Maison du Souvenir

Le Dr R. Scarcez en campagne avec L’E.M./6A.du 10 au 28 mai 1940.

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Docteur R. SCARCEZ.

EN CAMPAGNE AVEC L’E.M./6 A.

(10 mai-28 mai I940)

(Diest-Oostcamp)

A la mémoire des médecins civils et militaires tombés au cours de la défense du territoire national.

Préface

       Ce petit volume est dédié à mes confrères militaires et est publié sans aucune prétention ; il n'a qu'un désir ,celui d'être sincère.

       De tous les évènements militaires qui ont débuté le 10 mai par l’entrée en guerre de la Belgique et qui se sont terminés le 28 mai par la capitulation de l'armée, il se borne à relater certains faits qui se sont découlés dans le cadre de la 6 D I et ensuite dans celui de la l8 D I qui succéda à celle-ci

       Les détails qu'on va lire sont empruntés à mon carnet de campagne que je suis parvenu à tenir à jour dans toutes les circonstances ; la succession rapide des évènements parfois fertiles en anecdotes dramatiques m'a procuré une ample moisson de notes qui m'ont facilité la rédaction de cet opuscule dont l'objectivité et l’impartialité constituent l’unique, mérite.

Cette relation concerne spécialement le 6 A, régiment avec lequel j'ai été mobilisé le 26 août1939 et que j'ai accompagné partout en campagne jusqu'à l'internement final au camp hollandais d'Aardenburg.

       Puissent les officiers de l’E.M. du 6 A (mes compagnons d’infortune) s'il leur arrive de lire ces lignes, éprouver la satisfaction de revivre en pensée les mauvais jours et les nuits tragiques passés ensemble et de pouvoir se dire qu'ils ont tous conservé jusqu’à la dernière minute un moral très élevé et ont accompli sans la moindre défaillance les diverses obligations que leur imposait leur devoir et leur honneur de soldat.

*          *          *

10 mai 1940.

       Ce 10 mai restera une date dont je me souviendrai toujours, car c'était le lendemain de mon anniversaire. La matinée s’annonçait belle ; le ciel était clair et le calme reposant de cette agréable ville de Diest ne semblait pas devoir être troublé au cours de cette journée. La veille, en rétablissant le régime des cinq jours de congé, mensuel, n’avait-on pas confirmé que la situation internationale était satisfaisante et ne justifiait aucune mesure spéciale de vigilance et de sécurité. J'étais rentré assez tôt dans la soirée du 9 mai chez l'imprimeur Van B…, I7 Refugiestraat, où j'avais été hébergé et je ne me doutais nullement de la terrible menace qui pesait sur le pays. Il faisait à peine jour quand Mr Van B.. fils vint à discrètement frapper à ma porte pour m’annoncer qu'il y avait alerte. Je la croyais analogue aux précédentes, c'est-à-dire sans suite fâcheuse ; mais en ouvrant la fenêtre de ma chambre, je fus rapidement édifié. De nombreuses escadrilles survolaient la ville à une très grande altitude ; le vrombissement des puissants moteurs avait attiré un grand nombre de personnes dans la rue. Un Fairey biplace s'élevait rapidement de Schaffen et prenait la direction de Louvain au ras des toits. Le ciel était sillonné à perte de vue par de nombreux bimoteurs se succédant par escadrilles, et venant du N.E. C’était bien là une déclaration de guerre des plus inattendue, impressionnante et hautement spectaculaire.

       Soudain, de sourdes détonations éclatent vers Schaffen et de grosses colonnes de fumée noire apparaissent au dessus de la plaine d'aviation. Elle vient d'être bombardée par quelques avions à basse altitude ; les Gloster, les Fairey, les beaux et rapides Hurricane qui la veille encore au cours de leurs acrobaties faisaient l'admiration des habitants sont détruits au sol avant de pouvoir prendre leur essor. Tous les appareils présents sont anéantis sur la plaine ou rendus inutilisables ; les hangars sont en ruines ainsi que de nombreuses maisons voisines des casernes ; la route en bordure de 1a plaine est atteinte et défoncée en plusieurs endroits. Il y a de nombreux tués et blessés parmi les militaires et la population civile.

On amène à la clinique Elisabeth, rue Michel Thys, les premiers blessés parmi lesquels une famille entière ensevelie sous les décombres d'une villa de la route de Hasselt ; le père était me dit-on, un germanophile notoire et ne s’en cachait pas. Une des premières bombes égarée dans cette région a déchiqueté sa femme et ses enfants ; il est lui-même gravement atteint.

       Je m'habille en hâte et me rends aux informations vers le P.C. du 6 A, Overstraat.  Pendant ce trajet, les vagues de bombardiers se succèdent au dessus de Diest et continuent l'œuvre de destruction du champ d'aviation. Les jolis petits bois qu’environnent et dominent la plaine ne sont pas épargnés ; les sapins sont fauchés, les arbustes et les broussailles bordant le sentier portent les atteintes des souffles de feu ; de nombreux cratères remplis d’éclats de bombes s’ouvrent partout et attestent la violence des explosions. En contrebas s'étend la plaine déserte avec les avions déchiquetés et les hangars fumants, le tout baigné d'une brume sinistre voilant la netteté des choses. Je longe la rue Michel Thys vers le PC./6A. Les détonations se succèdent ; je dois m’abriter sous le porche d'un immeuble dont les habitants. le nez en l'air dans le jardin ne semblent pas se rendre compte du danger.

Je les amène avec moi dans 1a cave exigüe, remplie d’eau et ne présentant aucune sécurité. L’alerte passée, je continue mon chemin par une rue transverse vers la rue du Roi Albert.

J'y vois passer à toute allure une petite auto Opel que je retrouve arrêtée Overstraat. Le conducteur en descend et réclame un médecin. J’aperçois alors sur le siège arrière une femme dont une main est bandée et ensanglantée. Ses deux enfants terrifiés sont blottis à côté d'elle…

       Au PC/6A, c’est le branle-bas du déménagement. Les officiers sont déjà en route pour Oxelaer ; le reste suivra.

Je me rends à l’Amb / 6 DI installée près de 1’église, dans les bâtiments des anciennes halles. On n’y chôme pas : le Lt médecin C… récemment arrivé me montre les souches de son carnet avec les noms de treize blessés graves qu'on a évacué sur Louvain, sur un brancard, le long d'un mur, un mort : c’est un soldat de l'artillerie à cheval, amené de Bourg-Léopold où il a été tué. Des infirmières apportent leur aide.

On évalue à trois tués et 37 blessés le nombre des victimes militaires du bombardement ; les aviateurs et le personnel de l’aviation ont sans doute payé un lourd tribut à la suite de cette attaque foudroyante perpétrée à l'aube !

       A Schaffen c'est une vision d'horreur et la consternation y règne ; des rangées d’immeubles sont en ruines ; le PC du III/14A a été directement atteint ; la salle de visite du médecin Al… est détruite ; il n'a échappé que de justesse à la mort pendant son sommeil dans la villa voisine ; elle s'est effondrée et il n'en est sorti vivant, qu’à grand’ peine.

       Le PC du 6A étant installé à Oxelaer en cas de guerre, j’emprunte le vélo de mon ordonnance D… pour m’y rendre.



FW 190 en patrouille

Je gravis pédestrement la forte pente qui fait suite au passage â niveau. Des chevaux sont abandonnés (déjà !)dans le square devant la gare où font le tour de l'arbre auquel ils sont attachés. C’est le même spectacle le long de la pente ; une flaque de sang coagulé occupe le milieu de la route.

       Je trouve le 6A installé à Oxelaer au château Hoflach ; il y voisine avec la 6 D I. A l'avenir, ces deux organismes resteront accolés, le Colonel du 6A étant CA DI et devant conserver le contact avec la 6 DI.

       A Oxelaer, j'occupe une chambre, très modeste chez l'instituteur qui habite chaussée de Thourout n° 3, au bord de la grand' route. Il ne me reste plus qu'à revenir en vélo à Diest, à préparer mes valises et à faire mes adieux à la famille Van B…  pour regagner ensuite Oxelaer dans ma voiture. Je parviens à la garer dans le hangar du forgeron voisin.

       Dans l'après-midi, entre 18 et 19 heures, de nombreux bimoteurs ennemis survolent la région, furieusement canonnés par la DCA ; les obus éclatent loin des objectifs et n'obtiennent aucun résultat. Avant de quitter Diest, Madame van B… m'a remis une lettre-télégramme d'heureux anniversaire, orné d'un fer à cheval. C'est la dernière missive que je recevrai de Bruxelles ; je la conserverai précieusement dans mon portefeuille comme un talisman (porte-bonheur ) car elle porte en outre la signature des deux êtres qui me sont les plus chers.

J'ai reçu aussi une carte-vue de ma mère représentant un aspect de mon village natal et une longue lettre de ma sœur m’apportant avec leurs meilleurs vœux d’heureux anniversaire une branche de muguet. Pauvre sœur malade et bonne vieille maman presque nonagénaire : Aurai-je encore le plaisir de vous revoir toutes deux vivantes lorsque sera terminé cet horrible cauchemar !

11 mai

       Le ciel restera couvert dans la matinée, mais s’éclaircira après-midi. Je suis réveillé vers 5 heures chaussée de Thourout par une sourde détonation qui fait trembler les vitres.

Vers 6 heures éclatent plusieurs salves de DCA ; à 7 heures, 3 bimoteurs ennemis survolent le PC/6 DI au raz des arbres.

Il n'y a rien de spécial à signaler jusqu'au diner si ce n'est de temps à autre de sourdes et lointaines détonations et des tirs proches de DCA pendant le repas.

       Vers 14h.30, j’observe à la jumelle (qu’hélas je devais oublier à Oxelaer) de nombreux Messerschmitt 110 ; ils précèdent plusieurs escadrilles de gros bimoteurs. Tous ces avions tournoient au dessus de Diest. Après avoir pris de l'altitude, les bombardiers par groupe de trois descendent en piqué et lancent sur Diest et les environs leur série de quatre bombes ; les projectiles scintillent en tombant, éclatent avec fracas et donnent lieu à d' épaisses colonnes de fumée noire. Ces piqués de bombardiers sont effrayants : à l'horreur du sifflement des bombes s’ajoute le ronflement des nombreux moteurs et un hurlement analogue au bruit d'une sirène. Les habitants terrés à Diest doivent être terrorisés ; ce spectacle dure une vingtaine de minutes ; 82 bombes ont été lancées. Au cours de cette action. L’ennemi est maitre du ciel ; il n'a rien à craindre ; on n’aperçoit aucune cocarde amie, ni belge, ni française, ni même britannique. Combien seraient nécessaires actuellement les beaux avions de chasse détruits sur la plaine de Schaffen !

       Vers 15h.30 arrive au QG/6DI une auto officielle avec le Cdt L… commandant le GT/6DI. Il est accompagné de mon ami J... ; tous deux portent des serviettes et sont pâles car ils viennent de subir un bombardement à Montaigu pendant leur diner. Les bombes sont tombées derrière le mess au milieu des habitations et ont accompli leur œuvre de destruction et de mort. Une famille entière réfugiée dans une petite tranchée creusée dans le jardin y a été déchiquetée. Je rencontrerai à la PL (Sec) 6DI d'Averbode l’unique survivante de cette famille, une jolie brunette semblant frappée de stupeur et dormant sur un brancard dans une salle, avant son évacuation par ambulance sur l’hôpital de Louvain.

       Le long des routes, le spectacle est navrant ; elles sont parcourues de réfugiés de tout âge, juchés sur les véhicules les plus divers, pauvres créatures ayant tout abandonné pour s'enfuir vers l’inconnu, sur des charrettes ou des vélos chargés de sacoches, de valises, de matelas, de couvertures, de hardes ; des enfants, des vieillards, des vieilles femmes sont installés sur les guidons ou les porte-bagages ; toutes les physionomies reflètent soit l'indifférence, soit la résignation. Des nouvelles incontrôlables circulent : Malines, Termonde, Alost seraient en ruines. Le canal Albert n'aurait pas arrêté l'ennemi qui l'aurait franchi au N. de Bilsen ; la 7 DI aurait reçu le premier choc et serait décimée et en retraite ; les unités motorisées anglaises se seraient installées à Louvain, etc Vers 17 h., un bimoteur anglais poursuivi et rejoint tombe en flammes dans la direction de Sichem-Montaigu. Peu après, j'aperçois, survolant Oxelaer, une escadrille de 12 bimoteurs à cocarde tricolore et que j'identifie de nationalité anglaise. Ils font route vers le Nord ; ce sont les seuls alliés que j'aurai le plaisir de voir au cours de la retraite. Vers 18 h, arrive le Cdt du CM/6DI. Il me charge de me rendre à la borne 63 sur la route de Tessenderlo et d’y organiser un Pc en y conduisant une ambulance destinée à desservir les PS des groupes d'artillerie voisins. Comme je dois prendre livraison de l'ambulance, je l'accompagne à Averbode. Là, triste spectacle : on vient d’y amener de Quaedmechelen 3 grenadiers. Le pont miné a sauté au moment où les trois hommes le traversaient. L’un d'eux a été tué ; les deux autres sont grièvement blessés. Le cadavre est étendu sur un brancard dans la salle du fond ; les blessés sont atteints à la main et à la face ; l'un d'eux restera borgne ; le blessé de la main a reçu de multiples éclats ; il est d'une nervosité extrême et secoué d'un petit rire nerveux. On les évacue par ambulance vers Louvain.

       Je me dirige ensuite vers la borne 63 à la lisière sud de Tessenderlo en passant par Sichem et Montaigu.  A Montaigu, un soldat affolé pénètre en courant sur la place en face du parc du CT/Auto et annonce l’entrée des Allemands à Diest ; j'en doute car nos troupes sont encore au nord de cette localité. Comme je dois la traverser, j’engage le chauffeur à rouler avec précaution. Nous arrivons à Diest sans rencontrer d'uniforme feldgrau et nous gagnons la route de Schaffen ; nous continuons vers Tessenderlo et gagnons le PC du III/14 A à Genendyk où je dois voir le S/Lt médecin Al…. Il doit assurer la direction au Pch de la borne 63 et utiliser ensuite l'ambulance pour transporter son matériel du SS, sa camionnette étant hors d’usage et non remplacée.

       Au retour, Al… demande de pouvoir m’accompagner à Oxelaere. Nous repassons donc par Schaffen ; nous descendons examiner de près les dégâts occasionnés au champ d’aviation. Les bombes lancées étaient de petit calibre car les excavations sont de dimensions réduites : diamètre, 1 m 50 ; profondeur 60 dm, mais leur puissance de destruction et de souffle a été considérable. Nous nous approchons des appareils ; certains sont criblés d'éclats ou de balles de mitrailleuse ; d’autres ont flambé et il n'en reste que la carcasse métallique ; d'autres encore ont été atteints en plein et réduits en miettes ; d'un « Hurricane » touché à l’arrière par une bombe, il ne reste que les deux ailes et la partie antérieure de la carlingue avec la capot et le moteur restés en équilibre sur les roues du train d’atterrissage. Plusieurs appareils essayant de s'élever isolément ont été plaqués au sol et détruits ; d'autres sont groupés et enchevêtrés un peu partout. Nous comptons au total 11 Hurricane, 6 Fairey, 4 Gloster et l Morane dont j’admirais encore la veille les gracieuses évolutions. En tout 22 appareils anéantis et dont les plus récents coutaient plus d’un million de francs pièce.

       Dans les hangars, plusieurs appareils ont subi le même sort. L’escadrille de Schaffen peut être considérée comme perdue totalement dès le premier jour. Comme plusieurs champs d’aviation ont subi le même sort, faut-il s’étonner alors de l'absence des cocardes nationales au cours des hostilités.

Cette carence ne fut certainement pas d'un grand réconfort pour l’infanterie qui avait l’ennemi au dessus d’elle, en face d'elle, par ses arrières parfois (parachutistes)  ennemi dont la puissance aérienne sera décisive au cours des journées qui vont suivre. Que penser aussi des déclarations faites à La Chambre par un ministre quelques jours après ce désastre et osant annoncer au pays que le bombardement des champs d'aviation n'avait occasionné que la perte de quelques appareils démodés ? A partir de ce moment, j'ai réalisé entièrement le peu de confiance que l’on devrait accorder aux communiqués officiels falsifiés selon l’état de l’opinion publique et les besoins de la cause !

       Face au champ d'aviation du côté sud , et couronnant un monticule s étalait un joli bois de sapins où j' aimais aller m'asseoir l’après-midi par temps clair. Cet endroit présentait encore l’avantage d'être un observatoire idéal d’où l’on dominait Diest et les environs ; il faut y avoir séjourné pour en comprendre la beauté et le charme. De ce point de vue élevé, le regard plongeait en arrière et découvrait, groupées au bord du Démer rapide et capricieux, les petites maisons de la cité vieillotte et les antiques manoirs aux pignons espagnols et aux tours de guet. Là-bas apparait le bloc massif de l'église Notre Dame construite en grès brun de la région et possédant un joyeux carillon égrenant sur la paisible cité le chapelet a ses notes saccadées. On y admire aussi le trésor de belles peintures et le tombeau du fils du Taciturne.

A droite. la ligne des anciens remparts s’élevait vers la porte de Louvain surmontée des bâtiments en brique rouge de l'ancienne citadelle. A gauche, le parc public (la Warande) s'étalait autour d'une colline ronde ; au pied de celle-ci se dressait l'église du Béguinage avec sa madone en marbre, sa balustrade sculptée, sa porte Rubens, ses petites maisons aux niches abritant des personnages bibliques et bordant des rues étroites aux noms savoureux. Et tout près de la Warande, le vieux cimetière désaffecté et fermé par une grille rouillée et cadenassée dissimulait sous la mousse. les lierres et les vignes vierges de vieilles pierres tombales et les arches en ruines d’une ancienne cathédrale gothique. En élevant le regard plus haut. vers l’Est dans la direction de Hasselt, on apercevait le miroir changeant des inondations sur lesquelles on comptait pour arrêter l’invasion. Il en fut de cet obstacle comme des destructions ardennaises et de la ligne KW, il ne réussit même pas à retarder la marche des colonnes motorisées. Du sommet de cet observatoire, on distinguait encore vers le sud-ouest sur un fond de verdure sombre l'imposante silhouette de l'abbaye d'Averbode. Enfin au nord et se déroulant en un immense demi-cercle apparaissait un splendide panorama de la Campine limbourgeoise avec ses moulins à vent disséminés dans les clairières et ses clochers lointains trouant la ligne brumeuse de l'horizon bordé de sapinières.

       Au moment de quitter Schaffen, nous sommes survolés par quelques bombardiers ; je n’observe aucune réaction de DCA. Comme le passage à niveau de la gare est proche et est réputé dangereux, j’invite le chauffeur à stopper avant de le franchir pour emprunter la route d'Oxelaer. A peine sommes nous descendus de l’ambulance que trois Messerschmitt 110 bimoteurs piquent sur nous en mitraillant à basse altitude. Je cours m’abriter sous un wagon du vicinal ; mon confrère saute dans un fossé voisin et s’engagea sous l’aqueduc d’où il sortira couvert de boue ; quant au chauffeur, il s’était mis à l'abri dans la gare. L'alerte terminée, nous continuons alors à toute vitesse vers Oxelaer où à notre arrivée vers 19 h., nous sommes survolés par un monomoteur de reconnaissance ennemi qui, canonné sans résultat, se dissimule dans les nuages.

       Au souper, le pessimisme règne. Le bruit court qu’on battra cette nuit en retraite par suite du repli de la 7 DI qui a été durement éprouvée lors de la défense du canal Albert.

Cette DI est commandée par le Général D… dont le nom est familier dans mon village natal. D'après son adjoint, le Cdt Art… que j’ai eu le plaisir de revoir plus tard au fortin du fort de Lierre et qui m’a donné des détails inédits sur cette attaque, c'est un homme plein de santé et de cran et capable de rétablir une situation compromise.

12 mai.

       Dans la soirée, l’ordre de retraite vers l'ouest se confirme. Je boucle vivement mes valises à la chaussée de Thourout ; je charge ma voiture et me tiens prêt au départ.

On m’indique Boisschot comme terminus de cette étape. L’ambulance du P ch de la borne 63 n'étant pas rentrée à minuit à Oxelaer  comme je l’avais prescrit, je pars seul toutes lumières éteintes. La route est encombrée de troupes de toutes armes , Je retraverse Diest dans une obscurité profonde et un silence impressionnant. J’emprunte la route de Diest vers Montaigu. En voulant me ranger le long du trottoir sur la place de l’église, dont la belle coupole domine le paysage, je heurte violemment la bordure et mon pneu avant-gauche éclate ; la chambre à air est déchirée sur une grande longueur. Je suis angoissé ; peut-être vais-je être forcé d’abandonner ma voiture à cet endroit sans autre ressource que d’essayer de gagner Boisschot par un moyen quelconque, sans bagages et la mort dans l'âme. Je pars chercher de l' aide et je rencontre heureusement  sur ma route un chauffeur du CT auto accompagné d’un camarade. Ils me prêtent l'assistance voulue et, à la lumière de ma lampe électrique, nous changeons la roue inutilisable et la remplaçons par celle du coffre arrière garnie d’un pneu Englebert intact. Je remercie chaleureusement ces braves de m’ avoir tiré de ce mauvais pas et je leur donne un bon pourboire. Ils en sont contents et mot aussi car je suis prêt pour un nouveau départ ; mais par prudence je me décide d'attendre patiemment le jour sur le terre-plein de l'hôtel de la vieille barrière. J'ai amené ma voiture à cet endroit. Pour tuer le temps et me réchauffer, je me promène de long en large et je parviens à m'endormir quelques heures sur mon siège. A l'aube dont j'attends impatiemment l'arrivée, je reprends l’itinéraire interrompu. Je traverse Aarschot et par une route maintenant déserte et monotone, je parviens sans incidents à Boisschot. Le QG/6DI est installé au grand château caché dans un immense parc, on y accède par une très longue allée plantée d'ormes ; leurs épaisses frondaisons dissimulent aux vues aériennes de nombreux véhicules militaires. Des avions de chasse et de reconnaissance survolent constamment la région. Au cours de l’après-midi, je rencontre garée près de 1'église. 1’ambulance de la borne 63 et je la  récupère à mon service. Le S/Lt médecin Al… s’y prête de bonne grâce, survint ensuite un incident caractéristique. Le maréchal de logis G… du IV/6A dont le type mongol, la physionomie étrange et les questions indiscrètes ont éveillé des soupçon est arrêté comme espion et amené par des fantassins au bureau du Cdt du cantonnement. Il me demande de faire connaître son identité et il est rapidement libéré. Cette manie de voir des espions partout me vaudra dans la suite la même aventure à Maldegem.

Vers 17 heures, je pars en ambulance à Anvers et j’hospitalise à 1’HM, avenue Marie, un  soldat de l’UA du 6A tombé de cheval et atteint d’une fracture de la clavicule. Je revois l'ancien secrétaire du Médecin-directeur M…, grand terroriste devant l'éternel. Le vieux serviteur n’a pas changé ; il est toujours aussi empressé et aussi serviable ; je n’ai pas l’impression de l’avoir vu la dernière fois il y a une quinzaine d'années : Je me dirige ensuite vers l'avenue De Keyzer. J’entre dans un hôtel écrire une longue lettre à Bruxelles. Cette missive adressée à ma femme ne lui parviendra jamais pas plus d ailleurs que la lettre que j'ai envoyée de Diest le 10 mai au matin. J'ai cependant timbré et posté moi-même ces correspondances mais le désarroi es déjà généra1 et paralyse les communications.

Je me délecte aussi à la lecture de Paris-Soir et de l’Indépendance mais ces journaux ne m’apprennent rien de neuf'.

Je reprends ensuite le chemin du retour et je regagne Bo1sscho1. Je soupe au QG/6DI ; je trouve une chambre inoccupée au château, m'y installe et m'endors. Vers II h., je suis réveillé par un officier du génie étendu sur un divan ; il se plaint de très vagues douleurs ; je le rassure et me recouche peu après ; la nuit se passe calmement et je vois apparaître l'aube du I3 mai.

13 mai

       Nous quittons Boisschot le matin à 6 h, avec l’ambulance ; la veille, j'ai coloré en bleu les phares et les parties nickelées de ma voiture ; le règlement l’exige ; c’est le début de l’ère d'occultation. Après la traversée de Lierre, je range les deux voitures en face du stade de football et je pénètre dans un hôtel pour déjeuner. A peine à table, survient un avion volant au rez-des-toits. On le canonne furieusement ; les éclats volent de toutes parts et par mesure de prudence, je descends à la cave où arrivent successivement tous les locataires de l’immeuble portant leurs enfants encore endormis et enveloppés dans des couvertures. Nous arrivons à Linth vers 9 heures. Je m’enquiers de mon logement et l'on me désigne chez un ouvrier du chemin de fer une mansarde étroite sombre et mal aérée. Je pars à la recherche d'une chambre confortable que je découvre chez un fonctionnaire de la police qui est en relation amicale avec Mr. Stoffel de Bruxelles. Linth est occupé par les troupes françaises de la 1ère Division mécanique légère. Ce sont les premiers alliés que je rencontre ; ils sont accompagnés de tanks blindés et camouflés avec tourelle armée de canons. L’un de ces engins est en panne et remisé sur un terre-plein du carrefour.

       Des chasseurs Messerschmitt  I09 passent dans un vol rapide au raz des maisons ; je les observe de ma fenêtre. L’après-midi, je pars en ambulance dans l'intention d’aller récupérer à Oxelaer mes jumelles et deux couvertures abandonnées chaussée de Thourout. Le colonel m'a prié de m’informer auprès du Général Nin… du nouvel emplacement des groupes du 6A dont-il n’a pas encore reçu de nouvelles. Nous repassons une seconde fois par Lierre et nous dirigeons vers Aarschot ; le long de la route en face du PC du III/14A se trouve une ambulance renversée ; plus loin un obusier de gros calibre est abandonné au bord de la chaussée. Au pont de Lierre, arrêt forcé ; il est gardé par des sentinelles qui exigent un laissez-passer ; ce surcroît de précautions est motivé par l’arrestation, la veille de deux ennemis habillés en officiers belges et munis de fausses pièces d'identité. Je montre ma carte d’identité et nous passons.

       Voici Aarschot, nouvelle ville martyre, elle n’a rien à envier à sa sœur de 19I4. La plupart des immeubles sont en ruines ; les rues sont jonchées de débris et en partie barrées ; un immense cratère a déformé la route à la sortie de la ville vers Rillaer. Diest a encore été bombardée ; de nouvelles destructions s’ajoutent aux précédentes. Je sonne Refugiestraat, I7 ; il n'y a plus personne chez van B…  Au n° 21 de la rue Guido Gezelle, on m’annonce qu’ils sont partis depuis quelques jours. Un monsieur me prie d’emmener dans l'ambulance deux soldats restés en traitement à l’hôpital civil de la rue du Roi Albert. Il m'y accompagne ; 1’un des soldats est déjà parti, l’autre est encore alité ; il appartient au 24e de ligne qu' il a quitté à Curange et ignore 1’emplacement actuel de son unité. Je ne peux me charger de ce convalescent et je repars. Nous nous dirigeons vers Schaffen. Impossible de sortir de la ville le tunnel en briques franchissant le Démer avant le passage à niveau est obstrué ; le pont du Démer en face de la gare a sauté et est remplacé par une énorme excavation ; c'est du beau travail accompli par le génie. Un groupe d’officiers des lanciers stationnant à cet endroit fait signe à un biplan Fairey survolant le parc et les environs de la gare. Avant d’arriver à Diest, nous avons arraché du pignon d’un immeuble une plaque réclame de chicorée Pacha dont l'envers, d’après la rumeur publique, sert à l'ennemi de carte d'orientation. Nous examinons cet objet mais n’y trouvons aucune trace géographique ; comme il existe des réclames analogues de trois formats, nous n’avons peut-être pas enlevé celui que 1’on suspecte. En remontant dans l'ambulance, nous apercevons au dessus de Schaffen un grand avion à croix noire, vraisemblablement un Junker bimoteur agencé pour le lancement des parachutistes ?  La sortie de Diest étant obstruée. J'essaye d’atteindre Oxelaer par Sichem et Averbode. La guigne me poursuit ; le pont franchissant le Démer est détruit là aussi ; le génie est occupé à le réparer mais sa mise en service exigera encore quelques jours. Un avion à croix noires survenant à l'improviste, les travailleurs se dispersent dans toutes les directions et se plaquent au sol. Nous faisons demi-tour et reprenons la route de Linth ; j’embarque quelques gendarmes qui descendent à la sortie d’Aarschot. A Linth, c’est la consternation : le Général Gr… pris à Lierre pour un espion on ne sait pourquoi, car il était en tenue de général belge, a été assommé par un coup de pelle sur la tête ; le médecin divisionnaire, prévenu, arriva à Linth et me demande de l’accompagner. Nous trouvons le général à la permanence de police assis et la tête bandée. Il raconte sa mésaventure et semble remis sinon de la plaie contuse qu’il a reçue au sommet du crane, au moins de ses émotions. Il est d’une stature imposante et sa forte constitution aura raison de ces avatars auxquels il n'attribue qu’une importance relative.

       Je profite de mon retour à Lierre pour rendre visite au Cdt R… du 14A que j’avais rencontré sur la place de Boisschot, la veille en compagnie du confrère Al…  cet officier est alité dans un couvent ; il est anéanti physiquement et moralement et ne se croit plus capable de commander un groupe. Je le fais évacuer sur 1’HM d’Anvers ; je l’avais connu comme S/Lt dans la Ruhr en 1923 et ne 1’avait plus rencontré depuis cette époque.

       Nous revenons en voiture à Linth où je rencontre en face du QG/6DI le Cdt. L… du II/6A. Il est aphone et m'annonce que son médecin, le Lt. médecin M… est manquant ; comme l’adjoint de ce dernier a disparu précédemment au cours d’une alerte à Schrieck, son groupe est momentanément dépourvût de personnel médical. Le Lt. médecin M... rejoindra ultérieurement son unité ;  quant à son adjoint, le C.Gr.SS. Van H… de la classe 1939, il ne reparaitra plus et sera considéré comme déserteur.

       Le Roi est arrivé à Linth au cours de l’après-midi et est entré au QG/GDI ; vers 16 h., un bimoteur à croix noire survole soudainement Linth à basse altitude. Bientôt circule le bruit d'une descente de parachutistes ; des patrouilles s’organisent et partent dans plusieurs directions ; l'aumônier en chef' de la DI, l’Adjudant major du régiment 6A, le secrétaire du Colonel même s'élancent en avant ; ils fouillent les prés, les bosquets, les champs, les jardins, les cours de ferme. Finalement, l'adjudant D… arrête un homme en négligé qu'il considère comme le parachutiste dépourvu de son équipement. Il l'amène sous escorte à la DI ; on le fouille, on vérifie son identité et on s'aperçoit alors que c’est un soldat belge en négligé appartenant à un régiment d'artillerie d'armée cantonné dans les environs. On relâche ensuite ce malheureux qui a du passer un mauvais quart d’heure et qui ne manquera pas de raconter plus tard aux siens cette bonne aventure. A partir de ce moment, la parachutophobie va régner parmi la troupe ; elle verra des parachutistes sauter de tous les appareils survolant la région ; il s’agira la plupart du temps d’hallucinations collectives, parfois du lancement de messages lestés, de fusées éclairantes, de pétards à retardement et quelquefois, d'authentiques parachutistes !  J'ai observé des centaines d’avions du 10 au 28 mai, mais le hasard n'a pas voulu que j’assiste à une descente véritable de parachutiste. Cette journée ne s’achèvera cependant pas sans une nouvelle surprise.

       Vers 20 h, nous sommes rassemblés en face du QG/6DI. Une torpédo grise s'amène à l'improviste ; elle est occupée par trois hommes dont deux sur le siège avant et le troisième sur le siège arrière. Ce dernier tient une mitraillette sur les genoux ; l’auto ralentit et l'un des passagers nous annonce une descente de parachutistes à Lierre. Il a un accent étranger et porte le casque et 1’uniforme anglais ainsi que ses compagnons. L’auto repart ensuite; personne ne songe à l’arrêter et à vérifier l'identité des personnages. Le Cpt J. de D… s’amène bientôt et apprend cet incident. La voiture s’est arrêtée au carrefour ; il s'élance, revolver au poing, la retrouve et la ramène dans la cour du QG/6DI. On questionne et on vérifie l’identité des trois personnages. Ce sont des officiers anglais, d'après les pièces qu'ils exhibent. Après offre réciproque de cigarettes, ils repartent vers Lierre. Je me suis toujours demandé dans la suite s'il s'agissait d'authentiques britanniques, car le fait de les rencontrer assez loin de leur secteur m'a semblé bien étrange.

       Cette journée déjà fertile en avoir en perspectives diverses devait avoir un épilogue dramatique. J'étais rentré me coucher chez Mr. D… vers 22 h. ; vers 23 h., je suis réveillé en sursaut par des détonations et des rafales de mitrailleuse ; les balles sifflent dans la rue et s’enfoncent dans les façades ; on crie dans 1'obscurité, on étonne des ordres, des coups de sifflet stridents ponctuent cette échauffourée. Puis soudainement tout se calme ; je crois moi-même que cette fois le QG/6DI a été attaqué à l'improviste par des parachutistes ou par un détachement résolu. Pendant que Mr et Mme D… attendent anxieux dans la cave, j'observe de derrière les rideaux de la chambre (à l’étage) la physionomie de la rue où commencent à circuler quelques groupes de soldats. A ce moment, on cogne violemment la porte ; je descends ouvrir et mon infirmier D… apparaît soutenant dans ses bras un soldat blessé qu'il a ramassé dans la rue. Nous l'étendons sur un divan ; je le crois  percé de balles ; je l’examine partout avec précautions et ne lui découvre finalement qu'une forte contusion du front et du nez. Il s'agissait probablement d'un cycliste qui, en fuyant dans la rue, s’était fortement cogné dans sa chute sur la tête ou avait rencontré un obstacle dans l'obscurité. Nous laisserons l’intéressé passer la nuit sur le divan et le retrouverons en bonne forme le lendemain à notre réveil.

14 mai

       Dans la soirée du 13, nous avons reçu. 1’ordre de faire mouvement le 14 dans la matinée poux nous rendre à Slekken-Hoek prochain emplacement du QG/6DI. Vers 7 h, nous quittons sans regret ce village de Linth qui nous a valu tant d’émotions, survolés par une escadrille de Messerschmitt 109 ; c’est une vraie sarabande aérienne ; on distingue à peine les appareils dans la brume matinale se livrant aux acrobaties les plus fantaisistes. Ils se bornent pourtant à des missions de reconnaissance et l'observation sans mitrailler les colonnes.


Messerschmitt BF 109

       Nous arrivons bientôt à Slekken-hoek ; c'est un hameau composé de quelques maisons rangées le long de la route qui relie Waelhem à Wavre-sainte-Catherine. Je remise voiture et ambulance dans la cour d’une petite ferme occupée par de nombreux réfugiés de Menin. Le QG/6DI et le PC/6A voisinent dans deux immeubles ; notre mess est installé dans une villa abandonnée dont le jardin possède une serre remplie de beaux choux-fleurs qui agrémenteront notre table.

La canonnade est très intense au cours de 1’après-midi ; elle augmentera encore au cours de la soirée. J'ai poussé jusqu'à la Pl. Sec. 6DI  installée à quelques kilomètres dans un château voisin, mais le calme complet y règne encore. Les survols de bombardiers sont de plus en plus fréquents et les réactions de DCA tout aussi inutiles.

       Dans la soirée, je suis seul à occuper une chambre de la villa, mais les détonations ébranlent l’immeuble et me tiennent sur le qui-vive. Heureusement que la grosse pièce de 220 postée dans un jardin en face et camouflée par des arbustes n'entre pas en action ; elle est tellement proche que son voisinage aurait rendu impossible le séjour dans la villa. Ce QG/6DI ne convenant pas, on décide de le déplacer le lendemain de quelques kilomètres.

16 mai.

Ce nouveau bon « en arrière » nous amène au Fortin du chemin de fer à Lierre, le long de la route de Malines à Duffel. Je remarque qu'au QG/6DI le Général J… a été remplacé par le Général D... Cet officier supérieur, Cdt la 7 DI, dont je fais la connaissance lors des présentations, me raconte le passage du canal Albert par l’ennemi. Il me trace un tableau saisissant des piqués des gros bombardiers, de l’emploi de canots pneumatiques, de radeaux et de chalands, du lancement au delà du canal de planeurs noirs chargés de troupes, de l'atterrissage simultané de nombreux parachutistes semant la panique à l'arrière, désorganisant les liaisons., paralysant la défense ; ces nouvelles sembleraient fantaisistes si ce n’était l’autorité qui m’en fait la narration et à laquelle on peut faire confiance. Je me souviens alors du récit de l’attaque du fort d’Eben-Emael, et ma confiance dans la valeur de notre capacité de résistance s'en trouve très ébranlée.

       Ce fortin n’est pas un séjour bien agréable ; il occupe à droite de la chaussée un monticule assez vaste auquel on accède par un pont enjambent le fossé des fortifications qui fait le tour de l'ouvrage. Un tunnel, balayé par le vent, conduit au corps du bâtiment composé de plusieurs salles spacieuses mais sombres et humides. C'est dans cet abri de blocs de béton et de maçonneries couvertes de gazons que va s'organiser le travail journalier de la DI, à la lueur de quelques ampoules électriques et dans une atmosphère empestée par un poêle qui fume et qu’on a du allumer par suite de l’humidité. Nous espérons tous quitter au plus tôt ce caveau sinistre. J'ai remisé voiture et ambulance dans la cour d’une petite ferme voisine, à proximité d’un beau champ d'asperges dont les pointes roses et bleues profitent de la tiédeur du mois de mai pour apparaître en foule sous la croûte de terre sablonneuse. Derrière la ferme, une allée plantée de charmes est si bien ombragée qu’elle forme une galerie de verdure où les chauffeurs de la DI ont dissimulé les voitures. En fait de camouflage du charroi et du personnel,  je n’ai rien vu de mieux au cours de la retraite.

       Je passe la matinée à reconnaître les lieux ; ces déplacements m'amènent dans une belle villa abandonnée où est installé notre mess ; la T.S.F. fonctionne encore et j’entends les appels pathétiques du Roi au Colonel Modard, défenseur de la position fortifiée de Liège. Je songe à la magnifique carrière et à la destinée de cet officier d'artillerie dont l’héroïsme au fort de Loncin en 1914 a déjà fait l’admiration du monde et dont les glorieux faits d' arme ont inspiré à Mr. Laurent Lombard Les pages poignantes de son beau 1ivre « L'Epopée de Loncin ». Puisse le Colonel Modard dont j'admirais encore naguère au camp d'Elsenborn la belle prestance et l'allure distinguée, justifier à nouveau les espoirs que le Souverain et la nation entière ont placé en sa bravoure !

       Dans la matinée. la canonnade reprend violente ; les batteries des III et IV/6A tonnent sans discontinuer ; on annonce la destruction à Koningshoyckt d'un tank ennemi avec ses quatre occupants. Vers 19 h., la 10ème batterie d’obusiers de 105 du IV/6A fait savoir qu'elle compte 4 blessés. Je me rends immédiatement en ambulance à cet emplacement entre Duffel et Wavre N.D. ; je trouve le Lt. médecin S… et son adjoint, le S/Lt. médecin Ch… occupés à soigner les blessés au PS. Je fais placer dans 1’ambulance ceux qui sont le plus grièvement atteints et je les transporte vers Malines où fonctionne encore, je l'espère, le C. Méd. Chir. du Corps d'armée.

Je trouve la ville déserte et le centre évacué. Je me décide alors à les amener à 1’hôpital miliaire de Bruxelles. Nous accélérons l'allure, brûlons Vilvorde et atteignons Bruxelles non sans émotion ; le long du trajet, des sentinelles anglaises sont postées de distance en distance, et du charroi camouflé et bâché circule silencieusement. J'arrive chez moi ; je sonne et j’ai l'immense satisfaction de revoir en bonne santé ma petite famille qui est au comble de la joie de me revoir à l’improviste et dont j’étais sans nouvel1es depuis la date fatidique du 10 mai.

       Je me fais préparer une valise de linge que je prendrai à mon retour et je me dirige vers l’hôpital militaire, avenue de la couronne. L'aspect de la ville est lugubre : l’éclairage est réduit à quelques petites lanternes posées sur les trottoirs aux carrefours et projetant une faible lueur bleue ; la circulation du public et des trams est pour ainsi dire nulle ; c’est bien là un aspect de guerre.

       L’hôpital militaire est désert ; i1 a été évacué récemment. Que vais-je faire de ces quatre blessés qui souffrent dans cette ambulance ?  Il est grand temps de les sortir ne fut-ce que pour leur permettre de respirer un peu d'air frais.

L’hôpital universitaire, rue Haute, doit encore être ouvert ; allons-y. L'accueil des médecins de garde n'est guère enthousiaste ils ont reçu des ordres et ne peuvent plus accepter de nouveaux blessés ; j'insiste et l’on finit par s’incliner. Je repars en oubliant sur les marches du perron deux cartes, au 100.000e. Si la pénurie de cartes à grande échelle a été aussi grande dans toutes les armes qu’au SS, elle a dû être cause de nombreuses erreurs d’itinéraires avec leurs fâcheuses conséquences. Je rentre vivement chez moi ;  je fais mes adieux à ma famille et le cœur gros, cette fois, mais pourvu d'une précieuse valise de linge propre dans laquelle on a glissé quelques douceurs, je reprends la route du sinistre fortin du Chemin de fer. Je n'oublierai jamais les péripéties de ce retour qui fut une folle équipée : l’immense lueur rougeâtre embrasant le ciel au dessus de l'hôtel de ville de Schaerbeek ; la grand’ route obstruée par les colonnes en retraite ; l’éclair fulgurant et la détonation de la bombe lancée sur le viaduc de la, route d’Hofstade, entre Vilvorde et Malines.

       A Malines, le pont est embouteillé ; c’est à qui le franchira le premier et le plus rapidement ; un officier de gendarmerie s’efforce vainement de canaliser cette cohue de véhicules et de troupes de toutes armes. Je lui fais part de ma mission et je profite d'un espace vide au milieu d'une colonne pour m'y insinuer et franchir ce pont fatal. De l'autre côté c'est le même désarroi ; je reste avec l’ambulance sur le trottoir et je réussis à l’amener sous l’arche centrale de la porte gothique et j’arrive heureusement sur la grand’ place où je m'engage à gauche sur la route de Lierre. Elle est aussi très encombrée, car nous remontons toute une DI en retraite. Après de multiples arrêts. nous parvenons enfin au fortin très tard. Tout le personnel de la DI et du CADI dort sur des lits et des matelas posés à même le sol ; je m'allonge sur l'un d’eux, mais il y fait froid et j'ai l'impression que de la vermine progresse sur ma figure ; je me hâte d' abandonner cet endroit, et vais me réfugier sur un lit de la petite ferme voisine maintenant abandonnée par les habitants.

       Au cours de 1’après-midi, j’avais pris la précaution de cueillir quelques bottes d’asperges pour améliorer l'ordinaire de notre mess ; je les retrouverai le surlendemain dans le fond de ma voiture enveloppées de rideaux humides et serrées dans une ceinture de femme ; elles seront cependant les bienvenues lorsqu'elles paraîtront sur notre table !

       La canonnade persistant vers 2 h, du matin, je retourne au fortin où l’adjudant H… a promis de m'attendre pour m’accompagnez vers le nouveau QG, mais le fortin est abandonné et l'adjudant H… m’a brûlé la politesse sans me prévenir. Je me trouve donc encore seul comme à Malderen plus tard ; vers 3 h. je me mets en route, précédé de l’ambulance qui doit m’ouvrir la marche, car la troupe et le charroi stationnent toujours le long de la chaussée conduisant vers Malines.

17 mai.

       Il fait encore nuit ; nous voyageons sans lumière, l’ambulance me précédant au ralenti de quelques mètres. A 5 km de Malines, nous stoppons pour éviter les collisions et attendons qu'il fasse jour. Nous repartons dès qu'il est possible de distinguer vaguement les objets. A 1a sortie de Malines,  des gendarmes nous indiquent la route vers Termonde. Nous la suivons pour nous diriger vers le prochain QG/6DI qui est primitivement fixé à Lippeloo. J'y arrive au moment où le Roi, qui a passé la nuit au château, en sort précédé de motocyclistes. J'apprends que le QG doit se déplacer  pour se rendre à quelques km. plus loin, à Malderen. Nous y sommes à 8 h. du matin.

       La journée se passe à visiter les emplacements de PS groupés, à aller aux nouvelles et à tâcher d'obtenir des renseignements dignes de foi ; mais nous formons une minime partie d'une armée en retraite et 1’une des DI ignore les agissements de sa voisine. Rien n’est plus démoralisant que de rester , comme c'est fréquemment le cas, sans communiqué officiel sur l'ensemble de la situation militaire et politique internationale. La seule chose certaine dont nous nous rendons compte et que l’on ne peut nous cacher, et est que nous battons continuellement en retraite depuis notre départ de Diest, que nous abandonnons à l’ennemi l’est du pays et que les différentes lignes d’eau que l’on croyait pouvoir défendre et tenir cèdent les unes après les autres. Dana ces conditions, nous nous voyons encore repoussés vers 1a côte et bientôt forcés de prendre position comme en 19I4 derrière notre fleuve national et historique où sera tentée, nous 1’espérons tous, l’ultime et héroïque résistance.

Les réfugiés de plusieurs provinces belges doivent avoir tenu le même raisonnement car 1’exode vers les Flandres et le littoral y a entassé des, milliers de personnes de tout âge ; leurs illusions s’évanouiront aussi rapidement que les nôtres le jour proche de la capitulation de l’armée et de la consternation générale.

       Vers 20 h., j'envois à l’hôpital militaire de Gand une ambulance avec un chargement de blessés. Mon caporal infirmier accompagnera comme convoyeur le chauffeur de l'ambulance.

Depuis notre aventure commune au passage à niveau de la gare de Diest, ce brave garçon qu’ emporte toujours à ses côtés un petit chien en guise de mascotte est atteint d'une terreur maladive des avions. Il conduit sa voiture en passant la tête par la fenêtre et en inspectant constamment le ciel ; au cours de nos missions, il s’est déjà arrêté fréquemment et prête une oreille attentive à tout ce qui peut ressembler au bruit d'un vrombissement d'avion. Dans ce cas, il stoppe immédiatement et sans attendre mes directives, il saute du siège et s’aplatit dans le fossé.

       J’ai ordonné à mon caporal-pilule de rentrer au plus tôt, sa mission terminée, et au plus tard à minuit. Cette ambulance ne rejoindra plus Malderen et, comme je 1’ai appris ultérieurement elle aura aussi son histoire. Elle ira faire une longue randonnée tragique dans le pas de Calais, engagée dans une colonne de voitures sous la direction…. d'un aumônier  militaire ; ce brave ministre du culte ne se doutera jamais que pendant cette équipée, j'attendais anxieusement à Malderen le retour de mes deux brancardiers militaires qui seront bien heureux, quelques jours plus tard, de regagner leur unité a Oostveld et à Cleyt. Que n’aura-t-on pas vu au cours de cette retraite de 18 jours ?  Je reste donc seul à Maldren après le départ de la DI à la tombée de la nuit, car j'ai décidé de prolonger mon séjour pour attendre l’ambulance.

Comme je connais 1’itinéraire et le prochain terminus, je ne suis nullement inquiet. J’occupe la maison vide qui nous tenait lieu de mess, comme toujours une villa abandonnée. Alors que j'y prends un repos de quelques heures, je suis victime d'une tentative de vol de ma voiture que j'ai garée le long du pignon d'une maison. Quand je veux m'en servir, je constate qu'elle a disparu ;  je la retrouve cependant déplacée et abandonnée au milieu d'un champ de blé voisin. Heureusement qu’elle est toujours en bon ordre de marche, car les trois soldats qui ont tenté de s’en emparer se sont contentés de la pousser, espérant la mettre en route.  Je l’amène en face du mess et je monte à ses côtés une garde vigilante ; pendant que j’attends le lever du jour, je vois passer une compagnie de cyclistes en retraite et quelques avions survolent la région en lançant des fusées ; quelques fugitifs passent rapidement à la queue de cette colonne, Après avoir accepté une tasse de café bien chaud chez le marchand de poulets de l'endroit, je me mets en route seul vers Termonde, car l'ambulance n'a toujours pas rejoint vers 4 h, du matin. J’accélère l’allure dans le but de franchir le pont de 1’Escaut ; avant l'encombrement que j’estime fatal en de semblables circonstances. Mais je ne parviens pas à atteindre Baesrode ; à quelques km de ce village, les colonnes marchent déjà au ralenti ou stationnent sur la route.  A Baesrode même,  c’est la cohue ;  tout le charroi de la 6 DI et les troupes doivent franchir le fleuve sur un pont de fortune rapidement construit par le génie,  le pont de Termonde étant à ce moment critique embouteil1é par le charroi d’une autre DI. Je m’arrête près de l’église ; d'un perron couronnant quelques escaliers derrière l’église, j’assiste pendant ; plusieurs heures au défilé de la 6 DI ; le Général Gr. improvisé agent de la circulation à poste fixe, canalise le flot de cette retraite. De mon observatoire j'aperçois hommes et véhicules progressant par à-coups sur cette passerelle improvisée et gravissant ensuite le raidillon de la berge pour se diriger vers Zele par des chemins de campagne. Des officiers motocyclistes sont à la recherche de médecins de Btn car on signale des blessé par bombes à la queue de la colonne ; mais les disciples d’Esculape ont déjà franchi le pont. Des cars remplis de réfugiés sont venue s'intercaler dans les colonnes et sont forcés d'attendre l'écoulement du charroi militaire.

Le défilé terminé, je reste en communication étroite avec l’auto du général qui me précède et qui se dirige vers Lokeren ; je la laisse progresser dans cette direction pour emprunter un chemin de traverse qui m'amène rapidement et sans incident à Zele, pays du bon beurre et village natal, de mon ordonnance.

Noua ignorons le temps que nous séjournons ici,  je mets à profit les quelques heures de ce stationnement pour faire ma toilette, procéder à des emplettes indispensables et tenter la réparation du pneu éclaté remisé à l’arrière de la voiture depuis Montaigu. Malheureusement, la toi1e est déchirée , la chambre à air lacérée et les dégâts sont irréparables ;  j’envois Goos... vers un garage à la recherche d’un pneu neuf mais les garages de l’endroit sont fermés. Je rencontre à Zele le Lt. médecin Mo… du l G ainsi que mon adjoint du III/6A, le Lt. médecin Van S… à la recherche d’une ambulance égarée.

Vers 15 h., nous apprenons que nous devons atteindre Caprycke, nouveau QG de la 6 DI. Nous allons faire un fameux bon en arrière évidemment. Vers 14 h., je pars en compagnie du chauffeur de réserve de l'U.A. qui m'a été adjoint dans le cas où j'aurais besoin d’un coup de main au cours de ces déplacements. A la sortie de Zele, nous dépassons une longue file de gros autobus du genre Nord-Midi camouflés en gris et destinés à transporter l’infanterie vers les nouvelles positions.


Messerschmitt BF 109

       Nous arrivons bientôt par Saffelaere à Wachtebeke où je fais halte pour prendre un repas ; j’y vois arriver le Cdt médecin Van L… du I C, mon collègue de Bilsen accompagné de son adjoint le Lt médecin D…. Nous gagnons ensuite Selzaete où je parviens à me  procurer chez le pharmacien l'eau distil1ée indispensable à désaltérer ma batterie. Nous parvenons à Caprycke vers 19 h. C’est un joli village du nord de la Flandre. Son charme réside dans l’étendue considérable de 1’esplanade dont le fond à gauche est orné d'un hôtel de ville de style hollandais datant de 1650 et bâti en briques rouges du plus bel effet. Caprycke est occupé par une colonne sanitaire française ; on n’y rencontre que des brancardiers, des médecins ;  des pharmaciens ;  ils sont tous pourvus du brassard à croix rouge. J’ai le plaisir de faire la connaissance d'un confrère français dans la cour de l’école où j'ai remisé ma voiture. Il m’annonce son départ imminent vers une direction inconnue. Peut après, je trouve une chambre inoccupée chez la confrère Janssens où, parait-il, j’ai téléphoné le matin ; j’y passerai une nuit reposante en attendant le départ pour Bassevelde fixé au lendemain. Décidément nous devenons des soldats errants, car les cantonnements se succèdent les uns aux autres avec une continuité et une rapidité qui ne laissent pas d’être inquiétantes.

19 mai.

       Le départ pour Bassevelde est très matinal et nous y sommes déjà à 7 h. Les Français y sont installés en grand nombre. C'est aujourd’hui Dimanche, mais depuis le 10 mai, tous les jours se ressemblent pour nous car nous n'avons rien de bon à en attendre. Nous sommes ballotés entre toutes sortes de sentiments et de pensées et il est presque impossible de mettre de l’ordre dans ses souvenirs si l’on n’a pas pris le soin d’inscrire chaque jour sur un carnet le cours chronologique des évènements. Les situations se modifient et se succèdent tellement rapidement d’heure en heure que la mémoire ne parvient plus à les enregistrer avec la précision et la continuité désirables. Cependant il nous reste un grand réconfort :  la voix des ondes nous parvient toujours quel que soit l'endroit où nous sommes ; elle nous annonce aujourd'hui que les forts de Liège et de Namur résistent toujours et que le Roi a ordonné à leurs défenseurs de résister jusqu'au bout pour l'honneur de la patrie.

       Les groupes du 6A auquel est venu s'ajouter un groupe du I3A sont disposés en demi-cercle à l’ouest d’Assenede où ils ont pris position ; ils appuient les opérations de l’infanterie du l C et du l Gr qui a reçu l’ordre de défendre à outrance le canal de Gand à Terneuzen. Nos batteries prendront sous leur feu les ponts de Selzaeste, de Sas de Gand et de Terdonck et  dirigeront avec succès de nombreuses salves sur les concentrations ennemies signalées à l’est du canal. Je trouve une chambre dan un café des environs de la gare et vers 21 h, je m'y retire et procède au pansement de mon petit orteil droit qui depuis huit jours, me fait marcher sur des charbons ardents. Une forte canonnade m’éveille vers 6 h. du matin.

20 mai.

       J'apprends que la Pl Sec/6DI est venue s’installer à Bassevelde ; c’est la première fois depuis Diest que nous voisinons. Cet emplacement ne résistera pas aux règles de la tactique sanitaire car l'installation, trop proche du Q.G., devra se transporter ailleurs.

       Cette matinée est très mouvementée ; l'apparition subite à basse altitude de quinze bombardiers bouleverse la quiétude de cette petite localité provinciale et sème le trouble parmi la population ; les pilotes sont vraiment d’une audace incroyable et ont beau jeu car ils sont, seuls en l’air ; les appareils sont furieusement canonnés.

       D’un verger situé derrière le QG, je les observe attentivement, évoluant comme à la parade, conservant leur formation de vol malgré les encadrements noirs et blancs des shrapnells qui éclatent de toute part. Tout en admirant leur crânerie et leur bravoure, j'espère toujours en voir dégringoler un ou deux en flammes, mais cet espoir est déçu, et je rentre désappointé dans la cour du quartier pour y trouver sur le seuil d'une porte un gros fragment d'obus de DCA tombé là sans blesser personne. Je songe à l’efficacité du port du casque que j'ai laissé dans ma chambre !  Je descends m'abriter au plus fort de l'action dans les sous-sols du couvent transformés en cave à provisions et en abri bétonné offrant une bonne sécurité.

       L’après-midi est monotone. Je reçois la visite des médecins de groupe que j’ai convoqués et qui m’apportent les calques indiquant 1’emplacement des PS. J’abandonne ma première chambre pour m'installer au dessus des bureaux du CADI.

       La T.S.F. annonce de furieux combats en cours au nord de Saint-Quentin et de Montmédy et la progression de notre CC au delà du canal de Gand à Terneuzen. Une note du GQG affirme que nous n'avons en face de nous que 3 DI avec quelques éléments blindés et que notre armée doit pouvoir s’il le faut passer à l'offensive.

       Vers 19 h.30 nouveau survol de Bassevelde par 9 trimoteurs évoluant à 800 m ; ils continuent imperturbablement leur vol malgré une forte réaction de DCA. Vers 20 h., le journal parlé nous fait connaître le retour d'Orient du Général Weygand qui a repris le commandement de l'année française ; malgré sa haute compétence, il ne réussira plus à rétablir une situation irrémédiablement compromise par la percée du front français à Sedan et l'avance motorisée ennemie vers Boulogne. Cette manœuvre menée de main de maitre et avec une  audace et une maîtrise qui font honneur à ses exécutants va amener l'effondrement de tout le système défensif français et la capitulation finale des armées de la grande république. Les anglais seront obligés de se rembarquer rapidement en abandonnant la majeure partie de leur matériel et resteront les seuls champions de la lutte pour la liberté. Après l'occupation du Danemark, de la Norvège, de la Hollande, de la Belgique et d'une partie de la France, le conflit va se limiter, du moins pour l'instant à une guerre anglo-allemande dont l'issue est encore incertaine. La T.S.F. a encore annoncé le rattachement de Eupen et de Malmédy à la grande Allemagne.

       J’avais aperçu à Boisschot le Lt. Colonel L…. , membre de la CPMI :  je rencontre à Bassevelde le Cdt B…. son collègue ; il est méconnaissable tellement il est maigri et négligé ; il appartenait à la position fortifiée d’Anvers et le voilà en rase campagne avec un petit fortin doré sur chaque épaulette et une barbe de huit jours. Nous nous séparons en nous souhaitant bonne chance ; nous devions encore nous revoir à Aardenburg dans la suite.

       Je fais subitement une inquiétante constatation : mes bottines ont écu1ées et les semelles trouées et je ne possède que cette paire-là. Je me confine vivement dans ma chambre, en pantoufles, pendant qu’un cordonnier complaisant procède d'urgence aux réparations indispensables, car en partant d'ici Dieu seul peut savoir où nous allons aller échouer.

21 mai.

       Je m'éveille en bonne forme ; grâce à l'amabilité de mon hôtesse, j’ai pu prendre un bain complet dans un baquet  d'eau tiède. Je change de linge pour la première fois depuis Diest ; quelles délices de pouvoir s'entourer de linge propre.

J'expédie l'autre à la buanderie et au repassage ; c'est encore possible car les habitants sont restés dans leur foyer et ne semblent pas se douter de 1’approche du danger ;  peut-être même seront-ils envahis demain ?

       Je profite du beau temps pour rendre visite en vélo au nouvel emplacement de la place de secours qui occupe trois grandes fermes Beekstraat. Vers 11h.30,  je suis revenu à Bassevelde où je reçois la visite du Lt. Colonel vétérinaire D…. commandant le SV du VCA dont nous faisons actuellement partie. Nous parlons de nos familles ;  il n'a aucune nouvelle des siens qu’il suppose réfugiés en France. Nous nous séparons avec l'espoir de nous revoir bientôt. La T.S.F. française fait mention de la bataille défensive qui continue à se dérouler dans le nord de la France ; du ralentissement observé dans la vigueur de la progression ennemie et de la part active prise par l’armée belge dans les opérations en cours.

       L’activité aérienne a été faible ce matin ; quand elle n’est pas intense , on n’y fait plus attention.

       Vers 15 h., en compagnie de l’aumônier V…. ,  je pars visiter les positions des groupes du 6A dans le but d’établir, comme jadis à la borne 63, un PCh au nord-ouest du carrefour de  Nieuwburg à proximité des ruines d’un vieux moulin. Je pourrai me rendre compte en même temps de l'emplacement des PS des I-II-III-IV/6A et du I/I3A (Lt médecin P.)

L'équipage d'ambulance met à notre disposition une Buick d'un modèle très ancien conduite par un chauffeur en civil dont l'exophtalmie révèle de sérieux troubles thyroïdiens auxquels il faut vraisemblablement attribuer la nervosité dont il est affligé. Il est accompagné d’un convoyeur qui fait peine à voir dans sa tenue sale et débraillée. La tête du chauffeur ne m’inspire guère confiance d’autant plus que la maladresse de ses mouvements met à mal la boite de vitesse et n'indique pas une grande compétence dans la conduite d'une voiture.

       Nous voyons successivement le PS du I/6A où nous amène le Lt. médecin V… que j'ai rencontré à Bassevelde et qui nous a précédé en vélo ; ensuite le PS du IV/6A où je donne au Lt. médecin S… les indications concernant le Pch qu'il va surveiller car il coïncide avec le PS du IV/6A. Nous inspectons ensuite les PS du I/I3A et du III/6A ; ces PS pour des raisons tactiques doivent être changés.  Au cours de cette mission, une batterie du 25A tire quelques obus vers Assenede ; des colonnes de fumée noire montent dans cette direction. Nous rentrons ensuite à Bassevelde et retournons à l'équipage d'ambulance. Sur mes instances, on me désigne une autre voiture, une Chevrolet assez moderne et un nouveau chauffeur qui ira stationner au Pch du vieux moulin.

       A  la  DI on m’informe de l’arrivée et du départ récent de 4 prisonniers appartenant au 309 RI et amenés de Selzaete où ils ont été capturés par le IC ; l’un d' eux a assuré en avoir assez de combattre et a exprimé la satisfaction de son sort. Je découvre sur la table du local ou ils ont été questionnés une feuille de papier couleur kaki dont j' ignore l’usage et un sachet de pansement qui attire spécialement ma curiosité. Ce sachet est enveloppé d’une toile grise portant la marque du fabricant : Alfred Kipping, Dresden. Au revers de cette toile est inscrit le mode d’emploi ; cette enveloppe renferme un petit sac en baudruche noire pourvu d’une tirette de déchirure et contenant le pansement proprement dit entouré d'un papier gris clair ;  ce pansement est constitué d’une bande de gaze longue de 2 m. et terminée au bout par un pansement fixe.

Comparé au nôtre, ce sachet de pansement est plus petit et semble mieux protégé grâce à l’enveloppe hermétique en baudruche.

       Notre passage a Nieuwburg a été salué par une attaque en piqué de 8 Messerschmitt 109 qui ont tourné plusieurs fois en rond au dessus du carrefour et s'ont allés mitrailler ensuite les batteries voisines du IV/6A. Vers 18 h., le canon se fait entendre dans la direction d'Assenede ;  malgré cela, les habitants discutent sur le seuil de leur porte.

Vers 19 h, alors que je suis chez le coiffeur, deux escadrilles de trois bombardiers survolent Bassevelde et sont vigoureusement sonnés par la DCA. Ils reviennent vers 19h30 mais séparément et en se suivant à grande distance. Ils sont très haut et il semble que leur premier passage leur a laissé une tres mauvaise impression. Au moment de nous mettre à table, le Lt. C…. nous annonce de mauvaises nouvelles : l'ennemi serait parvenu à franchir le canal Gand -Terneuzen à hauteur de Rieme en face des positions occupées par le 34 Ligne(I3 DI).

La T.S.F. française reconnait l'occupation d'Amiens et d’Arras par l'ennemi ; le pessimisme s'installe au mess et je rentre me coucher vers 21h30. Le canon gronde toujours et les vitres tremblent. Peut-être battrons-nous en retraite cette nuit ou demain.

22 mai.

       La nuit a été moins mouvementée que je ne l’avais supposé. Au déjeuner, le Cdt G…. m'annonce le décès du maréchal des logis Cal…. du II/6A, tué d’une balle dans la tête à son poste d’observation d'artillerie.  Un violent tir de concentration a été déclenché ce matin à 4 h. sur des rassemblements ennemis signalés dans le Kloosterbosch, au S.E. de Selzaste.

       Le bulletin d’information de la 6 DI nous signale que le Général de cavalerie  Geyer von Schweppenburg, ancien attaché militaire à Bruxelles, commande le CA qui opère en face de nous et qui comprend les 9e, 30e et 56e DI ; que la 4e Pantzer Divisie a quitté la moyenne Belgique pour se rendre dans l' Entre Sambre et Oise. On annonce aussi la reprise d’Arras par les troupes française.  J'ai aperçu – chose digne d’être relatée vu sa rareté – un biplan Fairey en reconnaissance au dessus de Bassevelde et rencontré à l’E A/6DI le fils d'un de mes clients de la rue du Noyer ; Mr. G…., mobilisé avec cette formation depuis plusieurs mois.

       Vers 16 h., mon ordonnance vient m'informer qu'il est question d’un départ ; je ne m’en étonne guère car nous sommes arrivés ici le 19 et c’est vraiment extraordinaire que nous y soyons encore !  Comme le ciel est couvert et le plafond bas, les avions sont rares. Dans la soirée, l'ordre de retraite encore et toujours nous parvient ; nous irons à Cleyt, au sud de Maldgem où passe le bel autostrade vers le Zoute. Aujourd’hui je suivrai encore cette belle route que j’ai si souvent parcourue, mais ce ne sera plus ni en famille, ni en week-end vers la mer.

       C'est avec regret que je quitte Bassevelde, le bon lit du n° 48, rue de la Gare et le petit mess intime chez le coiffeur près de l'église. Je pars vers 20 h, avec mon chauffeur Go…. dont j’apprécie beaucoup la compagnie, et lors de notre arrivée à Eec1oo, les sirènes mugissent lugubrement.

Je m'arrête près de l’ég1ise et nous attendons…. les bombes, mais aucun avion n'apparait ma première idée est d'y attendre le passage des colonnes, mais comme le canal de dérivation de la mer à la Lys doit être franchi à une certaine heure, je décide de pousser jusqu'à Maldegem où nous arrivons à 2I h. Je gare ma voiture sur la place de l'hôtel de ville, à côté du couvent, et je prends mes dispositions pour passer la nuit en cet endroit. Nous essayons de dormir mais du charroi et des troupes passent continuellement et nous tiennent éveillés.

Un gros camion vient immobiliser son avant-train dans les tranchées creusées autour de l'immense tilleul qui s'élève au centre de la place ; et les pénibles manœuvres de dépannage durent très longtemps. Peu après arrivent des soldats du 3e chasseurs ; ils sont à vélo et font halte à mes côtés.

J’interroge un sous-officier qui croit déceler en moi l’attitude d’un espion. Il fait prévenir à mon insu 1’officier de son unité. J’avoue qu'à ce moment, je n'avais plus rien de militaire ; j’étais nu-tête, sans vareuse, le col de mon loden relevé, circonstance éminemment favorables à me faire suspecter.  Me voilà donc gardé à vue et a distance par quelques hommes qui ont fait un demi-cercle autour de moi et attendent le fusil à la main. Un lieutenant survient bientôt ;  il me demande de prouver mon identité ; je lui exhibe mes papiers en lui demandant les raisons de cette épidémie d'espionite et finalement tout s'arrange. Je passe le reste du temps à chercher en vain le sommeil, étendu sur le coussin arrière de ma voiture ou à reconnaître la route qui mène à Cleyt.

23 mai.

       Le jour pointe à peine que je repars vers Cleyt, situé à 2 km. de Maldegem. Je vois passer au carrefour de l'autostrade la camionnette du SS du II/6A ; le Lt. médecin M…. m’annonce qu’ il va conduire à l’H.M. de Bruges un soldat ivre atteint d'une fracture compliquée de la jambe survenue en voulant utiliser comme marchepied les rayons d'un caisson en mouvement. Quelques mètres plus loin vers Cleyt, je découvre dans la cour d'une ferme le Lt. médecin Van S…. assis sur une grosse pierre dormant profondément, la tête entre les mains et son vélo à ses côtés. Je songe à lui faire une plaisanterie et à cacher le vélo, mais pris de pitié en le voyant si fatigué, je l’éveille  et l’amène chez les fermiers qui nous servent un café bien chaud. Je lui annonce la progression de son groupe qui vient de passer, précédé du I/I3A et il se hâte de le rejoindre.

       J'arrive à Cleyt quelques instants après son départ. Cleyt est un petit village dont les maisons se succèdent le long de deux grand’ routes conduisant à Ursel et à Oostveld. L'église et le couvent sont les seuls édifices importants. Je gare mon auto dans le cimetière qui entoure 1’église, à droite de celle-ci et dans une allee ombragée de tilleuls ; elle y sera à l'abri du soleil mais non des obus qui vont y pleuvoir dans les heures qui vont suivre.  Rompu de fatigue, je m’endors au volant. A mon réveil, l’avant-midi est déjà fort avancée. 1e ciel est couvert. La DCA canonne quelques avions invisibles. Je vais examiner un enfant malade à la ferme où s’est installé le QG/6DI ; le petit est atteint de parotidite infectieuse (oreillons) ; j’en avertis l'adjudant qui m'a fait prévenir et lui confirme sur papier mon diagnostic. Il n'en faut pas davantage pour faire déménager le QG/6DI qui occupera successivement deux autres emplacements pendant son séjour à Cleyt.

       Vers I3h45,trois bimoteurs volant très bas et protégés par une escadrille de M.I09 survolent la région et sont vigoureusement pris à partie par la DCA ; vers 18h.30, nouveau. Passage de trois bombardiers et canonnade intense. Les sœurs du couvent ayant aimablement accepté de me fournir une chambre à coucher, je me retire dans ce sanctuaire et, grâce au calme insolite de la soirée ; je m'endors profondément jusqu'à 6 h. du matin.

24 mai.

       Le bulletin d' information du 22 mai nous fait connaître la valeur des forces ennemies échelonnées devant le front belge. Nous avons en face de nous le XXVI CA formé des 2I6 & 228 DI et le IX CA composé des 30e & 56e DI. Le QG de cette armée est signalé à Anvers ; le bulletin fait encore mention de la réussite d'une attaque franco-anglaise dans la région d’Arras et de Cambrai.

       Vers I4 h., alors que je me trouve dans le verger du mess, j'aperçois vers Maldegem deux M. 109 descendre trois fois en piqué et attaquer à la mitrailleuse ; vers 15h30, je me dirige en vélo vers la place de secours installée à Oostveld.

Je suis à peine sorti de Cleyt que je rencontre une auto conduite par le lieutenant H…. de l’EM/6A. Il s’arrête et je vois descendre de la voiture mon caporal infirmier disparu depuis Malderen. Il n'est pas fier et me fait un rapide exposé de son odyssée entreprise sous les auspices d’un aumônier rencontré à Zele et ayant failli se terminer dramatiquement à Montreuil en France. L’ambulance est rentrée à Oostveld, criblée de mitraille car ils ont été bombardés dans une caserne et sont très heureux d'avoir pu rejoindre leur unité sains et saufs.

       A la place de secours, le commandant ; du corps médical est assoupi dans un fauteuil. Il n'est pas encore remis de ses émotions car la veille, au cours d'une tournée d'inspection, il a été attaqué par des bombardiers et n'a échappé à la mort qu'en se mettant à l'abri dans les fossés bordant la route.

Je regagne Cleyt vers 18h.15. Au souper, l'optimisme règne : le Cd G…. nous apprend qu'une forte proportion d’ennemis est en mauvaise posture près de Boulogne ! Je réintègre le couvent vers 21h30 ; une forte canonnade sévit toute la nuit une batterie voisine tire coup sur coup et les détonations ressemblent à de formidables claquements de fouet. Je parviens cependant à fermer les yeux malgré tout ce vacarme et je ne me réveille qu’à 7 h. du matin. C’est la seconde nuit que nous passons à Cleyt.

25 mai.

       Cette journée est fertile en épisodes guerriers. Ce matin, à 5 h., des batteries allemandes ont repéré et bombardé le verger occupé par le I/13A blessant un homme et tuant 20 chevaux. La veille, Eecloo a été occupé vers midi ; vers 8 h., un monoplan Renard vient survoler Cleyt et s’éloigne, sa mission de reconnaissance terminée. Vers midi, l’adjudant OK…. du II/6A est blessé aux pièces par l'éclatement prématuré d'un obus : il est atteint d'une plaie pénétrante du thorax avec hémoptysie et d'une blessure de la région iliaque droite ; il est transporté dans la camionnette du SS à la place de secours à Oostveld. Le lieutenant médecin M…. qui me fait la relation de ces faits l’après-midi à notre réunion, m'apprend qu’Ostende a subi un terrible bombardement 1e 24 et qu’il y a eu de nombreux blessés et plusieurs tués parmi les membres de 1’hôpital de complément, dont le lieutenant médecin Hul….

       Le bruit court d’un départ imminent du 1e Gr et du 9e de ligne pour Hoog1ede au nord de Roulers. La retraite des anglais dans ce secteur a créé une solution de continuité qu'il importe de boucher au plus tôt. Le CADI et le 6A resteront à Cleyt et feront partie de la18 DI commandée par le Général S…. Cette DI sera composée du I C, du 7e chasseurs, du 2e bataillon du 3 Gr d’un bataillon du 39e  de Ligne, de 1’E M et de 450 hommes du 3 C ; d’un groupe cycliste de la 15 DI et d'un bataillon de forteresse d’Anvers. La 18 DI formera avec la 17/ DI le V CA.

 

Vers 13h40, nous sommes à table. Des obus éclatent à l'angle des deux routes du carrefour' de Cleyt, à 300 m. de notre mess et le bruit des explosions accompagne notre repas ; je verrai tout a l'heure le résultat de ce tir : 4 soldats du génie ensanglantés étendus dans un café et blessés au pied, à l' abdomen, à la cuisse et au bras. En face, deux maisons en partie démolies par la mitraille ; des projectiles qui ont dépassé le carrefour ont tué sur le seuil d’une porte une mère et sa petite fille. C’est une vision d'horreur ; le corps de la mère et de l’enfant gisent étendus sur le trottoir au milieu de flaques de sang coagulé, de fragments d'os, de débris de chair et de cervelle ; la mère porte de multiples blessures et la tête de l’enfant a été séparée du tronc et jonche le sol de morceaux. Le cratère de l'obus est visible sur le rebord de la route, les éclats ont sectionné les fils téléphoniques et criblé la façade et les fenêtres de la petite maison de campagne. Une main inconnue a recouvert les deux cadavres de sacs et de linges. Pauvres martyres ! ce sont les premières et heureusement les seules victimes que j'aurai l'occasion de rencontrer. Je ne peux m'empêcher de songer à ma petite fille du même âge et je m’éloigne le cœur gros. Les champs de seigle et les prairies voisines de cet endroit dramatique sont troués de plusieurs cratères récents ; aux alentours les herbes et les graminées sont fauchées sur une grande distance.

       Vers I6h30. je suis au QG de la DI ; le tir ennemi a recommencé, mais il s'est allongé. Il semble que les avions d'observation ont repéré le Q.G. de la division, car les obus explosent derrière l'immeuble à 300 m. dans les prairies. Les éclatements sont suivis de panaches de fumée bleuâtre qui s'élèvent entre les peupliers. Pendant ce temps, des fossoyeurs creusent au cimetière une tombe à côté de ma voiture ; elle servira de dernière demeure à un soldat du génie tué hier au pont de Balgerhoek. L'inhumation aura lieu après-midi et la croix noire dressée sur le tumulus portera en lettres blanches l'épitaphe suivante :

Magis Victor-Gilles 7 Bon Génie

né à Finnevaux le 4/12/1911

Mort pour la patrie à Balgerhoek le 24/5/1940

matricule 177-11221

       Vers 19h40. sept bimoteurs à croix noire survolent Cleyt et sont canonnés sans résultat. Aux abords du QG/GDI, c’est le branle-bas du départ : au revoir Général D…., Cds La…., Dum…., Let…., Bert…., Art…., et Lts Ste…., Ru…. Et An….. Puissions nous nous rencontrer bientôt au complet dans quelques semaines et dans une situation meilleure et moins confuse !  Depuis quelques jours, nous n’avons plus le réconfort de la connaissance exacte des évènements car la T.S.F. ne fonctionne plus faute de courant électrique. Les bobards les plus invraisemblables circulent et l'absence de nouvelles concernant nos familles nous pèse lourdement. Et cependant on espère malgré tout en des jours meilleurs ; on aime à croire que la situation va se modifier en notre faveur ; on parle d'un redressement français sur la Somme et de la décision de défendre à outrance le canal de dérivation de la Lys.

       Vers 21 h, je me retire au couvent ; je passe quelques instants dans la cave avec les réfugiés et je regagne ensuite ma chambrette où je réussis à m'endormir malgré les détonations auxquelles on finit par ne plus prendre garde.

26 mai.

       La DCA me sert de réveille-matin et je suis debout à 6 h. On ne va pas chômer au 6A aujourd'hui car la journée va être très mouvementée. C'est le III/6A qui ouvrira le feu si l' on peut dire en encaissant, dans la prairie où il est en position, de nombreux shrapnels ; il a été bien repéré par l'aviation car à 15 h., le commandant du groupe téléphone au CADI qu'il a de nombreux blessés. Comme je suis présent, l’adjudant-major me passe la communication et le major de C…. m’envoie au bout du fil une épithète triviale qui me fait douter du bon fonctionnement du service de santé de son groupe. Je saisis mon casque et mon vélo et en route pour le III/6A.

Je me fais accompagner de la voiture de l'E/A transformée en ambulance auxiliaire et qui stationne au Peh à la sortie de Oleyt. Le chauffeur témoigne d'une nervosité bien compréhensible en prenant la direction des éclatements. Les rues du village sont désertes ; les gens sont dans les abris ou dans les caves ; seuls quelques soldats se faufilent le long des maisons en se hâtant d'accomplir leur mission.

       Au carrefour des deux routes, nous empruntons le petit chemin macadamisé qui mène aux batteries. A mi-route, nous rencontrons une pièce de gros calibre en position. A cet endroit stationne un tombereau attelé un cheval étonnement calme au milieu du vacarme de l’action. Il est chargé de gros projectiles jaunâtres et obstrue la route ; nous faisons déplacer ce véhicule et nous arrivons au PC du groupe où le major donne ses ordres. Le Lieutenant OB.... son adjoint, s’offre aimablement à nous accompagner au PS du groupe installé dans la ferme voisine.

Nous y parvenons par un chemin creux rempli de profondes ornières et d'excavations où la voiture tangue, ballotte et risque de briser ses ressorts, et nous voici parvenus dans la cour de la ferme. Des blessés entourés de pansements ensanglantés occupent des brancards déposés sur le sol des locaux ; à leurs côtés, les deux médecins du groupe sont très calmes et accomplissent consciencieusement leur besogne malgré les obus qui éclatent dans le verger autour de nous. Au moment de quitter la cour de la ferme avec les blessés légers, quelques percutants passent en sifflant au dessus de nos têtes et vont creuser leurs cratères dans la route que nous devons suivre pour regagner Cleyt. Nous parvenons cependant à franchir ces excavations et nous filons dare dare vers la place de secours divisionnaire. J'ai annoncé au (PS) du III/6A mon retour rapide avec une ambulance d’un modèle réglementaire pour transporter couchés les blessés graves et j' ai donné rendez-vous au clocher de Cleyt au S/Lt. médecin Bech…. pour lui confier cette ambulance à mon retour. A Oostveld, c'est la ruine et la consternation. La place de secours a été bombardée ; il ne reste plus une seule vitre intacte dans les bâtiments de l’école ; les tuiles sont arrachées et les murs lézardés. Je remets les blessés au personnel et je reviens à Cleyt. Au rendez-vous du clocher, je ne trouve personne, mon confrère ayant sans nul doute mal compris mes instructions. Je reviens jusqu’au PS ; les blessés restants sont rapidement enlevés et chargés et nous repartons accompagnés maintenant du S/Lt. médecin B... qui les convolera jusqu’à Oostveld.


Mitrailleurs allemands

       Le IV/6A aura aussi son histoire. Il a été attaqué au cours de la journée par un essaim de chasseurs M.109. Six artilleurs touchés par 1es balles de mitrailleuses ont été évacués sur Oostveld. Les chasseurs ennemis ont aussi mitraillé les environs du Q.G. et ont lancé en même temps des tracts de propagande défaitiste. Du CADI où nous les observons, nous voyons descendre les tracts dans leur chute capricieuse et s'abattre dans les champs où des soldats courent les ramasser. C’est toujours le même style et la même rengaine : Soldats français, déposez les armes ; ne vous battez plus pour l'Angleterre.

       Après le III et le IV/6A, c'est le tour du I/6A dont les pertes s'élèvent à 2 tués et 7 blessés. Au total, cette journée nous a coûté vingt et un hommes hors de combat.

       Dans la soirée, je vais faire la connaissance du nouveau Commandant du Corps médical de la 18 DI, le major médecin Sp…. que je connais depuis longtemps. Il est installé dans une ferme minuscule des environs et fonctionnera quelque temps avec le major médecin B…. qui nous quittera bientôt pour d'autres fonctions.

       Vers 21 h., on amène au QG 18 DI un prisonnier allemand. C'est un feldwebel à l'aspect peu sympathique, vêtu de kaki verdâtre et portant des lunettes. On le fouille et on le questionne en ma présence puis des gendarmes l'emmènent vers un endroit convenu et est le seul prisonnier ennemi que j'aurai l'occasion de rencontrer au cours des hostilités. Qui se serait douté parmi nous que le même sort nous serait bientôt réservé ; triste retour des choses d'ici-bas !

       Le fritz est à peine disparu qu’on annonce notre départ pour Nougstraat à l’est d’Oedelem. C'est là que se fixera le QG 18 DI. Je rentre au couvent vers 22 h. après avoir ramené du cimetière ma voiture que je place à portée de ma main, à proximité du couvent. Aux premières heures de la matinée, Cleyt subit un nouveau bombardement ; les explosions se succèdent à quelques secondes d'intervalle et durent une bonne heure. Le tir est encore dirigé sur l'emplacement du III/6A qui a déménagé au cours de la soirée.

       Je fais rentrer Goossens qui montait la garde dans ma voiture et nous descendons ensemble nous abriter dans la cave voûtée avec les sœurs et de nombreux réfugiés ; les uns toussent, les autres ronflent et cette scène est éclairée par la lueur vacillante de deux petites bougies qui se consument sur l'étagère accrochée au mur. Vers 4 h., on distingue vaguement le dessin de la chaussée ; j’en profite pour prendre le départ après avoir chaleureusement remercié les sœurs de l'accueil cordial qu’elles m'ont réservé au couvent. Je me fais suivre par l'ambulance auxiliaire du Peh qui stationne toujours à la sortie de Cleyt. Je me demande si au bout de quelques kml, nous n'allons pas nous trouver devant une route impraticable car plusieurs obus ont explosé dans cette direction au cours du bombardement.

27 mai.

       La route n’a pas été défoncée et nous arrivons à Hoogstraat vers 5 h. dru matin. Je pénètre dans un immense parc où s'élève un vaste château et je me rends compte immédiatement que ce ne sera pas là l'emplacement du CADI. C'est au moins un PC de CA ou de DI; ce sera effectivement le siège du QG de la 18 DI. Je repère facilement la ferme voisine où s'est installé le CADI. Comme le personnel est arrivé la veille au soir, il s’y trouve déjà installé et ronfle sur des lits ou des paillasses. Je remise ma voiture dans une prairie sous les arbres bordant la haie et exténué je m’endort profondément. Vers 8 h., je suis réveillé par une escadrille de 22 bimoteurs ennemis se dirigeant vers Maldegem. La DCA reste muette.

Peut-être manque-t-elle de canons ou de munitions ?  Il n'est guère réconfortant de se voir constamment survolé par ces énormes appareils qui semblent blindés vu le peu d'efficacité des tirs anti-aériens, sans avoir le réconfort d'une aide quelconque. On a pourtant annoncé pour aujourd'hui une aide aérienne franco-britannique, mais elle est toujours à venir !

La journée se terminera sans voir apparaître dans le ciel la moindre cocarde alliée et le survol continu des avions ennemis(Messerschmitt 109 et 110) Damier 215, Heinkel 111) va se poursuivre de l'aube à la soirée.

       Des ordres du V CA prescrivent à nouveau de tenir à outrance car il y va du salut de l’armée. Une proclamation du Roi est diffusée parmi les troupes ; le Souverain proclame sa foi dans les destinée de la Belgique dont la cause est juste et pure.

En voici le texte :

Soldats,

La grande bataille qui nous attendait a commencé. Elle sera rude. Nous la conduirons de toutes nos forces avec une suprême énergie.

Elle se livre sur le terrain où en 1914 nous avons tenu victorieusement tête à l’envahisseur.

Soldats,

La Belgique attend que vous fassiez honneur à son Drapeau.

Officiers, Soldats,

Quoiqu’il arrive mon sort sera le votre. Je demande à tous de la fermeté, de la discipline, de la confiance.

Notre cause est juste et pure

La Providence nous aidera

Vive la Belgique

Léopold

En campagne le 25 mai 1940.

       Dans l'après-midi, un obus éclate prématurément (le quantième ?) blesse trois artilleurs de la 11e batterie près de Beernem. Un communiqué du 26 mai annonce que 255 avions ont été abattus sur le territoire belge. Vers 17h., le I/6A  fait savoir au CADI qu’il est attaqué par des armes automatiques. S'il en est ainsi, c'est qu'il n'y a plus d'infanterie en avant du groupe et nous pouvons nous attendre à reculer.

En effet, vers 18 h., arrive l'ordre de battre en retraite. Pour la protéger, on installera à Beernem et à Oedelem deux  centres de résistance ; des batteries du II et du III/6A reçoivent l’ordre de se mettre en position aux carrefours de ces localités et de battre 1es routes qui y aboutissent pour tenir jusqu'au dernier moment car 1’infanterie ennemie se trouve sur nos talons. Nous partons rapidement de notre ferme et nous entrons immédiatement dans une colonne de véhicules de toute espèce ; au bout de quelques Km., nous faisons une halte temporaire après avoir dépassé l’agglomération d’Oedelem, au niveau de la borne 8.

       Au cours de cette marche, des bombardiers nous accompagnent en survolant les troupes et en lançant quelques bombes qui produisent sur nos arrières des colonnes de fumée. Nous devons retraiter jusqu'à la borne 4 de la route de Bruges à Thourout, car le QG de la Dl doit s'insta1ler au château de Di1leghem. En attendant de reprendre la progression, je parcours le verger où nous avons remisé les voitures. J’y rencontre le Lt. Colonel K…. un collègue de la CPMI et qui, à la mobilisation, a pris le commandement du 39e de Ligne. Il lui reste un bataillon sous ses ordres ; le commandant du CM de la 18 DI, le major médecin S…., se trouve aussi dans les locaux de la ferme et nous nous réunissons ensemble pendant quelques instants. J’apprends que le I/6A a dû abandonner rapidement ses canons devant l'agressivité des éléments ennemis qui l'attaquaient ; dans la suite, le Lt. ST …. ira faire sauter les pièces alors que la région est déjà occupée par l'ennemi et son audace lui vaudra, quelques jours après, une belle citation à l'ordre du jour de la division ; le Lt. Colonel K…. aura aussi les honneurs du communiqué.

       Vers 22 h., nous entreprenons la marche nocturne qui doit nous amener au château de Dilleghem. Sur la route règne un embouteillage indescriptible, et la conduite d'une auto privée de lumière devient une de ces prouesses acrobatiques dont on garde à jamais le souvenir. Le Lt. H…. me précède et je touche presque, son coffre arrière avec l'avant de ma voiture. Je prévois qu'un accident va fatalement se produire ; aussi, je l'abandonne bientôt au carrefour de Lekkerhoek et je me gare avec peine dans la cour d’une ferme. Je suis fermement décidé à ne poursuivre ma route qu'au lever du jour. Je rencontre dans la nuit le Lt. médecin Van E …., un de mes anciens adjoints du 6A, qui nous a quitté à Bilsen pour former le I/26A ; je ne l'ai plus rencontré depuis son départ car il a séjourné assez longtemps à Brasschaat ; il est accompagné du Major de M…, commandant le groupe et de l'Aumônier R ….

       Pendant que nous faisons un brin de causette en attendant la progression des colonnes, de sourdes détonations se font entendre au loin ; des avions survolent la région et leurs fusées lumineuses descendant avec une lenteur désespérante éclairent subitement de vastes étendues du passage nocturne.

       Je rentre bientôt dans ma voiture accompagné de G…. ; nous essayons de dormir, mais bientôt nous entendons siffler au dessus de nos têtes plusieurs obus qui vont exploser dans la direction d'Oostcamp ; beaucoup de ces projectiles n’éc1atent pas. Nous nous abritons alors dans une grange, mais le tir continuant sur un rythme plus accéléré, nous nous rendons dans la cave de la ferme où sont déjà à l'abri la famille du fermier et les soldats égarés qui dormaient dans la grange et les dépendances.

       L'alerte passée, je monte à l'étage m'allonger quelques heures sur un lit et, à l'aube, je me décide à gagner la borne 4, non par Oosteamp bombardé la nuit, mais par Bruges qui me semble l'itinéraire le plus facile et le plus sure Au cours de ce trajet, nous l'échappons belle : une auto militaire camouflée en gris et sortie du brouillard matinal telle un bolide nous croise en nous frôlant à une allure vertigineuse et continue sa course folle vers Lekkerhoek ; une collision dans cet étroit chemin et nous restions étendus sans vie au milieu des débris de ferraille et peut-être même carbonisés. Je pense en ce moment critique que la vie tient parfois à bien peu de chose et je ne peux m’empêcher de songer au fer à cheval de la carte d'heureux anniversaire reçue à Diest le matin du 10 mai :  talisman que j'avais précieusement glissé dans mon portefeuille. Nous parvenons rapidement sur la grand' route qui mène à Bruges. C'est plus que jamais « Bruges la Morte » de Maeterlinck. On dirait à cette heure une vaste nécropole !  Nous faisons une halte de quelques heures sur la place de la gare maritime et bientôt nous arrivons à la borne 4 en vue du château de Dilleghem. C'est une vaste propriété s'étendant à droite de la route sur plusieurs hectares. Le château n'est pas visible de la chaussée, car il se cache derrière un rideau d'énormes platanes. On y accède par deux allées bien entretenues, bordées de rhododendrons en fleurs et se rejoignant au niveau d'une grande pelouse garnie de rosiers et de vasques artistiques. Je pénètre dans le hall et ensuite dans l’immense salle à manger occupée par l'EM de la DI. La consternation a transformé toutes les physionomies. Je questionne le Major médecin Sp…. qui m'a précédé et qui m'apprend que le Roi a signé la capitulation de l'armée. L’ordre de capitulation se trouve sur la table et j’en prends rapidement connaissance ; elle est signée Léopold. Aucun doute n'est possible.

Alea jacta est !

       Profondément bouleversé, je sors rapidement du château et je vais m'affaler sur un banc circulaire entourant le tronc d’un énorme platane. Un flot de pensées m’assaillent en ce moment. Qu’allons-nous devenir maintenant ? En quoi consistera cette capitulation soit disant honorable et quelles vont en être les modalités d'exécution ? C'est donc là le résultat décevant de 18 jours de bataille en retraite, la fin de tous nos espoirs et l'envol de toutes nos illusions. Nous ne tenterons même pas sur l'Yser, comme nous l'avions espéré, la suprême résistance comme nos ainés de 19I4-19I8, et nous devrons cesser le combat sans avoir épuisé tous nos moyens de résistance. Les communiqués officiels antérieurs nous ont donc savamment bourré le crâne pour en être réduits à une semblable alternative. On nous parle actuellement d'une supériorité écrasante d’effectifs, de chars blindés et surtout d’aviation ennemie ; mais ne possédions- nous pas aussi de puissants alliés et garants sur lesquels nous pouvions compter en cas de péril ?  Nous avions cependant eu l'occasion et le plaisir de côtoyer dans les Flandres de forts contingents de troupes françaises, et moi-même, au cours de mon retour à Bruxelles le 16 mai, j’avais vu de mes propres yeux défiler silencieusement dans les rues et sur les boulevards extérieurs des colonnes anglaises de chars et de canons savamment camouflés. Toutes ces réminiscences tourbillonnent rapidement et confusément dans mon esprit et j'ai de la peine à réaliser le côté tragique de la situation présente. Je me remémore les slogans périmés que les journaux nous ont servis : concernant les obstructions et les destructions ardennaises, les exagérations naïves concernant la valeur défensive du canal Albert ;  les présomptions fallacieuses au sujet des forts de la Meuse et surtout de la ligne K.W., cette fameuse muraille de béton et d’acier. Mais tous ces obstacles auraient dû être défendus à outrance comme le prescrivaient les ordres et ces ordres ont-ils été exécutés avec toute la conscience et l'abnégation voulue dans toutes les unités et à tous les échelons ?  Il est permis d'en douter en présence de l'effondrement aussi rapide d'une force armée de 600.000 hommes !  A dater de ce jour, l'ordre de cesser le feu a donc retenti d'un bout à l’autre du front de bataille. Ce cauchemar va donc prendre fin !

       Nous n’entendrons plus bourdonner au dessus de nos têtes les sinistres bombardiers à croix noires.

       Nous ne verrons plus la lueur fulgurante des lourdes bombes détruisant des immeubles entiers et déchiquetant les gens et les bêtes.

       Nous ne connaitrons plus les projectiles de tout calibre sifflant en parcourant leur trajectoire et semant la mort à l'aveuglette dans les villages, les champs, les prés, les bois.

       Nous ne vivrons plus des jours angoissés en songeant à nos familles en fuite ou restées en pays occupé.

       Nous cesserons de relever et d’examiner des blessés ensanglantés, d’ensevelir et d’inhumer, au hasard des cimetières rencontrés, de pauvres êtres déchiquetés que la mort a fauché à l’aveuglette.

       Nous ne passerons plus des nuits blanches dans des caves humides ou des abris précaires, attendant impatiemment le lever du jour, écoutant s’éloigner la sourde rumeur des colonnes en retraite en nous demandant comme dans le poème de Victor Hugo « De quoi demain sera-t-il fait ? »

       Est-il possible que ce cauchemar ait réellement pris fin à l’aube du 28 mai de par la volonté du Souverain ?

Nous croyons rêver à l'annonce de cet évènement au point de ne pas y croire !  Et pourtant les jours qui vont suivre vont nous rapprocher inexorablement du dénouement dont l’épilogue sera le licenciement rapide des troupes de réserve et 1'internement fatal des contingents de l’active , outre la 1ivraison de ce qui reste du matériel de guerre.

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       L’armée ayant capitulé , j’interromprai momentanément ce récit personnel pour insérer ici le rapport officiel du Général Michiels, Chef d’Etat-major Général de l’Armée et intitulé la « Bataille de Belgique »

       Ce document donne une vue générale des opérations entreprises par l’armée belge du 10 au 28 mai 1940 et constitue une justification de la reddition du 2 mai 1940. Il confirme en plusieurs points certains évènements militaires qui se sont déroulés dans le cadre des 6 et 18 DI et que j'ai relatés précédemment.

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       L'armée belge a été engagée du 10 mai au 28 mai 1940 dans une bataille gigantesque aux côtés des armées françaises et britanniques.

       Disposée en couverture du territoire sur l'immense arc de cercle qui joint Anvers à Namur en passant par la place de Liège, tout le long du canal Albert et de la Meuse, avec des unités avancées et des détachements de destruction depuis la frontière, gardée en outre par de forts détachements vis à vis de la frontière française, elle s'apprêtait à défendre des positions que les travaux de fortification érigés au cours de longs mois avaient rendues puissantes. Surpris par une ouverture des hostilités sans déclaration préalable et par un procédé de combat (descente de parachutistes et bombardement par avions) qui n'avait jamais été mis en œuvre, le fort  d’Eben-Emael et les divisions voisines se trouvèrent inopinément engagés en pleine bataille dans des conditions difficiles.

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       Par suite de circonstances encore mal expliquées, le pont de Maestricht et les trois ponts de Vroenhoven, Veldwezelt et Briegden tombèrent tout de suite intacts aux mains de l'ennemi. Cet évènement, d’une portée inestimable, joint à l'absence de tout secours aérien allié jusqu'au lendemain midi, influera décisivement sur le sort du combat.

       Après une lutte de 36 heures,  malgré une résistance désespérée et des contre-attaques multiples de la 7e division, les Allemands créèrent une brèche dans notre ligne de défense. Des unités cuirassées s'engouffrèrent dans cette brèche, menaçant â revers toute notre position du canal. Albert ainsi que la place de Liège, malgré les interventions de la réserve et de nos troupes motorisées.

       Les troupes françaises et britanniques n’eurent ni le temps, ni l’occasion de coopérer à cette action : leur intervention entrevue pour le 3e jour eut pour premier objet de se former en bataille au sud de Namur et sur la ligne Namur-Louvain.

       Simultanément les têtes de colonnes motorisées d’une 7e armée française entamaient une action offensive en Hollande vers Bréda, Tilbourg, et un groupement de divisions légères s’avançait dans le Luxembourg belge vers Marche, Neufchâteau, Arlon.

       Progressivement et dès la nuit du 11 au 12 mai, notre déploiement défensif du canal Albert et de la Meuse se replia sous la protection de tout un réseau de destructions et d’arrière-gardes portées à hauteur de Tongres, puis de la Gette où des combats violents durent être livrés le 13 pour garantir l’écoulement des divisions.

       Dès le 12 mai, alors que notre armée se regroupait pour s’organiser en bon ordre sur la ligne de défense puissamment organisée d'Anvers à Louvain, prolongée par 1’armée britannique jusqu'à Wavre et par le première armée française appuyée à notre place de Namur occupée par un de nos corps d’armée, les allemands entamaient à Housse, le front de la Meuse que devait défendre la 9e armée française, s'infiltraient dans la vallée du fleuve d'Yvoir à Givet

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       Après deux jours de combats, cette armée surprise en assez mauvais arroi et enfoncée sur la droite dans la région de Sedan battait en retraite sous le harcèlement de l’aviation ennemie. En Hollande, des troupes débarquées d’avions à La Haye et Rotterdam paralysaient la défense ; la 7e armée était affrontée par des forces supérieures débouchant par le nord de Peel. Néanmoins tout fut mis en œuvre pour parachever l’occupation de nos positions d'Anvers à Louvain.

       Durant les journées du 13 au 17 mai, malgré les évènements militaires peu favorables qui se déroulaient d'une part en Hollande, d’autre part, au sud de Namur et en France, nos troupes conservèrent l’espoir de défendre le cœur du pays sur la forte position qu'elles occupaient.

       Mais le 15 mai, il apparait que la première armée française est enfoncée aux abords nord et sud de Namur, et dans la nuit du 16 au 17, les franco-britanniques se replient sur Bruxelles et le canal de Charleroi ; la 9e armée française poursuit son repli dans l’Entre-Sambre et Meuse ; la 7e armée reflue de Hollande sur Anvers, ses gens sont détournés en renfort vers la 9e armée.

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       Ces tragiques évènements dictent au Commandement allié une retraite en trois temps et selon laquelle formant échelon refusé l’armée Belge se replie pas à pas vers Gand, Terneuzen, combattant avec succès sur la Nèthe et le Rupel, sur le canal de Willebroek, sur l'Escaut, à la Tête de Flandre (2 DC), sur la Dendre (I D.Ch.A) aspirée chaque jour vers l'Ouest par le souci de sa liaison avec ses voisins.

Journellement la pression de l'adversaire se fait plus vive malgré la destruction des ponts et des routes ; et l’armée ressent l’inexprimable angoisse d’abandonner sans vraie résistance de nouvelles provinces à l’invasion en raison d'évènements qui se déroulent hors du territoire.

       Pendant trois jours, du 18 au 20 mai, nos divisions disposées en bon ordre sur l'Escaut et à la tête de pont de Gand résistent à toutes les attaques tandis que se déroule sur l’Oise la grande opération qui devait se terminer par la séparation des armées alliées en deux groupes.

       Le 21, Amiens et Abbeville sont atteints par les Allemands, ce qui crée une situation stratégique d’une extrême gravité.

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       A la conférence des commandants d’armée qui se tint ce jour-là à Ypres, le Général Weygand, investi de la haute charge de généralissime, se refuse à admettre une scission irrémédiable au front et monte une contre-offensive à deux faces tendant à ressouder la ligne de bataille sur 1"axe Arras-Albert. Le rôle de l’armée belge est de couvrir cette opération, et d'étendre son front pour permettre aux franco-britanniques de la rendre aussi puissante que possible.

       C’est ainsi qu’à la demande des Britanniques pressés dans la région sud-ouest d’Audenarde, la droite belge est ramenée sur la Lys et prolongée jusqu’à Menin. Nous offrons aussi de relever à notre gauche le XVI C A français installé en Flandre zélandaise ; cette offre n'est pas retenue.

       Sur ces entrefaites, la pression ennemie sur le canal de Terneuzen et principalement dans la région sud de Gand amène l’abandon de cette ville et l'installation définitive sur 1a Lys et le canal de dérivation de la Lys, se flanc-gardant par l’occupation de la Flandre zélandaise. Face à l’île de Walcheren tombée aux mains des allemands le 19 mai.



Un cantonnement

Au total, notre champ de bataille atteint le 22 mai une longueur de plus de 90 Km. DU nord au sud, à partir du CC qui maintient ses avancées à Terneuzen, sont rangés côte à côte les V CA, II CA, VI CA, VII CA et IV CA. En réserve le I CA ne compte que deux divisions d'ailleurs incomplètes ; une division garde la côte.

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       Une division française, dont 1'infanterie se réduit à deux régiments, tient le canal Léopold dans la région nord de Bruges derrière le CC. D'autorité nous avons renvoyé le gros du XVI CA tenir le canal de Gravelines à Saint-Omer pour assurer sur la face Ouest la liberté d'action de l'opération de dégagement allié vers le sud. C'est dans ces conditions que l'armée belge accepte à nouveau la bataille. Tandis que les divisions cuirassées allemandes sont signalées à Boulogne, puis à Saint-Omer et que les franco-britanniques essaient de rétablir leur jonction entre Courtrai et Péronne, nos vaillantes troupes résistent courageusement pour donner le temps et l'espace indispensables à cette manœuvre d’une portée décisive. Or, c'est sur l'armée belge que va foncer l’effort principal du corps de bataille allemand de Belgique en conjugaison avec le raid motorisé des divisions cuirassées qui se rabattent à sa rencontre. Le tableau serait incomplet si nous ne mentionnons les complications résultant d'une multitude de convois d'évacuation de tout genre se serrant sur la frontière française plus souvent fermée qu'ouverte, de l'encombrement de centaines de milliers de réfugiés tournoyant à la recherche d'une zone sûre et des bombardements désolant toute la zone littorale.

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       Le passage de la Lys est forcé le 24 mai de part et d’autre de Courtrai sur le front des 1e et 3e divisions.

       Les 10e et 9e divisions interviennent et colmatent la brèche. Les identifications établissent que le groupement d'attaque compte quatre divisions actives.

       Exécutant les recommandations du Haut Commandement, l’Artillerie belge déploie une activité magnifique., accablant de ses feux nuit et jour, la zone des attaques ennemies jusqu'à la limite de ses portées.

       Pour venir à bout de l' opiniâtreté de la résistance, 1’état-major allemand décide ainsi que le déclarent ses communiqués, de recourir à l’action massive de son aviation de bataille. Des groupes de plus de cinquante avions de bombardement couverts à hauteur du littoral par ces formations de chasse survolent en permanence et attaquent à la bombe et à 13 mitrailleuse nos lignes, nos batteries, nos postes de commandement, nos convois et ouvrent la voie à une infanterie mordante et rompue à la tactique d’infiltration.

       Malheureusement, en dépit de nos pressantes sollicitations, à aucun moment nos troupes n'ont le réconfort d’une intervention appréciable de l’aviation alliée.

       Le 26 mai, l’engagement par l’ennemi d'une division fraîche de Menin vers Ypres menace de nous séparer des Britanniques. La 2 D C et la 6 D I ramenée de notre gauche à notre droite déjouent cette tentative et de concert avec la 10 DI, tiennent l'assaillant en respect en avant de la ligne Ypres-Roulers.

       Cependant, le front fléchit à Iseghem, à Nevele, à Ronse. La 1e D. Ch.A. rétablit intégralement la position au sanglant combat de Vynck-Nevele ; mais brusquement la bataille s'étend jusqu'au nord d'Eecloo. Les Allemands forcent le passage du canal à Balgerhoek. Il est fait appel aux dernières réserves ; la défense de la côte est reprise par les G.V.C.E. La garde de l'Yser face à l'ouest est confiée à des unités épuisées. Les troupes des T.A. forment un barrage arrière avec des canons de 75 tirés des centres d’instruction.

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       Depuis 24 heures, le commandement belge a suggéré une contre-offensive britannique débouchant entre Lys et Escaut, dans le flanc et sur les arrières du corps d’attaque allemand ; après diverses fausses manœuvre, le commandant britannique fait savoir que le corps expéditionnaire n'est pas en état d'entreprendre pareille opération. Par ailleurs. tout espoir d'un concours direct anglais ou français reste exclu, bien que les alliés soient avisés de ce qu'il ne nous reste plus de troupes fraiches et que la limite de la résistance approche rapidement.

       C’est ainsi que s'ouvre la journée du 27 mai. Les ultimes réserves, trois faibles régiments, sont engagées. La liaison avec les Britanniques reste maintenue à nos frais.

Mais l’ennemi entend briser une résistance qui lui coûte du temps et des pertes considérables.

       Nos troupes sont fixées sur tout le front ; elles se battent sur place ne cédant le terrain que pied à pied, infligeant de lourdes pertes à 1’assaillant. Les artilleurs vident leurs caissons, tirant à bout portant et font sauter leurs pièces lorsqu’elles vont tomber aux mains de l’ennemi.

       Malgré tant d’héroïsme, des brèches importantes se créent dès midi au nord vers Maldegem, au centre vers Ursel, à la droite entre Thielt et Roulers.

       L'ennemi s'y infiltre d'heure en heure, atteignant les postes de commandement.

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       Dans la région de Thielt, 6 à 7 Km. de front sont sans défenseurs ; l'ennemi n'a qu’à s'y engouffrer pour atteindre Bruges.

       Les pertes sont importantes ; les blessés affluent dans les formations sanitaires ; les hôpitaux sont débordés.

De nombreuses pièces d'artillerie sont sans munitions, notamment des obusiers de 150. L'armée est arrivée à la limite de la résistance organisée. Le cercle de feu se rétrécit ; les milliers de réfugiés et la population civile tourbillonnant dans un espace étroit placé en entier sous les coups de l’artillerie et de l'aviation.

       Nos derniers moyens de résistance sont brisés sous le poids d'une supériorité écrasante de moyens techniques, sans espoir ni d'une aide nouvelle, ni d’une solution autre que celle d'une destruction totale.

       La journée du 28 n’aurait pu modifier cet état de choses ; tout repli était impossible étant donné l'étirement des unités, l'absence des réserves, l'état de fatigue de nos troupes et la maitrise absolue du ciel détenu par l'adversaire.

Un contact nouveau aurait abouti immédiatement à la dis1ocation des dernières unités cohérentes et à la perte de milliers de vies humaines.

       A 17 h., le Roi décide qu'un parlementaire sera envoyé au haut commandement allemand pour demander les conditions d’une cessation des hostilités entre l'armée belge et l’armée allemande.

       L’ennemi exigea la reddition sans conditions. La cessation du feu fut fixée au 28 mai à 4 h.; au préalable, nous avions pris toutes mesures pour transporter en camions automobiles sur la ligne de l'Yser et de ses inondations la division française restée jusque là sous nos ordres au nord de Bruges.

       Cette pénible issue d'une campagne de I8 jours ne survint pas en coup de foudre.

       Les autorités gouvernementales et militaires anglaises et françaises ont été dament tenues au courant de notre détresse croissante et de notre résolution de défendre nos positions jusqu'à l'épuisement de nos moyens, ce qui fut fait.

       L'armée belge a fait son devoir ; son honneur est sauf.

       Nos soldats peuvent rentrer au pays la tête haute, conscients d'avoir lutté jusqu'à l'extrême limite de leurs forces et convaincus qu'un sacrifice supplémentaire n’aurait plus apporté d'aide aux armées française et britannique.

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28 mai.

       Au château de Dilleghem, le séjour n'est pas long. Nous recevons l'ordre de nous diriger sur Oostcamp où j'arrive vers 11 h. La place de l'hôtel de ville est couverte de troupes de toutes armes. Il semble que le désordre et l'indiscipline règnent déjà car la tenue des hommes est négligée et des groupes isolés et sans gradés circulent sans directives dans tous les sens. – Je remarque au cimetière un va et vient anormal ; une camionnette à croix rouge vient d'y pénétrer et s'est rangée auprès d'une grande fosse creusée à gauche de la morgue. A mon arrivée, des employés sont occupés à en extraire un funèbre chargement composé des cadavres méconnaissables de huit soldats déchiquetés par les bombes. Les corps sont enveloppés dans des couvertures et inhumés tels quels car le temps a manqué pour se procurer les cercueils et même les croix nécessaires. Seu1 un petit tumulus sur lequel des mains pieuses viendront déposer quelques fleurs marquera l'emplacement individuel de ces victimes de la grande tourmente.

       Plus tard il ne sera pas aisé de retrouver et d'identifier ces martyrs et ils incarneront réellement le type des « soldats inconnus »  au même titre que le héros anonyme qui repose sous la dalle de la Colonne du Congrès.

       Vers 14 h., accoudé au balcon du perron de 1’hôtel de ville, j'observe mélancoliquement la circulation au carrefour de la place. Soudainement, une colonne légère allemande motorisée

fait son apparition, venant du passage à niveau de la gare. Elle est formée de petits canons de 3,7cm.;  suivent des pièces de plus gros calibre ; les soldats ont l'air très jeunes et semblent résolus et bien portants ; nulle trace de fatigue sur ces jeunes physionomies. Les autos arborent des drapeaux blancs et des signaleurs dressés sur les voitures utilisent de petits panneaux circulaires pour régler la vitesse des véhicules. Beaucoup de soldats prennent des instantanés au passage. Cette colonne s'écoule rapidement et emprunte la route de Bruges. A sa suite, surgissent des gendarmes en motos ; ils font halte et se dirigent rapidement vers les officiers présents , leur enlèvent leurs armes, leurs cartes et jusqu’à leurs jumelles, fouillent les voitures et disparaissent dans une pétarade générale après avoir, dit-on, conseillé aux soldats de déposer leurs armes et de rentrer dans leurs foyers !

       Cette invitation, jointe à la panique qui s'est emparée de nombreux contingents présents occasionne la dislocation de plusieurs unités restées cohérentes jusqu’alors. – Plusieurs d'entre elles déposent immédiatement leurs armes et leur équipement sur la place d’Oostcamp et prennent la fuite dans un sauve qui peut général. J'assiste malgré moi à cet écœurant spectacle ; une compagnie du 3e Gr met une hâte fébrile à se débarrasser de ses butins sous l'œil complaisant de l'officier qui la commande et se disloque en un clin d’œil. Chacun part où bon lui semble ; plusieurs de ces malheureux seront arrêtés en route et parqués à l'air libre et dans les pires conditions pendant plusieurs jours. En face du perron de l'hôtel de ville s’amoncellent en un nombre impressionnant, des sacs, des masques, des casques, des ceinturons, des gourdes, des besaces, des cartouchières. des fusils et des baïonnettes ; un tank surmonté d'un canon de 4,7 a été abandonné sur la place ; il éveillera la curiosité de plusieurs soldats ennemis qui viendront fouiller et choisir dans les objets abandonnés des trophées et des souvenirs.

       Le 6A n'échappera pas non plus à la fatale désagrégation. L'UA s’est disloquée rapidement car elle est sans chef véritable depuis plusieurs mois. Le chauffeur du camion de l’EM prendra la fuite avec la majeure partie du personnel après avoir abandonné sous un arbre d'un parc les archives du régiment et du SS ainsi que des coffres et des valises d’officiers. Je retrouve heureusement le lendemain dans ce fouillis de paperasses le registre étiologique de l'unité, document précieux en vue de la pension éventuelle des évacués du 6A depuis la mobilisation.

       Je pourrai le rapporter à Bruxelles ainsi que le sac d'ambulance de l'EM du régiment. De tout le matériel du SS, ce seront les deux seuls objets que je parviendrai à sauver de la débâcle. Après avoir vainement attendu des ordres qui viendront tardivement, les commandants de groupes prendront des initiatives diverses et des directions opposées, ce qui amènera la dislocation rapide du régiment. Ce fut notamment le cas des I et III/6A dont les médecins et le personnel sanitaire auront des destinées différentes selon le hasard des itinéraires suivis par les commandants de groupe.

Après la capitulation, le commandant d’un groupe du 6 A avait décidé de partir de son côté mais, s’étant ravisé dans la suite, il était revenu à son cantonnement. Il promenait son ennui sur la place d’Oostcamp en claudiquant fortement lorsqu'il aperçut le médecin du groupe faisant mouvement vers l'est dans la camionnette du SS ; d'une voix tonitruante et avec de grands gestes, il lui intima l'ordre de faire demi-tour sur le champ et d'aller demander des ordres à son chef de service. Comme j'observais cette pénible scène du perron de l'hôtel de ville, j'accueillis le confrère de l'air le plus amène et l'engageai à rentrer au cantonnement pour y attendre des instructions u1térieures. Il s’exécuta de bonne grâce, mais le lendemain, prétextant à tort ou à raison l'évacuation d'un blessé vers Gand, il disparut pour ne plus revenir et, depuis ce moment, j'ignore ce qu’il est devenu ainsi que son adjoint, par contre, l'attitude des deux médecins d’un autre groupe fut plus honorable ; abandonnés comme moi-même par leur personnel et dépourvus de leur camionnette du SS, ils resteront à leur poste jusqu'au dernier moment et subiront toutes les vicissitudes de l'après-guerre jusqu'à l'internement final au camp d'Aardenburg où ils seront démobilisés.

Le beau régiment dont j’ai partagé les destinées pendant quinze ans sera réduit à sa plus simple expression à Aardenburg. Il ne comptera plus que 3I officiers dont 4 de l'active seulement et ….13 hommes, sans armes, sans charroi et sans la moindre idée au sujet de leur sort.

29 et 30 mai.

       Ces deux journées passées à Oostcamp sont caractérisées par une succession d'évènements rapides et confus ; de nombreuses troupes allemandes, y compris du personnel sanitaire, défilent en vélo et je remarque parmi les brancardiers des hommes très âgés. Sur la route, les places publiques, les trottoirs, dans les cours des habitations sont jetés pèle mêle une quantité d'objets d'équipement, témoins muets de la confusion dans la débâcle. La T.S.F. de l’hôtel ou nous prenons nos repas diffuse une harangue haineuse du président du conseil français accusant le Roi de félonie pour avoir capitulé.

Nous sommes dans l'angoisse car notre sort est incertain ; nous ne recevons pas d'ordres et en sommes réduits aux pires conjectures ; nous ne savons quelle initiative prendre pour bien faire. Des officiers venus s'enquérir de la conduite à suivre reçoivent des réponses évasives et retournent perplexes vers leur cantonnement. Dans l'attente de directives précises, je me mets à la recherche d'une chambre pour la nuit et j’en trouve une au n° 449 de la chaussée de Courtrai, chez un instituteur ; je ne l'occuperai d'ailleurs que la nuit suivante.

       Le long de la route qui mène de la place d'Oostcamp à la gare s'étend à gauche une belle propriété entourée d'un grand parc ; au fond de celui-ci, un sentier ombragé conduit à une petite villa dissimulée aux regards par un épais rideau de verdure. C'est dans cette retraite invisible de la route que nous avons installé nos bagages ; nous avons rangé nos voitures sur la pelouse voisine. Cette villa est abandonnée par ses propriétaires ; les lits sont bons et nous offriront un bon gite pour la nuit. Nous n'y resterons malheureusement pas longtemps ; dans l'après-midi du 29, le Lt. D…. de garde à cet endroit, vient nous avertir que des officiers allemands ont repéré l’endroit. Ils annoncent qu'ils viendront occuper la villas vers 15 h., après notre départ et ajoutent que les autos doivent rester à leur disposition.

Notre sang ne fait qu'un tour et le Lt. H... et moi nous hâtons d'aller enlever les voitures et de les ramener vers le centre du village.

       J’installe mon auto au cimetière entre les tombes tandis que mon compagnon dissimule les autres dans les garages de 1'hôtel. Comme les fritz furètent partout, je ne suis pas tranquille et je me mets à la recherche d'un garage fermé, un échevin m'indique celui du confrère Van Vl... qui a quitté la localité, et dont la clef se trouve déposée chez le vicaire, voisin. Je 1’obtiens facilement, je m'empresse de retourner au cimetière et j’amène mon auto au garage que je ferme â double tour. J’estime pouvoir maintenant dormir sur mes deux oreilles pendant notre séjour à Oostcamp et d'autant mieux que. dans la soirée du 28, j'ai fait l'acquisition d'un pot de couleur pour peindre sur les glaces et un drapeau confectionné avec un vieux drap les insignes de la croix rouge. J’ai obtenu une queue de billard qui servira de hampe à ce fanion improvisé que j'attacherai à la charnière gauche de la portière.

Vers 16 h.,  je passe chez 1’instituteur ; la dame m'annonce l'occupation de l'immeuble du confrère par des médecins allemands ; je m'y précipite et j'aperçois assis autour d'une table sur la pelouse du jardin les confrères en goguette sablant le champagne. Ces disciples d'Esculape ni ont pas perdu leur temps. J'accoste l'un d'entre eux qui  me semble le chef et me présente ; il m'offre un siège et une coupe que je refuse prétextant une affection hépatique. Je lui. Demande d’enlever mon auto pour lui remettre la clef du garage ; il acquiesce et je refile en vitesse vers le cimetière. Là, les branches pendantes d'un saule pleurant au dessus d’une pierre tombale à droite de la morgue me fournissent un couvert propice ; je les écarte et j’y insinue mon véhicule dont l'arrière seul reste visible et à découvert. L'alerte a été chaude et ce ne sera certainement pas la dernière.  Parviendrai-je jamais à revenir à Bruxelles avec cette précieuse Ford qui m'a rendu tant de services depuis la mobilisation ?

Je l’ai camouflée en voiture auxiliaire du SS : croix rouge sur les glaces et fanion à l’avant ; sur le siège arrière, mon sac d'ambulance, mes vêtements, mes valises.

       J'accompagne ensuite au QG 18 DI à Dilleghem le Commandant G…. qui vient prendre possession d 'une solde extraordinaire ; j'y suis témoin d'un spectacle aussi écœurant que celui de la débandade des troupes ; deux officiers à brassard amarante s'amusent sur les pelouses à lancer des flèches avec des arcs d'enfants.  Dans la détresse morale qui nous accable, je considère cette attitude comme manquant complètement d’à propos et de dignité, surtout que les témoins de cette scène grotesque ne manquent pas.

       Vers 18 h, la T.S.F. annonce que les anglais ont abattu 50 avions à la suite de furieux combats aériens ; le front français formerait une ligne continue partant d'Abbeville et atteignant le nord de la ligne Maginot. Dunkerque serait transformé en port retranché.

       Dans la soirée, le Génie de la 18 DI reçoit 1’ordre d'aller réparer le pont de Moerkerke ; c’est vraisemblablement dans cette direction que nous ferons demain le mouvement prévu aux ordres du VCA. Je suis parvenu à me procurer à l’EM/18 DI un laissez-passer rédigé et signé par l'autorité allemande prétextant en avoir besoin pour effectuer mes tournées de service. J'espère que je pourrai l'utiliser un jour et qu'il me portera bonheur comme le fer à cheval de la carte-lettre d 'heureux anniversaire. Il est 20 h.; je rédige ces notes au cimetière sous le saule pleureur, assis sur le siège avant de ma voiture et utilisant mes genoux comme pupitre ; la cloche de l’église appelle les fidèles et je me recueille aussi dans ce champ de repos. J'adresse une pensée émue à ma famille, à ma vieille mère en fuite et à ma pauvre sœur malade et privée du réconfort de ma présence. J'espère traverser indemne toutes les vicissitudes présentes et futures et pouvoir les serrer au plus tôt dans mes bras.

Demain, départ vers l’inconnu, vers l'Ecluse. à en croire la rumeur publique.

31 mai.

       Quelques petits incidents se produisent au cours de cette journée à Oosteamp. Des fritz essayent de s'emparer de camions militaires, d'autos et de motos privées ; dans la plupart des cas, il suffit de montrer une autorité tenace pour qu’ils n’insistent pas. J'achève le camouflage de ma voiture : au moyen de couleur blanche, j'ajoute sur le garde-boue avant gauche l’indicatif (de l’EM) du régiment et je décore le pare-brise avant d'une croix vermillon entourée d'un carré blanc.

       Les OJ de la DI mentionnent le nom du Lt. St…. Qui est cité à l’ordre du jour en récompense du cran dont il a fait preuve en allant faire sauter les pièces abandonnées par le I/6A. Quelques M.I09 et de gros bimoteurs survolent l'agglomérat1on ; nous ne nous en occupons plus car, depuis la capitulation. ils sont inoffensifs à notre égard.

       Vers 14 h., nous recevons l’ordre de partir pour Sysseeleve et ldStakendyk où doit se concentrer la 18 DI qui comprend en ce moment : le QG + le l C + le 39e de Ligne + l bataillon de forteresse + le 15e Btn du Génie + la 18e  Cie des TTr + le 6A+ le CT + le CM de la 18 DI.

       Le Cdt. G…. prend la tête avec la première voiture ; je viens en seconde place avec le Lt. D…. ; arrivent ensuite le Lt. H…. accompagné du Lt. Cr…. ;  puis successivement les camions à bagages de l’EM, du III et du IV/6A suivis des autos particulières conduites par leurs propriétaires.

       L'itinéraire qui nous a été imposé nous oblige à contourner Bruges par 1’ouest et ensuite par le nord pour emprunter la route de Sainte Croix à Vyvekapelle ; à ce niveau nous devons redescendre vers le Sud. Au cours de mes deux traversées de Bruges, j'ai remarqué que cette ville, comparée aux autres , ne porte guère de traces de bombardement et que la vie semble redevenir normale. Nous arrivons vers 16 h, à Stakendyk. En attendant l’occupation du cantonnement, nous stationnons au bord de la route ;  le charroi de l’ambulance de la 6 DI nous dépasse et je revois le Major médecin B…. et son adjoint. Tout à coup surgit un incident grave : un officier allemand passant en auto à la tête d'une colonne de matériel d’aviation remarque un officier du IV/6A porteur d'un revolver. Il veut s'emparer de l'arme ; une discussion qui s’envenime rapidement éclate entre le Belge et l'Allemand.

Pour trancher le différend, il faut l'arrivée du Chef de Corps ; celui-ci montre à l'agressif' teuton les ordres parus et tout finit par s’arranger. En ce moment, la colonne du 6A se compose encore de 7 voitures voyageurs, de 7 camions, de 13 hommes et de 31 officiers ; c'est tout ce qui reste du beau régiment qui a quitté la caserne Major Géruzet le 26 août 1939. L’effectif du charroi va encore décroitre de jour en jour pour devenir squelettique, car l'envahisseur va exiger périodiquement la livraison de véhicules pour son usage personnel au point de ne plus laisser à notre disposition qu'un tracteur Ford et une grande remorque. Alors que je me dirige vers la gare et qu'un avion de reconnaissance descend en planant sur un champ d’aviation voisin, je fais la rencontre du Commandant du Génie Le…. qui habite dans mes environs. Comme toujours en pareil circonstances, nous parlons de nos familles. Il ignore si les siens sont restés dans la capitale ou se sont réfugiés en France. Vers 19 h., 27 trimoteurs escortés de nombreux chasseurs font la ronde au dessus de Sysseele. Il semble que ces manœuvres ont pour but la concentration d'une puissante armada aérienne en vue d’opérations d’envergure.



La messe en plein air

Peu après, je découvre une chambre confortable entre le passage à niveau et l’autostrade et je m'y retire pour passer une nuit calme.

1er juin.

       Je suis réveillé vers 6 h. par des M. 109 qui tournent en rond autour de la gare de Sysseele ; c’est un carrousel à basse altitude. De ma fenêtre, j’aperçois le Cdt U…. se dirigeant vers le mess avec quelques officiers ; je me hâte de le rejoindre. J’apprends que notre départ aura lieu l'après-midi vers Watermanoudeman, au nord d'Eecloo. L’itinéraire imposé passe par Kaleshoek, Vaake, 1'autostrade,  Middelbourg, Heille, Aardenburg, St-Kruis Hondeinde, Ste Marguerite et Waterman-Oudeman.

       Nous quittons Stakendyk vers 15 h.;  mais au bout de quelques Km. nous sommes stoppés par une interminable colonne de charroi qui nous a précédé et qui se trouve à l'arrêt. Nous stationnons en pleine campagne à Kaleshoek dans un petit chemin de terre bordé de champs et de prairies, pour tuer le temps nous sommeillons ou bavardons. Je vois dans une auto particulière un médecin qui a tenté de progresser vers 1'avant et est resté coincé dans la colonne ; comme il est accompagné d'une dame et d'un bébé qui pleure, je lui demande la raison de sa présence en cet endroit. J'apprends que la dame est une réfugiée liégeoise qui lui a été imposée par les allemands un peu auparavant. Lorsque je lui fais part de l'itinéraire que nous suivons, il rebrousse chemin pour gagner une grand’ route et remettre son étrange chargement à un camion en route vers Bruxelles.

       Il est maintenant17 h. ;  notre progression est conditionnée par la réfection du pont de 1"autostrade enjambant le canal de dérivation que nous devons franchir au nord de Zoetendael. Je voyage toujours dans ma Ford. Que n’ai-je fait pour pouvoir la conserver ?  Je l’ai préservée du vol, de la destruction et de la réquisition, cette autre modalité du vol car le prix qui on en reçoit ne correspond jamais a la valeur exacte du véhicule. Cette voiture est encore intacte malgré toutes les péripéties qu'elle a traversées depuis la mobilisation et les 42.000 Km. Parcourus ; la carrosserie et la mécanique n'ont guère souffert malgré les randonnées diurnes et nocturnes effectuées Dieu sait dans quelles conditions circonstances. Je ne me fais cependant aucune illusion ; d’une minute à l’autre. elle peut m’être enlevée. Si cette éventualité se produit, je déposerai mes bagages dans le camion de l'EM et je conserverai malgré cela mon optimisme et l’espoir de revoir vivants et en bonne santé les êtres chers que j’ai laissés à Bruxelles et en province et dont l'éloignement commence à se faire plus sensible de jour en jour. Il me restera aussi la satisfaction d’être resté au poste jusqu’au dernier moment et d’avoir accompli tout mon devoir. Combien d’officiers du 6A peuvent-ils en dire autant. Ils sont presque tous partis à artilleurs, médecins,  vétérinaires, mais d'après des racontars, leur sort ne serait guère enviable ; ils auraient été arrêtés et parqués un peu au hasard sous la surveillance d'une garde sévère. Vers 17h30 le Lt. St... qui nous sert d’éclaireur part en moto et revient nous dire que la réfection du pont exigera encore une heure.

       J’en profite pour me dégourdir les jambes et je me dirige vers le carrefour voisin. Je revois le Cdt du CM 6DI et son inséparable adjoint ; ils m’annoncent l'évacuation du

Cdt. médecin Van L…. blessé au front de bataille .J'y rencontre un officier du CT/GDI qui m’annonce le départ de mon ami J... en compagnie de quelques amis. Ils sont partis en voiture vers Bruxelles. Que sera-t-il devenu ? Est-il aussi « au vert » dans une prairie, quelque part en Belgique ?

       A 21 h., nous sommes toujours au stationnement dans le bled ; des officiers de l’EM V/CA inspectent la colonne et font la chasse aux voitures en surnombre d’après des ordres de l'autorité allemande ; 45 voitures sont ainsi saisies et resteront sur place avec les chauffeurs qui recevront ultérieurement des ordres.

       Enfin, vers 23 h., la colonne s’ébranle, après une succession de bonds et d’arrêts, nous parvenons sur l'autostrade que nous suivons quelques minutes et nous voici franchissant un à un et au ralenti le fameux pont en rondins réfectionné par le Génie belge et appuyé sur les débris de l’ancienne passerelle en béton.

       Alors commence une randonnée nocturne, sans lumières, qui nous amènera vers 2 heures du matin A waterman-Oudeman. Nous aurons au préalable pérégriné en Hollande où nous nous sommes égarés sur une grande distance car à Aardenburg nous n'avons pas viré à droite et nous nous sommes dirigés beaucoup trop vers le nord. Mais grâce au flair du Lt. St… qui pétarade en moto-éclaireur dans la nuit noire, nous parviendrons à atteindre Waterman-Oudeman. Le Lt. D…. nous y a précédé pour faire l'installation ; je le rencontre sur la place à ma descente de voiture ;  il m'indique une chambre voisine.

Je m’y retire et me mets directement au lit, très fatigué, et sans prendre la peine d’enlever mes bagages du camion de l’EM. Ce véhicule a d'ailleurs disparu pour aller se garer dans la cour de l’école où je le retrouverai demain.

2 juin.

       C'est dans un repos complet que nous passons le dimanche dans ce village tranquille et modeste du nord de la Flandre. Il y règne un calme reposant car la guerre n’y a occasionné aucune dévastation, et les villageois n'en ont connu aucune des horreurs. Aussi s'emploient-ils paisiblement aux travaux agricoles et à l'élevage du bétail. L'envahisseur n'y parait que rarement et c'est ordinairement le passage d’une auto ou d'une moto immatriculée WH ou W L qui rappelle aux gens la triste réalité.

       Du front nous ne connaissons rien ; encore moins de nos familles et de ce qui se passe à Bruxelles. Quelques fuyards rentrent isolément au cantonnement.

       Le Commandant tu V CA promulgue des édits fulminants contre les propriétaires d'autos privées. Il parle d'incendier les voitures qu’il apercevra encore dans les colonnes. Il semble que nos officiers généraux se soient rapidement assimilé les méthodes de leurs nouveaux maitres. Aussi les officiers qui se sentent visés par cette menace profitent-ils du dimanche pour chercher dans le village des garages de fortune dans le but d’y remiser leurs voitures. Ils espèrent pouvoir revenir les récupérer dans 1a suite.

       J'ai l'intention de les imiter et de laisser ma Ford dans la grange de la ferme où j'ai pu la cacher le lendemain de notre arrivée. Cependant une conversation ultérieure sur ce sujet avec le fermier me fera changer de ligne de conduite. Au cours d'une promenade dans les environs, je rencontre de nouveau le Cdt. Ba... de la CPMI ; son unité faisant partie de la 18 DI, il est tout naturel que nous soyons réunis dans le même cantonnement. La journée s’achève sans incident notable.

3 juin.

       J'ai fait la grasse matinée. Que d'heures de sommeil normal n'avons-nous pas à récupérer depuis le 10 mai. Et pourtant ma couche est peu confortable ; trop courte et trop dure, elle pourrait dignement figurer dans le dortoir d'un couvent de trappistes ! J’ai pu me laver convenablement et, au lieu de déjeuner puisqu'il est déjà tard, je pars aux informations, mais je n’apprends rien de neuf.

       Le Chef de Corps me charge de lui fournir une liste des militaires tués et blessés au cours des 18 jours de campagne en vue de les proposer pour des citations aux O.J. de la DI ou des distinctions honorifiques. Les ordres de cantonnement font mention de théories à donner à la troupe, d’exercices journaliers à faire exécuter et de prescriptions hygiéniques à faire observer dans les cantonnements. Dans la débandade générale où nous vivons et le désarroi moral qui nous accable, ces directives ne manquent pas d 'une amère ironie. Il faut vraiment que les chefs ignorent complètement la situation tragique de l'armée pour continuer la publication aux OJ d'ordres aussi peu logiques dans les circonstances actuelles.

       L’après-midi, je rencontre près de la frontière un poste de douaniers hollandais. Ils portent au bras gauche des brassards de couleur orange naturellement !  Ils nous disent que la vie est maintenant normale en Hollande où l'on aurait conservé sous les armes 50% de l'effectif de l'armée active.

       Le bruit court que les armées franco-britanniques coincées entre le littoral et les troupes motorisées allemandes ayant atteint la mer ont réussi à se réembarquer en abandonnant leur matériel ; que le grand conseil fasciste va décider du sort de l'Italie au cours de sa réunion de mardi. Le courant électrique étant coupé, un poste de radio fonctionnant sur accus dans une ferme hollandaise permet encore de recevoir des nouvelles non censurées. Vers 22 h. le Lt. St …. revient de la DI et nous annonce pour le 4 courant une marche rétrograde vers Heille, en territoire hollandais, à proximité de la frontière. Je réintègre ensuite mon domicile pendant que six bombardiers se dirigeant vers le sud survolent à grande hauteur l’agglomération de Waterman-Oudeman.

4 juin.

       A 6 h., je suis sur pied, prêt au départ. Je fais mes adieux à la famille Arn…. -Van B…. Bierbottelary.

Ces braves gens m'ont entouré de mille attentions, et m'ont accueilli comme leur fils ; c’est chez eux que j'ai trouvé la réception la plus cordiale au cours des journées passées en campagne. Ma voiture ayant été amenée la veille dans une cour voisine, je m'y installe et en route pour Heille. Il fait grand jour et la facilité avec laquelle nous pouvons, avancer contraste fortement d'avec certaines marches nocturnes entreprises dans un embouteillage intense. Nous dépassons des cyclistes, des fantassins et du charroi divers. Nous sommes déjà arrivés à Heille vers 7h30. C'est un pauvre hameau d'une dizaine de petites fermes et d'humbles maisonnettes. Il sera impossible d'y trouver des logements pour les officiers du 6A, plusieurs autres unités y cantonnant déjà.

       Le Colonel prend la résolution d’aller exposer la situation à la DI ;  un délégué vient se rendre compte sur place de la pauvreté de l'endroit et repart proposer l'Ecluse comme cantonnement. Finalement, on se mettra d'accord au sujet d'Aardenburg. Un coup d’œil sur la carte nous révèle qu'Aardenburg est une petite localité hollandaise située au nord de la frontière belge et, sans la connaître, on se la représente coquette et riante comme toutes les villettes de ce pays. Nous sommes rassurés car quelque soit l'aspect de ce futur séjour, il ne saurait être pire que ce triste hameau que nous allons quitter. Au cours de cette matinée, un autre délégué de la DI vient annoncer que les Allemands exigent qu'on leur cède au plus tard pour 10h45 un certain nombre de nos camions. Ils en réclament deux au 6A. Bientôt nous n'en aurons plus assez pour transporter les bagages, mais c’est bien là le moindre souci de nos ennemis. Les deux dernières camionnettes sont sacrifiées et il ne nous reste plus qu'une immense tapissière rouge portant la cuisine et tirée par un tracteur Ford. On y empile tout ce qu'on peut y fourrer, depuis les coffres d’officiers et les vivres de réserve jusqu’aux barriques d'essence et d'huile. C'est une vraie tour de Babel ambulante et ce qui reste du personnel subalterne trouvera encore la possibilité de s'y installer en compagnie d’officiers démontés, situation qui sera loin de rehausser leur prestige.

       Assis sur le gazon de la forge vis à vis de laquelle nous sommes tous rassemblés, je regarde nonchalamment décharger les camions cédés et transporter sur la roulotte qui nous reste une foule d’objets hétéroclites. Un objet glissé dans un rayon d'étagère attire particulièrement mon attention. Je retrouve subitement l'abat-jour acheté jadis sur la place de Bilsen pour en garnir le mess de Hoeselt. Nous y inscrivions sur le dôme de mica les noms des cantonnements que nous occupions successivement depuis le premier jour de la mobilisation. Grâce à cet agenda imprévu, j'ai pu revivre en pensée le trajet parcouru depuis le 26 août1939 et voir défiler devant mes yeux les localités heureuses et libres d’alors, maintenant tristes et occupées par l'ennemi dont la présence pèse sur elles comme une chape de plomb.

       Voici en tête de liste Uccle, faubourg vallonné et boisé aux portes de Bruxelles. à proximité de la forêt de Soignes dont les enclaves de beaux hêtres sont encore nombreuses dans plusieurs parcs privés. Je revois l'avenue circulaire entourant les coupoles de 1'observatoire , les villas coquettement enfoncées dans les frondaisons de leurs jardins, le site pittoresque et sauvage du Crabbegat, le domaine enchanteur de Mr. W…. où s’est installé notre état-major et dont les serres d'orchidées rares constituent à la fois un émerveillement pour les yeux et un régal pour l'odorat.

       Ensuite Pamel, village flamand près de Ninove, où les champs sont des parcs de fraises savoureuses et les jardins. des buissons de groseilliers et de framboisiers.

       Berchem-Saint-Laurent dont la ferme du bourgmestre isolée et entourée de prairies et de champs, verra défiler plusieurs états-majors de régiments. Je songe encore à la petite chambre exigüe et glaciale que j’occupais le long de la route de Hal et à la ferme proprette voisine où je garais ma voiture et déjeunais le matin. C'est ici que, pour la première fois, au cours d'une promenade, j’aperçus trois Messerschmitt I09 passant à toute vitesse au dessus du parc et du  château de Gaesbeek ; Gaesbeek dont le petit pavillon vert posté à la sortie du château servait de buvette aux promeneurs et de mess aux officiers qui s'y réunissaient à midi et le soir.

       Elinghen, empire de pluie et de boue et qui ne m'a laissé que de mauvais souvenirs : conflit au sujet de l’emploi d' autos particulières (déjà) ; missions délicates par temps exécrable, dans des chemins impraticables et avec des moyens de déplacement dérisoires et dangereux, promenades quotidiennes aller-retour pour gagner le mess d'Elinghen et rentrer dormir à Berchem avec arrêt forcé à la ferme du moulin noir où je dissimulais ma voiture aux regards soupçonneux d'un chef obèse et rancunier.

       Puis soudainement sous le coup d'une menace qui se précisait, ce fut le départ précipité vers Munsterbilsen aux rives du canal Albert. C'est là que nous arrivâmes par une nuit d'automne et j'associe dans mes souvenirs le nom de ce village limbourgeois à celui du confère Sp.... qui y dirige avec une haute compétence l'asile des folles, et dont l'accueil simple et cordial s’agrémentait d'une charmante courtoisie. Après Munsterbilsen qui fut occupé par les carabiniers, ce fut le retour à Bilsen où nous séjournâmes le plus longtemps au cours de la mobilisation. J’invoque les noms des familles B…, Walstraat, où j'ai été si bien comme pensionnaire, et Faq…, rue de la Station, où j’appréciais la bonhomie parcimonieuse de mes hôtes et la douceur d'un immeuble bien chauffé.

       Puis vint le départ pour le village voisin de Beverst. J'y revois la ferme couverte de chaume qui la faisait ressembler de loin à une paillotte annamite ; la minoterie en ruines où l'on ne parvint jamais à faire fonctionner une installation de bains-douches, et ce passage à niveau toujours fermé lorsqu'on s'y présentait.

Après Beverst, ce fut un second retour à Bilsen et l'installation du PC au coin de la Grand' Place, à côté du cinéma. C'est ici que le Lt. Colonel L…. , désigné pour commander le 26A, reçut avis de cette mutation et nous fit ses adieux.

L'ancien Chef de corps reprit alors le commandement du régiment tout en conservant les fonctions de CADI, et cette situation amena notre transfert à Hoeselt. siège de la 6 DI.

Nous y étions confortablement installés dans une maison de campagne proche de la gare. Une demi-heure de marche permettait d'atteindre le vieux manoir de Oudebise, ancien couvent de templiers, dont l'ensemble vu de loin fournit un bel exemple de château féodal. C'est à Bilsen et à Hoeselt que nous passâmes les deux mois de cet hiver rigoureux de 1939 dont le souvenir restera dans toutes les mémoires, car l'eau gelait dans les chambres à coucher et l'antigel dans les radiateurs. C'est à Hoeselt qu'un soir en face de la gare, par une tempête de neige aveuglante, une camionnette militaire m’occasionna pour 500 francs de dégâts. Comme j’utilisais ma voiture à titre privé. je me gardai bien d’introduire une demande d 'indemnité  connaissant d’avance la suite réservée à ma requête et la sanction probable et laquelle je m’exposais !

       Lorsque nous quittâmes Hoeselt, nous eûmes l’heureuse surprise et la chance inespérée de venir au repos à Campenhout, aux portes de Bruxelles. Les autres unités de la 6 DI allèrent cantonner vers Hal, Waterloo ; certaines firent même une cure marine au littoral. Cette villégiature dura un mois et ce séjour à 15 Km. de la capitale nous permit des retours fréquents dans nos familles et la possibilité de revoir les êtres chers dont nous avions été séparés pendant de longs mois. Campenhout connu par son domaine des « Eaux Vives » a été pour le 6A une vraie cure de repos. J’ai trouvé chez les Demoiselles D…. une hospitalité vraiment familiale, et j'ai eu 1’occasion, au cours de l’inspection des cantonnements, de parcourir à loisir les paysages brabançons où les châteaux de Steenockerzeel et de Ribeaucourt dressent les tours de guet de leurs silhouettes moyenâgeuses. C'est à Campenhout qu'un soir nous arriva le nouveau Chef de Corps du 6A, le Colonel S…. Il succédait au Colonel D…. passé sur sa demande au DRI. Désormais, c'est à lui que seront confiées les destinées du 6A. Il aurait été difficile au Souverain de faire un choix plus heureux ; cet officier se révéla un chef dans toute la force du terme ;  svelte et d'une tenue irréprochable, conciliant mais ferme, courtois et de caractère affable, il se montra toujours au cours des hostilités à la hauteur de sa tâche et sut communiquer à ses subalternes sa bonne humeur et son calme impressionnant. Sous son impulsion. le régiment participa avec succès à plusieurs engagements et contribua à renforcer le bon renom de l’artillerie belge au cours des évènements tragiques de ces l8 jours. Il peut être assuré qu’il a emporté dans sa captivité l'estime et l’admiration de tous ceux qui ont eu 1’honneur de servir sous ses ordres.

Puisse cette conviction lui permettre de supporter plus facilement les souffrances de l'exil et d'atténuer les privations et la longueur de sa captivité.

*          *          *

       Comme tout cela est lointain et que d’évènements rapides et imprévus sont survenus depuis lors. Vers 11 h., le Lt. St…. revient de la DI et nous annonce notre départ prochain pour Aardenburg.

       Nous partons à 15h30 et sommes à Aardenburg vers 16 h. Le PI nous y a précédé et je suis hébergé dans une petite villa à gauche de la route de Draaibrug, à proximité d’un carrefour bombardé. Ce cottage que je nomme « Batavia » appartient à un ménage hollandais qui a séjourné plusieurs années à Chicago ; il parle d'ailleurs un néerlandais bizarre et émaillé de termes yankee. De ma chambrette propre mais minuscule, j’ai vue sur la grand' route et le coquet jardinet qui précède l'immeuble. C'est assis sur le bord de mon lit à matelas tripartite que je rédige ces notes. Une petite excursion dans la villette ne m’a rien montré d'intéressant ; contrairement aux centres de 1’intérieur du pays, Aardenburg n'est pas encore spécifiquement hollandais. Il est trop près de la frontière. Ce n'est déjà plus la Belgique et ce n'est pas encore la Hollande. C'est la première fois depuis notre départ de Diest que nous allons résider dans un centre important ; espérons que nous y resterons quelques jours, cela nous replongera un peu dans la civilisation.

       Les maisons du carrefour sont trouées par la mitraille. C'est à l'hôtel du coin, dont la façade et la salle à manger portent les griffes des fragments d'acier que nous prendrons nos repas. J'ai trouvé le moyen de garer ma voiture dans la grange d'une ferme voisine, et les volatiles prendront la carrosserie comme perchoir. Elle m'appartient toujours ; est-ce peut-être grâce à la médaille de St-Christophe qu'elle renferme ou au fer à cheval de la carte d'heureux anniversaire que j'emporte dans mon portefeuille. Chi lo sa ?

       Au souper nous apprenons que les militaires doivent être « binnen » à 2I heures ; les civils peuvent encore circuler jusqu'à 22 heures. C'est un début de restriction de liberté individuelle, mais ce n'est pas encore bien grave.

       Je réintègre Batavia à 2Ih30 ;  la chaussée est déserte, mais au dessus de ma tête le ciel est sillonné par huit gros bombardiers volant très haut et espacés dans la direction du sud. Leur chargement doit être lourd car les moteurs peinent et donnent toute leur puissance. Il s'agit sans doute du transport de lourd explosifs qui iront semer au loin la terreur, la dévastation et la mort ! Les journaux hollandais censurés annoncent le passage de la Manche par les armées franco-britanniques qui se trouvaient en mauvaise posture en France. Favorisées par le brouillard, elles ont néanmoins laissé entre les mains de l'ennemi un matériel immense et 330.000 prisonniers.

5 juin.

       Nous déjeunons tardivement et en petit comité, la conversation s'engage naturellement sur les évènements récents.

L'hôtel de notre mess, bien achalandé en rafraichissements, en liqueurs et en cigarettes, a attiré et est le rendez-vous de nombreux militaires de la 18 DI cantonnée à Aardenburg.

       A la date du 4 juin, le V CA dont le QG est installé à Ysendyk est formé de la 17 DI (QG à Oostburg) et de la18 DI (QG à Aardenburg). La 18 DI comprend : la Cie adm. du QG 18 DI + le 39e de Ligne (I Bon) + le I C + le RFA (1 Bon) + le Gr Gy 18 DI + le 15 Bon Gn + la 18 Cie TTr + le 6A + le CT/18DI, le CI/IS DI, le CM/IBDI et la Prévôté.

       Vers 13 h., le Colonel fait une entrée sensationnelle pour l’endroit. Il est accompagné de Mme Ant…..  Elle est arrivée en auto de Bruxelles à Gand, puis a fait le trajet à pied jusqu’à Aardenburg où elle croit trouver son mari. Mais le Commandant, Ant..... est quelque part ailleurs, et sa désillusion est grande. Nous la consolons en l'invitant à notre table, et elle nous donne des nouvelles de Bruxelles.

Vers I6h., le Commandant G…. qui possède un laissez-passer officiel la reconduit à proximité de la frontière. Avant son départ, nous lui avons remis de nombreuses missives dont elle a bien voulu se charger pour nos familles ; nous faisons tous en secret les vœux les plus ardents pour qu'elle puisse gagner la capitale avec ses nombreux messages, car quel réconfort n’apporteront-ils pas aux parents, aux épouses, aux enfants et aux fiancées torturés par le doute et l'anxiété ! Notre messagère parviendra non seulement à distribuer ses missives, mais elle reviendra encore quelques jours après et nous fera envoyer les réponses. Quel dévouement n'a-t-il pas fallu à cette dame pour accomplir ces deux voyages dont le trajet étaient d'incertitude et le résultat fortement problématique !

       J'ai l'occasion de parcourir au mess la lettre adressée de Bruges le 28 mai par le Roi des Belges au Président Roosevelt. En voici la teneur :

Monsieur le président,

       Au milieu de la confusion générale provoquée par les évènements prodigieusement rapides que nous vivons et dont la portée est incalculable, je tiens à affirmer que la Belgique et son Armée ont accompli tout leur devoir.

       La Belgique a tenu ses engagements internationaux d'abord en maintenant scrupuleusement sa neutralité, ensuite en défendant pied à pied toute l'étendue de son territoire.

       Attaquée par des forces énormes, notre armée parvint en bon ordre sur une ligne de défense puissamment organisée, en liaison avec les armées des garants auxquels nous avons fait appel. Mais des évènements militaires déroulés hors de notre territoire ont contraint à évacuer ce champ de bataille et imposé une série de mouvements de repli qui nous acculèrent à la mer. Notre armée se dépensa sans compter dans une bataille de quatre jours menée de commun accord avec les armées alliées.

Nous nous trouvâmes finalement encerclés sur un territoire extrêmement exigu, habité par une population très dense, envahi déjà par plusieurs centaines de milliers de réfugiés civils, sans abris, sans nourriture, sans eau potable et refluant d'un endroit à l’autre selon les bombardements aériens. Hier nos derniers moyens de résistance furent brisés sous le poids d'une supériorité écrasante d'effectifs et d’aviation.

       Dans ces conditions, j'ai cherché à éviter un combat qui, aujourd'hui, aurait conduit à notre extermination sans profit pour les alliés. Personne n'a le droit de sacrifier inutilement des vies humaines. J'entends continuer, quoi qu'il advienne à partager le sort de mon armée et de mon peuple.

       Sollicité depuis plusieurs jours de quitter mes soldats, j'ai repoussé cette suggestion qui eût été pour le chef de 1’armée une désertion. De plus, en restant sur le sol national, je désire soutenir mon peuple dans l'épreuve qu’il traverse.

       La sollicitude que les Etats-Unis ont toujours témoigné à la Belgique me fait un devoir de vous exposer sans délai la réalité des faits.

Léopold

*

*          *

       Il semble que, depuis la capitulation, nous n'ayons plus bonne presse en France. Après les termes injurieux de « Roi félon » prononcés envers notre Souverain par le Président du Conseil français Raynaud, voici que nous parvient la nouvelle pénible que le Roi des Belges a été rayé du nombre des titulaires de la Légion d'honneur :


Après le passage de l’aviation allemande

Donet felix eris multos numerabis amicos

Temporasi si fuerint nubila, solus eris.”

Comme c’est toujours vrai !

       Et pourtant, Chère nation sœur et amie. nous vous avons encore donné la preuve comme nos ancêtres au temps à Jules César et à vous en 19I4, que nous savions nous battre vaillamment, mais il eût fallu que cette bravoure fût soutenue et renforcée par l'effort total des grandes puissances.

       Sans elles, nous ne pouvions pas tenir, et notre effort devait avoir une fin. Nous, au moins, nous sommes parvenus à exécuter lentement et en bon ordre une retraite stratégique jusqu'à la mer et les colonnes motorisées allemandes ne pourront jamais se vanter d'être venues semer la panique sur nos arrières !

6 juin.

       Nous sommes encore à Aardenburg, où je viens de passer la première nuit. Vers 6 h., des avions et du charroi auto me réveillent chez Mr. Hoste-D'Haenens, 51, Haven ; c'est le nom et l'adresse de mes braves hollandais. Je me suis offert un coiffeur ce matin ; il m'a taillé les cheveux en tourbillon et m'a rasé de près pour la somme de 15 francs que je trouve excessive ; mais en réfléchissant après coup à la lotion Pompeia dont il m'a généreusement frictionné l’occiput, je ne dois pas encore m'estimer trop volé.

       J'ai rencontré successivement le Lt. Colonel C…. dont j’ai failli devenir jadis le cousin par alliance ; il ne paraît pas beaucoup se plaire en cet endroit ;  le Major médecin Sp….. qui est plutôt pessimiste et quelques confrères militaires dont j'ignore le nom et l'unité.

       J'ai fait aussi la connaissance d'un confrère civil hollandais qui a bien voulu me fournir de l'eau distillée pour mes accus ; il m'en a généreusement octroyé un litre, car il tient en même temps une officine pharmaceutique.

       Avant la capitulation, des avions ennemis ont lancé des bombes sur le carrefour de notre mess et y ont tué plusieurs soldats belges, huit, dit-on. Ils ont été inhumés à Aardenburg, mais je ne parviens cependant pas à découvrir leurs tombes, à moins que ce ne soient celles que j’ai vues au cimetière et dont la terre est fraichement remuée. Il ne s'y trouve ni croix, ni aucun autre moyen d’identification ; encore quelques héros anonymes à mettre sous dalle et à ajouter aux autres.

       Une auto Citroën abandonnée dans les herbages d'un terrain vague porte, comme les immeubles voisins, la trace d'éclats de bombes et est totalement démantibulée et pillée.

On en a enlevé tout ce que l'on pouvait emporter.

       La radio française annonce une forte attaque ennemie entre la Somme et la route de Soissons à Laon. Elle n'aurait obtenu que de piètres résultats sur un front de 120 milles.

L'Italie serait en plein branle-bas de combat ; va-t-elle aussi, comme la Russie le fît à l'égard de la Pologne, intervenir au moment le plus critique du conflit et poignarder dans le dos sa sœur latine ? Angoisse et mystère !

       L’après-midi présage funeste, le Co1onel reçoit l’ordre de parquer dans un enclos fermé les militaires cantonnés à Aardenburg et qui, jusqu'à présent, jouissaient encore d’une liberté relative.

Cette mesure me semble de mauvaise augure et je rentre vivement chez Mr. Hoste pour préparer une valise d'exil. J'y transporte aussi tout ce qui est resté dans ma voiture. Je la laisse ensuite dans la grange après l’avoir fermée à clef et j'attends les évènements. Mon idée est de l'y laisser définitivement si nous sommes expédiés en Allemagne et de revenir la rechercher plus tard si les temps sont meilleurs. Cependant des nouvelles plus récentes nous rassurent : cette mesure de parcage n'intéresse pour le moment que la troupe. Peut-être aurons-nous dans quelques jours un sort analogue ou pire.

7 juin.

       Cette journée débute sous les auspices les plus sombres ; tôt le matin, j’assiste au passage des hommes et du charroi se dirigeant vers les deux camps d'internement : celui de la briqueterie, commandé par le Lt. Colonel C…., et celui du dépôt des tramways, à Draaibrug, sous les ordres du Colonel St…. Je me dirige pédestrement vers celui de Draaibrug, qui hébergera ce qui reste du 6A. Deux avions à cocarde tricolore mais que je ne peux identifier, survolent la région.

       Là-bas, la troupe s'installe ; les officiers s'affairent car on annonce pour 13 heures l'arrivée d'un officier allemand. Tous les officiers de la DI doivent être présents, y compris le Général. S.... Le teuton s’ amène à '13 heures ; c'est un jeune lieutenant, de belle prestance, raide et correct.

Il a l'immense satisfaction de commander maintenant au corps d’officiers d'une DI complète depuis le caporal jusqu'au général. Comme il doit jubiler dans son for intérieur et savourer sa vengeance. Il a cependant la pudeur de n'en rien laisser paraître et il accomplit sa mission avec un automatisme bien prussien. Il fait mander le Colonel O…., commandant le cantonnement d’Aardenburg, et ils font ensemble l'inspection du camp. Peu après arriva la garde allemande qui poste des sentinelles aux issues du camp qu'on entoure de barbelés. Une auto belge, véhicule rare en ce moment et en cet endroit, stationne sur la route. Elle a amené un ménage liégeois qui vient rendre visite à son fils prisonnier. Le trio, heureux de se revoir discute avec animation. Je me même à la conversation et la dame veut bien se charger d'un petit mot qu’elle remettra à Bruxelles. Puisse-t-il rassurer les membres de ma famille !

       Déjà le matin après déjeuner, j'avais griffonné une première lettre qu'une dame se chargera de poster à Gand. Cette lettre arrivera à Bruxelles le 14 juin et je serai chez moi pour la recevoir.

       L’inspection du camp terminée, nous rentrons diner à Aardenburg ; il est 14 h, et à 15h30. le Colonel doit se rendre à l'Ecluse pour y recevoir des ordres. Que va-t-il nous annoncer à son retour ? Rien de rassurant ni de réconfortant, je présume. Après le diner, je rentre dans ma chambre et je m’applique à bourrer dans une valise plate le maximum des choses que j'estime indispensables à un départ en Allemagne. J'envisage d’ailleurs cette éventualité comme une chose inéluctable.

       Au cours de la soirée, Madame Ant.... qui a pu revenir jusqu'à Eede, à la frontière, téléphone au mess qu'elle a ramené de Bruxelles des lettres pour les officiers.

Elle demande à me rencontrer là-bas où, en mon absence, le Commandant G…. ; Nous nous concertons et nous lui envoyons le Lt. St…. en moto. C'est plus pratique et moins visible. Il nous revient vers 21 h. et nous ramène un paquet de lettres dissimulées dans une chemise kaki.. Je trouve deux lettres à mon adresse ; on m'attend au plus tôt à Bruxelles où sont déjà rentrés l’ami J.... et le confrère M… Je passe une nuit blanche à réfléchir et, au lever du jour, ma résolution est prise irrévocablement. Je tenterai le lendemain de gagner Bruxelles et d’y ramener ma Ford, toujours décorée de ses attributs sanitaires et militaires ; le drapeau à Croix-Rouge flottera au vent de la liberté et de l'évasion, car je suis interné et me portera bonheur, j'en suis certain. Je sors assez tôt prendre l'air car cette nuit sans sommeil passé dans un énervement bien compréhensible m'a quelque peu abruti. Mon esprit est obsédé par deux phrases qui vont et viennent comme une rengaine et que je ne parviens pas à chasser définitivement :

”Audaces fortuna juvat !”       et

Flotte petit drapeau.

8 juin.

       Aujourd'hui samedi, du moins pour moi, « c’est le grand jour. » Alea jacta est, puisque nous n’en sommes plus à une citation latine près. Je suis résolu à fausser compagnie à mes gardiens, mais je suis fermement décidé à revenir, car je ne veux pas occasionner d'ennuis à mon chef, et puis, après les épreuves passées en commun, il me reste encore un tantinet « d’esprit de corps ». C’est d’ailleurs la seule considération qui me retient, car pour le reste, on ne me reverrait jamais plus à Aardenburg. A ma connaissance, on n'a jamais fait le reproche à un officier de s'être évadé d'un camp de concentration, bien au contraire. Si c’est dans le but d’encore servir le pays.

       Dans la matinée, on annonce l’inspection imminente des deux camps par un général allemand. Tous les officiers de la DI, quelques centaines en tout, doivent être présents.

En attendant son arrivée, nous stationnons au bord de la chaussée en face de la briqueterie. Quelques officiers ayant eu vent de mon projet, me confient, les uns des lettres, d'autres de l'argent pour leurs familles.

       Le général se fait attendre ; enfin, il arrive en auto avec un retard notable dont il avait eu la courtoisie de se faire excuser par une estafette. Il passe rapidement l'inspection du camp en compagnie du Colonel O... et lui annonce une démobilisation prochaine et progressive sans spécifier s'il s'agira de l'armée active ou de la réserve. Satisfait de l'inspection, il repart. Dès le matin, j'ai communiqué à mon chef mon intention de gagner Bruxelles ; il y consent en me faisant remarquer que c'est à mes risques et périls. Cela me suffit et je me plais à voir dans sa réponse une approbation tacite tant il est vrai que l’on croit volontiers ce que l'on désire.

       L'inspection achevée, nous rentrons à Aardenburg. Je boucle mes valises et j'en laisse une chez le hollandais, celle que j’ai préparé a en vue de la captivité et dans laquelle j'ai pu entasser la presque totalité de mon linge.

       Depuis le 10 mai et pour ne pas m'exposer à d'amères déceptions, j'ai pris le sage parti de ne plus me faire la moindre illusion ; et la distinction récemment réclamée par l'autorité allemande entre officiers de m'active et ceux de la réserve, entre les militaires d'expression flamande et ceux d'expression française me semble éloquemment significative.

Je compte cependant toujours revenir à Aardenburg le lundi 10 juin au plus tard.

       Vers 15 h., je serre quelques poignées de maire et je prends le départ, très sceptique quant à l'issue de cette randonnée. J'ai à mes côtés Monsieur Bl…., marchand de lin de l’endroit, qui m’a prié de 1’emmener à Bruxelles pour affaires commerciales ou sentimentales, peu m’importe.

       Il me sera d'un précieux concours pour sortir de Hollande et passer la frontière. J'ai bien accompli ce trajet au cours de notre arrivée dans le Nord, mais c’était en pleine nuit et sans rien distinguer. L'itinéraire que nous suivons est actuellement jalonné par des flèches de direction, et nous arrivons bientôt en vue de la frontière.

       Ici une émotion m'étreint : un poste de surveillance allemand y est établi et de loin, au moyen de jumelles, un feuwebel scrute notre arrivée. Nous voici à son niveau. Nous ralentissons, lui adressons un vague salut et passons en essayant de prendre 1’air le plus naturel. Il est vrai que l’aspect des croix rouges nous a facilité le passage et que pour parer à toutes les éventualités. j'ai en poche le « beseheinigung » obtenu au QG de la 18 DI et sur lequel j'ai inscrit de ma main 1’itinéraire que nous devons parcourir et que j'ai libellé comme suit : Aardenburg-Gent-Brussel  und zurück. Nous traversons Reille où j'adresse un regard furtif au gazon qui nous a vus étendus des heures entières en attendant d’être désignés pour un autre cantonnement. Nous atteignons ensuite Marienburg que nous avons précédemment traversé au cours de notre fourvoiement dans le nord de la Hollande, et nous arrivons rapidement sur l’autostrade que nous suivrons désormais dans la direction d'Eecloo et de Gand. Je suis au comble de la joie ; je me sens le besoin de l’extérioriser et, n’était-ce la prudence qui me retient, j'appuierais volontiers à fond sur l'accélérateur dans l'intention d'abréger les distances.

       Les accotements de 1’autostrade sont jalonnés par de nombreux véhicules civils et militaires renversés, détruits et abandonnés ; les ponts et surtout les carrefours sont dans un état piteux. Balgerhoek est en ruines ; la bataille a du faire rage en cet endroit et plusieurs salves de nos obus se sont abattues ici. A Gand, nous prenons quelques instants de repos vis à vis d'un bon demi ; mon Hollandais m'a conduit comme un guide sûr à travers un dédale de rues. Il se révèle un bon commerçant et un homme d'affaires avisé car il m'a amené à l'hôtel où il avait donné rendez-vous à un client.

       Pas de chance ;  le client lassé d’attendre est retourné chez lui à Moortzeele, à 10 Km. de Melle ; nous partons le rejoindre en faisant un détour de 15 Km. dans la campagne. Je ne suis pas trop rassuré ; ma voiture est très chargée et les pneus ne sont plus équilibrés. Je crains le pire, la rupture d'une lame de ressort ou une crevaison sans pneu de réserve. J'en possède bien un dans le coffre arrière, mais c'est celui du trottoir fatal de Montaigu et il est inutilisable. Pour agrémenter cette excursion, les chemins que nous parcourons sont étroits et défoncés et les croisements dépourvus de poteaux indicateurs. Nous nous égarons plusieurs fois et arrivons à découvrir la maison cherchée.

       Le client est chez lui ; nous le quittons rapidement et regagnons la route de Bruxelles près de Quatrecht. Ici comme à Balgerhoek, le carrefour est en ruines ; à droite de la route, sur le talus surélevé, quelques tombes allemandes à croix surmontée du casque attestant la violence des combats.

       Voici les premières maisons d’Alost. La ville est fort malmenée et tous les ponts ont été détruits. Il faut faire un long détour pour gagner la sortie de la ville vers Bruxelles. Bientôt apparait le riant clocher d’Assche et, peu après, nous apercevons, encore lointaine, une silhouette familière, la coupole dorée et cuivrée du Palais de justice.

       Une longue colonne de charroi nous immobilise quelques instants avant d'arriver à la Basilique de Koekelberg. Nous arrivons en face du pont détruit par les Anglais à la place Sainctelette. Nos alliés ont vraiment accompli de la belle besogne et l’humour des Bruxellois ne manquera pas de qualifier ces environs saccagés de l'épithète de « régions dévastées ». Le passage est barré et nous devons franchir le canal sur la passerelle en bois établie à quelques centaines de mètres de là, dans la direction de Laeken.

       Nous voici Place Rogier, remontant les boulevards Botanique et Bischoffesheim, suivant la rue de la Loi, l'avenue d’Auderghem, la rue des Platanes où j'aperçois ma femme. Je lui présente mon hollandais tout rose et ravi d'une aussi belle promenade, car d'Aardenburg à Bruxelles, nous n'avons été arrêtés nulle part.

       Mon compagnon me quitte en promettant d'être chez moi le lendemain vers 11 heures. Je ne le révéré plus ; il m'enverra un ami m'annoncer son départ vers Bruges dans une auto de la Croix Rouge rencontrée rue du progrès. Heureux et placide Mr B…. ;  si vous pouviez savoir combien l'annonce de votre départ m'a soulagé d'un grand poids, eu égard à la suite des évènements.

9 juin.

       C'est dimanche, jour de repos dominical et je me repose comme tout le monde ! J’utilise cependant la matinée à me procurer un moyen de locomotion pour regagner demain sinon Aardenburg, au moins la région frontière la plus proche. J'entre en pourparlers et je fais accord avec mon ancien garagiste. Il me conduira dans sa voiture jusqu'à Bruges et de là, je me débrouillerai pour continuer vers le nord par un autre moyen, lequel, je l'ignore. Je ferai s'il le faut de l'auto-stop jusqu'au moment où une âme complaisante voudra bien se charger de ma personne. Je m'engage à fournir à mon conducteur 20 litres d’essence, carburant encore rare à Bruxelles ; et malgré cette générosité, mon retour vers l'exil me coutera encore 700 Frs. Je trouve que c'est un peu cher pour se faire interner !

       Mais d'autres évènements imprévisibles vont survenir et me préserver de cette dépense exagérée et hors de proportion avec le résultat envisagé.

       J'apprends le retour du Colonel Ros….,commandant le 12A en campagne ; j’ai le plaisir de le rencontrer. Il possède en poche un ordre régulier de démobilisation et m'assure que les officiers de l'active seront internés. Il ajoute que le Lt. médecin V…. , mon ancien adjoint, a demandé à l'autorité allemande sa rentrée et son réemploi à Bruxelles ; il lui aurait été donné satisfaction.

       Je me décide à brusquer les choses et je me rends aux informations au Département sanitaire allemand, rue de Naples. Je prie l'officier qui me reçoit de me renseigner au sujet de la situation actuelle des officiers belges du SS et de mon cas particulier. Nous sommes libres, me dit-il, et son assertion m'est confirmée peu après par le Général médecin allemand Div… qui traverse la pièce où nous conversons.

Il ajoute que la veille, il a reçu la visite d'un officier du SS de l'armée, le Colonel médecin VON…. venu lui demander de mettre à sa disposition des médecins mi1itaires pour soigner les 12.000 blessés belges hospitalisés à Eecloo, Gand et Anvers. Il propose de m'adresser à la Croix-Rouge rue de Livourne ; j’accepte mais je le prie de me fournir une pièce officielle attestant mon passage dans ses bureaux et mon désir de servir jusqu'au bout. Il s'exécute de bonne grâce et me remet le document réclamé. Je m'empresse alors de quitter cet immeuble bancaire où règne déjà une organisation paperassière modèle et je me rends illico au siège de la Croix-Rouge, rue de Livourne. Mais ,j'ai perdu de vue le repos dominical et les bureaux sont fermés. A demain donc la suite.

10 juin.

       J'arrive à 9 h. rue de Livourne. Grande animation : des médecins, des pharmaciens, des brancardiers, des infirmiers, un collègue du voyage en Espagne qui m'annonce le décès du capitaine médecin R…., un de mes condisciples de l'EASS, qui avait déjà vécu l’autre guerre ; le professeur De ;;; dont j'écoutais jadis dans 1'auditoire du parc Léopold les leçons de physiologie générale et qui est venu s’informer du sort de son fils mobilisé et dont il est sans nouvelles.

       Le Directeur de la Croix-Rouge est sur les dents, son cabinet ne désemplit pas ; les sortants sont aussitôt remplacés. Debout sur le palier, je fais antichambre assez longtemps et je parviens enfin à m'insinuer dans son bureau. Il m'annonce des pourparlers en cours entre l' autorité allemande, la Croix-Rouge, le SS de l'Armée resté en Belgique en vue d’utiliser les médecins de l'active présents pour soigner les blessés belges dans les hôpitaux.

       Comme j’ai appris la présence à Bruxelles du Général Major médecin K…., je me rends chez lui le soir même, mais il est en mission.

       Je le rencontrerai â son domicile le mardi soir. Il m'annonce que les pourparlers ont abouti et que le SS restera en fonction. Quant à lui, son rôle est de récupérer et de classer les médecins de l'active en vue de les diriger sur les hôpitaux qui en sont dépourvus.

       Je lui répète que je suis à ses ordres et qu'en attendant de me voir confier une mission, je rentre à mon domicile.

       J’ai pu me rendre compte le mardi de l’opportunité de mon départ d'Aardenburg. La belle-sœur du Lt. St…., notre estafette motocycliste, est venue me rendre visite ; elle m'a certifié que les officiers internés à Aardenburg étaient déjà partis le dimanche en direction de Lokeren et d'Anvers. Quelques officiers du 6A ont même rejoint Bruxelles au moyen d'un véhicule sanitaire.

       Si j’étais rentré à Aardenburg au cours de la journée de lundi, je me serais trouvé isolé, sans directives et dépourvu de tout moyen de déplacement. Tout est donc bien qui fini bien, mais j’ai laissé à Aardenburg une valise bourrée de beau linge. Il s'agit de la récupérer. Comment ? That is the question !

11 juin.

       Eureka ! Un confrère a l'intention d'aller â Knooke se rendre compte de l’état de sa villa. Ma femme, qui désire faire une promenade dans les Flandres l'accompagnera et, puisqu'ils seront en auto. ils feront un détour pour passer par Aardenburg. La chose est décidée ; ils partiront vers 5 h. du matin et seront déjà rentrés vers I3 h., heureux et satisfaits car la villa n’a pas trop souffert et la valise est rentrée avec le cartable où j'avais oublié ce carnet de campagne.

Ce voyage s'est passé sans incidents et clôture cette relation de la campagne des 18 jours et des tribulations romanesques d’un médecin de régiment.

Bruxelles, le 27 juillet 1940.


 

      



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