Maison du Souvenir

Le retour de 10 prisonniers de guerre en gare de Schaerbeek, le 5 décembre 1945

point  Accueil   -   point  Comment nous rendre visite   -   point  Intro   -   point  Le comité   -   point  Nos objectifs   -   point  Articles

point  Notre bibliothèque   -   point  M'écrire   -   point  Liens   -   point  Photos   -   point  Signer le Livre d'Or   -   point  Livre d'Or   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques

Le retour de 10 prisonniers de guerre en gare de Schaerbeek, le mercredi 5 décembre 1945[1]

       Il fait encore nuit noire.

       En gare de Schaerbeek un long convoi s'ébranle. Y viennent d'en descendre, après les embrassades et les poignées de main aux Françaises, aux Français, comme eux considérés « suspects » et justiciables, des femmes et des hommes qui s'en étaient allés, volontaires, travailler outre-Rhin, qui s'étaient engagés à la Légion wallonne ou dans des organisations paramilitaires nazies, et qui s'étaient perdus dans les ruines du Reich et de leurs illusions en y cherchant en vain, angoissés par leur sort, un refuge, un asile.

       A quelques pas à peine, des soldats belges de l'armée de quarante, des prisonniers de guerre depuis soixante-six mois, sans doute les derniers à rentrer au pays.

       Ils reviennent de loin, des bords de la Baltique et des camps soviétiques.

Ils sont dix :
Louis Benne, de Noduwez ;
Jean Bonfort, de Liège ;
Raymond Charlier, de Ittre ;
Henri Denis, d'Aische-en-Refail ;
Fernand Grenier, de Piétrain ;
Jules Hemptinne, de Perwez ;
Camille Jacquet, de Huppaye ;
François Ponthière, de Vonêche ;
André Vanderest, de Vierves ;
Roger Wallemme, de La Buissière ;

       De cette sacrée guerre ils attendaient la fin depuis plus d'une année qu'ils l'avaient entrevue. Y croyaient-ils encore, à leur libération, en cette matinée de novembre '45 quand un des leurs, au hasard d'un coup d'œil au travers des buées des vitres poussiéreuses, s'était écrié, s'en courant sur-le-champ comme un fou vers la porte : « Un officier français ! » ?

       Un officier français dans la cour du camp, parmi les allées et venues des gradés, des soldats russes et des Chleuhs prisonniers ! Tous ensemble, d'un coup, s'étaient précipités vers cette apparition qui tenait du miracle et soudain incarnait leur ultime espérance : un officier français qui parlait leur langage, qui savait l'existence de leur petit pays, la guerre de 40, qui comprendrait enfin ce qu'ils allaient lui dire, qui traiterait de pair avec les Soviétiques !

       Quand ils avaient appris que l'heure avait sonné, ils étaient restés là, interdits, médusés. Ils n'avaient point osé crier leur joie, de peur qu'elle fût vaine une nouvelle fois, quand ils avaient senti sous leurs pieds, à Francfort-sur-l'Oder, démarrer le convoi qui les emportait vers l'ouest.


       De l'interminable trajet qu'ils venaient d'accomplir ils ne gardaient ni lassitude, ni fatigue, ni dans l'esprit ni dans le corps. Dans le regard ni la détresse des martyrs ni la superbe des héros, ni la voix mâle des vainqueurs, ni la voix basse des vaincus. En route ils n'avaient point fêté dans une joie béate leur retour au pays. Ils laissaient derrière eux trop d'années de jeunesse en allées en fumée, trop d’expérience humaine ayant durci leur cœur. Quand ils avaient compris, là-bas, que proche était la fin de leurs désespérances, il leur avait fallu se ressaisir d'abord, s'ébrouer, peu à peu redevenir eux-mêmes. Ils n'avaient plus notion du temps, ni du passé, ni du présent. Ils revenaient d'un autre monde, d'une autre guerre, d'autres batailles. Dans l'enfer de l'exode dans lequel ils avaient été jetés il y avait un an à peine, ils avaient côtoyé d'autres soldats perdus ne sachant où aller, ne sachant où se battre et pourtant prêts à tout dans la faune des fuyards, autochtones, étrangers, femmes, enfants, vieillards qui couraient vers l'ouest, vers les Américains. Où étaient les vainqueurs ? Où étaient les vaincus ?

       Ils l'avaient su enfin quand ils avaient marché, en reformant leurs rangs, sous la garde des Russes, vers d'autres barbelés, vers d'autres miradors où ils avaient connu d'autres individus, d'autres races, d'autres uniformes, d'autres promiscuités, d'autres vermines, d'autres ratas. Ils y avaient moisi dans une identité suspectée, mise en doute, incomprise, à longueur de journées, de semaines, de mois. Longtemps ils avaient cru ne jamais en sortir, abandonnés de tous.

       Lors des nombreux arrêts sur des voies secondaires ou des voies de garage ils s'étaient tenus cois en observant de loin le visage des gares, des trains, des voyageurs, civils et militaires. Après le secteur russe, en se ravitaillant aux postes de Croix-Rouge, il avait bien fallu qu'ils se rendissent compte qu'ils avaient perdu tous, en marge des chemins qu'ils avaient parcourus en mangeant leur pain noir, la saveur du café, du sucre, du pain blanc, qu'ils manquaient de manières, qu'ils étaient devenus gauches et maladroits et que les libertés qu'ils voyaient refleurir ci et là leur faisaient mal aux yeux, mal au cœur.

       Le 1er décembre, au poste de Croix-Rouge en gare de Berlin, s'opérait le miracle. Enfilant pantalons et vestes de G.I. après avoir quitté leurs frusques disparates, ils avaient ressenti peu à peu ces uniformes neufs les dépouiller enfin de leur condition double de soldats prisonniers des Russes et des Chleuhs. Berlin, Dortmund, Duisburg, Maastricht, Hasselt, Aerschot, Malines et Schaerbeek.

       Il y étaient ! Ils recouvraient déjà leur propre identité. Ils allaient se souvenir même de leur matricule, même de leur régiment de 1940, devant le vieux cabot de scribe rengagé qui allait rédiger leur titre de congé provisoire dans un local minable de la place Agneessens.

       Allait les y conduire, en traversant la ville, un tramway anonyme, où allait les choquer la présence d'un gendarme sur la plate-forme avant, sur la plate-forme arrière. Si d'aucuns avaient eu leurs galons recousus, ces gamins de pandores eussent dû, devant eux, se mettre au garde-à-vous.

       Le jour s'était levé sur Bruxelles éveillée. Partout elle bruissait, libérée depuis quatorze mois déjà, à présent confiante, installée sans regrets apparents dans l'oubli du passé et lui tournant le dos.

       Eux étaient là, sans voix, au pied d'un nouveau monde, au seuil d'une autre vie. Il allait leur falloir s'y frayer un chemin.

       Cinquante années après leur retour au pays il arrive parfois, aux anciens soldats belges de l'armée de '40 qui furent prisonniers et qui, malgré leur âge, ont gardé bonne vue, d'ouvrir un dictionnaire, un guide touristique, une carte routière, un atlas. Voire en s'armant d'un verre à fort grossissement, ils y cherchent, obstinés, quelque part en Allemagne, à l'est ou à l'ouest, un repère, une ville, un fleuve, un Kreis, un Land Souvent la réussite couronne leurs efforts mais ce n'est pas sans peine car leur vision des lieux date d'un demi-siècle.

       Les anciens du 1A se souviennent d'abord du nom du Stammlager où, parmi 23.000 soldats belges, en mai et juin '40, ils furent matriculés : Stablack.

       Stablack ... en Prusse-Orientale, près de Preussisch-Eylau, à l'est de Konigsberg, au centre d'un ancien polygone militaire de 50 kilomètres carrés, un vaste territoire couvert de forêts, de landes et de champs cultivés ... de 1939 à 1944 un camp de prisonniers de guerre situé à une demi-heure de marche de la gare où devaient transiter, outre 23.000 Belges, quelques 80.000 Français, 100.000 Soviétiques, 40.000 Polonais, 7.000 Britanniques et 12.000 Italiens.

       Sitôt la guerre finie, l'U.R.S.S. et la Pologne se partagent la Prusse-Orientale. La Pologne, de surcroît, recouvre l'autre Prusse, celle de Danzig. Aujourd'hui, Danzig se nomme Gdarisk, Konigsberg Kaliningrad, Eylau Bagrationovsk.

       En 1944, dès février, l'Armée Rouge passe à l'offensive sur le Dniepr et le Dienstr, en juillet en Russie Blanche, aux Pays Baltes et en Pologne où existent trois camps de prisonniers de guerre français et belges : Graudenz, Rawaruska et Kobjercyn, « dévoués tous trois - précise Francis Arnbrière dans « Les Grandes vacances » – à séparer du bon grain des esprits dociles l'ivraie des mauvaises têtes ».

       Le 9 août 1944, prisonniers et gardiens évacuent Kobjercyn, destination Sagan (Stalag VIII C), Markt-Pongau (XVII C), Sandbostel (X B). A Varsovie, le peuple se soulève. Poursuivant sans arrêt vers l'Oder, l'Armée Rouge déferle, se déploie et son aviation bombarde Konigsberg.

       Au delà, plus à l'est, à la frontière lettonne, à la lituanienne, une terreur panique s'empare des Allemands, des Allemandes, des Prussiens, des Prussiennes. « Cott » n'est plus avec eux. Il est avec « Yvan ». Dès la fin des moissons ils préparent leurs bagages. Le Stammlager 1A et ses gros Kommandos se tiennent sur leurs gardes, prêts à vider les lieux. Surpris par l'avant-garde et les hordes de choc, primitives, sauvages, des troupes soviétiques, nombreux sont les P.G. qui se retrouvent seuls, en plein cœur des combats, du carnage, sous les tirs d'artillerie et les bombardements. Les autres vont se joindre à la faune des Chleuhs, des étrangers, des soldats, des Nazis qui fuient l'Armée Rouge.

       De l'exode de Pologne auquel il assista avant de quitter Kobjercyn, Francis Ambrière dit :
« C'est alors que nous vîmes se lever sous nos yeux, pour la seconde fois, ces images de débâcle qui depuis juin '40 nous étaient tristement familières. Comme nos femmes et nos pères avaient fui devant les hordes hitlériennes cinquante mois auparavant, les civils allemands fuyaient devant les armées des Soviets. De nos barbelés, nous les regardions s'en aller sur les routes, hagards et muets, dans le lamentable équipage des guimbardes surchargées qui se mêlaient aux convois militaires. Nulle explosion mauvaise parmi nous, à peine chez les plus durs le sentiment d'une revanche ; ce retour des choses inspirait un respect qui nous fermait à la haine autant qu'à la pitié. C'était la justice qui passait, et ces soldats harassés, ces familles encombrées d'un butin hâtif, nous pensions qu'ils n'avaient pas lieu de se plaindre. Ce pays qu'ils quittaient n'était pas le leur ; ils s’y étaient abattus en pillards, et, chassés en voleurs honteux, ils ne faisaient que recevoir le châtiment de leurs crimes. »

       Si, dans les grandes lignes, voire en certains détails, l'exode de la Prusse-Orientale ne fut point dissemblable, il survint pour beaucoup quand sévissait l'hiver, un hiver rigoureux, comme tous les hivers le long de la Baltique, avec sa neige épaisse, durcie par un gel persistant frisant les - 35, les - 40 degrés, et par un vent du nord debout, glacial, coupant, tourbillonnant.

       Courir pareils chemins après avoir quitté leur sol, leurs terres, leurs biens en les abandonnant à des envahisseurs, pesait plus lourdement et plus cruellement sur les Allemands de l'Est que sur ceux de Pologne qui n'étaient pas chez eux.

       S'ajoutaient à leurs maux, physiques et moraux, l'incertitude du sort et la frayeur panique d'avoir affaire aux Russes. Se refusant à croire ou à se souvenir des écarts de conduite, des exactions, des crimes de leurs propres soldats quand ils avaient été vainqueurs sur tous les fronts de l'empire de Staline, les fuyards allemands tremblaient de tous leurs membres lorsque quelque quidam, rescapé par hasard, qui les avait rejoints, leur faisait le récit de ce qu'il avait vu, ouï dire ou vécu.

       On savait l'Armée Rouge devenue invincible, ivre de représailles. Au fil de ses exploits l'on sut que ses soldats, sacrifiés ou pas, qui montaient à l'assaut, étaient les dignes fils des plus vieilles peuplades de l'immense Russie, sauvages, primitives, les plus pauvres aussi mais les plus combatives. A l'ouest on savait les Alliés prêts à franchir le Rhin. On n'osait plus lever la tête vers le ciel. A jamais en avaient disparu les ailes à croix gammée.

       Dans le froid sibérien, les colonnes de fuyards ne trouvèrent en route que des villages morts, des fermes sans bétail, sans valets, sans Bauer, ouvertes à tous les vents et à tous les pillards, que des ruines fumantes, des chariots sur le flanc, que des abris précaires, sans toit, sans lumière, sans feu, crasseux, sordides.

       Lorsque, devant leurs yeux, les voies d'eau devenues des barrières de glace brillèrent dans la nuit, arrêtant leurs élans, ils marchèrent quand même, sans oser regarder la béance des trous rappelant que la mort était là, certaine, irrémédiable, à l'affût d'un faux pas.

       Quand s'épuisèrent les vivres tarirent avec elles leurs forces, leur courage. Ils n'eurent plus au cœur qu'une seule espérance : que la guerre prît fin, dans la résignation cruelle de remettre leur sort entre les mains de Dieu, de Staline, de leurs saints, en priant pour leur âme ... et la vertu des mères, des filles et des nonnes.

       Dans la même pagaille et les mêmes tourments qui malmenaient leur corps, les prisonniers de guerre vivaient au jour le jour, stoïques, résolus et contraints à vendre chèrement leur vie. Que leur importait le calvaire ! Il devait les mener au bout du long tunnel dont ils entrevoyaient la première lueur. Au hasard des rencontres, dans les rassemblements des haltes de fortune sans sommeil et sans pain, les nouvelles du jour les firent réfléchir sur la précarité de leur identité et la loi du destin. Un grand nombre d'entre eux avaient été fauchés par le feu des canons, des armes automatiques, des attaques aériennes, perdus qu'ils s'étaient subitement trouvés en plein cœur des combats. Et l'on citait des noms, de Français et de Belges, côtoyés quelque part puisque du même camp, de kommandos connus, des mêmes mutations.

       Impuissants et sans armes ils serrèrent les poings quand ils surent d'autres noms victimes des humeurs barbares et bestiales de Nazis, de S.S. qui brûlaient leurs vaisseaux ou d' « Yvan » ivres morts tirant à l'aveuglette, tuant n'importe qui. Leur uniforme kaki, leur plaque matricule, leur bonnet de police, leurs galons recousus ne voulaient plus rien dire ! Ils s'en rendirent compte lorsque les premiers Russes leur firent lever les bras, arrachèrent leurs montres, volèrent leurs couteaux, éventrèrent leurs sacs d'un coup de baïonnette en quête de tabac, de chocolat, d'alcool.

       Le sort de la plupart des prisonniers de guerre français et belges du Stammlager 1A deviendra le jouet des seuls faits du hasard : le coup de tête d'un fou rassasié de carnage qui, les voyant ensemble et ne sachant qu'en faire, les conduit vers l'arrière devant un officier parlant un peu l'allemand, l'anglais ou le français (un sur mille ? sur cinq mille ?) ... l'inspiration divine d'un titi gouailleur, son trait d'esprit lancé comme un défi : « de Gaulle ! » et la farce est jouée ... l'attitude irritée d'un jeune « Yvan » furieux devant cet amalgame d'uniformes suspects, pour lui tous ennemis, qui les fait creuser là, inutilement sans doute, des trous et des tranchées ...

       Aux mains d'une Armée Rouge qui a d'autres soucis que de s'occuper d'eux, les prisonniers de guerre du Stammlager 1A se retrouvent à Lublin, à Moscou, à Odessa, en Lituanie, en Lettonie.

       A Odessa, le 1er mai, ils obtiennent audience près de Madame Churchill visitant les Anglais. Ils rejoindront la France et la Belgique après quatorze jours de train et de bateau via Constantinople et Marseille.

       Parti de Gumbinnen, un autre détachement fera le même trajet, mais en vingt-quatre jours.

       Une trentaine de Français, une quinzaine de Belges verront avec stupeur les portes du Stammlager de Stablack s'ouvrir et se fermer à nouveau, les laissant là, mêlés aux soldats Chleuhs, aux S.S., à ceux de l'organisation Todt, aux légionnaires de l'anticommunisme.

       Stablack !

       Ils vont y vivre encore, là et parfois ailleurs, la dure vie des camps, des appels, des corvées en compagnie des Chleuhs. On les regroupera, mais pour d'autres corvées, même pour la mission d'escorter les Allemands, le fusil à l'épaule, et de monter la garde aux dépôts militaires.

       Sans colis, sans Croix-Rouge, sans nouvelles des leurs, sans leur identité qui paraît compromise, ils devront subsister, sauver leur peau, attendre ... Il leur sera permis de faire de beaux rêves.

       1800 kilomètres ? En rêve on y est vite au pays de Belgique !

       Ils n'y seront enfin, en gare de Schaerbeek, qu'un des premiers matins du dernier mois de l'an 1945.

       Grâce à son cousin Roche, Jules de son prénom, Jauchelettois d'origine, instructeur au dépôt annexe de Schaerbeek qui scrutait chaque matin l'heure des arrivées des trains venant d'Allemagne et la liste des rapatriés, suspects ou non, qu'ils transportaient, la mère de Camille Jacquet, qui habitait Bruxelles, avait su le retour de son fils prisonnier. Elle en avait fait part à une vieille amie demeurant à Jodoigne, sage-femme de renom, prête à rendre service en toutes circonstances.

       Patriote, stoïque, vaillante, infatigable, Julia Gaignage avait, toute la guerre durant, en l'absence des médecins, pratiqué nuit et jour son art, son expérience. Elle courait partout, la ville, les villages, à pied, à bicyclette, à vélo à moteur, même en automobile, en dépit du danger et de ses accointances avec la Résistance.

       Aujourd'hui, toujours aussi vaillante, toujours aussi sensible aux souffrances d'autrui, l'âme forte toujours, vieillie un peu, quand même, elle se résignait, toujours aussi stoïque, à son double malheur, la perte de son fils et celle de son mari, le premier disparu, le second fusillé dans les camps de la mort.

       C' est de sa vieille voiture, au volant de laquelle Jules Lurquin a pris place, que Camille Jacquet descendra à Huppaye, après avoir été reconduire chez lui, à Noduwez, son compagnon de route, de même rang, de même arme, Louis Benne.

       Depuis le 26 août 1939, les hasards de la guerre les avaient réunis, pendant 75 mois, sur les mêmes chemins.

       Engagé au sortir de l'Ecole Moyenne de Jodoigne, à l'âge de 17 ans, Louis Benne quitte son village natal de Noduwez en septembre 1937 pour revêtir l'uniforme kaki aux insignes des Troupes de Transmission. Deux années plus tard, le 26 août 1939, le sergent de réserve, classe '36, rappelé sous les armes, Camille Jacquet, de Huppaye, rejoint son unité. Il y trouve un pays d'active de même grade quoique quatre ans plus jeune.

       Malgré leurs fonctions différentes – Louis est radio, Camille télégraphiste –, ils vont vivre quasi l'un près de l'autre la mobilisation dans les mêmes cantonnements, les mêmes mouvements de troupes et les même alertes, la même litanie des travaux et des jours. Ils y vivent la guerre. Ils se retrouvent ensemble, dans les mêmes colonnes de soldats prisonniers qui marchent en désordre vers le polygone d'artillerie de Brasschaat.

       De Brasschaat ils font route – comme ce fut le cas pour beaucoup de P.G. – vers le nord. Les y attendent, vides et non couverts, des wagons à bestiaux. A Meppen, en Allemagne, c'est le camp de triage d'où partent les convois vers d'autres camps encore, d'immatriculation. Le leur est aux confins du pays, vers le nord et vers l'est, en Prusse-Orientale : Berlin, Frankfurt an der Oder, la frontière polonaise, lettone, lituanienne, Konigsberg, port de pêche, la Baltique, Stablack, Stalag 1A. Ils n'y moisissent pas. Les moissons sont en cours.

       Ils sont dix désignés pour le même Kommando, pour le même employeur. Dix ! Les grandes exploitations agricoles du coin couvrent en général des centaines d'hectares de terres de culture, de pâturage, de forêts, de tourbières. Toutes elles possèdent un cheptel important, quantité de machines, d'attelages divers et de traîneaux conçus pour de rudes hivers de neige dure et haute et de gelées profondes où les jours de travaux au-dehors sont comptés et très courts. Sont-elles devenues, avec le IIIème Reich, propriété d'Etat ? Une vieille douairière de caste nobiliaire semble régir encore le domaine qui fut sien où les dix soldats belges arrivés de Stablack vont devoir se plier à ses ordres et caprices, à ceux d'un intendant et d'un chef de culture sous la supervision d'un officier teuton venant de Kônigsberg une ou deux fois par an pour inspecter les lieux et régler certains comptes.

       Des moissons de '40 à la dernière semaine de l'année 1944, ce sera pour ces hommes la longue succession d'interminables jours de tâches de tout genre auxquelles ils vont se faire. C'est la loi de la guerre. C'est la loi du plus fort. On les traite durement mais en hommes. On les loge à deux pas, ensemble, dans un logis décent, suffisamment commode. L'ordinaire, peu varié, satisfait à leur faim. Dès les premiers colis de la Croix-Rouge, ils l'amélioreront. Ils s'en contenteront bien avant le 6 juin, quand le réseau ferroviaire du Reich deviendra perturbé par le débarquement des troupes alliées sur les côtes normandes.

       C'est là, après Noël 1944, que le bruit du canon va résonner au loin.

       C'est là que Louis Benne et Camille Jacquet vont boucler leur barda et jeter sac au dos quelques heures plus tard, à la hâte.

       La route sera longue et semée d'embûches, interminablement ... HausenThaurogen (Lituanie) – SchaulenKônigsberg – Frankfurt an der Oder – Berlin ...

       L’aventure russe ? Dix mois encore de guerre, de camps, de barbelés, de deuils, de gifles à leur honneur, à leur identité, et d'espérances mortes ressuscitées sans cesse !

       L’aventure russe ? Ecole de survie, de courage surhumain, de défis au destin ? Calvaire ? Enfer ?

       A chacun qui en fut et en sortit vivant, l'un des leurs lui dira, des années plus tard :

       – Ecoute ! après avoir passé ce que l'on a passé, le reste de la vie, qu’est-ce encore ?... une sorte de rabiot .,...

 



– Marcel MeykensLes Clés du Trésor – Ceux du 1A – 1988.
– Idem – Addenda, 1990.
– Francis AmbrièreLes Grandes vacances, Prix Goncourt 1946. Réédition 1956.

 

 



[1] Tiré de l’ouvrage de Fernand Gilles : 1945 (il y a 50 ans) : KG (Kriegsgefangener / Prisonnier de guerre) LA FIN D’UN SYMBOLE

 



© Maison du Souvenir. Tout droit réservé. ©