Maison du Souvenir

La Tragédie de la Maison St-Edouard à Stoumont.

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La Tragédie de la Maison St-Edouard à Stoumont.

point  [article]
La façade sinistrée. (Ed. Luma, Aywaille)

La façade sinistrée – A droite un gros tank allemand immobilisé. (Ed. Luma, Aywaille)

La bibliothèque. (Ed. Luma, Aywaille)

Pignon latéral. (Ed. Luma, Aywaille)

Le réfectoire des jeunes filles. (Ed. Luma, Aywaille)

Chambres des jeunes filles. (Ed. Luma, Aywaille)

Pignon latéral. (Ed. Luma, Aywaille)

Pendant l’offensive Von Rundstedt

La Tragédie de la Maison St-Edouard à Stoumont[1]

(19 – 22 décembre 1944)

       L'auteur de ce récit est M. l'Abbé HANLET, professeur au Collège St-Hadelin à Visé. Aumônier intérimaire en 1941-1942 du Préventorium St-Edouard, il se trouvait à Stoumont lorsque le 18 décembre 1944 des cohues de civils en fuite passèrent là-bas en criant : « Ils » approchent ... « Ils » sont à Stavelot... Les voici... « Comme tant d'autres, il aurait pu fuir et se mettre à l'abri. Pareille solution était peu conforme à sa nature ardente et généreuse : puisqu'il y avait danger certain à rester à Stoumont, il y resta, attendant tranquillement l'ennemi et prêt à affronter la mort.

       Son calme et son courage y firent merveille : il réussit en effet à tranquilliser et à réconforter les deux cent cinquante civils, dont un grand nombre d'enfants et de jeunes filles, qui, réfugiés dans les caves de l'établissement, entendirent pendant trois jours, au-dessus de leurs têtes, le fracas assourdissant de la bataille. Parlant couramment l'allemand, il parlementa avec les soldats ennemis et ses interventions décidées évitèrent les épouvantables massacres dont les mêmes S.S. qui combattirent à Stoumont, s'étaient rendus coupables à Stavelot.

       L'Abbé HANLET n'est pas un inconnu pour nos lecteurs. En 1946, nous avons reproduit quelques pages du splendide ouvrage en deux volumes qu'il a consacré aux « ECRIVAINS BELGES CONTEMPORAINS » (Dessain, Liège) et auquel toute la presse belge a réservé un accueil enthousiaste. Très prochainement, nous aurons l'occasion de publier une étude du distingué historien de notre littérature sur le témoignage des écrivains belges revenus des bagnes allemands.

Les voilà !

       Ce fut donc le mardi 19 décembre que les Allemands arrivèrent à Stoumont. Après un court combat, les troupes américaines sont refoulées jusqu'à Targnon et la gare de Stoumont, mais elles s'arrêtèrent avant la gare de Lorcé, limite extrême de la poussée allemande dans ce secteur des Ardennes.

       Vers 9 h. du matin, les Allemands font irruption à St-Edouard et y capturent une vingtaine de soldats américains sans munitions. On peut s'imaginer notre émotion combien pénible de revoir ces ennemis qui avaient occupé le pays pendant plus de quatre ans et dont on croyait avoir été définitivement libérés. Hélas ! pendant trois jours et trois nuits, ils nous occuperont comme jamais. La soldatesque s'installe au rez-de-chaussée, à la cuisine, dans le parloir, dans la salle de communauté, dans les deux halls et jusque dans nos caves. Canons, mitrailleuses et tanks sont placés devant les bâtiments et dans les prairies environnantes. La paisible maison de cure pour enfants et jeunes filles débiles est transformée en forteresse ; les soldats se retranchent dans chaque pièce comme dans un fortin et, à l'abri des gros murs de pierres, ils tirent par les fenêtres sur nos Alliés, qui ne cessent de monter à l'assaut pour nous libérer. Les Américains en effet ne tardent pas à revenir à la charge et, l'après-midi, la bataille recommence autour de St-Edouard jusqu'à la tombée de la nuit.

       Pendant trois jours, un combat acharné se poursuivra, avec des fortunes diverses, autour de la maison. Chaque soir, à la nuit tombante, la lutte fléchissait, les coups de feu diminuaient et les assaillants se retiraient dans les ténèbres. Chaque soir, les habitants des caves attendaient avec anxiété la fin du combat et se demandaient quels étaient les vainqueurs de la journée.

Nach Lüttich !

       Le premier soir, le mardi, les Allemands, restés maîtres du terrain, descendirent dans notre cave. Ils se disaient l'avant-garde d'une division qui devait marcher sur Liège, où ils seraient avant la Noël. Demain, des renforts arriveraient qui leur permettraient d'avancer. « Vous n'avez rien à craindre de notre part, assuraient-ils, si vous ne nous faites rien. Mais nous avons dû fusiller des gens de Stavelot qui tiraient sur nos troupes par les fenêtres des maisons. » C'étaient la vieille légende des francs-tireurs qui resservait de prétexte aux procédés terroristes de la guerre allemande.

       Dans les caves de St-Edouard, on s'organisa pour passer la première nuit sur les champs de bataille. Des matelas furent disposés le long des murs : on récita tous ensemble un dernier chapelet – c'était le quantième de la journée ? – et, roulés dans une couverture, on se coucha en souhaitant à ses voisins une bonne nuit que personne n'osait espérer pour soi-même.

       Pendant.la nuit, la bataille continuait. A intervalles réguliers, le silence le plus profond était troué par les coups de canon échangés entre un gros tank allemand qui veillait devant le grand hall et l'artillerie américaine établie à Nonceveux.

*

*          *

       Le mercredi matin, on se réveilla dans, les catacombes. Au milieu de l'obscur souterrain, un autel improvisé se dressait, éclairé d'un gros cierge pascal, et Mr l'Aumônier, assisté d'un autre prêtre, célébrait les saints Mystères, devant une foule de 200 personnes, agenouillées ou assises sur leurs matelas dans le plus pieux recueillement. Beaucoup communièrent, avec quelle ferveur ! Si l'on ne s'était jamais senti plus près de la mort, jamais non plus l'on ne s'était senti plus près du Ciel. Une seconde messe fut dite, pendant laquelle on récitait le chapelet.

       Chaque matin, une trêve ou plutôt une accalmie se produisait, dont les encavés profitaient pour se laver et déjeuner. On s'enhardit à monter jusqu'au rez-de-chaussée, et même à l'étage, pour y reprendre des objets utiles, des vêtements, et jeter çà et là un coup d'œil curieux. Ce mercredi matin, les dégâts étaient encore minimes, sauf à la chapelle où quelques trous d'obus perçaient la voûte ; dans le chœur, à droite, une large ouverture d'un demi-mètre carré crevait le plafond et montrait le ciel.

Une terrible fusillade.

       Le combat reprit dans la matinée, préparé par un violent bombardement du village de la part de l'artillerie américaine. Toute l'après-midi, la fusillade fut terrible, d'une intensité croissante jusqu'au soir : la maison était canonnée et mitraillée de tous côtés ; les balles crépitaient sans relâche et claquaient sur les murs comme une grêle. Dans la longue cave noire, se livrait une autre bataille dont les combattants étaient des jeunes filles et des enfants en prière ; les Avé succédaient aux Avé, les dizaines aux dizaines, et les invocations jaillissaient des cœurs vers le ciel comme des balles. Cependant le combat faisait rage autour de nous et sur nos têtes : les assaillants avaient pris d'assaut la maison, et c'était maintenant dans les halls et dans les chambres que les soldats se poursuivaient à coups de mitraillette. A la tombée de la nuit, les coups de feu s'espaçaient, s'éloignaient. Au-dessus de nous, on marchait dans le grand hall ; on tirait encore çà et là, dans la maison, des coups de feu isolés. On attendit longtemps avec la plus grande inquiétude l'issue de cette terrible journée. Soudain, une porte de la cave s'ouvrit et quelques coups de feu retentirent dans l'escalier, suivis aussitôt de clameurs déchirantes : « Civils, civils !»

Voici les Américains !

       Des soldats américains descendaient : nous étions sauvés ! Quelle joie, quel soulagement !

       Pour calmer la fièvre de la foule, Sœur Supérieure fit réciter une dizaine de chapelet en actions de grâces et pour le repos éternel des combattants tombés dans la bataille.

       Puis, dans la cave, on prépare le souper. On cause, on rit, on chante : il y a de la joie : Hello !

       Les Américains s'installent dans les pièces du rez-de-chaussée et, à la cuisine, on s'empresse de leur procurer de l'eau chaude pour le thé, le café, le chocolat. Nos libérateurs sont aussi heureux que nous. « La journée a été rude, disent-ils, mais les pertes de l'ennemi sont sévères : Demain, nous partirons pour Stavelot, Malmédy et... l'Allemagne.»

*

*          *

       Soudain, vers minuit, des coups de feu retentissent autour de la maison : un obus tombe dans la « dépense », à deux mètres des gens, remplissant le couloir de poudre et de fumée ; et plus d'eau pour prendre les précautions recommandées. Une Sœur a trempé combien de mouchoirs dans un seau d'eau qui avait servi à laver les pavés !

Les Allemands sont de nouveau là !

       Quelle surprise ! Bientôt descendent dans notre cave des soldats allemands, la mitraillette sous le bras. Quelle émotion pour ces braves Américains, tantôt encore tout à la joie de la victoire. Nous sommes atterrés ! Les Allemands, joyeux, fouillent leurs prisonniers, les désarment en ricanant, brisent les fusils en les jetant par terre avec violence, hurlent de colère, éructant les pires injures. «  Ah.! ah ! » s'écrie en se moquant le chef de la bande, un grand diable noir, qui brandissait les papiers d'un officier américain, « voici un lieutenant ! » Et bientôt, c'est le triste défilé des prisonniers, qui passent devant nous, silencieux, les mains jointes sur la tête, ils sont trente-trois, qui entrent dans la cave au pain, où ils resteront quelques heures avant d'être emmenés au château de Froidcour, où ils seront libérés par leurs compatriotes deux jours plus tard. Mais voici des blessés. L'un d’eux, un Américain, gravement atteint au bras droit, perd du sang en abondance. La Sœur infirmière s'efforce d'arrêter l'hémorragie par un garrot ; mais bientôt l'état du malheureux empire et il faut en toute hâte l'administrer. Après quelque temps, le moribond revient à lui ; il parle. « Merci, dit-il au prêtre, j'ai compris tout ce que vous avez dit et fait. Ma femme est très catholique : elle sera contente, si je meurs. Merci beaucoup ! »

       Entre temps s'amène un prisonnier retardataire, un téléphoniste, découvert sous des matelas à l'autre bout de la cave. Fureur du chef de la bande ennemie :

« On devrait tout brûler ici, dit-il en lançant au prêtre un regard méchant. – Pourquoi donc ? Quel mal avons-nous fait ? – Vous cachez des prisonniers. – Il n'y a ici que des femmes et des enfants qui prient. Vous êtes ici dans un asile de l'enfance que les combattants auraient dû respecter au lieu de le transformer en champ de bataille. » Le chef se radoucit: « C'est là votre blessé américain ? Mes avis qu'il n'ira plus loin – C’est possible : il a perdu trop de sang. »

Tableau de charité au milieu des scènes de carnage.

       On apporte sur un brancard un autre Américain, blessé au genou ; puis deux blessés allemands. L'un, de ceux-ci, sérieusement blessé à la tête, est étendu sur un banc, à côté du grand blessé américain qui vient d'être administré. L'ambulancier allemand se plaint d'être privé de remèdes nécessaires. « Mais, dit le prêtre, parmi les prisonniers il y a un ambulancier, porteur d'un brassard de la Croix-Rouge, il doit avoir dans sa musette de pansements tout le nécessaire. Puis-je l'appeler ? – Certainement. Faites vite ! » Et voici l'infirmier américain aidant l'ambulancier allemand, soignant avec dévouement le soldat ennemi, appliquant des points de suture, faisant des piqûres, bandant les plaies et donnant à boire au pauvre blessé : la parabole du bon Samaritain moderne sur un champ de bataille des Ardennes au XXe siècle ! Puis, voici notre mourant de tout à l'heure, bien revenu à lui. Le chef allemand le prend en pitié, lui offre une cigarette, qu'il lui met lui-même aux lèvres et l'allume. Le blessé Sammy fume : il est content ; il semble revivre. Mais que cherche-t-il dans la poche de sa tunique ? Un petit paquet de chocolat, qu'il passe au prêtre en disant : « Pour le camarade allemand ». Celui-ci accepte pour reconnaître le geste généreux de son ennemi, mais dit tout bas : « Je ne saurais jamais manger cela, c'est plein de sang. » En effet, le papier de chocolat est tout maculé de sang. Emouvant tableau de charité chrétienne au milieu de tant de scènes de carnages et d'horreurs.

Un effroyable bombardement.

       Le jeudi matin, les Américains reviennent en force. Stoumont, point culminant du secteur de l'Amblève, doit être reconquis coûte que coûte. Formidable bombardement par l'artillerie américaine. Bientôt St-Edouard est entouré de tanks et de canons de tout calibre, qui tonnent sans répit. Les Allemands tirent de toutes leurs pièces. Vacarme infernal ! Impossible de célébrer la Messe. Vers 11 heures, la Sœur infirmière et deux ou trois jeunes filles avec une malade, abritées dans l'étroite petite cave où sont conservés les vases sacrés, communient avec le prêtre. Pendant les trois jours, des jeunes filles se succédaient dans ce réduit, en adoration devant le St Sacrement, priant le bon Dieu d'avoir pitié de ses enfants et de les protéger. Leurs prières furent admirablement exaucées.

       L'après-midi jusqu'au soir, le combat se poursuivit avec une fureur croissante. Maintenant les tanks américains tirent à bout portant et sans arrêt sur nos murs qui s'écroulent au-dessus de nos têtes. Les grenades tombent avec fracas sur le pavé du grand hall et nous en sommes secoués à chaque coup. Du côté de la cuisine, une grenade perce le granita et fait tomber le plafonnage de la cave. Autour des soupiraux de notre souterrain, les balles pleuvent dru et claquent comme des grêlons sur les vitres en temps d'orage. A chaque instant, la maison est ébranlée par une rafale d'obus.

       Dans notre abri, la population s'est accrue, depuis la veille, d'une vingtaine de Stoumontois et de quarante évacués d'Elsenborn (réfugiés depuis quelques semaines déjà au gîte d'étape, devenu inhabitable). Pendant la bataille, cette foule de 250 personnes, s'écartant des soupiraux des deux extrémités, se groupent vers le centre autour des Sœurs, s'entassent les unes contre les autres : on se couche par terre, on se fait petits, on voudrait rentrer sous terre pour n'être pas écrasés par la chute de la maison qui menace de nous tomber sur la tête. On prie, on supplie, avec quels accents. Les chapelets succèdent aux chapelets. On crie des invocations, auxquelles répondent les supplications de la foule tendue à l'extrême : nous sommes à Lourdes, à la procession des malades, sur l'esplanade. Nos 250 grabataires crient avec la même foi : « Cœur Sacré de Jésus, j'ai confiance en Vous. – Ô Marie, conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous. – Vierge  des pauvres, priez pour nous. Ste Anne – St  Vincent de Paul – Ste Louise de Marillac – Bienheureuse Catherine Labouré – Souvenez-vous, ô Vierge Marie... ».

       Mr l'Aumônier ne cesse de prêcher le calme, d'encourager les enfants à prier encore, puis annonce qu'il va donner encore une fois l'absolution générale. Tous récitent d'une seule voix l'acte de contrition ; puis, dominant le fracas de la mitraille, la voix émue et grave du prêtre s'élève pour pardonner au nom de Dieu tous les péchés. Comme pénitence on récite ensemble 3 Pater et 1 Avé ; et l'on reprend avec plus de sérénité, le chapelet suivant ; car, au dehors, autour de nous, la lutte fait rage et la bataille monte à son point culminant. Soudain, avec un bruit épouvantable, à l'extrémité, du côté du pavillon, un obus vient crever la voûte de notre cave, remplissant tout le noir souterrain d'une âcre fumée de poussière et de poudre. Quelle panique ! On crie, on hurle, on supplie : « Au secours, au secours ! Civils, civils ! » Et plus de lumière, plus d'eau !

Les Allemands encore...

       Dans cette situation tragique, un prêtre s'élance dans l'escalier montant à la cuisine pour solliciter des combattants une courte trêve, afin de permettre à la population affolée d'évacuer cette cave dont la sécurité devient de plus en plus précaire. Mais, au-dessus de l'escalier, un officier allemand, voyant surgir derrière lui dans l'obscurité une figure inconnue, décharge à bout portant son révolver sur le téméraire messager de paix, qui, échappé par miracle, s'empresse de redescendre à la cave, pour supplier la foule de patienter, de rester calme, lui promettant au nom de Dieu que rien de mal ne lui arrivera. Cette déclaration pleine de foi et de confiance apaise toutes les âmes, et le plus profond recueillement succède à la plus épouvantable désolation. « Des centaines d'obus sont tombés sur votre maison », a déclaré l'architecte quelques semaines plus tard, et, en parlant de ce projectile qui a percé la voûte de la cave, il ajoutait : « Vous avez eu de la chance, car si cet obus avait éclaté dans votre abri, vous auriez eu à déplorer de nombreux morts et blessés ». Providence ! Le béton armé de la prière des petits enfants et de pieuses jeunes filles – ces puissantes cariatides – a soutenu les assises de notre maison plus solidement que le granit de la voûte de notre souterrain. Providence ! Providence !

       Le soir, à notre grand étonnement, contre toute attente, ce furent les Allemands qui vinrent nous retrouver dans la cave. Ils semblaient fatigués, découragés. Les renforts attendus n'arrivaient pas, disaient-ils. Depuis trois jours, i1s occupaient, à force de violents combats, cette colline de Stoumont qui domine la vallée de l'Amblève et la route de Liège ; ils tenaient en respect un ennemi bien supérieur en nombre et en matériel. Ils n'étaient plus qu'une vingtaine à St-Edouard, dans « la Forteresse St- Edouard » (in der Festung St-Edouard)... comme ils disaient.

       Nous leur demandons de pouvoir évacuer le plus tôt possible, car notre abri n'est pas sûr : la voûte est lézardée en plusieurs endroits et même trouée par un obus ; elle peut céder, si de nouveaux projectiles viennent l'atteindre. – Impossible, répondent nos « protecteurs », la maison et le village restent entourés d'ennemis : la première personne qui s'aventurerait sur la route, serait aussitôt abattue. « Vous ne pourrez quitter qu'après notre départ. – Au moins, insistons-nous, ne tirez pas cette nuit, afin de ne pas provoquer de riposte sur notre maison, qui ne résistera plus à de nouveaux coups de canon. – Nous allons tirer quelques coups pour voir si l'ennemi répondra ; ensuite, si l'on nous laisse tranquilles, nous aussi nous cesserons le feu, vous pourrez alors dormir en paix, et nous aussi, car voilà huit jours que nous ne l'avons plus fait. »

       Ils ne tinrent point parole. Les Allemands tirèrent, toute la nuit, régulièrement, toutes les dix minutes environ, le gros canon qu'ils avaient placé devant la maison, en face de la cave située sous le grand hall. Heureusement, les Américains ne répondirent, au début, que par quelques coups dirigés sur le village. Ils avaient autre chose à faire : ils profitaient de la nuit pour préparer l'offensive libératrice du lendemain.

Retour définitif des Américains.

       Le vendredi, l'on se réveille – si l'on peut dire, car qui a dormi ? – l'on se réveille avec cette idée qu'il faut quitter les lieux, à tout prix. Sœur Supérieure et toutes les Sœurs sont de cet avis ; la situation devient intenable : il faut partir. Quand ? Comment ? Où aller ? Autant de questions renvoyées à plus tard. Pour l'instant, il s'agit d'organiser le départ, afin d'être prêts, le moment venu.

       On réveille les enfants et les jeunes filles : on leur annonce que celles qui sont à jeun pourront communier et que l'on récitera ensemble une dizaine du chapelet en préparation et aussi comme prière du matin. Les deux prêtres vont alors chercher les saintes Espèces et circulent de matelas en matelas pour donner la Ste Communion aux personnes agenouillées qui la désirent. Une seconde dizaine est récitée en actions de grâces.

       Ordre est donné de faire ses paquets à la lueur d'une bougie.

       Le calme le plus complet semble régner au-dessus de nous dans la maison. On va voir : les Allemands sont partis ! On attend les Américains pour évacuer. Sœur Supérieure, une autre Sœur et le jardinier, munis d'un drapeau blanc, profitant de l'accalmie, s'en vont au château de Froidcour demander conseil à notre dévoué bourgmestre et chercher le médecin pour deux vieillards malades. Mais, à peine hors du village, la vaillante petite troupe, surprise par une nouvelle canonnade, devra se réfugier dans la cave de la maison du docteur, et les Sœurs ne pourront rejoindre à Lorcé les évacués de St-Edouard que le lendemain matin.

       Entre temps, quelle inquiétude pour les habitants de notre souterrain, qui attendent toujours leur libération.

       Bientôt une canonnade fantastique éclate. Les Allemands, retirés sur les hauteurs, tirent sur les Américains qui montent la route à l'assaut du village. Formidable duel d'artillerie sur Stoumont : les Américains tirent pour déblayer le terrain et chasser les Allemands, ceux-ci protègent leur retraite et retardent l'avance américaine. D'une tringle de fer et d'une serviette, nous faisons un drapeau blanc, qu'un des deux blessés américains, abandonnés par les Allemands, va agiter devant la maison et, comme le tir devient furieux, notre soldat arbore son drapeau bien en évidence sur la balustrade et revient parmi nous dans la cave. Le propriétaire du gîte d'étape vient alors nous annoncer que des soldats (dont il ignore la nationalité !) demandent deux Sœurs ou deux civils pour parlementer. On envoie donc aussitôt de ce côté une Sœur et deux civils avec un drapeau blanc. Mais on entend des pas au-dessus de nous ; on va voir: ce sont des Américains qui inspectent les bâtiments. Bientôt, à la suite des pourparlers, un officier américain vient nous annoncer que, dans dix minutes, nous pourrons partir. Les deux blessés sont délivrés : le blessé au genou peut marcher (c'est lui qui était tout à l'heure notre porte-drapeau) : l'administré de mercredi soir est transporté sur une civière. Sont-ils heureux !

Sauvés !

       Nous montons au rez-de-chaussée, puis à l'étage : partout, sur les marches d'escalier, dans les salles, nous heurtons des cadavres de soldats, couchés sur le dos, les bras étendus, la bouche ouverte, baignant dans une mare de sang, qu'il nous faut enjamber. Partout, le chemin est barré par des tas de décombres, de poutres, de briques et de plâtras. De larges trous percent les murs épais. Les pièces familières sont devenues méconnaissables et les habitants de la maison se demandent dans quelles salles ils se trouvent. Les classes, les chambres, les halls surtout ont été le théâtre des plus âpres combats. La chapelle est trouée d'obus, des statues sont brisées : l'autel est intact. Nous récitons une prière pour les victimes de cette bataille et demandons à Dieu, qui nous a sauvegardés, d'accueillir dans sa miséricorde les combattants tombés en ces lieux pendant ces jours tragiques.

       Après quelques minutes, les Américains reviennent nous chercher et, par l'escalier qui monte de la cave vers le pavillon, la longue procession des 250 évacués de St-Edouard sort des bâtiments en ruine. L'évacuation est difficile et pénible, à travers une boue épaisse, où les fillettes perdent souliers et chaussettes, s'enlisent et tombent. Les soldats, pris de pitié, portaient les enfants sur leurs bras à travers les marécages ; l'un d'eux mit aux pieds d’une gamine une paire de socquettes à lui, que la petite ne tarda pas à perdre dans cette fange. A la fin des fins, après avoir pataugé longtemps dans la vase et enjambé des tas de ferrailles et... des cadavres, la longue caravane, marchant par les prairies avoisinantes et le pré du gîte d'étape, arrive sur la grand’ route, encombrée de canons, de camions, de tanks, de jeeps et surtout de soldats, qui vont chasser définitivement les envahisseurs de notre pays. Ce vendredi après-midi. le village de Stoumont sera repris par les Américains.

 

 

 



[1] Cœurs Belges du 1er mars 1948



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