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A. 54, Espion Nazi, contre Hitler.

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A. 54, ESPION NAZI, CONTRE HITLER

Par Roger Gheysens

 

       Il a fallu vingt ans pour que l'on puisse enfin découvrir le rôle de l'un des plus extraordinaires espions qui aient jamais existé. Il s'agit de l'agent A. 54 dont Roger Gheysens nous conte ici la fantastique histoire.



Paul Thümmel, l’agent A-54.

       TOUT a commencé par une simple lettre – raconte aujourd'hui Josef Bartik, général de réservé de l'armée tchécoslovaque – mais qui allait déclencher bien des événements. C'était il y a trente ans. A cette époque, j'étais major et chef du contre-espionnage de notre 2e Bureau... »

       Le 10 février 1936, dans le bureau du major Bartik, trois têtes se penchent pour déchiffrer le texte d'une lettre arrivée, sous enveloppe bleue, par le courrier. C'est une offre de service en bonne et due forme. Dès l'abord, l'expéditeur anonyme indique expressément qu'il se refuse à donner les raisons de son geste. Mais il promet les informations les plus secrètes issues des hautes sphères de l'Allemagne nazie, de l'Abwehr, du Sicherheitsdienst (Service de sécurité du chef S.S., dans le Reich), sur l'activité des services d'espionnage allemands contre la Tchécoslovaquie, les noms et adresses de leurs agents, leur organisation, etc. Et le mystérieux correspondant, qui signe des seules lettres F.M. sa longue missive, demande qu'il lui soit répondu, poste restante, à Annaberg (Erzgebirge).

       A la table du major Bartik, un grand silence : « Avant de prendre une décision, se rappelle le général, nous relûmes encore une fois la lettre. L'un de nous commenta ironiquement l'offre qui nous était faite : – Nous allons voir combien d'agents nazis se trouvent encore cachés chez nous ! Nous nous demandions, cependant, s'il ne s'agissait pas d'une provocation préméditée de la part du S.R. allemand. Nous avions déjà réussi à jouer l'amiral Canaris et nous devions nous attendre à ce qu'il tente de nous rendre la monnaie de notre pièce. La teneur de la lettre démontrait, en tout cas, que son auteur était parfaitement au courant des questions qui. nous intéressaient. C'était pour nous d'un tel intérêt qu'il valait la peine de courir un risque. Le jour même nous répondîmes à l'expéditeur de l'enveloppe bleue, en lui communiquant notre adresse secrète ; « Karl Schimeck, Prague XIX, Dostalova 16 »  Voilà, c'est fait le drame se noue.

L'HOMME AUX VINGT PSEUDONYMES

       Cette réponse du 2e Bureau tchécoslovaque, postée en Allemagne même, par les soins d'une « boîte aux lettres » créée en zone limitrophe, conduira un homme à assumer ce qui sera dès lors son bref destin. Il va devenir pendant six ans l'agent « numéro 1 » du S.R. tchécoslovaque et il mourra, fusillé comme traître par les nazis, au camp de Terezin. Au-delà de sa mort, pendant plusieurs années on s'interrogera sur sa véritable personnalité.

       On parviendra un jour à assigner un authentique patronyme à ce protée de la fausse identité, qui usa d'une bonne vingtaine de pseudonymes. Ce sera une surprise !

       Mais à Prague, le 10 février 1936 comme le veut l'usage, on a immatriculé l'expéditeur de l'enveloppe bleue, devenu désormais l'agent A-54.

       Le 17 mars, A-54 s'était fait pressant. Par une nouvelle lettre, il a proposé une entrevue en France, en Belgique ou en Suisse.



Le groupe des nazis de Neuhausen porteurs de l’insigne d'or du N.S.D.A.P. Le troisième du premier rang, à partir de la gauche, est Paul Thümmel.

       Le 28 mars, avant que rien en ce sens n'ait pu être organisé, il fixe lui-même les modalités d'une autre rencontre. Bref, il préfère choisir personnellement la date et le lieu où il remettra les informations promises : le lundi 6 avril, précise-t-il, à 20 h 30 près du petit moulin, au carrefour de Neuqeschrei.

       Pour ce rendez-vous on va, du côté tchécoslovaque, faire un large usage des postes radio émetteurs et récepteurs. Une ligne téléphonique spéciale a été aménagée de Louny à Prague où tout l'état-major est en état d'alerte ...

       La route reliant Vejprty à Jachymov s'infléchit, croise bientôt la frontière, et, au carrefour, on devine un petit moulin et l'amorce d'un chemin qui serpente vers la hauteur entre les maisons paysannes de Neugeschrei. L'horloge de l'église Saint-Martin, à Vejprty, toute proche, sonne la demie de huit heures. Alors une forme s'inscrit près du moulin, progresse vers la route et s'immobilise. Pas un bruit, sauf l'insistante mélodie du vent dans la guirlande d'ampoules et le lointain aboi d'un chien. Mais voici que deux hommes se détachent des grands fûts noirs jalonnant la route et s'approchent de la silhouette. Dans son mouvement de balancier, une lampe accroche celle-ci d'un bref rayon. On distingue un vêtement foncé, un béret et un sac à dos.

        Grüss Gott, dit la silhouette.

        Mot d'ordre ?

        Altvater.

       Le contact physique vient d'être établi avec l'agent A-54, huit semaines après sa première offre de service.

L'ECHANTILLON FAIT LE POIDS

       Le rapport du lieutenant-colonel Moravec, du S.R. tchécoslovaque – sept pages dactylographiées, constituant les folios 24 à 30 du dossier de l'agent A-54 – déclare : « Le 6 avril, conformément au plan prévu, a eu lieu la rencontre avec l'agent A-54. Ce dernier a été conduit à Chomutov, où un entretien de trois heures, permettant une première appréciation de sa collaboration, s'est déroulé dans le bureau du commandant du 46e régiment, à la caserne Masaryk .. »

       L'agent a refusé de décliner son identité, il a déclaré qu'il était employé civil du Reich... Le « matériel de documentation » a été examiné... Dans son compte rendu, le lieutenant-colonel Moravec énumère les renseignements que l'agent a présentés, information d'une grande importance pour le contre-espionnage tchécoslovaque. L' « échantillon » offert par F.M. semble faire le poids.

       « C'était un gars de trente-deux à trente-cinq ans – précise le général

Bartik – de taille moyenne, d'allure tout à fait quelconque. Son crâne était tondu à la prussienne ; il avait de grands yeux perçants. Un homme tranquille, calme, parlant peu... »



Le passeport n° 3/39 au nom de Paul Steinberg, avec lequel l’agent A-54 se rendit à Turnov.

       Bien avant l'aube, comme convenu, A-54 a été reconduit de la caserne Masaryk à Chomutov, jusqu'à la frontière, sous l'escorte de deux officiers du 2e Bureau. Il a récupéré deux liasses de documents qui ont été photocopiés à Louny. Alors qu'il franchissait la ligne de démarcation, rien ne vint troubler le calme profond de la nuit...

L'ARRET DE MORT DE LA TCHECOSLOVAQUIE

       Une foule de gens pressés encombre le restaurant de la gare de Turnov. Dans ce décor, conventionnel et anonyme à souhait, une rencontre doit avoir lieu le 11 mars 1939, à 7 heures du matin.

       Portés par les courants de la foule mouvante, deux hommes ont échoué à la même table. Comme les autres consommateurs, ils se brûlent la gorge d'un café hâtif. L'un d'eux incline la tête courtoisement : « Je me présente : Paul Hans Steinberg, représentant en instruments optiques. » A-54 assume ce jour-là un nouveau personnage, tel que le définit son passeport, n° 3/39, délivré le 18 janvier 1939 par le landrat de Seyden, en Saxe. Près de lui, le capitaine Fryc a répondu en esquissant un léger salut. Quelques jours auparavant, l'officier a pris connaissance d'une lettre destinée à un imaginaire Emil Schwarz, rue Belgicka, 18, Prague-Vinohrady, autre adresse de « couverture » du 2e Bureau tchécoslovaque. « La situation est très tendue, avait écrit A-54, il faut nous rencontrer au plus vite à Turnov ».

       A présent, le capitaine Fryc observe « Hans Steinberg »  qui se penche sur sa tasse. De sa voix posée, où chante un faible accent saxon, A-54 lui déclare : « Les pays tchèques, la Bohême et la Moravie seront envahis le 15 mars. A la même date, la Slovaquie se proclamera Etat indépendant. » La main de Fryc tremble. Il vient d'entendre l'arrêt de mort de sa patrie.

       Les ministres des Affaires Etrangères et de la Défense nationale du gouvernement tchécoslovaque ont opposé un scepticisme hautain à la mise en garde du 2e Bureau : « Vos informateurs vous ont abusés... Dispensez-vous à l'avenir de vous faire le messager de nouvelles alarmistes, préjudiciables à l'ordre public. »

Le 2e Bureau, quant à lui, joua la carte de l'agent A-54. Dans la nuit du 13 au 14 mars 1939, des piles de documents importants brûlèrent dans la cour de l'état-major général de Prague. Les officiers emballèrent les dossiers les plus importants dont, bien entendu, celui de l'as du jeu à venir : l'agent A-54, et ils préparèrent le transport en Angleterre de ce précieux matériel.



L'enveloppe et la première page de la lettre du 8 février 1936 par laquelle « F.M. » offre ses services au 2e bureau tchécoslovaque.

       Le 14 mars, dans l'après-midi, à la demande du représentant de l'Intelligence Service à Prague, un avion de ligne de la K.L.M. se posa exceptionnellement sur l'aéroport de Ruzyne, près de Prague. Il embarqua onze hommes et les caisses qu'ils avaient apportées, pour les amener à Londres. Ainsi quittèrent leur patrie trahie, juste avant l'arrivée de la Wehrmacht, les onze officiers du 2e Bureau tchécoslovaque.

       Le 15 mars à l'aube, un commando spécial de l'Abwehr pénétrait dans les bureaux de l'état-major tchécoslovaque. Ils ne trouvèrent rien, officiers et archives avaient disparu ! L'amiral Canaris, accouru sur les lieux, eut beau faire fouiller les cendres amoncelées dans la cour de l'immeuble : le maitre espion en fut, cette fois, pour sa honte. Mais Prague humiliée voyait les régiments de S.S. marteler de leurs bottes le pavé de ses rues et le drapeau à croix gammée flotter sur le château Hradcany, antique résidence des rois tchèques et demeure des présidents tchécoslovaques.

LA PETlTE GERTI

       Place Venceslas, à Prague, le 16 mars 1940, un an et un jour après l'acte de décès de la Tchécoslovaquie, un passant pénètre dans le bureau des petites annonces du journal Narodni Politika, quotidien d'information populaire. C'est « Franta », comme il a choisi de s'appeler depuis peu, pour ses amis, ses vrais amis. Franta va jouer un jeu dangereux, en prenant à son aise avec la censure militaire imposée à la presse; mais précisément il a besoin de correspondre sans délai, par le truchement des petites annonces, avec des amis selon son cœur. Et c'est résolument qu'il entre demander une insertion.

       L'annonce parait le lendemain 17 mars, sous le numéro 26.207 : « François, tout va bien, me souviens et te cherche. Gerticka. ». Ce message d'amoureux ne détonne pas parmi les annonces matrimoniales, les offres d'achat ou de vente groupées par centaines dans une page à

la typographie très dense. Il va pourtant donner la fièvre, loin de là, dans une autre capitale, à des hommes qui l'attendaient dans l'angoisse. Car la sentimentale Gerticka lance un cri d'alarme. Elle dit à sa façon que l'offensive vers l'Ouest est imminente.

       Depuis près de deux mois, les annonces du Narodni Politika étaient devenues la lecture favorite du S.R. tchécoslovaque reconstitué à Londres. Ce dernier a reçu, les 20 et 21 février 1940, deux lettres datées chacune du 28 janvier précédent, à Prague, dont une a transité par Stockholm et l'autre par Zurich. Les textes sont anodins. Soumises par les hommes du S.R. à une réaction chimique, les deux missives livrent un message assez alarmant de « Franta », de l'agent A-54 : « Préparation d'une offensive à l'Ouest. Il n'a pas encore été décidé de l'occupation de la Belgique et de la Hollande, mais des troupes sont massées aux frontières. Le moment venu, j'en donnerai l'information par une annonce dans le journal Narodni Politika... »

       L'annonce avait été insérée ; une annonce très ordinaire et pourtant... Aucun doute n'était plus possible, l'incendie mondial approchait.

       Les armées allemandes se précipitaient en masse vers l'ouest, laissant derrière elles une Hollande et une Belgique battues et occupées. C'était la fin de la centrale du S.R. tchécoslovaque à La Haye, seule liaison directe avec l'agent A-54. Devenu « Voral », il y rencontrait clandestinement depuis août 1939 le major Alois Frank, alias Mr. Alfred Frank, représentant commercial aux Pays-Bas de la firme « E. Foster, Coal and Coke Factors and Exporters », à qui il remettait de volumineux rapports.

       A Londres, on redoute les conséquences de la mise en sommeil de l'irremplaçable A-54. Les Services alliés se font pressants et réclament sans cesse des informations dont la source vient malheureusement de se tarir.

       Pour retrouver A-54, il n'existe guère maintenant qu'un moyen, c'est de s'en remettre à la résistance tchèque qui, sous le sigle de l' « U.V.O.D. » groupe plusieurs mouvements clandestins et dispose d'un service de renseignements autonome. Depuis 1939, ce service est en liaison radio avec la centrale tchécoslovaque de Londres, grâce à deux postes émetteurs-récepteurs.

       Le 18 juin 1940, l'un de ces postes, dissimulé dans la banlieue de Prague, reçoit un message à l'intention de « Bohous », nom de guerre du lieutenant colonel Balaban. Ce message, coupé en plusieurs vacations, comporte les indications voulues pour prendre contact avec l'agent A-54, à une adresse communiquée par lui en novembre 1939, en vue des cas exceptionnels : « Avec Franta, parlez en allemand et sans témoins ; répétez-lui le mot de passe ... Demandez-lui des informations pour l'Ouest... Ne demandez pas son nom... Veillez que ce soit toujours la même personne, de confiance mais peu exposée, qui négocie avec lui. »



La petite annonce publiée dans « Narodni Politika » du 17 mars 1940, par laquelle A-54 annonce que l'envahissement de la Belgique et de la Hollande a été décidée par Hitler.

       Vers la fin du printemps 1940, le capitaine Moravec, désigné par le lieutenant colonel Balaban, retrouvait « Franta » par l'intermédiaire d'une jeune fille de Prague, Libuse Hribalova, dont le message de Londres avait communiqué l'adresse.

       A la fin du mois de juillet 1940, les informations de « Franta » parvenaient de nouveau à Londres, recueillies par le capitaine Moravec et transmises par le poste d'émission radiophonique de l' « U.V.O.D. » : plan Seelowe, intrigues à l'égard du duc de Windsor, intentions allemandes envers l'Islande, plan Barbarossa contre l'U.R.S.S., opération Marita.

       Le président Benès a écrit dans ses « Mémoires» : « C'est par nos informations que nous avons le plus fortement étonné les Anglais. »

UN RAMEAU DE FEUILLES D'ERABLE

       La bise glaciale faisait tourbillonner les flocons de neige au moment où, dans les premiers jours de février 1941 ; un homme, lesté d'un léger bagage à main, descendit du train de Prague et posa le pied sur le quai glissant de la vieille gare enfumée de Belgrade.

       Mêlé aux autres voyageurs, il traversa la salle des pas perdus. Quand il se trouva dehors, son regard attentif sous les paupières tombantes fit un rapide tour d'horizon. N'ayant sans doute rien remarqué d'anormal, sans hâte ni lenteur, l'homme entreprit de remonter la rue Namanjina.

       En passant devant le ministère de la Guerre, il accorda un furtif coup d'œil aux sentinelles engoncées dans leurs raides capotes, foula les allées du parc de l'ancien Manège puis, par le boulevard Kra1ja Milana, il poursuivit son chemin jusqu'à la rue Garachanina.

       Tout de suite après le carrefour, il s'arrêta devant une auberge portant l'enseigne « Siozna Braca » (Frères en amitié) et y pénétra après un imperceptible temps d'hésitation. Quand il eut refermé la porte qui résistait sous la poussée du vent, il vint s'attabler au milieu de la salle basse et chichement éclairée. Seul consommateur par cette froide journée qui retenait les gens chez eux, il commanda un verre d'alcool et procéda à une rapide inspection des lieux. Tout de suite, il vit ce qu'il cherchait ; devant lui, un rameau de feuilles d'érable séchées était coincé entre le mur et le monumental tableau en couleurs représentant Douchane-le-Fort, roi de Serbie.

       C'était le message convenu. Il signifiait que la voie était libre.

       Dès lors, les mouvements du voyageur de Prague se précipitèrent. Il se leva, régla le garçon, saisit à nouveau sa valise et sortit de l'allure de quelqu'un qui sait où il va..,

       Ses pas le conduisirent devant une maison de style moderne portant le numéro 4 de la rue Njegoch. Arrivé au deuxième étage, il s'arrêta à hauteur d'une porte. Le mot « Kosovka » se détachait en lettres noires sur une plaque de cuivre. En même temps qu'il frappait, il s'annonça : « Karl Voral ».

       La porte s'entrebâilla puis s'ouvrit largement. Dans l'antichambre, le visiteur se débarrassa de ses gants et de son épais manteau gris. Mais ce n'est que lorsqu'il eut prononcé cette phrase : « J'apporte de Prague les informations promises » que le major Fritscher, chef de la centrale « Marie » de Belgrade, s'effaça devant lui pour le faire entrer dans un bureau d'où l'on pouvait surveiller les mouvements de la rue ...

       A 7 heures du soir, A-54 reprenait le chemin de la gare. Cette même nuit, la dépêche numéro 12.001, expédiée par « Marie », parvenait à Londres : nouvelle brassée de précieuses informations sur le plan d'aide militaire à l'Italie et les projets balkaniques de la Wehrmacht..,

LE COMMENCEMENT DE LA FIN

       A Prague, le contact avec A-54 semble durablement assuré. Mais la Gestapo, omniprésente et omnipotente, va déployer son filet sur les postes émetteurs clandestins de l' « U.V.O.D. »  Et bientôt, la prise de l'une de ces centrales de radio fait découvrir des dépêches destinées à l'étranger et d'une importance extrême. La Gestapo peut y lire, pour la première fois, le nom de « Franta » et se rend compte que les fuites se sont produites à un haut échelon du système nazi. Un groupe spécial, formé par la Gestapo de Prague, est alors chargé de découvrir l'identité du traître inconnu.

       Pour A-54, les choses commencèrent à aller mal quand Belgrade fut occupée en avril 1941. Les gens de Canaris passèrent au peigne fin les archives des ambassades, légations et autres administrations hâtivement désertées ; leurs recherches furent minutieuses et le plus petit morceau de papier n'échappa pas à l'attention des spécialistes de l'Abwehr. La piste était chaude. Il faudra pourtant encore une année pour la remonter.

       Ce fut là, néanmoins, le commencement de la fin.

       Trois personnes avaient accès aux documents ultra-confidentiels de l'Abwehr de Prague. C'étaient le colonel von Kornatski, son adjoint le colonel von Engellmann et le Haupt-V-Mann (chef des hommes de confiance) Paul Thümmel.

       A Belgrade, le contre-espionnage allemand trouva dans le bureau de l'attaché militaire britannique cette dépêche : « La Luftwaffe commencera l'attaque... comme l'a annoncé notre fidèle ami Franz-Josef. Informez le gouvernement yougoslave. »

QUI EST LE TRAITRE « X » ?

       Ce fut le départ d'une enquête confiée au Kriminalobersekräter Willi Abendschön. Celui-ci avait été placé, dès décembre 1939, à la tête du groupe spécial chargé de rechercher le traître qui renseignait Londres et la Résistance tchèque.



L'amiral Canaris et Reinhard Heydrich arrivent au château de Prague pour la conférence secrète du 18 mai 1942

       Pour « Willi l'enragé, comme on l’appelait, il n'était pas douteux que « Franz-Josef » ne faisait qu'un avec le « Franta » dont le nom était apparu à la lecture des documents saisis dans une centrale radio clandestine.

       Ses soupçons se portèrent naturellement sur les trois officiers qui connaissaient, seuls, la combinaison du coffre-fort blindé de l'Abwehr. Les deux colonels furent aussitôt mis hors de cause ; à la date où la dépêche était parvenue à l'ambassade britannique, ils se trouvaient éloignés de Prague pour les besoins de leur service.

       Restait Paul Thümmel.

       Avant de rien tenter contre lui, « Willi l'enragé » sollicita l'avis de ses supérieurs hiérarchiques, lesquels en référèrent à Berlin. Bien leur en prit. On leur fit savoir que Paul Thümmel avait la confiance pleine et entière des hautes instances du N.S.D.A.P. En outre, le haut commandement de la Wehrmacht se portait garant de ce nazi de la première heure, à qui son loyalisme avait valu la médaille d'or du Parti.

       Cet échec n'avait pas entamé la résolution du chef du groupe spécial. Appuyé et encouragé par Reinhard Heydrich, arrivé à Prague le 27 septembre 1941 pour y remplir les fonctions de Reichsprotektor in Bôhmen und Mähren, il est plus décidé que jamais à arriver à ses fins. Quand « Franta » devient « René » il en est averti. A quelque temps de là, la piste devient brûlante. La torture a raison d'un opérateur radio : «  Les informations que je transmettais à Londres, dit-il, provenaient d'un haut gradé de la Wehrmacht... »

       Stimulé par les colères de Reinhard Heydrich, le Kriminalobersekräter Abendschön poursuit son enquête, rageusement, furieusement.

       Il voyage beaucoup. A Dresde, à Berlin, il compulse les archives ; à Prague, il relit attentivement les procès-verbaux d'interrogatoires. A la fin du mois de janvier 1942, il trouve enfin le document qui va le mettre sur la voie. C'est le compte rendu sténographié de l'audition, par le service de contre-espionnage, de deux agents tombés entre les mains du Sicherheitsdienst. Tous deux avaient déclaré qu'un Allemand, occupant une importante fonction, avait rencontré à La Haye, en 1939, un officier tchécoslovaque du nom de Franck.

       Poursuivant ses recherches, Abendschön apprend qu'à l'époque indiquée, Paul Thümmel, alors attaché à l'Abwehr de Munster, avait été chargé d'une mission en Hollande. Les derniers doutes sont levés : Thümmel, qui se fait appeler aussi Dr Holm, est bien son homme. Il court en informer Otto Geschke, le chef de la Gestapo de Prague.

A-54 EST ARRETE

       Les deux hommes décident de convoquer le Haupt-V-Mann à une réunion confidentielle pour le soir même. Sans méfiance, il vient seul au Palais Petschek, siège de la Gestapo. Il y est mis en état d'arrestation.

       Dans un secret absolu, Thümmel fut emmené hors de Prague et, avec lui, disparurent Willi Abendschön et son groupe. Il ne fallait pas attirer l'attention des amis que Thümmel avait à Berlin sur cette arrestation.

       Au cours des interrogatoires, à Kladno, Thümmel se défendit habilement ; son attitude assurée fit, à nouveau, hésiter la Gestapo. Abendschön finit par le faire libérer, mais à la condition expresse d'obtenir l'aide du Haupt-V-Mann pour se saisir du capitaine Moravec qu'il avait admis connaître, mais qu'il prétendait avoir épargné en vue d'une entreprise de grande envergure qu'il préparait contre toute l'organisation de la Résistance tchèque.

       Au cours des journées qui suivirent, les manœuvres dilatoires de Paul Thümmel préservèrent le capitaine Moravec. Malgré son expérience et son audace, Thümmel ne pouvait cependant berner indéfiniment la Gestapo ; Abendschön comprit finalement où Thümmel voulait mener l'affaire et, le 20 mars 1942, il l'arrêta à nouveau et définitivement. Ainsi, « René » fut mis hors d'état de s'entendre avec Moravec pour écarter le danger qui les menaçait tous les deux.

       La Gestapo tenait dans ses mains un homme suspecté de haute trahison. Mais c'était un nazi de haut mérite. Inculper d'un tel crime un détenteur de l'insigne d'or du N.S.D.A.P., dont la carte d'affiliation au Parti portait un numéro aussi bas, était plus qu'embarrassant.

       Avant que les poursuites fussent officiellement entamées, il importait que Thümmel fût éliminé du parti de Hitler. L'exclure, oui, mais sans éclat fâcheux, le plus discrètement possible. C'est en ce sens qu'Otto Geschke rédigea un projet de lettre à envoyer par Heydrich à Bormann, directeur de la chancellerie du N.S.D.A.P.

       Bormann donna son accord aux propositions de ce rapport et annonça officieusement que Paul Thümmel était éliminé du Parti.

       Mais Thümmel ne devait pas être traduit devant un tribunal. « Nous avons eu plusieurs consultations à Berlin au sujet de cette affaire – a reconnu après la guerre un officier de la Gestapo. Mais aucun accord ne s'est fait sur le tribunal en droit de juger Thümmel. Du point de vue de sa haute trahison, il aurait dû être déféré devant le Tribunal du Peuple. Ce fut refusé. Thümmel, en sa qualité d'agent de l'Abwehr, était justiciable de la Wehrmacht. Celle-ci refusa de faire comparaître Thümmel devant un conseil de guerre. Par peur, sans doute, de compromettre des officiers supérieurs de l'Abwehr de Prague, de Dresde et du contre-espionnage. C'est pourquoi l'inspecteur criminel Schultze retint le dossier par devers lui, et Thümmel fut emprisonné à Terezin sans comparaître devant aucune juridiction. »

       En l'absence d'une décision de justice, A-54 fut donc mis au secret, dans une cellule de la forteresse de Terezin, sous le nom de « Petr Tooman », dernier pseudonyme imposé à celui qui en avait tant utilisé. Il restera incarcéré pendant trois ans dans son étroit et glacial cachot.

       Vers la mi-avril 1945, le conseiller criminel Höhmann laisse entendre, malgré l'opposition de son collègue Schultze, qu'il veillera à ce que A-54 ne survive pas à la guerre.



L'Apelplatz (place de l’appel) dans la prison forteresse de Terezin.

       Le 27 avril, sans en référer à personne, il donne par téléphone, à la prison de Terezin, l'ordre de fusiller Petr Tooman.

       Douze jours avant la fin des hostilités et la libération de la forteresse, A-54 est sorti de sa cellule. Peu après, il tombe sous la salve du peloton d'exécution.

       Jusqu'à la fin de la guerre, le S.R. tchécoslovaque avait ignoré le vrai nom de l'agent A-54.

       « Notre surprise a été grande – admet le général Bartik. Cette identité nous a été confirmée par les dépositions de nazis arrêtés, de témoignages recueillis au cours de procès devant nos tribunaux. Avant la guerre, il était connu de nos services comme un des plus dangereux espions de l'Abwehr de Dresde qui a fait beaucoup de mal à mon pays. Jamais ni moi, ni personne du S.R., n'aurait pu imaginer que cet homme avait pu devenir notre A-54. »

       Après l'occupation de la Tchécoslovaquie, Paul Thümmel dirigea la centrale de Prague. Ses pouvoirs étaient étendus aux Balkans et aux pays du Proche-Orient.

       Après avoir travaillé fidèlement pour l'Allemagne, pourquoi a-t-il changé d'attitude dès 1936 ?  S'est-il détourné du nazisme au fur et à mesure que se précisaient les plans guerriers de Hitler ? Avait-il prévu que l'insatiable désir de conquêtes du Führer allait conduire le peuple allemand à la plus grande catastrophe de son histoire ? Avait-il imaginé le sort effroyable des populations opprimées ? En trahissant, a-t-il obéi à son cœur, à la raison ? Telle est la grande énigme que pose encore, plus de vingt deux ans plus tard, le fusillé de Terezin[1].

       Par son activité secrète de 1936 à 1941, Paul Thümmel avait tracé son destin et il ne put échapper au sort tragique que la mégalomanie nazie entraîna pour des millions de ressortissants du IIIeme  Reich, qu'ils fussent fanatiques, obéissants, tièdes ou opposants.

 



[1] Le récit complet de cet épisode inconnu de la seconde guerre mondiale a été publié aux Editions Robert Laffont, sous le titre «  On l'appelait A·54 ».



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