Maison du Souvenir

J’ai vécu l’offensive des Ardennes.

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J’ai vécu l’offensive des Ardennes.

 

par Antoine Léonard.

 

Lorsqu’on parle de l’Offensive des Ardennes en 1944-45, on pense très souvent et presque uniquement à Bastogne, à son encerclement par les troupes allemandes, à l’opiniâtre résistance des assiégés de la 101ème Airborne et au célèbre « nuts » du général Mc Auliffe donné en réponse aux deux officiers allemands venus lui demander la reddition de la ville.

Et pourtant, bien d’autres désastres se sont produits durant ces quelques semaines ! Plusieurs localités furent anéanties par les bombardements alliés telles que Saint-Vith, Malmedy, Houffalize et La Roche ; des massacres eurent lieu, comme au carrefour de Baugnez non loin de Malmedy où des prisonniers américains furent froidement abattus par les Allemands ; des combats acharnés se déroulèrent dans la région de Libramont, Saint-Hubert et Sainte-Ode[1]

Ici, dans la vallée de la Basse-Meuse, tout le monde a suivi avec angoisse les événements qui se déroulaient en Ardenne. Lors des premiers jours de l’offensive, les nouvelles n’étaient pas rassurantes. Les Allemands progressaient assez rapidement et chacun savait qu’ils voulaient atteindre la Meuse pour ensuite se diriger sur Anvers.

Les soldats américains présents à Visé devenaient extrêmement nerveux. Heureusement, grâce au major américain Solis qui fit détruire le grand dépôt d’essence de Francorchamps, le 1er Kampfgruppe du colonel S.S. Joachim Peiper, ainsi privé de carburant, fut arrêté à La Gleize le 18 décembre. Il n’ira pas plus loin et les soldats regagneront à pied leurs lignes, abandonnant tout leur matériel.

A cette époque, j’avais 10 ans et j’habitais avec ma famille à Saint-Hubert.

Le 8 septembre 1944, dans une immense allégresse, les Borquins (on appelle ainsi les habitants de St Hubert) avaient accueilli les Américains en libérateurs. La guerre était finie, pensions-nous ! Mais c’était sans compter sur la folie meurtrière de Hitler qui, profitant de l’essoufflement des troupes alliées, décida dès le mois de septembre, de préparer une contre-offensive. Celle-ci fut déclenchée dans la nuit du 15 au 16 décembre à 5h30.

Et c’est ainsi que 350.000 combattants, 1.900 canons, 970 chars et canons d’assaut franchirent notre frontière.

Dès le 18, la Panzer Lehr, unité d’élite allemande, se dirige vers Bastogne.

Chez nous, à Saint-Hubert, on entend au loin gronder le canon. Nous apprenons que les Allemands reviennent et que des réfugiés arrivent déjà des villages menacés. Ma sœur Marie-Jeanne qui, à l’époque avait 20 ans, se rappelle en avoir vu lorsqu’elle se trouvait sur la Place du Marché, près de l’hôtel de ville. Ils traversaient la localité fuyant les troupes ennemies. Ce n’était pas l’exode de 1940, mais parmi les personnes qui se sauvaient, il y avait beaucoup de jeunes gens qui avaient été membres d’un mouvement de résistance et qui, à la « libération » ne s’en étaient plus caché. Ce jour-là, Papa a dit à mon frère Henri de partir aussi car il avait été membre actif du MNB


Carte issue du journal « Stars and Stripes » du livre écrit par Eric Urbain.

Plus les jours s’écoulaient, plus le son du canon se rapprochait et plus notre peur augmentait. Pour plus de sûreté, mes parents décidèrent alors que nous passerions les nuits au rez-de-chaussée. Papa avait placé la table devant la fenêtre du living et nous dormions à même le sol, la tête sous la table.

Pendant ce temps, les Américains se retiraient en faisant sauter ponts et routes pour retarder l’avance des Allemands. Mais inexorablement, ceux-ci envahissaient notre belle région.

Comme les combats se rapprochaient, on finit par se retrouver dans les caves où nous allions vivre durant plus ou moins trois semaines.

Le 22 décembre après-midi, les Allemands entraient à Saint-Hubert par la rue Herman (côté Est de la localité). D’après un témoin de l’époque, un seul char traversa toute la ville aux environs de 16 heures. A la sortie de celle-ci, il se trouva face à un camion américain esseulé sur lequel il fit feu et le détruisit. Ensuite, il rebroussa chemin et attendit que le gros des troupes arrive. Toute la  ville fut occupée vers minuit, une ville morte car tout le monde se terrait dans les habitations.

Notre maison comprenait quatre caves. Deux servirent de dortoir car nous étions onze personnes à passer les nuits ainsi que la plus grande partie des journées. Nous dormions sur de la paille recouverte de draps et de couvertures. Seul, notre grand-père paternel qui, trop âgé, (il avait 85 ans à cette époque) dormait dans un transatlantique. Tous ces événements lui faisaient perdre un peu la tête. C’est ainsi, à ma plus grande joie, qu’il frappait avec sa casquette sur les lueurs de la lampe de poche à dynamo[2] que faisait fonctionner Papa ou Maman car nous n’avions plus d’électricité et les bougies se faisaient rares.

Dans la plus grande des caves, nous avions un petit poêle dans lequel on faisait du feu pour cuire quelques aliments et aussi couper le froid. Car, en cette fin d’année 1944, le temps devint de plus en plus mauvais. Dès le 16 décembre, il s’était mis à neiger. Les 21 et 22 décembre, nous subissions de nouvelles chutes de neige. Le 23, le vent s’orienta au nord-est faisant disparaître brume et brouillard mais le froid s’intensifia au fil des jours. Le mois de janvier fut anormalement froid. Le vent soufflait du nord ; Il neigea pendant 12 jours et le 11 janvier, la température descendit jusqu’à -20 degrés la nuit et ne dépassa pas -5 durant l’après-midi. Nous avions très froid car aux fenêtres il n’y avait plus aucun carreau[3]

Un jour, un tank allemand est tombé en panne près de notre maison. Parmi les hommes qui desservaient ce char, il y avait un sergent autrichien de plus de 50 ans ainsi qu’un jeune S.S. Le sergent est venu demander à Papa de le cacher jusqu’au retour des Américains mais mon père refusa, ne voulant pas mettre en péril tous  ceux qui s’abritaient chez nous. Le jeune S.S., par contre, n’avait pas arrêté de travailler sur le moteur et sa ténacité l’avait récompensé car le lendemain matin le tank n’était plus là !

Contrairement aux localités ardennaises citées précédemment qui avaient été détruites par les bombardements aériens, nous n’avons pas eu à déplorer de trop gros dégâts. Bien sûr, de très nombreux bâtiments avaient été endommagés à des stades divers, toutes les toitures étaient abîmées, certaines complètement détruites. En plus des tirs journaliers des canons américains, un avion  allié avait lâché une bombe le jour de Noël qui avait détruit la maison natale du peintre Redouté[4] et endommagé les habitations voisines.

Durant vingt jours, les explosions des obus se produisirent par moments d’une manière ininterrompue. Les canons américains y mettaient « le paquet » ! Chaque sifflement d’obus nous donnait la peur au ventre car nous pensions qu’il serait peut-être le dernier à entendre ! L’angoisse ne nous quittait plus. Même pendant les périodes d’accalmie, la hantise que cela pouvait recommencer à tout moment, ne nous lâchait pas.

Le 31 décembre, à six heures du matin, un tir « TOT » a été effectué sur Saint-Hubert. Ces tirs  consistaient à envoyer à la même seconde et quel que soit le calibre ou les distances, plusieurs obus sur la localité. Nous fûmes ce matin-là particulièrement secoués ! Les éclatements étaient si rapprochés qu’ils produisaient comme un monstrueux grondement.

Notre plus grande souffrance, outre le froid, la peur de mourir et les tirs d’obus, fut la présence des Allemands qui prenaient tout ce qui pouvait leur servir et principalement la nourriture. Comme de nombreuses personnes pendant la guerre, nous élevions des lapins. Les boches nous les ont volés. Lorsque les tirs cessaient temporairement, les boulangers cuisaient du pain pour les habitants, mais les soldats, très souvent, se servaient les premiers et ne nous laissaient rien ! Ils volaient également des draps de lit pour se camoufler dans la neige. Nos voisins, lorsqu’ils sont rentrés chez eux après l’offensive ont constaté que tous leurs draps de lit avaient disparu.


Les Américains entrant à Saint-Hubert.

En plus du danger permanent et de la peur qui les tenaillait, mes parents étaient très inquiets du sort de Madeleine, mon autre sœur dont on n’avait plus de nouvelles depuis le début de l’offensive. A cette époque, elle était en pension à l’école des sœurs de Notre-Dame à Bastogne. Lorsque les Allemands ont déclenché l’offensive, la directrice de l’école avait suggéré aux élèves de regagner leur domicile. Le 18 au matin, ma sœur quitta le pensionnat. Elle prit le tram qui reliait à cette époque Bastogne à Marche, espérant atteindre la barrière de Champlon où mes parents auraient pu venir la rechercher. Malheureusement, le tram n’alla pas plus loin que Ortheuville, toujours occupé par les Américains. Elle décida alors de se rendre à pied au petit village de Roumont pour se réfugier chez l’instituteur du village dont elle connaissait bien la fille. Ayant traversé le petit pont qui enjambe l’Ourthe, elle se retrouva face aux Allemands qui se mirent à tirer sur les Américains. Elle eut la vie sauve en se jetant dans le fossé longeant la route. Quelques jours après le retrait des Allemands, des militaires américains sont venus à la maison apporter une lettre de ma sœur qui nous écrivait qu’elle se trouvait bien en sécurité chez l’instituteur du village de Roumont. Papa n’y tenant plus s’est mis alors en route afin de vérifier si la teneur de la lettre était véridique. C’était très dangereux car les mines laissées par le Allemands étaient nombreuses et le plus souvent invisibles car recouvertes par la neige. Heureusement, il a pu faire le trajet sans encombre.

La nuit du 10 janvier, les Allemands ont quitté Saint-Hubert sans que l’on ne s’en aperçoive. Lorsque nous nous sommes réveillés le matin du 11, nous fûmes surpris du silence qui régnait. Ma sœur Marie-Jeanne, inquiète mais aussi curieuse remonta de la cave et se trouva nez à nez avec un grand soldat noir américain qui l’a tenue en joue durant quelques minutes, le temps qu’elle arrive à lui faire comprendre qu’elle était Belge. Toute une colonne de camions remplis de soldats était garée le long du trottoir dans notre rue. Plusieurs sont entrés chez nous et nous leur avons servi du café chaud car ils étaient frigorifiés. Cependant, toujours méfiants, ils armaient leur fusil avant de s’asseoir et le tenaient à portée de mains.

Cette deuxième libération ne fut pas aussi joyeuse que celle vécue quatre mois plus tôt. Nous avions faim et froid, il fallait au plus vite boucher les fenêtres, trouver de la nourriture et aussi enterrer les victimes civiles. En effet, lors de la retraite, les Allemands avaient laissé des mines un peu partout sur les routes, dans les bois, sur les seuils des maisons, et même à l’intérieur de certaines habitations qu’ils avaient occupées. En voulant revenir à Saint-Hubert, après le départ des Allemands, trois Borquins : Léon Guérisse et Charles Sternotte ont sauté sur une mine près de la chapelle St Rock et Noël Colle, un voisin, dans les bois d’Hatrival.

A Saint-Hubert, il y a toujours eu des discussions pour savoir quelles étaient les forces armées qui étaient entrées les premières dans la  ville après le départ des Allemands ? Certains prétendent que ce sont les parachutistes français (S.A.S.), d’autres disent que ce sont les Américains. A ce sujet, les archives ne donnent pas de réponse  exacte. Pour nous, l’important, c’était que nous étions libres !

Si le calme était enfin revenu, ce n’était pas le cas pour tout le monde ! De violents combats eurent encore lieu dans bien de nombreux endroits près de chez nous, notamment à Houffalize où, après une semaine de combats acharnés les 1ère et 3ème armées américaines opérèrent leur jonction le 16 janvier et poursuivirent les Allemands battant en retraite. La 1ère armée reprit St Vith dévastée seulement le 23 janvier.

Plus d’un mois après le déclenchement de l’offensive, les Allemands se retrouvaient enfin sur leur ligne de départ laissant derrière eux 10 750 morts, 34 000 blessés et 22 500 disparus et pour les Américains, 8 600 tués, 47 000 blessés et 21 000 disparus.

L’Ardenne était ravagée de long en large ; des milliers de constructions étaient anéanties, de nombreux civils tués ou blessés.

 

 

 



[1] Voir livre « Un front méconnu – Bataille des Ardennes dans les régions de Libramont, St-Hubert et Ste-Ode » par Eric Urbain. Ce livre relate des combats très violents dont peu d’ouvrages parlent.

[2] Lampe à dynamo : à l’époque, c’était une petite lampe avec un gros bouton que l’on enfonçait et qui faisait tourner une petite dynamo produisant un faible courant électrique qui alimentait une ampoule. A l’heure actuelle, il en existe toujours mais plus modernes.

[3] Informations tirées d’un article écrit par Jules Metz (connu sous le nom de Monsieur Météo) dans le supplément n°291 du journal de « Vers l’Avenir » du 15/12/1994.

[4] Pierre-Joseph Redouté est né à Saint-Hubert en 1759. Il a travaillé avec de célèbres botanistes. Son œuvre est considérable. Il est très connu pour ses eaux-fortes sur les roses. Il est d’ailleurs appelé le  « peintre des roses ».



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