Maison du Souvenir

Prenzlau - 1943.

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Jamais ne Désespère...[1]

Prenzlau 1943

 


La température d’ébullition de l’eau

     Troch avait soixante-trois ans, s’était bien battu entre 1914 et 1918, avait, à son retour de la guerre, refusé de reprendre, dans le plus provincial de nos chefs-lieux de province, l’étude notariale de son père et préféré mener à Bruxelles et à Paris une vie que d’aucuns qualifiaient de déréglée. Aujourd’hui, la captivité aidant, il faisait, derrière une grande barbe grise, figure de philosophe. Nous l’appelions « mon oncle ».

     On disait de lui qu’en mai 1940, libéré de toutes obligations militaires, sans se donner la peine de remplir les formalités d’un rengagement, il avait revêtu sa tenue de sous-lieutenant, telle qu’il l’avait abandonnée en 1918 et avait rejoint, quelque part sur la ligne K.W., la batterie d’artillerie à laquelle il avait servi à l’Yser, se contentant pour toute justification de se présenter au Commandant en lui disant : « Me voici, je suis un ancien de la batterie ».

     On disait aussi qu’entre le 10 et le 28 mai, son unité ayant été chargée d’une mission d’accompagnement d’infanterie, il avait reçu l’ordre de réduire avec sa pièce de 75 un nid de mitrailleuses ennemies établi dans une maison isolée plantée à un carrefour en pleine campagne. Il fallait se livrer à un calcul savant pour atteindre cette maison qu’une crête lui cachait. Troch n’aimait ni les Allemands, ni les calculs, et puisqu’il fallait dégager le carrefour, il jugea que le moyen le plus expéditif serait d’amener sa pièce jusqu’à ce qu’il puisse tirer sur la maison par pointage direct.

     A la tombée du jour, comme sur le terrain d’exercice, sans se préoccuper des rafales dont les Allemands l’arrosaient, il se posta à six cents mètres d’eux et en trois coups de canon les réduisit au silence, puis, pour ne pas recevoir d’observation, rejoignit, avec sa pièce et sans blessés, la position lui assignée.

     Il n’aimait pas qu’on parlât de cette aventure.

*

*      *

     Nous fabriquions dans notre camp, avec l’assentiment des Allemands, des petits poêles en fer blanc (le fer blanc des boites à conserve de nos colis), dont le principe était d’utiliser les gaz de distillation du papier. Avec une feuille de papier journal on pouvait, quand tout allait bien, faire bouillir un litre d’eau en dix minutes.



     Ces poêles avaient, paraît-il, été inventés et réalisés pour la première fois par des prisonniers polonais incarcérés au camp de Choubin, quelque part en Galicie. Les pérégrinations des prisonniers avaient vite fait d’en répandre l’usage dans tous les camps d’Allemagne. En souvenir de leur origine, on appelait ces poêles des « Choubinettes ».

     Quand une choubinette fonctionnait bien, elle ne dégageait ni odeur, ni fumée ; mais quand la combustion était incomplète, elle produisait une fumée opaque et irrespirable ; aussi était-il interdit de s’en servir dans nos chambrées. La caserne de Prenzlau, qui nous servait de prison, comportait de grands corridors : c’est là que les amateurs de cuisine s’installaient avec leurs poêles à papier.

     Un jour, Troch se trouvait dans l’un de ces corridors ; devant lui, sur sa choubinette, une grande marmite et, à côté, un petit tas de papier. Passe un camarade qui interpelle Troch :

     - Bonjour, mon oncle, que fais-tu là ?

     - Tu vois bien, je fais bouillir de l’eau.

     - Tu ne parviendras jamais à faire bouillir tant d’eau avec si peu de papier.

     - Il ne faut pas beaucoup de chaleur pour porter l’eau à nonante degrés.

     - Mais, mon oncle, pour la faire bouillir, il faut la porter à cent degrés.

     - Croix-tu qu’un blanc bec comme toi peut apprendre à un vieux singe comme moi à quelle température l’eau bout ? Sache qu’elle bout à nonante degrés.

     Le camarade de Troch était à la fois abasourdi et amusé ; comme un troisième prisonnier passait, les discuteurs le prirent à témoin pour les départager. Le nouveau venu confirma évidemment que ne bout qu’à cent degrés.

     Et Troch, après un effort profond de réflexion, de dire :

     - Imbécile que je suis, naturellement l’eau ne bout qu’à cent degrés ; je confondais avec un angle droit !


 

    

 

 

    

 

 



[1] Jamais ne Désespère... Anecdotes de captivité militaire en Allemagne 1940-1945 racontées par Henri Decard et illustrées par Jean Remy officiers de réserve de l’Armée Belge. – Librairie Parchim (Marcel Vanden Borne) 57bis, Rue du Sceptre, Bruxelles - 1951

 



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