'entonne alors l'hymne des temps
futurs: « Plus de fratricides luttes, plus de guerres », car je suis certain que
la victoire que Dieu n'a pas voulu donner à notre armée militante, il la
donnera à notre armée souffrante. C'est cette pensée qui me permet de garder un
cœur fier pour mériter, pour acquérir votre bonheur à tous. ... A force de tirer sur
les troncs, chaque doigt, chaque phalange est devenue calleuse, à force de
crier « oh » des milliers de fois, la voix devient un peu rauque, mais le cœur
reste fier et l'âme joyeuse car la vie ici est tellement simple et si près de
Dieu, par là, si près de vous. J'ai tant de joie à œuvrer pour votre bonheur, que
la journée ma paraît toujours si belle. ... La compagnie, des plus
disparates, que j'ai ici, est souverainement intéressante ; il y a toutes les
mentalités, toutes les nuances : Algériens au caractère renfermé, fils unique
grognant sur tout, mineur borain à la tête dure, vieux terre-neuvas breton
bretonnant, titi de Paris n'ayant jamais vu un petit loup et qui a toujours son
mot à dire sur toutes choses, gascon joyeux, hollandais nonchalant, de tout, de
tout, et parfois c'est de la fine fleur. J'espère encore vous
écrire pour Noël ; que pour tous ce soit une fête joyeuse, n'ayez pas le regret
des absents, car je suis certain que vous comme moi nous serons des plus unis,
par le cœur et par la pensée ; n'est-ce pas le principal et c'est ce qui est si
bon à la maison, c'est que dispersés de par le monde tous nos cœurs restent
serrés autour du foyer paternel, si chaud, si bon. Ici, c'est avec les gosses
que j'ai le plus de plaisir, je travaille avec deux gosses de 14 ans très « Spirou
» et nos conversations sont des plus amusantes, car on parle autant avec les
mains qu'avec la bouche ; ils ont très bon cœur pour nous. Sans doute, tout
n'est pas rose et nous ne sommes pas encore de petits rois, et croyez-bien que
je sais garder les distances, mais les gosses sont partout les mêmes. Bon
courage, un jour viendra ... et ce jour-là sera un dimanche pour tous, j'en
remercie Dieu d'avance. 13 décembre 1942. ... En résumé beaucoup
d'ouvrage, très peu de loisirs, les jours sont superbement les mêmes,
superbement, car heure par heure, minute par minute, j'achète un peu de votre
bonheur et du mien. Parfois, j'enrage en
voyant les mois passer et mes études en panne, mais alors je me rappelle la
phrase d'Autry : « Un ingénieur : 10 % de théorie, 40 % de culture générale, 50
% de valeur morale », et alors je cherche à soigner les 90 %... Dis au clan que ceux qui
sont au loin rayonnent de leur mieux l'esprit scout, l'esprit XXe et de cette
façon ils veulent rester membres actifs du clan ; fils émancipés ils veulent
par leur expérience et si possible par leur exemple, aider ceux qui sont restés
dans son giron à marcher bellement dans la vie. Le « travail » que tu me
conseilles, cher papa, c'est toute la journée que je le fais. A 5 h. 15, je me
lève, prière, chapelet, mise en ordre de la cellule ; à 5 h. 45, on sonne le
lever et on allume, tout est en ordre chez moi, et je peux étudier l'allemand.
A 6 h. on ouvre ma cellule, je fais ma besogne de « Caléfacteur » jusqu’à 7
heures. Ensuite, encore quinze à vingt minutes d’allemand, départ pour le
travail. Le soir, je rentre à 6h.35, je soupe, je lis, on éteint à 7 h. 15,
alors je fais ma vaisselle, je déplie mon lit, je fais ma prière, tout ce que
je puis faire dans l’obscurité je le fais, de façon à gagner le plus de temps
possible, pas une minute de perdue dans la journée. Grâce à cela, le temps
passe avec une rapidité déconcertante. 21 janvier 1943. Pour fêter Noël dans ma
cellule, j'avais mis un brin d'épicéa et de houx, j'avais suspendu un croquis
de crèche, j'avais renouvelé les papiers de mon armoire et l'encadrement de mes
trois chères photos, tout était ciré et clinquant, bref c'était la fête. J'ai
chanté avec vous nos vieux Noëls, avec vous j'ai prié à toutes nos intentions.
Avec vous, je me suis agenouillé comme les bergers pour présenter au « Divin
Fieu » le cadeau de nos efforts. J'ai donc été tout le temps avec vous et
c'était bon, franchement, j'étais presque heureux. Il ne le faut pas, que mon
absence assombrisse vos fêtes et vos joies ; non, il ne le faut pas, car vous
savez bien que mon cœur est resté au milieu de vous, n'est-ce pas le principal,
le reste a si peu d'importance. 21 janvier 1943. ... Prions, chantons,
travaillons ensemble. « La vie est à monter et non pas à descendre » et pour
ceux qui L'aiment, Dieu est au bout. 7 mars 1943. Avec mars, voici le
printemps ; déjà les petites marguerites au cœur d'or, aux lèvres roses, les
véroniques au bleu d'azur et les troublants perce-neige ont fait leur apparition,
les fleurs reviennent ; nos grandes amies les fleurs ; c'est la joie qui renaît
partout ; l'alouette recommence son ascension chantante vers le soleil tout
cela, évoque la joie de vivre libre et heureux. Cela ramène l'espoir de jours
meilleurs. Ce matin, j'ai été frappé
par la beauté du psaume 42 des « prières au bas de l'autel » jamais comme
aujourd'hui il ne m'avait paru aussi beau. C'est notre lot ici, nos joies,
c'est par le cœur, c'est par l'âme que nous devons les chercher et au fond ne
sont-ce pas les plus belles ? Jean, tu es chez les vieux
Cerfs, n'oublie pas les anciens et je serais heureux si vous pouviez leur
donner la joie d'un souvenir de leur vieille patrouille. N'oubliez pas qu'ils
ont formé ceux qui vous forment. C'est cet ensemble qui forme la, XXme… « Jamboree» est bien connu
au Kommando : c'est un chant à succès. Avec sa ritournelle, ceux qui ne le connaissent
pas chantent : «... Jean-Marie », mais cela ne fait rien, ils chantent, ils
chantent et oublient le reste. Quand la conversation devient scabreuse, c'est
un moyen d'en relever les bretelles. Ce qu'on entend ici ferait parfois rougir
un gendarme, mais certaines fois il y en a de très bonnes, racontées avec un
bagout et un vocabulaire… « Qu'en termes élégants ces choses-là sont dites ».
Et de même qu'au clan on disait parfois: « Et dire qu'on fait cela pour
s'amuser », de même ici nous disons : « Après tout cela ne vaut pas le bagne »,
aussi avons-nous parfois des moments où l'on oublie, où l'on se détend, où l'on
rit son saoul et c'est aussi une B. A. routier que d'être un boute-en-train. Vous êtes allés à Ninane,
j'aurais donné gros pour en faire autant et revoir un peu ma chère
vieille maison, les grands tulipiers contre lesquels je restais des minutes entières
pour m'imprégner de leur vie, majestueux entre ciel et terre, courbés au vent du
nord et déployant larges et généreuses leurs ramures pour les oiseaux, leur
ombre pour les hommes, leurs fleurs pour Dieu ; ou bien le sapin bleu ajoutant
chaque année une couronne à sa taille, ou le tamaris planté comme un fétu de
paille, qui envers et contre tout a grandi et maintenant devient un arbuste, et
qui pour moi sera toujours un des plus chers souvenirs de maman, ou le
wellingtonia, la tour de mon « Burg » ... que ces souvenirs sont frais encore
dans ma mémoire et brûlants. Et cependant un an déjà loin de vous. 18 avril 1943. Bonnes et joyeuses Pâques
à tous, que malgré tout cela soit pour vous des jours de paix sereine dans le
printemps nouveau, cette Paix que nous pouvons trouver pour l'instant
uniquement près du Christ ressuscité. Sans doute, beaucoup de clochers sont
veufs de leur cloche et de maisons veuves de leurs hommes, c'est le lourd
tribut de la Paix que nous voulons voir revenir chez nous. Ce tribut pour vous
tous, puissé-je le payer et y suffire. J'en serais si heureux. Il est doux
d'être ici pour vous tous, mes chers, et d'offrir toutes mes journées si
pareilles, si simples pour vous. Oui, le cœur reste fort, je n'ai qu'une crainte
c'est que cela ne suffise pas. ... J'ai quitté ma cellule
pour aller partager celle de Norbert et d'un Français très sympathique ... un
peu moins de temps à soi mais un peu plus pour la communauté. Sur 7,70 mètres
carrés, nous vivons à trois avec chambre à coucher, salle de bain, salle à
manger et tout et tout… c'est parfois assez pittoresque. Avec Norbert, nous
discutons parfois jusqu'à des heures impossibles et assis sur ma paillasse,
j'attends alors, mais en vain la « machine à déshabiller les sachems »[3],
enfin ... parfois, dans le Kommando, nous avons des réflexions intéressantes, les
deux dernières pour lesquelles j'ai rompu une lance et qui feraient dresser tes
cheveux sur la tête, maman, sont d'un ancien rédacteur de « La Dernière Heure »
: 1) Il n'y a que les imbéciles
qui ont encore des enfants ; 2) Pour être un bon mari,
il faut avoir eu deux ou trois maîtresses, l'amour est un métier comme un autre
... Qu'en dis-tu maman ? Mais
au fond ces discussions sont excellentes ; cela nous force à réfléchir, la
discussion n'est pas toujours facile, car on ne peut pas se baser sur la
religion, à peine sur la morale. ...Cher Joë, cher ami
cousin, combien j'aurais de plaisir à fumer une pipe avec toi, C. T. à
Chaudfontaine. Mon cœur a battu en l'apprenant, nom de nom, pourquoi ne puis-je
t'aider ? Crois bien qu'il y a autant de mérite à faire votre boulot de tous
les jours que nous autres ici, car nous avons ici un certain panache, lui nous
fait vivre dans l'irréel ; continue chiquement ton travail de tous les jours.
Je ne t'oublie pas, pas plu, que le clan ... Ma chère maman, des
lettres comme les tiennes, il n'y a rien de plus réconfortant, c'est un «
anti-cafard » radical, bien que cette bête me soit jusqu'ici inconnue, tes
lettres ont aussi un effet préventif ... ... La nature, pour nous
autres qui sommes prives d'église, devient la grande image du Créateur ;
jamais, jamais, tant qu'à présent, je ne l'ai sentie et vécue ; que tous ses
bruits, ses parfums, ses couleurs sont merveilleux. Maman, que j'aurai du
plaisir à y conduire ta voiture, cela viendra... En attendant, il y a d'autres gens
plus malheureux; à ceux-là notre temps et nos peines, et Dieu, dans son infinie
Bonté, nous le rendra sûrement, bientôt … « 1 will play the game » :
je veux jouer le jeu jusqu'au bout. Maintenant, je suis forçat, je veux l'être courageusement
et joyeusement jusqu'au moment où on jouera la deuxième partie, que je
chercherai à gagner, elle aussi. Bon travail et bon courage, Papa et Maman, que
j'aime avant tout ; je voudrais tant vous rendre un peu de la joie et du bonheur
que vous m’avez donnés. 23 mai 1943. Les fleurs se meurent et
leurs fruits ainsi que tant d'autres seront bientôt mûrs ; pourrons-nous les
manger ensemble cette année ? J'en ai le ferme espoir. Tu me paries des jours
passés, ma chère maman. Je crois que les soucis que je t'ai donnés ont dû être
bien plus pénibles pour toi que pour moi, car au début j'étais comme assommé,
et je ne réalisais rien, et après, après j'ai eu les grâces nécessaires et les
semaines ont passé... Loin des yeux, près du cœur, plus près que jamais plus
étroitement unis et voilà que maintenant je puis envisager un retour plus ou
moins proche ... tandis que pour toi et Papa les soucis restaient tout aussi
aigus et en plus vous aviez l'inconnu de mon sort. L'épreuve a été un peu rude,
mais rudement bonne, il faut battre le beafsteek pour qu'il soit bon, il faut
éperonner le cheval paresseux, de même quand la facilité de la vie nous ramollit,
il faut en être privé pour en connaître la vraie beauté. C'est ici que j'ai
appris à connaître le vrai grand bonheur de la maison, rien que cela en valait
déjà la peine. Cher Papa, merci pour ton
recours en grâce, cela me laisse espérer un retour plus prochain, que j'ai
peine à m imaginer ; que tout cela me semble beau. Dans ma cellule, le Parisien
est remplacé par un autre Belge ; celui-ci est très bon gars ; nous avons des
conversations très intéressantes ; il ne croit à rien, sa seule religion est sa
fiancée, aussi le boulot en vaut la peine ; j'apprends à connaître sa mentalité
et je lui ouvre d'autres horizons. Dans toutes mes discussions ici, un cours
d'économie sociale m'a servi énormément, c'est d'ailleurs le cours qui m'a été
le plus utile ici .... ...Mon cher Grand Duc, je
serais si content d'avoir un jour des nouvelles « des vieux copains du clan », leur
activité doit se spiritualiser, mais doit rester épatante ; peux-tu remercier
mon équipe, félicite-les de leur bon travail... Bientôt aussi, on repartira
faire des randonnées folles avec tout le clan et on refera des camps Prince de
Liège et on replantera maints Calvaires et on fera jouer et danser des foules
de gosses, et ainsi ensemble nous suivrons l'exemple de Coucou et nous fonderons
de chics foyers, scouts jusqu'à la moelle. Ces projets sont très beaux, mais
d'abord vivons chiquement l'heure présente, elle en vaut la peine, car elle
peut être très constructive. ... Nous sommes trois
actuellement dans la cellule ; si ce n'est plus le calme monastique, c'est la
bonne vie d'équipe, qui a aussi ses charmes. J'arrive au bout de cette
chevauchée à bride folle dans le pays des souvenirs. Comme toujours, j'ai trop
de choses à dire que pour chercher à les ordonner. Je les dis au fur et à
mesure de leur rencontre ; si j'en oublie, qu'importe ; quand on galope, on ne
peut tout voir, mais on arrive quand même au terme du chemin, et ce terme c'est
l'heure présente, pleine d'attente et d'espoir, d'amitié ferme et sans ombres,
d'amour très doux et fort de chacun et de tous, de gratitude immense et sans
borne pour « Notre Père, Dieu le roi le plus puissant du monde, qui malgré tout
me laisse son Palais d'air et de lumière, de montagnes et de forêts », qui est
le même que le vôtre ; il est immense ; je suis dans un coin, vous dans l'autre,
mais tous quand même nous sommes chez lui et bientôt je viendrai vous retrouver
.. Il y a un an que je le dis et qu'on me le répète, mais plus que jamais j'y
crois, car j'ai foi en « Lui mon Père ». 4 juillet 1943. C'est un peu excité que je
vous écris ces lignes, car on vient de nous dire que nous allions être mis en
une grande cellule à trente-six, je crois ; cela va être un joli carnaval ;
trente-six ? Finie la petite vie tranquille à trois. Tant pis, comme tant
d'autres choses, cela passera. Longtemps, j'ai roulé en
tous sens, dans ma tête, des mots doux, des mots clairs et simples, pour en
faire un ensemble harmonieux et chantant pour ta fête, chère maman. Hélas ! la
tête n'y est pas. Notre vie n'est pas trop douce et ne trouvant rien, voici
l'image de la Communion Pascale; c'est le témoignage de moments rudes passés
ici pour vous tous et spécialement pour toi. Tu me dis avoir reçu ma
dernière lettre le lendemain de la fête de Marie-Médiatrice et bien, lundi, j'étais
un peu découragé, car j'étais presque sans nouvelle depuis plus de deux mois ;
j'ai été frapper à la porte de la bonne Mère du Ciel, et le soir j'avais votre
lettre du 6 juin qui m'a fait tant de plaisir. Dans l'Assimile, j'ai vu
91 leçons, c'est très intéressant. Les lectures ? « I toume dè coûrs » (comédie
wallonne). La Cour des Valois de Burnaud ; deux livres de « Verbum salutis »,
l'histoire des pèlerinages de Hal, Montaigu, La Sarte, Chèvremont et maintenant
je lis : « L'Homme, cet Inconnu », de Carrel ; je l'avais commencé à Bagneux,
je le continue ici, puissé-je le finir à Ninane ? Ce n'est pas si mal pour un
prisonnier, qui n'a que 1 h. 1/2 de clarté le soir et qui doit mettre des bâtonnets
pour tenir ses yeux ouverts. Je viens d'interrompre une
heure ma lettre, maintenant nous sommes trente-neuf dans une salle de 63 m² ...
l'espace vital ... Je crois qu'il y aura de la joie. Il y a trop de bruit, je
n'arrive plus à écrire. De la joie, il y en a, l'humeur est très bonne, même si
l'impatience augmente. Pour me réhabituer à la vie civilisée, j'avais demandé à
Fernand de me réapprendre la valse et pendant que je chantais « Valse de rêve
», il tournait avec la chaise retournée... pour ne pas lui marcher sur les
pieds : on a bien rigolé. 25 juillet 1943. ...Depuis quinze jours,
nous avons une centaine de compagnes ; voilà qui met une note poétique dans nos
vieux murs : que de Roméo, que de Juliette ? et avec cela deux chérubins de 2
mois et un de 8 jours. Oh ! la grande pauvreté de cette maman ! Enfin, les
santés sont bonnes et ne nous plaignons pas, nous sommes encore des heureux
parmi les malheureux. En salle, la vie est
pittoresque ; onze mois durant j'avais goûté la vie monastique, seul en
cellule, belle par son silence, car ici la solitude est un bien fort rare.
Ensuite, quatre mois de vie familiale à trois, gentille équipe, avec le
dimanche tranquille où chacun s'occupe calmement, qui à ravauder des bas, qui à
lire, qui à étudier, parfois un arrêt pour discuter un point, et le silence retombe,
interrompu parfois par une ritournelle ou une tirade plus ou moins poétique.
Maintenant, à trente-six, c'est la chambrée, ses avantages et ses
inconvénients, c'est joyeux, mais il faut savoir « laver » son vin. Les lectures
: « Grandeurs et servitudes militaires », de A. de Vigny, « Vol de nuit ».
J'attaque « La Mousson » ; grâce aux longues soirées, on peut relever le niveau
intellectuel et je cherche à éviter les « navets ». ... La vraie paix, le vrai
bonheur ne sont pas dans la liberté, mais dans le devoir accompli. Ici, le devoir
c'est le rayonnement, le feu reste allumé, parfois il faut souffler dessus,
mais toujours la flamme a brillé chaude et claire, pour remplacer le foyer de
ces compagnons qui n'ont pas le soutien formidable de la foi et de la maison. ... Tu te rappelles le
chant « Apprenez-nous ... à guerroyer sans souci des blessures pour soutenir
l'honneur de notre drapeau » : souvent, il faut le faire ; au début, j'étais
timide, maintenant j'y ai un réel plaisir, car alors c'est tout l'être qui vit,
qui se tend, ce n'est pas toujours l'argumentation savante qu'il faut contre
les plaisanteries grossières ou la pique sournoise, c'est un mot placé à
propos, c'est la riposte cinglante ou plus puissant que tout, c'est l'exemple
silencieux qui désarme tout
adversaire. Elevé chez ces « bons Frères », au milieu d'amis excellents, cela
m'a changé un peu. Souvent me revient cette phrase de notre ami P... : « Ton
milieu à force d'être normal en tout, devient anormal ». Il n’avait pas tort ;
cette vie familiale que nous avions tous deux est un bienfait de plus en plus
rare ; que d'histoires de maîtresses et autres, ici, que de misères. Plutôt ne
pas avoir de foyer que d'avoir un de ces tristes ménages désunis où chacun fait
sa vie de son côté. ... Mon cher Albert, dis au
clan combien chaque jour j'en suis, et lors du camp je me joindrai encore plus à
lui, un peu de ses nouvelles me ferait plaisir. Cher papa, chère maman, je
veux me promener un peu au jardin avec vous, faire craquer doucement les cendrées
des chemins à la Croisette, et du point de vue admirer, en fumant la pipe, La
Rochette et les terres rouges, Chèvremont ou Méhagne, aller tâter les pêches ou
croquer une prune et causer doucement de tout et de rien, de hier et de demain
... cela reviendra, j'en ai le ferme espoir, encore un peu de patience. Ici, on s'aguerrit, on
s'endurcit, on devient rude, mais cependant on devient frileux, très frileux de
sympathie et d'affection, mais vos lettres sont bien faites pour me réchauffer. 15 août 1943. En la fête de la bonne
Vierge, ce m'est une joie de pouvoir vous retrouver un peu tous : c'est à
l'église, que je vous retrouverai le mieux. Le 5, j'ai appris la nouvelle de
ton opération, cher papa, cela m'a fort ému, mais, grâce à Dieu, maman me dit
que tu vas bien. Je râlais de ne pouvoir donner un coup de main à Albert, alors
qu'on a tant besoin de moi. Les deux tiers de la peine sont passés, pas de
réponse ... tant pis, si cela peut avoir contribué à la bonne réussite de ton
opération. ...Chère maman, j'ai fini
« La Mousson »[4]
vanté par beaucoup, le livre ne m'a plu qu'en partie, sans doute l'étude est
poussée, mais forcée ; l'auteur attaque la religion qu'il ne connaît pas ;
l'Occident, mais c'est avec lui qu'il reconstruira Ranchipur, l'amour y est
décrit avec une platitude qui n'a d'égal que ce que j'entends parfois et qui
dépasse le « corps de garde ». Je ne suis pas une vieille tille pudibonde, mais
il est des choses qu'on m'a appris à respecter et que je n'aime pas à voir
brimer, même dans les livres ; sans doute, tout n'est pas ainsi et j'ai trouvé
des passages qui m'ont beaucoup plu. ...C'est épatant de voir
le clan reprendre sa place au district, je voudrais en être et prendre ma part. La vie en salle à
trente-six sur 63 m² n'est pas faite pour relever l'intellect... Enfin, ne nous
plaignons pas, il y a trop de misères autrement grandes qui méritent notre intérêt.
Je suis honteux parfois de songer à mon avenir personnel alors qu'il y a tant
de questions capitales qui se posent maintenant. Nous vivons des heures
précieuses, c'est un tournant qui se dessine, et c'est vers sa réussite que
toutes nos forces doivent tendre . ...Je n'oublie rien, ni
personne, le cœur reste le même dans un corps et un esprit fort changés. Chers papa
et maman, c'est entre vous deux que je veux terminer ma lettre, ne sachant trop
que vous dire, car ce que je ressens ne se dit pas, s'écrit encore moins, cela se
vit. Mais c'est difficile d'écrire le silence... dans lequel on se comprend
très bien. Ces mots jetés sur le papier sont inutiles, désordonnés et sans
suite, mais m'ont donné l'illusion d'être avec vous, puisse l'effet en être
réciproque. Ils nous ont eus... on les aura, courage. 26 septembre 1943. C'est d'abord vers toi,
cher papa, que va ma pensée ; que de fois depuis la lettre de maman et
d'Albert, que de fois ma pensée t'a rejoint. Je comprends tes souffrances et
pour te faire plaisir j'ai fait un recours en grâce ; devant rester digne, ce
n'était pas facile à tourner. Jusque vendredi, nous
étions encore en salle et le noyau de sept ou huit copains était plein
d'attention ; c'est ainsi qu'au reçu de la lettre du 31 août, comme toujours
ils ont demandé: « Alors, ça va ? » et quand je leur ai dit que j'avais des
inquiétudes à ton sujet, G., notre doyen, 21 ans, mais trois ans de « tôle »,
me dit : « J'ai ici une neuvaine à St. Gérard, veux-tu que nous la fassions ?
». Nous l'avons faite pour
toi et, coïncidence bizarre, ces neuf jours, je suis resté à me retourner sur
ma paillasse, à cause de ce gueux de rhumatisme qui était venu à moi me,
faucher genoux et chevilles ; aussi, je t'ai retrouvé plus intimement, et, je
l'espère, la neuvaine en aura été plus efficace ; encore un peu de patience et
je te retrouverai à Liège, à Ninane. Ce cher Ninane où il y a vingt-cinq ans tu
coiffais d'un calot le nouveau « petit frère ». Peut-être cela m'a-t-il donné
un instinct combatif qu'il faut souvent calmer. Et depuis, que de cadeaux :
enfance heureuse et choyée, années d'études bonnes en efforts dans une si douce
vigilance, le scoutisme où tous deux vous me suiviez avec tant d'affection. 'Et
puis la découverte totale de l'Idéal Scout, que votre parfaite compréhension
n'a jamais contrecarré. La bourrasque est arrivée,
me jetant dans la brousse aride, mais vous m'aviez armé. Sans doute, sous le
choc, j'ai vacillé au début, mais votre force a été ma force, votre foi ma foi,
votre amour mon amour, et vous êtes forts, votre foi est profonde, votre amour
est vivace... Pendant vingt-cinq ans,
j'ai été un accumulateur en charge, absolument inutile, mais branché sur un
excellent réseau et emmagasinant le plus d'énergie possible. Chers papa et maman, que
j'ai hâte de décharger mes accumulateurs, de faire produire ces énergies, dont je
ne suis que le dépositaire : Je voudrais tant vous rendre un peu de ce que j'ai
reçu ne fût-ce qu'en joie et en affection. ... Depuis deux jours,
nous sommes de nouveau en cellule à trois ; mes compagnons sont tous deux très
sympathiques ; c'est la tranquillité et le calme qui reviennent. Durant mes
neuf jours de lit, j'ai lu beaucoup, n'ayant pas la tête à l'étude, entre
autres : « Premier de Cordée », de Frison Roche, m'a donné l'illusion
merveilleuse de sortir de notre grisaille pour ascensionner ces cimes
éternelles. Au fond, n'est-ce pas un simple effort de volonté ? Je le crois et
je cherche à sortir ; déjà depuis longtemps, la grisaille n'était plus la
poisse du début et maintenant elle s'éclaircit à son tour et parfois le soleil
filtre, mais il faut un effort et ici nous n'avons rien pour sustenter l'esprit,
qui est le promoteur de cet effort. Mais si le soleil ne nous parvient pas, il
parvient à d'autres à cause de nous, n'est-ce pas la même chose ? L'année recommence bientôt
; j'espère qu'elle calmera notre monde en folie, car il va falloir « refaire » ;
c'est un rude tournant que nous traversons, le bouclerons-nous ou bien notre
civilisation ira-t-elle retrouver tant d'autres déchues, déchue elle aussi et
d'autant plus qu'elle s'était gonflée orgueilleusement ... Pourquoi faut-il toujours
que les bons soient timides au point d'en paraître lâches, alors que l'esprit
combatif des autres masque leurs erreurs. De notre côté, celui qui montre les
dents passe pour un fou ou un exalté et cependant il faudra les montrer si nous
ne voulons pas être déchirés ; il faut nous imprégner profondément de cette
idée; Dieu nous garde, mais nous devons mériter son attention. 7 novembre 1943. …Votre bonne lettre
collective ma fait sentir doublement la désillusion que le refus de mon recours
en grâce vous causera, car le jour où je reçus votre lettre on me communiqua la
réponse du tribunal. En résumé : « Vous ne méritez pas de ne faire que dix-huit
mois ; à représenter dans deux ou trois mois ». Bon, cela suffit aussi ;
j'avais fait cette démarche pour toi, cher papa, c'est à toi qu'on refuse,
c'est de cela que je suis le plus triste, car pour ma part je m'y attendais.
Restons-en là, car sinon on pourrait mettre des conditions à la libération. Il
reste cinq mois de patience. Courage et patience, parents tant chéris, des jours
meilleurs viendront et alors nous goûterons d'autant plus la douceur d'une paix
d'autant plus douloureusement acquise. Je n'oublie pas : Souffrir passe, avoir souffert
demeure. La joie reste car j'ai
toujours la nature pour cage et c'est là que je vous retrouve. Yvon travaille
les gosses de Ninane, voilà qui m'a fait plaisir, les cinq ou six ans que j'y
ai passés sont continués et bientôt je pourrai le rejoindre, lui pour les
petits, moi pour les grands, avec Joë à Chaudfontaine, on pourra faire quelque
chose. Ma chère maman, je
voudrais tant te donner un peu de joie, et la seule que je puisse t'envoyer,
c'est celle un peu amère de mon travail accepté le mieux possible. …..Un pied foulé m'a tenu cinq jours en cellule ; en cellule, on pense,
on pense trop, le temps s'y allonge ; voulez-vous un produit de ces journées :
Jeunes filles, pourquoi nous faites-vous trop souvent l'injure d'aimer le joli
pantin qui vous charme, plutôt que le cœur qui vous cherche ? Ici, on ne cesse
de me le répéter, on ne cesse de me le montrer, je ne cesse d'en voir des
exemples et cependant je ne veux ; pas le croire, car j'ai des exemples du
contraire. Mais on me répond alors : c'est l'exception. Est-ce vraiment
exceptionnel une jeune fille qui sache donner la préférence à un cœur rude mais
sensible, pas flatteur pour deux sous mais droit ; qui se moque du plaisir, qui
est fou de la joie ; un gars qui préfère balancer un gosse, mais sur ses
genoux, qu'une jeune fille quelconque sur un parquet ciré ; ou une randonnée sylvestre
à une après-midi de théâtre ou mieux de cinéma (il y fait plus noir)? Est-ce
donc si rare une jeune fille qui ait l'œil assez fin pour reconnaître le chic d'un
costume sans élégance mais sans tache, sans faux pli, de mains rugueuses aux
doigts agiles, d'un pas un peu lourd mais infatigable ? Je ne veux pas être
injuste, je sais la proportion énorme, hélas ! de jeunes gens pour qui le
mariage est une partie de plaisir à la suite de tant d'autres, et qui n'est pas
la dernière ; qui préfèrent la jolie poupée « affriolante » à l'épouse et
surtout à la mère de leurs enfants, car de ces « gêneurs » ils ne veulent pas entendre
parler. Je sais aussi combien sont
rares ceux qui cherchent la compagne de route pour qui ils auront courage,
force, sollicitude, sérieux, amour et qui le leur rendra un jour en joie,
douceur, paix et confiance. Oui, je sais combien cela devient rare, mais cela
se trouve encore. Faut-il alors que pour réussir, le cœur qui cherche s'affuble
du pantin qui charme ? Cette mascarade ne me plaît guère, n'y a-t-il pas de
jeunes filles qui s'en passent ? N'y a-t-il pas de jeunes filles qui haïssent
les poupées ? Tout cela pour dire peu de
choses ... que le monde s'ouvre de plus en plus à mes yeux et l'univers, je le croyais
beau et il est merveilleux. L'homme, je le croyais sublime et il est homme. Je
voudrais tant retenir un petit coin de l'univers merveilleux où l'homme
tendrait encore vers le sublime. ... lei, on n'est pas
morose, on rit même beaucoup, mais l'esprit est parfois vide, vide comme la
gamelle après le dîner. Mais nos histoires drôles ne s'écrivent pas, elles se
racontent tout au plus à mi-mots. 19 décembre 1943. Bon et joyeux Noël !
Sainte et heureuse année à vous tous que j'aime ! Ayez le don divin de la Paix
du cœur et de l'âme, vous qui êtes tant de bonne volonté ! C'est le second Noël
séparé ; 43 fut décevant, qu'importe, ce Noël et cette année auront scellé
davantage encore la chère maison, droite sur le Sart-Martin, au milieu de la
bourrasque dont elle sortira plus solide et plus lumineuse. Nos peines et notre
travail comme nos joies et nos prières, un hymne très simple mais très beau à
Celui qui nous a tant donné. ...St-Nicolas a-t-il pu
venir ? Ici, nous avions mis tous les trois nos bottes sous le trou d'air et le
6 il n'y avait rien dedans, Hanscrouf ne les avait même pas cirées ; il aura
sans doute eu peur ... La fête d'Unité a-t-elle eu lieu ? Le rapport des
activités du premier mois du clan m'a fait un très grand plaisir. ...Comment me
trouverez-vous au retour ? Parfois, j'ai un peu peur, car je ne suis pas dans
une maison d'éducation ici et celui qui reviendra sera peut-être bien différent
de celui qui, il y a deux ans, vous quittait si subitement. ... Ici aussi, il y a du
beau travail, mais je suis loin de le faire en entier. La prison est un plat
très difficile à digérer ; très rares sont ceux qui ont l'estomac assez solide
pour y parvenir, mais pour ceux-là c'est un grand fortifiant. Quant aux autres,
cela leur laisse un poids sur le cœur, dont ils ont grande peine à se défaire.
Je l'ai partiellement digéré, mais à certains moments le poids pèse ; avec de
la patience, j'en arriverai à bout. Quand le poids pèse, on ne fait pas de bon travail,
car on oublie qu'on est routier. C'est alors que je ne fais pas tout le travail
possible. ... On se prépare à fêter
Noël le mieux possible ; on se creuse les méninges pour que ce soit fête quand même
et on y arrivera ; il y aura aussi sapin et cadeaux, quelques pommes avec
papier d'argent, un peu de savon en poudre, comme neige ; un bout de bougie ...
en louchant, il y en aura plus ; nous chanterons l'un ou l'autre Noël. Ce sera quand
même très familial. Et après les fêtes, ce
sera la dernière étape, les derniers trois mois. Courage, chère maman, tu
verras que je rentrerai en même temps que les autres. Nos souffrances, nos
joies, nos difficultés, nos prières sauveront Ninane et les nôtres, ceux que
nous aimons et notre cher Pays de la tourmente qui l'agite, j'en ai la ferme conviction. 30 janvier 1944. Chère maman, je dois
aujourd'hui refaire des pieds à mes bas ; j'espère que ce sera la dernière fois
avant la classe et ce faisant, je songe eu panier à bas de la maison ; c'était
ton travail et tu le faisais bien joyeusement, et cependant je sais maintenant
par expérience combien c'est fastidieux. C'est un des plus beaux souvenirs que
j'aie de la maison : toi derrière la table, dans ton fauteuil et entourée de
ton magasin de bas et de lainages, et papa qui t'embrassait, avant de partir au
bureau, en vérifiant si rien ne te manquait, ni la sonnette, ni le verre d'eau,
ni les livres de prières. Image que je n'oublierai jamais et qui, avec tant
d'autres, ont contribué à faire ce que nous sommes. … Hier soir, en rentrant,
il faisait un soleil radieux, le ciel avait la limpidité polychrome d'une
vesprée printanière. J'avais une fringale de liberté ; ce ciel pur qui m'appartenait,
puisque je sentais et j'aimais sa grandeur et sa beauté, ce ciel me parlait de
jours meilleurs ; sans doute, il y avait le dur rappel des clous sur les pavés et
les cris brefs des « bergers », mais je me reprenais à espérer plus que jamais ;
je recevais une fois de plus la visite de « Cette petite espérance » qui n'a
l'air de rien du tout ; « Cette petite fille espérance immortelle » qui, comme
le dit Péguy, doit étonner Dieu lui-même, par la force incroyable de sa grâce. Serait-il possible qu'une
fois je retrouve ces soirs calmes, que nous puissions travailler pour nous
améliorer nous-mêmes, pour pouvoir améliorer les autres, le monde qui nous
entoure ? Cela semble trop beau et cependant j'y crois, car « cette petite
fille de rien du tout, venue au monde le jour de Noël » a su trouver le chemin de
ma prison. Il me reste encore 68
jours ... cela approche ; je me réjouis de retrouver le clan pour travailler
avec lui, mais les trois premiers mois je les devrai à la bloque. D'ici quinze jours,
je crois que je devrai quitter le Kommando et tous mes amis qui, eux, iront
loger chez le : patron à Meckenheim, cela deviendra un Kommando fixe, tandis que
moi, pour diverses raisons, dont la première est la messe et la communion du
dimanche, je resterai ici, ce qui fait que j'aurai ainsi un vrai carême. Jeudi, nous avons déménagé
des meubles ; au dernier voyage, un piano. On a traversé tout le village en charrette
avec le piano et l'un de nous jouait « Tipperary » à tout casser. On aura tout
vu jusqu'à la « Camel » qui devient la favorite des fumeurs et dont on ne veut plus
se passer. Bientôt, ce sera de
nouveau le printemps à Ninane, ce printemps que j'avais toujours une joie
enfantine à regarder à travers une lorgnette mise à l'envers, ce qui faisait
une série de médaillons très fins, aux coloris des plus variés. Malgré le
temps, je suis resté gosse dans mon amour de Ninane ; sans en chercher les
raisons, tout m'y séduit. J'y ai fait tant de rêves les plus extravagants. Le 2, il y aura dix-huit
ans que j'aurai fait ma première Communion ; le 9, le carême commence et avec vous
j'offrirai les efforts à toutes nos chères intentions. Et quand il finira, je
serai à la maison pour vous embrasser comme je vous aime. Veille
d'Armes Minuit, 19 février 1944. Après presque deux ans, je
te retrouve vieux carnet. Deux ans de prison – pour eux tous –quelle joie, mon Dieu, tu nous as tellement bénis. Le retour, quelle joie,
mais aussi quelle tristesse de retrouver le cher pauvre papa. Mon Dieu, merci, mais
bénis-les, bénis-le, lui et les autres encore et toujours. …Mon Dieu, je veux te
servir et mieux t'aimer en servant et en aimant mes frères. Aide-moi à aimer et
à servir. Dimanche, 26 mars 1944. Papa est mort hier, sa vie
était bien faite, sa mort fut magnifique ; il était prêt. Cher papa, je n'ai pas eu
le temps de profiter de tes conseils, de, Là-haut, reste et sois mon premier
conseiller. Je sais que si ma vie était toujours en tout semblable à la tienne,
je n'aurais pas beaucoup de reproches à me faire. Il faut absolument que tu
restes le témoin de ma vie, témoin invisible, mais combien réel, que tu sois le
crible de mes actes. Aide-moi à aimer maman,
comme tu l'as aimée, à reporter sur elle l'affection tangible que tu ne peux plus
recevoir. Papa, mon cœur n'est pas
triste, on n'est pas triste d'être le témoin de grandes et belles choses, on
est ému tout simplement. Là-haut, tu es heureux. Tu
as cru, tu vois le Divin Invisible. Papa, que la route que tu
m'as laissée est belle. Je crois que je t'aime
presque plus comme tu es maintenant qu'ici, car maintenant tu as fini ton œuvre
et ton œuvre est ta grandeur. Papa, veille sur ton fieu,
qui t'aime tant. Quelle joie, quelle grâce que ce retour
prématuré, avancé de sept semaines. 17 avril 1944. Je n'arrive pas à me
réadapter, j'ai comme une gangue qui m'étouffe. Je n'arrive pas à étendre
les bras et elle m'écrase. Cependant, il faut m'en
débarrasser, car demain le trimestre recommence ; avec lui, la bloque régulière
qui m'amènera au dernier examen, qui me mettra devant le métier à remplir. Car
demain, bien plus lourd encore de conséquences, ce sera le bouleversement qui
peut-être nous amènera des temps plus stables, si pas meilleurs. Merci, mon Dieu, car je
crois qu'ici se clôt enfin la grande parenthèse de la prison, car jusqu'ici je
ne m'étais pas réadapté. Demain commence le
troisième trimestre, le dernier s'il plaît à Dieu, et je veux faire cette
nouvelle étape fin prêt, le sac bien bouclé. Papa, mon cher papa,
bénis-moi et prie aussi le bon Dieu de m'aider. Pâques, 9 avril 1944. Résurrexit,
Alleluia. Que ces mois soient une
résurrection à une vie divine et qu'ils soient dans la joie, dans l'Alleluia
d'un travail bien fait pour Dieu, dans la joie rayonnée autour de moi. Plan
d'attaque contre le vieil homme. A. – Mon frère le corps,
cc bon outil que le bon Dieu m'a donné, je dois le garder en bon état. Une vie saine et rude : a) sept heures de sommeil par jour, pas
moins ; b) pas d'excès de nourriture: six
tranches de pain le matin, sauf motif, pas de goûter en semaine ; c) bain, un par semaine, si possible
natation ; d)
chaque matin un parcours Hébert au jardin ; c) se raser tous les jours ; f) diminuer le tabac. En me gardant un bon
outil, cela m'exercera à la volonté, à la discipline. B. – Ame : l'essence
de moi-même. a) Messe, communion, tous les jours,
malgré les cours à 8 h. 30 ; b) dix minutes de méditation journalière
(écrire force l'attention) ; c) examen sérieux et méthodique le soir d) confession tous les mois au moins ; e) trouver un directeur ? f) loyauté et parole tenue
à toute épreuve. C. – Esprit – mon
moteur. a) Bloque régulière et non pas dose
massive et puis flemme ; b) revoir régulièrement les cours plus
une partie de la matière ; c) ménager un repos régulier, de façon à
ne pas me trouver à un moment donné à bout de souffle et bon à rien, ou trop
énervé, car les autres en subiraient les conséquences ; d) quinze à vingt minutes
d'allemand chaque jour. D. – Formation générale
– Une tête bien faite. a) Choisir les livres dans un plan
complet prévu d'avance. Noter ce qui en vaut la peine ; b) avant de monter en vélo
avoir une idée à méditer, pour cela en faire une liste pour subvenir aux
moments vides. Savoir varier pour éviter l'ennui. E. – Famille – Ma
source. a) Douceur, patience, joie à la maison ; b) grande, très grande affection pour
maman, elle doit pouvoir s'appuyer et se reposer sur moi ; c) au moins une fois par semaine
(actuellement) un travail au jardin ou une bricole à la maison ; d) courses en ville. F. – Patrie – Tout
ce que j'aime. a) Prier ; b) marche à suivre à l'heure H ; c) influence sur mes garçons – sur les
types de Gramme, autour de moi ; d) étudier la question nationale ; e) apprendre le wallon ; f) études sociales –
technique et réalité. G. – Paroisse – La
portion de l'Eglise qui me touche. a) Grand'Messe le dimanche, surveiller
les gosses ; b) exemple ; c) participation aux
activités paroissiales. H. – Scoutisme – Ma
méthode de vie. a) Travail dans l'équipe ; b) parrain ; c) réaliser le programme du clan ; d) service. Voilà, mon Dieu, quelques idées que je voudrais réaliser pour tuer le
vieil homme, pour découvrir l'homme nouveau. Sans Toi je ne puis rien –
Avec Toi je puis tout. Quand je raterai quelque
chose, c'est que j'aurai oublié cela, c'est que orgueilleux j'aurai voulu
marcher seul. Mon Dieu, mon Père,
Esprit-Saint, mon grand Ami, Jésus, mon frère, aidez-moi, aide-moi Dieu Unique. 20 avril 1944. Je commence bien mon
programme... hébertisme, bloque etc… Mais je ne sais pas bien méditer, je
n'arrive pas à développer une idée, à l'analyser. L'idée me frappe, je répète
son évidence, mais rien de plus. Il faudrait écrire, cela m'aiderait... mais je
suis trop paresseux. Quant aux résolutions
prises mardi, je crois que cela ira, qu'elles sont réalisables à quelques
détails près. Exemple : le goûter ;
quand on me l'offre, ne pas refuser, cela ferait du particularisme, et ce
serait difficile de garder l'idée pour moi, ou bien, quand maman est seule, ce
lui est compagnie. Mais dans ces cas-là, il ne faut manger que deux tranches. A ajouter : le matin, après toilette et
méditation, quinze à vingt minutes d'allemand. Lundi, 24 avril 1944. ... Depuis lundi j'ai
suivi le programme que je m'étais tracé, au moins dans les grandes lignes :
hébertisme, méditation, lecture, etc. ; mais il faut faire attention : au goûter
(gourmandise), à l'examen (pas assez sérieux), à la réflexion en vélo…
Evidemment, il faut ne pas être hypertendu, car en peu de temps je ne serais
plus bon à rien. Mais il faut employer intelligemment son temps. J'ai discuté longuement hier avec X., de
la question ouvrière. Il disait qu'après la guerre, la première des choses à
faire serait d'améliorer la condition de l'ouvrier. Non, ce n'est pas la
première chose à faire, ce serait un emplâtre sur une jambe de bois. Le mal est
plus profond, il est ailleurs : il faut rendre à tous, ouvriers et élite, le
sens de son rôle social. L'ouvrier n'est pas un jeton dans la main du
patron, il est un rouage indispensable à la machine sociale, comme l'élite en
est un autre, et le mal vient de ce qu'on a oublié son devoir, son rôle. Le socialisme veut un
nivellement par le bas ; il faut tendre à niveler par le haut. En lisant Thibon : « Ce
qui est effarant, c'est de sentir un peu partout la faillite de notre civilisation,
on en découvre la profonde pourriture, mais peu trouvent le remède. » Il est bon de trouver dans
« Le pèlerinage aux sources» de Del Vasto, que l'Inde était aussi pourrie et depuis
des siècles, et on veut avec Ghandi commencer le renouveau ; il faudra
peut-être 100 à 200 ans, mais qu'importe la tâche est commencée. Chez nous, rien. Nous pourrions, et c'est
je crois la seule et la meilleure chose à faire, procéder par « tache d'huile
», comme Lyautey. Chacun nous former, nous imprégner
de notre responsabilité d'élite. Que chaque routier en
fasse autant, chaque clan. Que chacun rayonne de proche en proche ; on peut, on
doit arriver à quelque chose. Ce sera long, pénible, mais la faillite a
commencé par l'élite, la reconstruction doit venir d'elle aussi. Comme les
camps de jeunesse, de proche en proche, ont ramené pas mal de types à la Route,
c'est de même qu'il faudra agir, sur une échelle maximum. Si notre élite ne le fait
pas, les autres le feront, malheur à nous, alors. Il n'y aura plus, je
crois, une classe dirigeante, il y aura une élite dirigeante. Parfois je me demande si
nous n'assisterons pas, nous ou nos enfants à un fait semblable à l'essor
chrétien dans l'Empire Romain. Qu'importent toutes les revendications, ce sont
des théories de meeting, c'est l'âme qu'il faut changer. Je crois qu'il y a un
travail profond dans ce sens, qui se fait ; qui sait, on verra ... Lundi 1ermai 1944. A 6 heures, réunion de
Clan pour directives en ces de bombardement. A 5 h. 45, Sclessin et Kinkempois étaient
bombardés, aussi sommes-nous partis directement en camion pour porter
secours... Il y avait des hommes, mais pas de pioches, pas de cordes, pas de scies.
Or, ce qu'il y avait de plus, c'était des emmurés, pas moyen de les dégager ;
il y avait foule et on ne faisait qu'encombrer. Une heure durant je me suis
promené avec ma civière, mais rien à faire. Je râlais d'être inutile. Résumé, perdre bêtement
son temps par manque d'organisation et de matériel. Et demain alors qu'il y aura
tant d'ouvrage, je serai obligé d'aller au cours, car on condense en dix jours
la fin de la matière. C'est râlant, c'est cependant le devoir et il faut s'y
plier. Samedi, 6 mai 1944. Les cours sont finis. Il
faut que j'établisse un programme rationnel de bloque, car sauf imprévu, elle
va durer deux mois, très longtemps, il ne faut pas que cela me fatigue trop
l'esprit, sinon je serai insupportable à la maison, je le suis assez sans cela.
Il faut qu'elle soit suffisante pour que je possède ma matière à fond, mais il
ne faut pas qu'elle me mette des œillères, il faut savoir pousser activement la
formation générale, et savoir s'occuper de la vie extérieure, non pas pour être
distrait, mais pour y prendre sa part de charges comme d'avantages ou de
délassement. La bloque doit être moins
une étude qu'un exercice, je dois construire des murs et non tapisser des
panneaux d'affichage. Il faut étudier non pour l'examen, mais pour la vie qui
s'ouvre, il faut que je sois prêt, non à sortir de Gramme, mais à entrer dans
la carrière. Je trouve ma vie égoïste
et je crois que c'est mon devoir d'état qui m'oblige à un égocentrisme de mon activité.
Je sors peu de mes livres, je suis devenu trop fatigué pour entreprendre de
sortir de ma ruche, d'aller butiner au dehors, de transporter le pollen pour
féconder les fleurs et rapporter ma part à la ruche. Et avec cela, je rêve de
vie rude, d'ascèse, je rn 'y exerce par moments : lever tôt, gymnastique et à
côté de cela je bouffe comme un goinfre, je déteste qu'on me force à déballer
mes jambes de mon bureau, je me contente de six tranches à moitié sèches à mon
dîner mais je dévore comme quatre le soir ... Ma vie en ce moment est un
divorce flagrant entre mon âme et mon activité. Sont-ce les temps troublés, les
études qui me traînent trop longtemps et me font piaffer ... Je voudrais agir
et je n'ai pas la moindre idée de ce que je voudrais faire. Il me reste trois semaines
avant la Pentecôte ; il faut que j'assiège mon grand Ami « l'Esprit-Saint, de Lumière
et d'Amour » pour qu'IL m'aide à voir clair et à rétablir l'harmonie rompue. Il
y a deux ans j'avais commencé une grande neuvaine de nonante jours, au début du
carême. Sa grâce m'a puissamment aidé en captivité, je ne Lui avais pas demandé
cela, aveugle que j'étais. Il savait bien mieux que moi ce qu'il me fallait. D'ici à la Pentecôte, je
vais essayer de réconcilier mon activité avec mon âme, d'agir comme je pense,
et non pas d'agir contre mes pensées. Viser moins extraordinaire, mais faire ce
que tout le monde fait, seulement le faire le mieux possible. Bloquer sérieusement sept
ou huit heures et non travailler dix heures devant mon bureau pour faire croire
à tous et surtout à moi-même, que je travaille fort. Me distraire comme tout le
monde, avec tout le .monde, parce que cela peut aussi distraire les autres. Lire, non pas vagabonder
dans les livres sérieux, mais être éclectique dans la littérature générale. Pas d'excentricités ; que
ma seule excentricité soit de faire le mieux possible ce que tout le monde fait
tous les jours. Il faut être en équilibre
bien stable pour faire une bonne battue avant de bondir en avant. Le bon Dieu me montrera où
je dois bondir, quand ! je serai prêt. En attendant, je m'apprête à me battre,
je cherche l'équilibre le plus stable. Deo
Juvante Vincam. 3 Juin 1944. Longuement discuté
question charité. Ce qui importe ce n'est
pas de donner beaucoup et gros, mais de bien donner. Parfois, un mot bien placé
fait plus que la pièce blanche. Il faut se résigner à être
parfois roulé, si on veut ne pas rater l'occasion de faire du bien. 10 Juin 1944. Que de choses depuis huit
jours. Rome est tombé lundi 5. Mardi 6, débarquement allié en France. La bloque
au diable, il y a autre chose à faire. J'écris deux ou trois lettres ; vendredi
j'écris à maman, je mets tout en ordre, il faut être prêt. Le matériel y est, mais le
restant ? Mon Dieu, des heures
lourdes arrivent, je T'offre joyeusement ma vie, prends-là, mon Dieu, mais
protège les miens, ceux que j'aime. Pour eux, mon bon .Jésus, prends-moi. Que
je serve au moins une fois à quelque chose. Ces moments sont
formidables; pour rien au monde, je n'aurais voulu vivre à un autre moment. Mon Dieu protège mon beau
Pays. IF ... S1...[5]
Si tu
peux voir détruit l'ouvrage de ta vie Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir, Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties Sans un geste, sans
un soupir. Si tu peux aimer sans être fou d'amour, Si tu peux être fort sans cesser d'être tendre, Et te sentir haï sans haïr à ton tour, Pourtant lutter et
te défendre. Si tu peux supporter d'entendre tes paroles Travesties par des gueux pour exciter des sots Et d'entendre mentir sur toi leurs bouches folles Sans mentir
toi-même d'un mot. Si tu peux rester digne en restant populaire, Si tu sais rester peuple en conseillant les rois, Si tu sais aimer tous tes amis en frères Sans qu'aucun
d'eux soit tout pour toi. Si tu sais observer, méditer, reconnaître Sens jamais devenir sceptique ou destructeur, Rêver sans laisser ton rêve être le maître, Penser sans n'être
qu'un penseur. Si tu sais être dur sans jamais être en rage, Si tu sais être brave et jamais imprudent, Si tu sais être pieux, si tu sais être sage, En restant
chrétien et confiant. Si tu sais rencontrer triomphe après défaite, Et recevoir ces deux menteurs d'un même front. Si tu sais garder ton courage et ta tête, Quand tous les
autres la perdront. Alors les fous, les rois, la chance et la victoire Seront à tout jamais tes esclaves soumis, Et ce qui vaut mieux que les rois et la gloire Tu seras un homme,
mon fils. Rudyard KIPLING. Dernière Étape Ici s'arrêtent les carnets
de route. Il reste à l'Ours trois mois à vivre ; instinctivement il met les bouchées
doubles. C'est d'abord le premier départ
vers l'Ardenne ; une dizaine de jours là-bas, après lesquels se, rendant compte
que l'heure de combattre n'était pas encore venue, il rentre au logis. Là,
comme un bûcheron probe et consciencieux,
il bloque ; il prépare avec
acharnement ce dernier examen qui doit
le conduire à pied d'œuvre. L'examen passé, il songe
toujours au départ et attend l'appel qui ne peut tarder. Il donne tout ce qu'il
peut de son temps et de son cœur aux siens, à ses amis, au clan, à son rôle social
dans son petit patelin. Il écrit à son chef de clan une lettre dont nous extrayons
ces lignes : 3 Août 1944. Cher vieux Grand
Duc, J'ai bien reçu ta feuille de Roule
" Opera mea Regi », « Mes œuvres pour le Roi », ai-je bien compris, car mon
latin est loin, sais-tu ... J'en ai été enchanté, car cela m'a un peu secoué. Donc, d'après cela, un R. S. de 25 ans
doit être un type « capable ». Et si je compte bien, étant de la classe
18, je devrais être de la « classe des capables », Tu nous en fiches lourd, d'un
coup sur le dos. Crois-tu, vieux Grand Duc, qu'un homme
puisse se dire un jour: « Maintenant, je suis capable », J'ai J'impression
que plus on progresse, plus on voit ce qu'on pourrait faire, c'est comme celui qui
court après le soleil, au début, il marche seul dans son jardin, et puis il doit
sauter une haie et puis à travers routes et champs, bois et plaines, vallons et
collines, il arrive à la mer. Il s'est entraîné à la marche, il a la plante durcie,
de la vraie corne à ses pieds, il peut marcher,
longtemps marcher et il est arrêté par la mer. II construit lentement et à grande
peine un esquif, il s'aventure sur la vague sauvage, mais il veut arriver, il
s'obstine, il finit par connaître la grande enjôleuse, et il part loin de la terre,
loin du monde fixe, qui lui semble une mer entre le soleil et lui. II vogue jusqu'au
jour où un mur plus haut encore se dresse, il se fait à la montagne, il s'exerce
aux crampons, aux cordes de rappel, au roc, au vent, au givre, il atteint les plus
hautes cimes, et là, loin de tout, immensément haut, il trépigne, il se tord les
bras vers ce soleil hallucinant et inaccessible. Il regarde non comme Icare mais comme Guynemer.
Il monte aux régions éternelles, et libre et seul et joyeux, cette ivresse des cimes
il la dépasse et finalement retombe plus bas que jamais. II se relèvera car, irrésistiblement,
la petite fille Espérance le tire par les mains, mais pourra-t-il jamais dire «
Je suis capable ». Le vieux Lyautey, grand Routier devant l'Eternel,
disait lui-même, sur le tard de sa vie, qu'il avait loupé sa vie, que jamais il
n'était arrivé à réaliser ce qu'il avait espéré, et cependant le bonhomme n'était
pas un chômeur. Je prends un exemple : Page 2 en haut,
dans les grandes lignes, j'ai fait les points que tu indiques et même parfois plus
et si les autres d'après cela pouvaient dire « tu es un homme viril », je ne pourrais
le dire sans rigoler, car je connais trop bien les faiblesses, les lâchetés dont
je suis capable. La pluie, le vent, le froid, je m'en fous, mais mes pantoufles
à l'occasion, mon burnous plus souvent, ma pipe toujours, de cela je ne m'en fous
pas. J'ai cherché à avoir un cœur fraternel et
compréhensif, je crois avoir répondu, à peu près, au cahier des charges et cependant,
bien souvent, j'envie un Foucauld, loin, seul dans le bled. J’ai cherché toujours le trou bien rond où
je dois loger ma cheville, mais elle est tellement carrée, et cependant depuis 1934,
mon carnet de route est tenu avec, pourtant, un trou de deux ans. Je taille et
retaille la cheville comme je peux, mais elle reste désespérément polygonale. Oui, vieux Chef, le clan doit être un entraînement,
toujours je l'ai considéré comme cela, mais jamais je n'ai cru qu'ici-bas il me
mènerait au but, car ici le but est inaccessible. Il peut y tendre et, pour ma part,
c'est le meilleur guide que j'aie trouvé, je ne dis pas que c'est le seul, je n'ai
pas tout essayé, mais de ce que j'ai expérimenté, c'est le plus sûr. Mais si donc nous pouvons peut-être aider
les jeunes par notre acquis (c'est un dû comme est dû le remboursement d'une bourse
d'études), nous devons cependant avoir devant nous, d'autres, plus âgés, plus :
expérimentés, qui eux nous guideront nous aussi ; sans doute, 25 ans peut être un
jalon tout au plus comme 24 et 26, mais ce n'est pas une étape. Tu verras quand
tu y seras. Bonne chasse, mon amitié avec la gauche. Ours Jovial. Il a la joie de voir autour
de lui un groupe de cousins qui partiront avec lui ; ensemble, on se forme physiquement
et moralement. Il met à cette formation toutes ses forces, toute son âme, disant
trois jours avant le départ : « Maintenant que tout est
bien prêt, je garde trois jours pour les gonfler d'enthousiasme, les gonfler à bloc
». Cependant, il trouve encore
le moyen, en août, de passer quinze jours dans un camp d'anémiés. Il mena son équipe
avec un particulier allant et s'était bien promis de ne pas l'abandonner par la
suite. Enfin, le départ attendu est
fixé. L'Ours rongeait son frein depuis si longtemps l'enthousiasme ne lui manque
pas, mais il a cependant pesé tous les dangers, toutes les difficultés de l'entreprise
dans ce pays d'Ardenne qu'il connait si bien et aime particulièrement. Il
en a si bien pesé les conséquences
qu'il a dit à sa mère au moment du départ : « Si je ne reviens pas, tu
me pardonneras.. ». Cependant, pleinement épanoui,
avec ses cousins, il organise le 1er septembre une joyeuse revue familiale.
On fête ses 26 ans. Il voulait partir en beauté ce 2 septembre anniversaire de
sa naissance. L'Ours est parti avec son
équipe ... en beauté ; il a travaillé avec elle pendant huit jours, en beauté.
Huit jours, c'est peu, mais faut-il plus d'un jour pour remplir une mission
périlleuse ? Faut-il plus d'une heure pour donner sa vie ? Envoyé en mission avec un
compagnon, le 9 septembre, rentrés sans encombre au quartier général ayant
rempli leur tâche, ils sont arrêtés par les S. S. dans une auberge d'Ardenne. Emmenés à quelques
kilomètres de là, ils tombent tous les deux sous les balles allemandes ... aux
dernières heures du jour. Croix érigée à Briscol (Erezée), à l’endroit où tombèrent Joseph Hanquet et son compagnon Jacques Mottard, le 9 septembre 1944 Les villageois ont entendu
tirer ... Le lendemain, sur le bord de la route, deux corps étaient étendus. Ils
ne purent approcher. Ils durent attendre jusque midi le départ des S. S. pour
pouvoir relever les deux héros, les enrouler dans le drapeau pour lequel ils étaient
tombés et les transporter dans la petite chapelle du village. D'après le récit de ceux qui
les découvrirent, on pense que l'Ours, blessé seulement, s'est traîné sur le bord
de la route, après avoir hissé sur son dos le corps de son compagnon, dernier
effort tenté avant que les balles allemandes ne mettent fin à sa vie et ne l'envoient
tout droit dans la Maison du Père. Oui, l'Ours est rentré à
la maison, il y est rentré en « Routier » fidèle à sa promesse et à sa devise «
Servir ». Il n'a pas cessé de
servir, il est toujours avec nous. Il nous a laissé un exemple, un enseignement
que nous ne pouvons laisser perdre. Non, nous ne pouvons garder pour nous ces richesses
sans les partager. C'est pourquoi, nous avons
voulu réunir ces pages et nous les terminerons par ces quelques mots de son dernier
message aux siens : Nous n'avons pas de soldat dans la famille,
il y en aura un, et j'étais le seul à pouvoir l'être. Jean est trop jeune, les autres
ont des occupations qui sont un service plus important, je n'avais rien. Maman, tu peux avoir confiance, ton fieu
était prêt, la mort ne l'aura pas surpris. La vie est belle, est merveilleusement belle
et ces dernières années, où plus spécialement j'eus la joie de souffrir un peu,
ont encore agrandi l'horizon de sa splendeur. C'est pour cela que je suis content de l'offrir
au Bon Dieu, pour le Pays, pour vous. De Là-haut, je veillerai sur vous. Quelle joie de suivre un grand idéal et chez
nous, Joie et Idéal étaient merveilleux, vertigineux, divins. Ton petit lieu, au service de son Dieu, des
siens, de ses amis, de son Pays, de son Roi. Ours Jovial. [1] « Sans partiel » veut dire sans devoir représenter l'examen sur une matière. [2] Livre de Kenneth Roberts sur la découverte du « Grand Passage » en Amérique du Nord. [3] Etat de fatigue tel que l'on n'a plus force de se déshabiller (expression scoute). [4] Livre de Louis Bromfield. [5] Poème particulièrement aimé de Joseph Hanquet et qui représentait pour lui comme un style de vie. |