Maison du Souvenir

Les évadés de Saint-Gilles.

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Couverture de la brochure écrite par Henry Claessens

Les évadés de Saint-Gilles


Ils étaient quatre.

       Quatre, dans une cellule de la prison de Saint-Gilles, au début du mois de février 1943.

       Quatre victimes de la Gestapo, comme tant d'autres.

       Mais le sort qui les avait étrangement réunis, devait leur réserver de devenir les héros de la plus sensationnelle évasion que connut la prison centrale de Bruxelles sous l'occupation allemande de 1940-45.

       Ils étaient quatre, ... dans une cellule : Jean Hufkens, Lucien Jansen, Frans Lissens, Raymond Portmans.

       Tous avaient déjà subi quelques mois d'incarcération. Lucien Jansen, qui en totalisait quinze, était condamné à mort. Le même sort pouvait être réservé aux autres, après jugement.

       Jean Hufkens venait d'être introduit dans la cellule, en remplacement d'un prédécesseur connu sous le nom d’Eric et parti brusquement pour une destination inconnue ...

       A peine J. Hufkens était-il entré – ah ! ce fut toujours bien lui le plus dynamique du groupe ! – qu'il s'écriait :

       - Quand va-t-on s'évader ?...

       Tous les prisonniers rêvent de s’évader, mais encore fallait-il poser la question devant les compagnons de la cellule. Cette fois, la question était posée et avec quelle rapidité !

       J. Hufkens n'en était pas à sa première tentative. Il venait de la Citadelle de Liège, où il avait été surpris à démolir un mur de la caserne, qui servait alors de prison.

       Comment sortir, à quatre, d'une cellule, comprise dans le système des bâtiments et des couloirs en étoile, barrés, verrouillés et méthodiquement gardés, de la prison de Saint-Gilles ?

       - Moi, expliqua J. Hufkens, je suis certain – si nous parvenons à nous échapper dans la cour – de pouvoir escalader le mur de la prison avec une corde munie d'un crochet. Il suffit de lancer la corde de l’autre côté du faîte et d'exercer une prudente traction, pour que le crochet reste maintenu par le rebord extérieur du couvre-mur.

       Et notre héros de démontrer, sur le champ, le bien-fondé de sa théorie : penché sur la table de la cellule, après avoir confectionné un crochet à l’aide d'une clé de boîte à sardines et y avoir noué une ficelle, il laissait glisser celle-ci du côté opposé, tirait dessus et provoquait l'accrochage sur le rebord même de la tablette.


Un coin de la cour, dans la Prison de Saint-Gilles. Sur la façade du bâtiment, à droite, on aperçoit, marquée d’une croix, la fenêtre que franchirent les quatre prisonniers

       Combien de fois l'expérience fut recommencée ! Elle réussissait à chaque coup. C'était une révélation !... Il fallait tenter l'évasion !

       Mais comment sortir de la cellule ?

       Et comment se procurer les instruments, les ustensiles et les vêtements nécessaires ? Car l'évasion n'était possible que la nuit et, chaque soir, on enlevait aux prisonniers tous leurs effets d'habillement, ne leur laissant que la chemise pour se mettre au lit dans la cellule.

*

*          *

       La prison de Saint-Gilles comprend, en ordre principal, partant d'une rotonde centrale, cinq ailes de bâtiment se terminant par un pavillon extérieur, à compartiments grillagés (les fameuses «  Cages à lion », comme les appelaient les prisonniers, où ceux d'entre eux qui étaient au secret, se trouvaient admis à prendre l'air quelques instants par jour).

       Les ailes comportent chacune, à gauche et à droite d'un couloir d'accès, les cellules rangées côte à côte, et se répétant à deux étages supérieurs, le long de galeries communiquant par des escaliers de fer.


Plan de la Prison de Saint-Gilles. Les auteurs de l’évasion occupaient, dans l’aile A, la cellule 35, indiquée au croquis

       Le couloir d'accès, séparé de la rotonde par une forte grille, est doté d'un bureau de garde et présente, à l'extrémité, une porte verrouillée servant de sortie vers la cour.

*

*          *

       Nos quatre prisonniers connaissaient la disposition des lieux. Ils occupaient, dans l'aile A, la première à gauche, au rez-de-chaussée, la cellule 35, non loin du bureau de garde. Ils savaient la surveillance étroite et bien faite.

       A l'extérieur, notamment, les sentinelles parcouraient les chemins de ronde, au bas des fenêtres, le long des murs. Et les chiens, la nuit, circulaient avec les patrouilles.

       Pour sortir de la cellule, il n'y avait que deux solutions.

       Ou bien scier les barreaux de la fenêtre et s'échapper directement dans la cour. Moyen classique, mais difficile et lent à réaliser.

       Ou bien, profitant d'un jour où la surveillance était réduite, attirer le gardien à l'intérieur de la cellule, sous prétexte d'accident ou de maladie, l'assommer, se rendre dans le bureau pour enlever la clé de la porte vers la cour et fuir... On ne pouvait réussir qu'à condition d'agir avec la vitesse de l'éclair, avant que l’alerte ne soit donnée dans la rotonde ; en cas d'échec, le cas des prisonniers devenait d'une extrême gravité, des voies de fait ayant été commises sur un gardien.

       La première manière fut bientôt décidée.

       C'était le 5 février.

       Il fallait une scie. Comment procéder ?

       L. Jansen recevait des visites. Sa femme. Son vieux père. Son frère. Il avait pu rapidement faire connaître son désir, et le mardi 23 février ...

       La salle de visite se partageait en deux couloirs contigus, garnis de cellules jumelées, servant d'isoloirs. Visiteurs et prisonniers y étaient introduits de part et d'autre et ne pouvaient communiquer entre eux que par une fenêtre grillagée, pratiquée dans le mur de séparation, à hauteur du visage.


La salle des visites. On aperçoit dans le bas, côté des prisonniers, la première cellule où M. L. Jansen trouva la scie à métaux qui y avait été glissée par son frère

       Le mardi 23 février donc, son frère, impassible dans l'isoloir pour ne pas attirer l'attention du surveillant, lui dit, entre deux phrases anodines :

       - Ramasse ce qui est par terre ...

       L. Jansen baissa les yeux. Sur le sol, à l'intérieur de sa propre cabine, se trouvait une lame de scie à métaux de 30 cm !

       L'épouse de L. Jansen, qui accompagnait son frère, n'avait même pas été avertie de ce que celui-ci allait tenter. Par un coup d'audace extraordinaire, il avait d'abord pris place, avec sa belle-sœur, dans le premier boxe réservé aux visiteurs ; puis, certain que cette place lui était acquise, il était ressorti, avait entr’ouvert la porte donnant sur le couloir des prisonniers et avait jeté subrepticement la lame dans la première cellule, correspondant à la sienne du côté visiteurs.

       Il s'était dépêché de reprendre sa place, près de sa belle-sœur. Le coup avait parfaitement réussi, malgré la présence d'un boche, au fond du couloir, côté prisonniers, et qui n'avait rien vu !...

       La femme de L. Jansen, surprise par la manœuvre de son beau-frère, avait eu la présence d'esprit de ne pas bouger !

       Il n'y avait eu, ensuite, qu'à attendre l'arrivée des prisonniers. L. Jansen s'était précipité dans le boxe n° l, où il avait aperçu les visages familiers, derrière la grille...

       Ramasser la scie, la glisser dans sa poche, n'avait plus été qu'un jeu. Mais... quel moment d'émotion !

       Rentré dans la prison : - Sentez, s’écria-t-il à ses camarades, n'osant encore montrer l'outil au grand jour, sentez ce que j’ai dans ma poche ! !

*

*          *

       Une grande joie s'était emparée des quatre compagnons. La résolution avait été immédiatement prise de consommer les vivres de réserve provenant des colis, l'économie n'ayant plus de raison d'être et chacun ayant besoin de forces, en vue des efforts à accomplir. Des exercices d'assouplissement étaient décidés, ensuite.

       Le programme comporterait deux heures par jour de gymnastique des bras et des jambes. Cette précaution, comme on allait le voir, ne devait pas s'avérer inutile.

       Le soir venu, la scie fut glissée entre deux lamelles du parquet, le joint étant soigneusement rétabli dans son état graisseux et poussiéreux.

       Les « quatre » délibérèrent toute la nuit ...

       Le châssis de fenêtre, en fonte, s'ouvrait par un système à bascule et ne laissait à la partie supérieure, à 2 m. 50 du sol, qu'une ouverture de 10 cm. Il était garni de deux montants verticaux, espacés de 30 cm. A l’extérieur, trois barreaux, en fer ceux-là, placés à intervalle de 15 cm, étaient supportés par une colonne médiane de forte épaisseur.

       Il fallait donc franchir deux obstacles la fenêtre en fonte, les barreaux en fer.

       Quel était le moment le plus favorable pour procéder au sciage ? Le jour ou la nuit ? Lequel des barreaux était-il nécessaire de couper pour passer ? De quel côté de la fenêtre opérer ? A gauche ou à droite ? Comment procéder pour enlever le carreau, mastiqué du côté extérieur, sans rien faire qui attirât l'attention des gardiens ?

       Et l’occultation, la nuit, qui obligeait encore les prisonniers à obturer la fenêtre à l'aide d'un panneau appelé « Dunkler » ! Et l'ampoule électrique, que l’on ne pouvait dévisser, dans une cellule de condamné à mort, sans se faire remarquer immédiatement de l’intérieur.

       Combien de temps nécessiteraient les travaux et les préparatifs ? Quel serait le jour préférable pour l’évasion ?

       Réussirait-on à fabriquer le crochet à l'aide d'une pièce métallique appartenant au mobilier de la cellule ? Comment réussir à tresser la corde, si l'on ne disposait pas, pendant un laps de temps suffisant, des draps de la literie que les gardes inspectaient chaque matin et chaque soir. Et les draps suffiraient-ils ? Quelle longueur, en effet, devait avoir la corde ? Quelle devait être sa résistance ? Et quelle dimension, le crochet ? Qui tenterait le premier la sortie ? Lequel des murs de la cour franchir ?

       Mille questions qui étaient mille problèmes de précision à résoudre.

       Du calcul, de l'adresse, de l'astuce. De la force, de l'agilité, du courage. Tout combiner, tout prévoir. Ne rien manquer. Réussir !... Quelle nuit !

       Quelle nuit de réflexions, de recherches, de discussions, de fièvre ! Quelle nuit de décisions !

       Et quels jours et quelles nuits qui suivirent, dans cette cellule, où ils étaient quatre à se battre contre tout ce qui était autour d' eux et qui s' opposerait à leur détermination, irrémédiable désormais !

       Le lendemain – mercredi 24 février – toute la chambrée était prête à entrer en action.

       Chacun avait son rôle à jouer. Tandis que J. Hufkens travaillerait aux barreaux, R. Portmans, près de lui, ferait le guet vers la cour.

       L. jansen, dont l'oreille était plus exercée aux bruits de la prison, se plaquerait contre la porte, attentif aux allées et venues de l'intérieur ; il donnerait l'alerte à l'approche du gardien et s'efforcerait de lui masquer la vue, devant l'ouverture du judas !

       Quant à F. Lissens, il jouerait la pantomime au milieu de la cellule, balayant, déplaçant un meuble, circulant, trompant lui aussi la surveillance du gardien.

       Toute la journée, pourtant, les prisonniers s'étaient vus dans l'obligation d'attendre. Ils avaient jugé préférable de ne travailler à la fenêtre que pendant la nuit. Il était nécessaire, dans ce cas, d'enlever le panneau d'occultation, après avoir, au préalable, dévissé la lampe. Cela présentait aussi un danger, mais avec L. Jansen à l'écoute contre la porte, ses compagnons comptaient bien être prévenus à temps pour rétablir l'éclairage, avant l’arrivée du gardien devant la cellule.

       Peu après l'heure du coucher, J. Hufkens s'était donc mis à l'ouvrage. Juché sur le dos d'une chaise – car la table ne pouvait pas se trouver près de la fenêtre – il avait introduit un bras dans l'ouverture du châssis et s'ingéniait, à l'aide d'un vieux couteau, à décoller le mastic de la vitre de gauche, s'efforçant d'en retenir la moindre miette entre ses doigts. Avec l'autre main, de l'intérieur, il appuyait sur le carreau pour le détacher, d'autant plus qu'au dehors il était impossible d'atteindre le bas du châssis.

       Les prisonniers avaient choisi le panneau de gauche, afin de pouvoir accéder aux barreaux de ce côté, et notamment au barreau inférieur. Ils avaient observé qu'au cours des contrôles fréquents effectués par le gardien, celui-ci commençait par inspecter les barreaux dans la partie droite de la fenêtre, du haut vers le bas. Satisfait de son examen, il passait plus rapidement devant la partie de gauche et ne prêtait pour ainsi dire plus attention au dernier barreau de la série !

       A l'extérieur, la sentinelle allemande, sur le chemin de ronde, ne pouvait apercevoir ce barreau, à cause de la saillie formée par le seuil de la fenêtre.

       On risquait moins, aussi, en travaillant à cette place plutôt que dans le haut de la grille, d'être découvert par les occupants du bâtiment d'en face. C'était plus facile à scier, et moins haut à franchir pour s'échapper. Tous les détails avaient leur importance et ces derniers n'étaient pas les moins négligeables !

       J. Hufkens s'enhardissait à son travail, le mastic provenant d'une réparation récente, n’offrant pas tellement de résistance.


Le plan ci-dessus permet de se rendre compte exactement de la disposition de la fenêtre et des barreaux

       Rêva-t-il soudain à la bonne fortune des prochains jours et dans l'enthousiasme naissant effectua-t-i1 une pression trop forte ? Toujours est-il que la partie supérieure du carreau se cassa et lui resta entre les doigts, heureusement sans faire d'autres morceaux !...

       Que fallait-il faire ? Le mieux était de déposer le carreau à l'extérieur, sur le seuil de la fenêtre, de refermer celle-ci, de rétablir l'occultation et de se mettre au lit, comme si rien ne s'était passé !

       Et de fait, le bruit du carreau n'avait pas été entendu par les boches. Rien ne bougea dans la prison et bientôt les quatre compagnons se remirent à l'ouvrage.

       La seconde moitié du carreau fut enlevée avec beaucoup plus de facilité, grâce à l'ouverture pratiquée par la partie brisée, et J. Hufkens se prépara à scier ...

       La lame, serrée entre le pouce et l'index – car il n'y avait pas de manche –, devait être portée en avant, puis tirée en arrière, en appuyant seulement sur le barreau pendant ce dernier mouvement.

       C'était la seule façon d'éviter que la scie, insuffisamment soutenue, ne pliât.

       Hélas, à peine J. Hufkens avait-il commencé, que tous les quatre s'effrayèrent du bruit que faisait, dans la nuit, le grincement de l'outil.

       Et comme pour confirmer leurs craintes, un appel discret résonna sur le tuyau de chauffage, qui d'une cellule à l'autre servait de conduit acoustique aux prisonniers.

       C'était le voisin du 24, Opta Lebègue :

       - Qu'est-ce que vous foutez ? Mais vous allez vous faire tous ramasser !

       Du côté opposé, nouveau signal d'écoute. C'était du 36 que Jacques Thibau, à son tour, lançait un non moins sérieux avertissement :

       - Mais cela fait un bruit fou ! Je vous en supplie, ne continuez pas !...

       Il n'y avait pas moyen, en effet, de continuer pendant la nuit. Il fallait aviser et choisir une autre heure. Le matin, entre 7 et 8 h, sans doute, au moment où le gardien faisait sa tournée pour changer les tinettes et apporter le déjeuner. Il y avait beaucoup de bruit dans le couloir et le gardien s'absentait généralement pour accomplir sa corvée aux galeries.

       Ceci dit, les prisonniers se recouchèrent, mettant leur espoir dans le lendemain.

       Des 7 h, le jeudi, J. Hufkens se mit à scier. II disposait d'une heure.

       Il sut, dès ce moment, ce qu'il fallait d'endurance, de courage, de résistance et d'énergie, pour scier, dans la fenêtre d'une prison – prison de guerre –, face à l'ennemi qui veille, avec rien qu'une lame entre les doigts, au bout des bras affaiblis, avec des arrêts crispés et des recommencements, de l'angoisse et la peur affreuse d'être surpris, pour scier, malgré l'approche des sentinelles et les gardiens aux aguets, ... un lourd barreau carré de fer, de 4 cm. d'épaisseur !

       Ne pas se faire entendre surtout ! C'était l’essentiel ! Et rapidement les prisonniers se rendirent compte que le grincement de la scie se perdait dans le brouhaha qui régnait dans la prison.

       Sur le tuyau de chauffage d'ailleurs, Opta avait fait :

       - Ça va !

       Et Jacques de l’autre côté, avait répété !

       - Oui, ça va mieux, maintenant. On ne vous entendra pas.

       Ils étaient dans le bon ! L'heure était bien choisie. D' ailleurs, on entendait le gardien circuler et c'était un apaisement de le savoir occupé aux étages. Pendant la nuit, au contraire, il était en pantoufles et il s approchait sans qu'on soit averti de son arrivée ...

       Comme on approchait de 8 h, il convenait d'arrêter le travail.

       La coupure, dans le fer, fut rapidement camouflée à l'aide d'un mélange de mastic et de cendres de cigarettes.

       Il ne restait plus qu'à replacer les deux morceaux du carreau dans la fenêtre. Hélas ! un nouvel accident devait survenir !...

       L. Jansen en essayant de remettre le morceau supérieur, brisa subitement le carreau, le rendant, cette fois, inutilisable !

       L'affaire risquait de tourner mal ! Il s'agissait de trouver un subterfuge, si l'on ne voulait pas que le boche eût l'attention attirée par la fenêtre ...

       On l'entendait à nouveau, dans le couloir du rez-de-chaussée, allant de cellule en cellule, où il portait le déjeuner. Bientôt son pas se rapprocha. C'était pour le « 35 » !

       La porte s'ouvrit, prudemment, d'abord, comme d'habitude ...

       L. Jansen avait pris position, debout, sur une chaise, faisant le geste de retirer, à ce moment même, le panneau d'occultation.

       Puis, tout-à-coup, patatras ! L. Jansen renversait la chaise sous ses pieds et tombait, enfonçant le « Dunkler » dans la fenêtre dont les carreaux volaient littéralement en éclats !...

       La chaise elle aussi, se trouvait démolie. Et le « Dunkler » !

       Et L. Jansen gémissait, en se frottant le tibia, tout en s'écriant à l'adresse du gardien étonné :

       - Je vous l’avais bien dit que la chaise ne tenait plus. Il y a un mois que je demande qu'on la répare ! Nous sommes propres, maintenant : une chaise en moins, le « Dunkler » qui ne peut plus servir et voilà les carreaux cassés !...

       Il y avait, à la prison de Saint-Gilles, un gardien belge chargé des travaux d'entretien et de réparation, que les boches avaient réquisitionné à leur service. Devant les proportions prises par l' « accident », tout de suite il fut demandé !

       Il a déclaré, plus tard, qu'il s'était douté de la supercherie. (A la Libération, il fut décoré pour services rendus). Le fait est qu'il s'empressa d'apporter une nouvelle chaise et de remplacer le « Dunkler ». Puis, faisant le censeur :

       - Pour ce qui est des carreaux, dit-il, vous serez punis ! Je ne les remplacerai que dans huit jours ! Cela vous apprendra !...

       Il fallut un moment aux quatre compagnons de cellule pour réaliser ce qui venait de leur arriver ; les carreaux enlevés, la fenêtre dégagée, permettant d'atteindre les barreaux, les gardiens eux-mêmes dans le jeu, grâce à l'intervention du Belge ! La « punition » qui devenait une bénédiction du Ciel ! ...

       Et pourtant, ils étaient devenus incapables de ressentir encore une joie. Dans la lutte où ils étaient, à cet instant, pleinement engagés, tout leur esprit était tendu vers le but à atteindre, ne laissant même plus à leur cœur le temps de s'émouvoir... Plus aucun détail ne devait être négligé ; tout devait être calculé pour réussir !

*

*          *

       Donc, après une journée consacrée à la réflexion, ainsi qu'aux exercices prévus, les prisonniers arrivèrent au vendredi, où comme la veille, à 7 h, J. Hufkens se remit à l'ouvrage.

       Malheureusement, n'ayant pas réussi, le matin, à scier le barreau de part en part, il se trouva dans l’obligation de continuer l'après-midi. Les prisonniers. en effet, avaient décidé de tenter l'évasion au cours de la soirée de dimanche, et pour respecter le programme, il fallait que le barreau, du côté gauche, soit terminé le vendredi.

       R. Portmans, de guet à la fenêtre, redoublait par conséquent d'attention. Lorsque, tout-à-coup, dans un cri étouffé, on l'entendit s'écrier :

       - 22 !

       «  Vingt-deux », c'était pour tous les camarades aux mains des boches, le signal d'alerte. (Comme il l’est, d' ailleurs, communément dans les prisons ; le cri avait tout simplement été repris !)

       Le signal, hélas, avait été lancé trop tard. Deux sentinelles allemandes, sur le sentier de briques longeant le mur, au bas des fenêtres, avaient surgi et s'arrêtaient, l'oreille tendue. Elles s'écartèrent du chemin pour mieux voir et regardèrent ...

       De leur position, elles pouvaient apercevoir le barreau inférieur, qui du chemin de ronde leur était caché par la saillie du seuil de fenêtre. Mais pour le bonheur de nos amis – à quoi donc, répétons-le, tiennent les détails dans une semblable aventure ! – ... pour leur bonheur, les deux sentinelles, en s'écartant du sentier, avaient en même temps refait deux pas en arrière. Elles voyaient la fenêtre, non plus de face, mais très légèrement en oblique et ne pouvaient plus apercevoir l'extrémité du barreau à gauche, la vue étant interceptée par l'épaisseur du mur dans l’encadrement de la fenêtre !


Ce dessin indique que la sentinelle allemande, même en s’écartant du chemin, ne voyait pas l’extrémité du barreau inférieur, si elle ne se plaçait pas exactement face à la fenêtre

       Encore une fois, les prisonniers étaient sauvés ! Mais ils éprouvaient de plus en plus le désir d'en finir avec ce côté du barreau. Il fallait poursuivre. A chaque instant, ils risquaient d'être pris. R. Portmans n'avait pas manqué, avant l'incident, d'observer le passage des sentinelles. Mais d'habitude, elles mettaient un bon quart d'heure à faire le tour du bâtiment, et, cette fois, elles avaient dû écourter sensiblement leur itinéraire. On n'était jamais sûr. Et, du bâtiment d'en face, un peu plus tard, est-ce qu'un prisonnier n'avait pas crié. au travers d'une fenêtre ?...

       - Alors, les copains, on s'apprête à filer ?...

       J. Hufkens était, malgré tout, arrivé à ses fins. Ça avait été tellement long et difficile, à cause du châssis de fenêtre, contre le mur, qui l'empêchait de scier droit. Maintenant, le barreau, à gauche, ne tenait plus que par un mince filet.

       Samedi matin, J. Hufkens entamait le côté droit et parvenait à terminer la coupe.

*

*          *

       Les prisonniers avaient réfléchi à la façon dont ils procéderaient pour sortir. Il y avait deux passages à effectuer : celui de la fenêtre et celui des barreaux. L'ouverture, pour chacun d'eux, était de 30 cm. sur 45, mais le panneau de la fenêtre était disposé en hauteur et l'intervalle entre les barreaux se présentait en largeur. Il ne restait, par suite de cette disposition en croix, qu'une ouverture de 30 cm. sur 30.

       Des exercices répétés avaient, par conséquent, été effectués au travers des barreaux d'un dossier de chaise, entrecroisés d’une écharpe !

       Oh ! ce n'était pas risible le spectacle de ces hommes se tortillant, dans cette chambre, entre les barreaux d'une chaise, mais tragique au possible, car l'enjeu comme les risques étaient énormes (L : Jansen, ne l'oublions pas, était condamné à mort !) et les prisonniers sentaient, d'heure en heure, approcher l'instant du dénouement, cet instant vers lequel se dirigeaient tous leurs efforts, toutes leurs ruses, leur science, leur méticulosité dans les préparatifs. Et il y avait encore tant à faire !

Le crochet d'abord. Et puis la corde. Et puis, le problème des vêtements !

       Pour le crochet, toute l'après-midi du dimanche allait y être consacrée !

       Le mobilier de la cellule comportait une solide table, de construction métallique. Pour la confection d'un crochet, l'une des traverses en fer – une barre carrée de 6 x 6 mm. de section, longueur 90 cm. – paraissait offrir un coefficient de sécurité suffisant et nos prisonniers avaient jeté leur dévolu sur elle. Seulement, il ne suffisait pas de pouvoir la découper hors de la table à l'aide de la petite scie à métaux, il fallait encore réussir à la plier, pour lui donner la forme voulue.

       A cet effet une nouvelle section fut pratiquée dans un des pieds de la table, de façon à y introduire la barre et fléchir celle-ci en appuyant sur le bras de levier ainsi formé !

       La dimension du crochet devait correspondre à l'épaisseur de la pierre formant le couvre-mur ; cette épaisseur avait été estimée à 15 cm. par comparaison avec celle des briques. Il fallait, en plus, tenir compte de la forme oblique du couvre-mur. La boucle du crochet fut donc formée sur 20 cm.

       De tous ces détails techniques dépendait encore et toujours la réussite !

       Ainsi en serait-il pour la corde, à son tour.

       Il s'agissait de lui donner la longueur requise, non seulement pour atteindre du pied, le haut du mur, mais pour permettre le lancer du crochet, afin de l’amorcer du côté opposé !


Le mur de la prison, d’une hauteur de 8 mètres, qu’escaladèrent les évadés

       Au cours de leurs promenades dans la cour, les prisonniers s'étaient maintes fois efforcés de compter les rangées de briques, en hauteur, dans le mur. Jamais ils n’étaient arrivés au même chiffre ! (Dame ! il fallait marcher et il ne s'agissait pas de s'arrêter, en dévisageant le mur de clôture !) Ils se mirent néanmoins d'accord sur une estimation de 8 mètres.

       Il ne pouvait être question, par suite des inspections quotidiennes, de confectionner la corde, à l'avance, avec les draps de literie. Les instants mêmes précédant l’évasion devaient donc suffire pour ce travail. Il n'y avait, dans la cellule, que quatre draps, c'est-à-dire un seul drap par homme. Or, sept longueurs de drap de 1 m. 75 étaient nécessaires, si l'on voulait donner à la corde la longueur suffisante, en tenant compte de la perte pour les nœuds. Heureusement, quand Eric était parti, on lui avait soufflé :

       - Laisse ta paillasse et ton drap, dans la cellule.

       Au moment même, le gardien n'avait pas, fait attention, et les objets avaient immédiatement été glissés à l'intérieur de l’une des autres paillasses. Avec la toile, coupée en deux, et le drap d'Eric, cela faisait les trois longueurs manquantes !

       Il n'y avait plus qu'à trouver le moyen de se vêtir, puisque l'évasion ne pouvait se faire que la nuit et que les prisonniers ne disposaient plus, à ce moment, de leurs vêtements.

       A la guerre, comme à la guerre ! Tout n'était évidemment que tricherie, dans la prison, sous les boches. Et c'est pourquoi nos amis disposaient, en fraude, de quelques effets d'habillement, également dissimulés dans les paillasses !

       L. Jansen avait réussi à cacher un costume et une paire de souliers de réserve. F. Lissens avait pu en faire autant avec un pantalon et une paire de pantoufles, reçues dans un colis et il portait toujours sur lui une vareuse, que le gardien n'avait jamais réclamée. J. Hufkens avait « récupéré », un jour aux bains, une paire de savates en corde tressée.

       Un Hollandais, qui avait occupé la cellule à une époque plus éloignée, leur avait laissé aussi une vieille paire de bottines inutilisables.

       Le compte des pièces manquantes fut vite dressé ! Il fallait s’assurer de celles-ci, en trompant le gardien sur le contenu du paquet de vêtements, remis le soir, à la porte de la cellule.

       Devaient être soustraits : un pantalon, un veston et un pardessus ; quatre paires de souliers seraient remises intégralement, dont la paire du Hollandais.

       Les fugitifs seraient, par conséquent, habillés comme suit: L. Jansen, avec son costume et ses souliers de réserve ; F. Lissens avec son pantalon de réserve, sa vareuse et ses pantoufles ; ]. Hufkens, avec son pantalon et son veston soustraits au contrôle et les savates « récupérées » ; R. Portmans, enfin, avec les bottes qui lui appartenaient et le pardessus de Jansen, expressément choisi pour la longueur, afin de dissimuler son manque d'habillement.

       Le tout était de réussir avec le gardien. Mais précisément, le dimanche soir, le service était assuré par un Autrichien, beaucoup moins sévère que le gardien habituel (un Feldwebel allemand), et auquel nos quatre prisonniers, pendant la journée, avaient manifesté déjà beaucoup de politesse intéressée !...

       Et de fait, à 17 h, le lourd paquet était remis entre les bras de l'Autrichien, et passait... comme une lettre à la poste !

*

*          *

       En cette fin d'après-midi du 28 février 1943, dans leur cellule de la prison de St-Gilles, Jean Hufkens, Lucien Jansen, Frans Lissens et Raymond Portmans ne se réjouissaient même pas de la réussite de ce petit jeu de passe-passe. Ils attendaient, tendus, l'instant d'agir. Allaient-ils, enfin, arriver à la phase finale, au dénouement de leur dramatique entreprise ? Ils se regardèrent... Et c'est comme si leurs têtes s’étaient mises tout-à-coup à bourdonner. La même question vint à chacun d'eux, en même temps, sur leurs lèvres :

       - A quelle heure allons-nous partir ?...

       Mais déjà ils avaient tiré les draps et commençaient par les enrouler, un par un, Une fois boudinés, les draps allaient devoir être maintenus à l’aide d'un solide point de couture, et bientôt les aiguilles se mirent à fonctionner entre leurs doigts fébriles ...

       Est-ce que le meilleur moment pour fuir n'était pas à 20 h, immédiatement après le signal du coucher, pendant que le gardien se rendait dans les autres cellules afin d'éteindre les lumières ?...

       Les draps cousus, il fallait les nouer bout-à-bout. Et pour serrer les nœuds, étant donné le manque de souplesse des toiles enroulées, un véritable exercice de traction était nécessaire. Cela permettait en même temps de vérifier la résistance des draps ...

       Et quand le gardien de nuit viendrait, au cours de sa tournée, mettre son œil dans l’ouverture du judas, ne convenait-il pas de préparer une mise en scène, pour faire croire à la présence des prisonniers sur leurs paillasses ?...

       Ils avaient fini de nouer les draps. La corde avait une longueur de 9 m. 50 environ. Il restait à y attacher le crochet.

       Un nouveau nœud coulant, encore quelques exercices de traction, et voilà l'ancre de délivrance prête à fonctionner ! Pour que le fer ne résonnât point en frappant contre le mur, J. Hufkens avait enroulé un essuie-main sur le pourtour du crochet. Il était 19 h. 30.

       Il n'y avait plus, dès ce moment, qu'à attendre. La corde dissimulée sous leurs couvertures, les quatre prisonniers s’étaient couchés, l'oreille aux aguets. Immobiles sur leur paillasse, ils étaient là, haletants, s'apprêtant à jouer leur dernière carte.

       Des pas résonnèrent dans le grand corridor... Ils s'arrêtaient. Reprenaient. S'approchaient du « 35 ». Un visage dans le judas de la porte ... Les pas s'éloignaient...

       Hors du lit !... Le principal, maintenant, était d'agir dans le plus grand silence. Le moindre choc, le moindre bruit suspect et c'était la catastrophe !

       Sur la pointe des pieds, les quatre comparses se mouvaient. Ils dévissaient la lampe. Retiraient le « Dunkler ». Enroulaient la corde. S'habillaient. Refermaient les lits, en simulant sur chaque paillasse, pour donner le change, une forme humaine à l'aide de l'une des deux couvertures (avec un bol à café en guise de tête !)  En quelques secondes ils étaient debout, regardant la fenêtre.

       Ils n'avaient pas tiré au sort pour savoir qui tenterait, le premier, le passage des barreaux ! Mais J. Hufkens, étant le plus gros, avait été désigné. S'il ne passait pas, personne ne passerait !... C'était le mot d'ordre. S'imagine-t-on le drame, s'il n'allait pas réussir ?

       Une simple traction lui suffit pour détacher le barreau inférieur. La voie était ouverte ... Ses compagnons lui faisaient la courte-échelle pour lui permettre d'atteindre le rebord de la fenêtre et s'y appuyer.

       Imagine-t-on le drame ? J. Hufkens essayait en vain de franchir l'ouverture entre les barreaux. Rien à faire. En se tournant comme ceci, ou en se tournant comme cela, J. Hufkens ne passait pas. J. Hufkens était trop gros !...

       Ils avaient juré de s'évader ensemble. A quatre, ... ou pas !

       Le drame !... Etait-ce le drame ?

       Mais non !... Ils ne se laisseraient pas abattre

       Ils scieraient un barreau de plus.

       Et ils passeraient... demain !

       Lorsque, aujourd'hui, en écoutant leur récit, on veut les appeler des « héros », leurs âmes robustes réagissent avec une vivacité sans pareille ! Ils ne veulent pas être des héros ! Mais simplement des « évadés » ayant minutieusement tout calculé pour réussir ...

       Il ne leur restait qu'à tout remettre en place dans la cellule, à commencer par le barreau de la fenêtre. Celui-ci pouvait heureusement se maintenir, grâce à un ergot et au bourrage de mastic et de cendres, qui servait en même temps de calage.

       Puis, il fallait remettre les vêtements dans les paillasses. Réintégrer le crochet dans la table. Dénouer les draps et avaler les fils. Oui, avaler les fils ! Le gardien du lundi - le « Feldwebel » ! - était un gardien difficile et rien ne devait subsister qui puisse révéler la tentative d'évasion !

       Mais au moment où nos quatre prisonniers s'efforçaient de remettre le barreau, soudain les pas du surveillant – circulant, le soir, sur des chaussons – se firent entendre devant la porte de la cellule. Trop tard ! Le « Dunkler », à la fenêtre, n'était pas encore replacé et la lumière de la lampe n'était pas rétablie !

       Avait-il surpris quelque bruit ? Quelque anomalie dans la vie de la cellule ? Toujours est-il qu'il se trouvait subitement devant la porte et criait très fort, en allemand :

       - Qu'est-ce que vous faites ? Pourquoi avez-vous dévissé la lampe ?

       Assis sur le bord de sa paillasse, R. Portmans, simulant une crise d'asthme, suffoquait, cherchait de l'air pour ses poumons ...

       Et L. Jansen de dire :

       - Vous ne voyez pas qu'il a besoin d'air ? Nous avons dû ouvrir la fenêtre !

       R. Portmans souffrait d'asthme, en effet. Le gardien ne l'ignorait pas. Il fit revisser la lampe et remettre le « Dunkler », ce qui permit heureusement de cacher la fenêtre où manquait un barreau ! ! Après inspection de la chambre, il sortit ...

       Il n'y aurait pas de drame, décidément !

       La journée du lundi 1er mars s'ouvrit avec une nouvelle lueur d'espérance ...

       Et J. Hufkens, dès le matin, s'était remis à scier, s'attaquant, cette fois, au montant vertical du châssis de fenêtre. C'est ce montant qui gênait le passage, devant l'ouverture des barreaux.

       Le châssis, en fonte, était beaucoup plus dur à scier et, à la fin de l'après-midi, J. Hufkens n'était parvenu à sectionner la barre que dans le bas du panneau. Les fugitifs devraient par conséquent la briser par le haut au moment du départ.

       L'heure du souper était arrivée et, bientôt, le tour de passe-passe avec le, vêtements allait devoir être réédité ! Est-ce qu'il réussirait encore ? C'était le point qui inquiétait grandement nos quatre prisonniers. L'Autrichien n’était plus de service, c'était Fritz, le Felciwehel, et Fritz était une rosse !

       Pour l’amadouer, ils l'avaient salué d'un « Her Feldwebel » déférent.

       Fritz avait traduit sa satisfaction par un complément de ration dans la marmite !

       Le repas terminé, il avait refusé, cependant, de prendre les vêtements.

       - Noch nicht, avait-il dit.

       Quelque chose semblait le retenir.

       - Noch nicht, dit-il encore, en repassant une demi-heure plus tard.

       Puis, tout-à-coup, à 18 h. 10, il faisait irruption dans la cellule :

       - Kleider haus ! Schnell !

       Et il acceptait tout le paquet, sans dénombrer les vêtements !

       A vrai dire, il y avait quand même une Providence pour les prisonniers du « 35 » !...

       Refaire la corde n’était plus compliqué et la scène de la veille recommença, se déroulant, sans un mot, comme une pantomime apprise par cœur !

*

*          *

Décidant brusquement d'avancer le départ, peu après 19 heures, les quatre courageux compagnons se retrouvaient, debout, devant la fenêtre à franchir. Au plus tôt ils partiraient, au mieux cela vaudrait pour les chiens. Quant aux sentinelles, rien ne pouvait, hélas, être prévu, leur passage étant irrégulier. On verrait bien !...

       J. Hufkens et Fr. Lissens se mirent, à deux, à tirer sur le montant de la fenêtre. D'un seul coup, il céda, éclatant avec un bruit sec comme un coup de fusil ! !...

       Remettre le « Dunkler » en place – encore une fois ! – pousser la corde sous les couchettes et se précipiter au lit, était la meilleure chose à faire ...

       Au bout de quelques instants d'attente, rien n'avait bougé clans la prison. Les fugitifs pouvaient se remettre à l'œuvre.

       Seul l’avertissement d'Opta s'était fait entendre, comme à l'habitude, sur le tuyau de chauffage. Car ils avaient continué à communiquer entre eux, de même qu'avec Jacques Thibau. Celui-ci ne leur avait-il même pas glissé, dimanche, au travers du mur, le long du tuyau, un billet de 1.000 Fr. !

       - Vous serez contents de l'avoir, une fois dehors, avait-il dit !...

       Cette fois, l'ouverture pratiquée dans la fenêtre correspondait à la corpulence de J. Hufkens et il se laissa descendre, à l'extérieur.

       R. Portmans le survit, dissimulant la corde, enroulée autour du corps, sous son long pardessus.

       Puis L. Jansen.

       Puis Fr. Lissens, le plus agile d'entre eux – c'était un marin –, qui devait remettre le «  Dunkler » en place, derrière lui, après avoir revissé la lampe.

       Tous les quatre se trouvaient, regroupés, au pied de la façade. Devant eux s'étendait la cour, dans la nuit déjà noire. Et pendant un instant, immobiles et surpris, ils écoutèrent le bruit des conversations dans les cellules. Bruit confus, murmure étrange, qui se percevait seulement dans la cour et qu'ils entendaient pour la première ... et la dernière fois ! La voix des camarades... prisonniers !

*

*          *

       Ils se ressaisirent.

       Pendant leurs longues palabres dans la cellule, ils avaient décidé du mur à franchir. Mieux valait ne pas emprunter l'un des deux murs donnant immédiatement accès à la rue, où des sentinelles ne manqueraient pas de les apercevoir. C'était le mur de l'avenue Ducpétiaux, où se trouvait l'entrée de la prison, et celui de l'avenue de la Jonction, où était située la prison voisine, de Forest, avec son entrée, gardée également.

       Les deux murs étaient d'ailleurs plus éloignés que celui qui leur faisait immédiatement face et qui longeait, de bout en bout, l'usine de produits pharmaceutiques des Etablissements Sanders, contiguë à la prison. Ce mur devait logiquement retenir leurs préférences, les fugitifs espérant, une fois à l’abri, dans l'usine, trouver le moyen de s'échapper pour de bon.


A gauche le mur de la prison comme se figuraient les fugitifs. A droite, la disposition réelle. On remarque le couvre-mur, sans dépassant d’un côté, et la différence de niveau entre les terrains contigus

       Le trajet à parcourir dans la cour, à travers des terrains de culture, était de 150 mètres au moins.

       Jusqu'à, présent, pas de sentinelles. Tout allait bien de ce côté, mais il fallait être prudent.

       Ils se coulèrent un à un, dans un sillon du champ de culture et avancèrent lentement, en rampant, se confondant avec le sol, profitant de la moindre aspérité du terrain pour se dissimuler, s’arrêter un instant, épier, écouter dans la nuit …

       Au pied du mur, J. Hufkens s'empara de la corde, et comme le font les bateliers à l'amarrage, la balança, pour l'envoyer, après quelques tours, dans l'air, en direction du faîte.

       Il avait réussi, du premier coup ! Le fer pendait de l’autre côté du mur. J. Hufkens tira lentement et sentit une résistance. Le crochet avait fait prise.

       A la force des poignets, il fallait qu'un à un chacun des fugitifs atteigne le haut de la corde, pour agripper ensuite le couvre-mur, faire une sorte de rétablissement et se hisser au sommet. Ce n'était pas facile !

       Aussi, est-ce Fr. Lissens, choisi à nouveau pour son agilité, qui grimpa le premier, afin de pouvoir, d'en haut, aider ses camarades qui devaient le suivre. Sans cette précaution, jamais ceux-ci ne seraient parvenus au bout de leur entreprise !

       J. Hufkens, tout d'abord, eut toutes les peines du monde à faire le rétablissement et ne dut son salut qu'à la main tendue de Fr. Lissens.

       Tous les deux se trouvaient couchés, à plat ventre, sur le faîte, lorsque L. Jansen commença à grimper à son tour.

       Il n'était pas encore arrivé au sommet que des cris étouffés partaient du haut du mur :

       - Lâche ! Lâche ! Ça ne tient plus !

       Il se laissa tomber, de toute la hauteur, heureusement sur la terre molle !...

       Contrairement aux prévisions, la pierre du couvre-mur ne présentait pas, du côté de l'usine, le rebord qu'elle offrait du côté de la cour ! Elle y avait été posée (intentionnellement d'ailleurs) à même le pan du mur. Et c'était miracle que le crochet avait tenu jusqu'à présent, dans une saillie légère et accidentelle de la construction !

       On peut le dire, Fr. Lissens et J. Hufkens heureusement, dominaient la situation !... Ils maintinrent solidement la corde et firent signe à L. Jansen de recommencer.

       Péniblement, il avait pu se hisser jusqu'à près de 50 cm. du bord, lorsque ses forces, déjà mises à l'épreuve une première fois, défaillirent ! J. Hufkens, les mains prises, en vain lui avait tendu un pied. L. Jansen ne pouvait atteindre la semelle que du bout des doigts. Epuisé, il se laissa choir, une nouvelle fois !...

       Entre lui et R. Portmans, au pied du mur, ce fut une courte discussion. R. Portmans étant le plus faible, on avait prévu de le tirer, à trois, avec la corde. C'est dans ce but qu'il était resté le dernier. L. Jansen lui dit :

       - Attache-toi à la corde. A deux ils réussiront bien à te soulever. Moi, je suis trop lourd. Filez à trois. Ne vous occupez pas de moi...

       Ce n'était pas l'idée de R. Portmans. Il n'acceptait pas d'abandonner L. Jansen. Une fois en haut, il ferait redescendre la corde et on s'efforcerait de le sauver !...

       Ainsi, R. Portmans et L. Jansen, successivement, furent hissés au haut du mur, leurs compagnons ayant tendu toute leur volonté, pour faire un effort normalement au-dessus de leurs forces ...

       Il était temps. Les chiens aboyaient tout-à-coup dans la cour. Mais ils n'avaient pas encore flairé la piste, qu'ils recoupaient, au lieu de la prendre en enfilade.

       La position des quatre fugitifs, au-dessus du mur, devenait compromettante. Vite, il fallait redescendre, en sens opposé, dans la cour de l'usine.

       Mais une surprise les attendait. Entre la prison et l'usine, il y avait une différence de niveau de deux mètres. La corde n'arrivait pas jusqu'au sol !

      Se laisser descendre et puis, hop la chute ... Chacun la fit, heureusement sans douleur.

       Ils se trouvaient dans une cour silencieuse, où se devinaient, dans l'ombre, deux bâtiments industriels. Dans le fond, une porte à double battant donnait sur l'avenue de la Jonction ...

       Il était 19 h. 30. Pas vingt minutes ne s'étaient écoulées depuis leur départ.

      Ouvrir la grande porte et quitter l'usine, comme le feraient quatre ouvriers à la sortie du travail, semblait à nos amis une façon comme une autre de terminer avec succès leur commune odyssée...

       J. Hufkens avait, en poche, la clé de la boîte à sardines qui avait servi de démonstration le jour de son arrivée. Elle remplit, pour finir un non moins indispensable office ! Malgré les verrous maintenus à la main, les fugitifs ne parvenaient pas à tirer les battants de la porte, le pêne de la serrure trop long restant bloqué dans la gâche.

       La dé de boîte à sardines, muée en passe-partout, suffit à décaler légèrement le pêne et, après une nouvelle traction, les deux battants, dans un bruit de tonnerre, s'ouvrirent ... vers la liberté.

       Dans l'avenue de la Jonction, à cent mètres, vers le haut, une sentinelle allemande déambulait...

       Ils s'éloignèrent, deux par deux, d'un pas rapide, ayant convenu que chaque groupe, séparément, courrait sa chance.

       Ils n'emportaient que peu de choses, de leur cellule ...

       Mais, dans sa poche, L. Jansen serrait un bout de papier, qui lui est resté cher...

       Un papier sur lequel il avait, en hâte, avant de quitter la cellule, reproduit la silhouette – dessinée  contre le mur – d'un ancien camarade de chambrée, la silhouette de Jef Loosen, «  fusillé par les Allemands »…


Henry Claessens


 



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