Maison du Souvenir

Souvenirs de guerre d'une petite fille.

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Souvenirs de guerre d'une petite fille

       J'avais 5 ans quand la guerre a commencé et 10 à son terme. Ce modeste récit n'est donc pas de la Grande Histoire. Juste le temps de me souvenir de ce lointain passé qui m'a marquée de beaucoup de façons, qui fait partie de mon enfance et qui m'a vu grandir d'une façon bien différente des enfants d'aujourd'hui, qui ont la chance de vivre dans un petit pays en paix.



       Nous étions une famille de six enfants. Mon père était médecin et ma mère, bien qu'infirmière de formation, n'en avait pas fait son métier. Tous les deux avaient vécus la guerre de 14-18, elle comme infirmière à l'hôpital de l'Océan et lui comme médecin dans les tranchées. Depuis quelque temps, maman me faisait prier, avant de m'endormir, pour que nous, ses enfants, ne vivions pas une telle époque. Il devait se passer quelque chose d'inquiétant dans le monde, mais la petite fille que j'étais n'en savait rien, bien sur...



       Jusqu'à ce matin du 10 mai 1940 : Un coup de téléphone de papa nous a réveillées, maman et moi. La guerre avait commencé cette nuit même. Major Médecin, il nous appelait depuis l'ambulance de campagne, dont il était le chef. Cet appel nous a lancés dans une aventure pleine de péripéties, qui nous mena à travers la Belgique et la France, jusque Lourdes, et retour après des mois d'errance.



       Entassés dans la voiture de mon père, que conduisait mon frère ainé, croulants sous les bagages dedans, dehors et sur le toit, nous sommes partis pour La Panne. A la réflexion, je suppose que mes parents imaginaient un scénario semblable à celui de 1914 et que nous serions là, à l'abri, non de la guerre, mais de l'occupation allemande, avec son lot de massacre de civils, dont ils se souvenaient.  C'est pourquoi La Panne fut notre première étape. Mais les évènements ne se reproduisant pas, nous avons bientôt pris le chemin de la France. Nous sommes tombés alors en plein bombardement d'Abbeville. J'y ai vécu l'enfer et je ne l'oublierai jamais. Perdus au milieu de la nuit, entourés de faisceaux lumineux qui sillonnaient le ciel pour capturer les avions et les détruire, avant qu'ils ne lâchent leur cargaison mortelle, assourdis par les détonations diverses, DCA, bombes, cris des gens, course pour essayer de se  protéger. Où ? Ici ? Là ? Pour finir par quitter un abri, juste avant qu'il ne d'effondre, touché par une bombe. Bref, une nuit telle qu'elle  me marqua si fort que, la guerre terminée,  un simple feu d'artifice me fit cacher sous un canapé, morte de frousse et en larmes.

       Nous avons poursuivi notre route, après cet épisode épouvantable, et traversé une bonne partie de la France, cahotés dans notre véhicule surchargé, essayant d’échapper aux files interminables de gens affolés, fuyant comme nous, dans un désordre inimaginable. Tout le monde était sur les routes dans d’invraisemblables équipages, à pieds, entassé dans des carrioles, poussant des voitures d’enfants, des charrettes à bras, avec des bagages hétéroclites, des couvertures, des matelas, traînant des gosses et des valises, lâchant tout pour s’égailler dans les champs quand se pointait un avion ennemi, qui fonçait sur les gens, en rase- mottes, tirant des rafales de mitrailleuse, tuant et blessant au hasard. Si vous voulez vous faire une petite idée de la pagaille qui régnait alors, cherchez dans une vidéothèque le très beau film « Jeux Interdits » C’est exactement ce que nous avons vécu. Nous étions bloqués par des convois militaires, affamés, traqués par un ennemi sans pitié,. Nous demandions asile pour la nuit dans des fermes isolées. Nous avons dormi un peu partout, dans le foin, sur des matelas par terre, sur la paille des étables. On mangeait ce qu’on voulait bien nous donner.

       Nous avons trouvé refuge au Cap Ferret, dans une maison de bois. C'est là que ma mère  reçu une lettre lui annonçant que mon père était porté disparu. Elle s'est crue veuve et mère de six orphelins, pendant près de trois mois. Nous avons alors  quitté cet endroit, je n'ai jamais su pourquoi, et nous avons repris la route, cette fois vers la ville de Lourdes, où maman pensait être accueillie dans un couvent, dont la prieure était son amie.

       Avant d'en arriver là, je me souviens que nous sommes arrivés à Pau, dans un hangar remplis de lits superposés et de tables, sur lesquelles était servi un repas. Mais nous ne l'avons pas mangé et nous avons quitté cet endroit précipitamment. D'après ce que j'ai compris, les autorités de la ville désiraient empêcher les nombreux réfugiés de continuer leur exode et voulaient les enfermer dans ce hangar, ou dans un camp de fortune, d'où  nous aurions eu bien du mal à sortir. C'est pourquoi nous sommes arrivés à Lourdes, de nuit, sous un orage comme en connaissent les pays de montagnes. Logés par charité dans un hôtel, pour cette nuit, nous avons le lendemain été mal accueillis par la supérieure du couvent, qui n'était plus la personne que maman connaissait. Mais la ville de Lourdes avait réquisitionné des hôtels pour loger les nombreux refugiés, venus de toute la France et de plus loin même, comme nous. Nous y avons trouvé refuge un certain temps. La nourriture n'était pas très bonne, ni même parfois mangeable. J'ai failli y mourir d'intoxication alimentaire. C'est dans cet endroit que maman reçut une carte de papa, disant qu'il nous attendait tranquillement à la maison. Pour des raisons que j'ignore, nous n'avons pas pu quitter Lourdes aussitôt. Est ce à cause de cette intoxication qui avait bien failli me couter la vie? Mais la supérieure nous a hébergés cette fois dans un pensionnat appartenant à cet ordre religieux. On y était bien mieux et nous y sommes restés environ un mois. Tous les autres réfugiés étaient français. Puis nous avons pris le chemin de retour et surpris papa en nous cachant derrière la porte de la cuisine.

       Il nous restait à vivre cinq années de guerre, avec les aléas, les tracasseries, les difficultés diverses, pour se ravitailler ou se vêtir, échapper aux rafles, aux déportations, (ceci pour mes frères qui ne tardèrent pas à s'engager dans la résistance) les bombardements, les V1 et 2, la destruction de notre maison etc... Mais aussi les moments amusants, les vacances, passées juste à deux pas de chez nous, au « Sport Nautique », dans le parc de la Boverie, le long de la Meuse. Mes frères y cachaient des armes dans les vestiaires. Je faisais du patin à roulettes  sur la route, devant le Palais de Beaux Arts, au milieu du parc. Cet endroit servait de caserne aux Allemands. Ils avaient mis un plancher incliné sur les escaliers pour pouvoir y entrer des véhicules. On les voyait aussi, en short noir, faire leur jogging en rang, le matin, à travers les allées du parc.

       On s'arrangeait pour vivre le plus normalement possible. Si acheter des vêtements, des souliers (qui auraient bientôt des semelles en bois)  était difficile, manger l'était encore plus. Tout et n'importe quoi était rationné. Il fallait des timbres pour chaque chose. On faisait la file devant les boulangeries, les boucheries, partout. Et quand c'était notre tour, ce n'était pas certain qu'il reste encore de la marchandise. Et quelle marchandise ! Parfois le pain était immangeable, vert et rempli de craie à l'intérieur.

       On avait chacun une petite armoire où on mettait sa ration de tout (pain, sirop d'or, beurre quand il y en avait...) Il y avait parfois des disputes entre mes frères, s'accusant l'un l'autre d'avoir chipé sa ration. Pour palier à ces pénuries, il y avait le Marché Noir. Bien entendu, très cher, imprévu, dangereux pour celui qui vendait et aussi pour l'acheteur. On pouvait avoir pas mal de choses diverses par ce moyen. Un cousin de mon père, devenu expert en la matière (nécessité faisant loi)  nous amenait parfois un grand et gros pain blanc délicieux et du jambon. Ca nous faisait une à deux tranches de pain chacun et une tranche de jambon. C'était un régal! On allait chercher de la nourriture dans les fermes du pays de Herve, les bonnes adresses se chuchotaient sous le manteau. On avait obtenu comme ça un grand sac de blé, dont on a pu faire du pain convenable mais j'ignore comment on avait moulu le grain. Dans la buanderie, j'ai vu mon père torréfier du café vert. Parfois ses clients le payaient en nature. J'ai eu, un temps, comme ça, un lapin qui dormait dans mon lit, me suivait partout dans la maison en disant parfois son chapelet à sa manière, ce qui n'était pas du gout de la servante. Bien sur il a fini sa vie dans la casserole. Je l'aimais bien mais je l'ai mangé. Celui qui n'a pas connu la faim me le reproche! Quand nous passions l’après-midi chez des amis, nous apportions nos tartines pour le goûter. Il n’était pas pensable de manger la ration de quelqu’un. Quand on y pense, ce fut tout de même une étrange façon de vivre.

       Vinrent le mois de mai et les Communions. La guerre et l'occupation n'empêchait pas la vie de continuer, même si elle était plus difficile. Trois petites filles de la rue, dont ma sœur, faisaient leur Communion le même jour. Faute de voiture ou même de taxi, les parents eurent l’idée de louer un trolleybus pour nous rendre tous à l’église Saint Vincent. Nous étions donc trois familles à monter dedans, juste devant notre maison, ce qui me fit grand plaisir. (Ma communion en aout 1941.)



       Pour avoir une bouche en moins à nourrir et être à l'abri des bombes qui tombaient par endroit, j'ai habité un certain temps chez ma tante, à Linkebeek. Son grand jardin était transformé: sur les pelouses courraient de nombreux lapins, poules et autres canards. Il y avait même une citerne couchée où se trouvaient deux cochons, Adolphe et Bénito.  J'ai vu ma tante les transformer en saucisses, jambons et rôtis divers, après qu'ils aient quitté leur abri, muselés, par une nuit sans lune. Dans les parterres poussaient des choux, des rutabagas, des carottes et autres légumes. Je ne manquais de rien. Mais pour ce qui est de la sécurité, c'était plus tangent: dans la cave  il y avait des cachettes pour sauver, en cas de perquisition,  les locataires de ma tante : ils étaient juifs. Eux et bien d'autres lui ont du  la vie.

       A cause de la captivité du père, de nombreuses familles se trouvèrent dans la misère pendant l’occupation. Maman en connaissait même une dont les enfants étaient obligés d’aller à l’école chacun à leur tour. En effet, ils ne possédaient pas suffisamment de vêtements pour que tous puissent s’habiller en même temps. Des œuvres furent créées pour venir en aide aux plus démunis, comme le « Secours D’hiver » par exemple ou les cinq A : Aide Alimentaire Aux Adolescents Anémiés. ». Ma mère y jouait un rôle actif. Je me souviens d’un goûter, organisé au cœur de l’hiver, pour les enfants nécessiteux, à la Patinoire du Parc (sur l’emplacement du Palais des Congrès) Je jouais à la maison, privée de sortie par je ne sais quelle maladie. Maman est entrée en coup de vent « Déshabille-toi », me dit-elle, à ma grande surprise. Elle m’expliqua qu’un enfant de mon âge était arrivé au goûter, vêtu seulement d’un grand tablier, par ce froid. J’avais deux trainings, il me fallait donc en donner un sans tarder. Quand on pense aux difficultés pour trouver des vêtements et du tissu pendant la guerre, il n’y avait personne d’autre que Maman pour penser à enlever les habits de sa fille pour vêtir un autre enfant.

       J'allais à l'école des Bénédictines avec une cousine plus âgée que moi. Un jour, à la traversée du pont, les allemands ont vidé sa mallette par terre pour voir ce qu'elle transportait. Ils devenaient de plus en plus méfiants. Depuis un certain temps, on voyait passer dans le ciel des hordes de bombardiers américains. Ils se suivaient, comme des bandes d’oiseaux migrateurs, brillants au soleil, avec un sourd grondement. Tout le monde se réjouissait à l’idée qu’ils allaient jeter des bombes sur les villes allemandes, donc sur nos ennemis détestés. Cependant, tout le monde a cessé de rire quand les Américains commencèrent à lâcher leur sinistre cargaison sur notre propre ville. Cela s’expliquait parce qu’ils voulaient détruire le pont de chemin de fer, les gares et les usines, afin de contrarier les mouvements de troupes allemandes et faciliter leur tâche après le débarquement, qui ne saurait tarder, espérions-nous. A l’école, les cours étaient sans cesse interrompus par les alertes. Nous allions nous mettre à l’abri dans les vastes caves du couvent. On nous faisait prier et chanter pour que nous ne pensions pas à avoir peur. A la maison, nous avions fortifié la cave par la construction d’un mur entre l’annexe et le reste de l’habitation. Et les murs mitoyens de toutes les maisons de la rue avaient été percés pour laisser un passage et pouvoir sortir si une maison était touchée. Nous dormions même dans la cave. Il y avait des alertes n’importe quand. Je me souviens d’un repas parmi d’autres, interrompu par une alerte. Nous nous étions réfugiés dans les niches de la caves à vin, réputées très solides, lorsqu’on vit arriver mon frère, avec la soupière fumante. La peur ne lui avait pas coupé l'appétit. Je me blottissais dans les bras de maman et nous entendions les explosions des bombes qui tombaient, surtout vers Kinkempois, proche du pont de chemin de fer du Val Benoît, que les Américains, hélas, ne sont jamais parvenu à détruire ! Quand sonnait la fin de l’alerte, mes frères partaient à vélo vers les quartiers touchés, pour aider à déblayer les décombres des maisons et en sortir les survivants. Parfois, quand ils étaient là, en plein travail, une nouvelle vague de bombardiers survenait, qui tuait ou blessait les sinistrés et leurs sauveteurs. Ainsi, ils ont vu un homme se faire décapiter devant eux par un éclat de bombe.

       Très vite, il fut décidé de fermer les écoles. Mai 1944 venait à peine de commencer et nous étions déjà en vacances. Drôles de vacances, vécues dans la peur continuelle. Mes parents décidèrent de se séparer provisoirement, papa restant à Liège, avec les ainés, Maman, une de mes sœurs et moi, nous fîmes nos bagages pour aller nous réfugier à Spa, voyageant dans un camion de Spa Monopole au milieu des bacs de bouteilles. Nous avons emménagé dans une villa, au milieu d’un jardin. Nous ne risquions rien là. Mais, la nuit, si j’entendais le bruit d’un avion, je voulais descendre à la cave. De l’autre coté de la haie du jardin,  se trouvait une villa imposante, transformée en pensionnat pour les petites filles allemandes, dont les pères étaient casernés à Spa. Passait aussi souvent devant la maison une troupe de « Hitler Jungen ». En ville, de jeunes recrues marchaient dans les rues, au pas cadencé, en chantant. Un jour, le fils adolescent de notre femme de ménage eut le front de leur tourner ostensiblement le dos. Il fut tout aussitôt arrêté, passé à tabac et emmené tout sanglant à la Kommandantur. Maman réussit, Dieu sait comment, à le faire libérer.

       Mais qu’en était-il de la guerre, à ce moment de 1944 ?  Les Alliés avaient débarqué en Normandie, le 6 juin 1944. La radio de Londres, brouillée par les Allemands, nous racontait étape par étape leur progression. On avait des cartes sur lesquelles on mettait des épingles au fur et à mesure de l'avance des Américains. A Spa, on ne voyait plus guère d’uniforme vert de gris. Les fillettes de la villa voisine avaient été évacuées en Allemagne et les « Hitler Jungen » aussi, certains pour être incorporés dans l’armée. L'armée secrète des résistants préparait l'arrivée des Américains. Mais les Allemands se montraient sans pitié quand ils attrapaient des maquisards. Un membre de ma famille, emprisonné dans une grange et promis au peloton d’exécution, ne dut son salut qu’à la chance et au hasard d’une lucarne dans le toit.

       Les Américains progressaient en Belgique à présent. Les Allemands se sauvaient à pieds, à vélo, quand ils ne trouvaient plus de place dans les camions qui filaient vers la frontière. Un beau jour, nous vîmes arriver mon frère, en salopette de maquisard, nous annonçant que Liège était libérée. Comment avait il fait pour venir ?  Les Allemands étaient toujours à Spa !

       Peu de jours après cette visite, un voisin vint en courant nous annoncer que les Américains entraient à Spa par l’avenue du Marteau. Maman et moi, nous nous pressâmes pour participer à l'événement. Nous étions tout excitées et nous avons ri tout le temps en descendant vers la ville. Là, nous avons vu une longue file de chars, sur la place devant les Thermes et le long de l’avenue. Il y avait une foule de gens qui étaient comme fous. Ils criaient, jetaient des fleurs, montaient sur les chars. Surtout des filles qui embrassaient les soldats ravis.  J’ai vu cette chose incroyable : maman entrant dans un café (ce devait être la première fois de sa vie) et achetant des bouteilles de bière pour les Américains. Je me mis soudain à pleurer à chaudes larmes. Je tremblais. C’était fou, merveilleux, incroyable.

       Les longues grandes vacances étaient à présent terminées et nous sommes rentrés à Liège. Mais, Hitler, acculé, a bientôt commence à envoyer  des bombes volantes. Nous les avons d’abord regardées passer au-dessus de nos têtes, avec un bruit de moulin à café géant et des flammes qui leur sortaient sous la queue. On se demandait ce que cela pouvait être. Nous avons été vite renseignés : Quand le moteur de cet engin diabolique s’arrêtait, il tombait simplement n’importe où, écrasant les édifices sur lesquels il explosait en les touchant.  L’horreur de cette chose était qu’aucune alerte ne pouvait nous avertir de leur arrivée  et qu’ils tombaient soudain, avant qu’on ait eu le temps de se mettre à l’abri.  Les V1, puis V2, encore plus redoutables, arrivaient sans prévenir, n’importe quand, par vague ou tout seul ou par deux ou trois. Quand on n’entendait plus le bruit du moteur, on se demandait si cette fois c’était pour nous, puis l’explosion, au loin, nous faisait égoïstement pousser un soupir de soulagement. Celui-là ne serait pas pour nous ! Jusqu'au prochain ! Une nouvelle fois,  l’école ferma ses portes et nous renvoya chez nous, en pleine matinée. Je me souviens comme d’un cauchemar de ce dernier trajet. Je pleurais tout le temps tellement j’avais peur. Quand on entendait un « robot », comme on ne tarderait pas à les appeler, on s’arrêtait et ma sœur me serrait dans ses bras jusqu’à ce que nous l’entendions tomber quelque part, puis nous courions, et il fallait s'arrêter de nouveau un peu plus loin.

       Nous avons alors été alors hébergées, ma sœur et moi,  chez des amis, à Mechelen aan Maas. La maison des Eyben était la plus belle et la plus grande de cette petite ville. (Je crois me souvenir que monsieur Eyben était le bourgmestre de la localité.)  Aussi, le Q.G. anglais s’y était-il installé. Grâce à ça, il y avait de la nourriture en abondance, à la disposition des habitants de la maison. En même temps que l'offensive allemande en Ardennes, nous avons appris la destruction de notre maison de Liège. Heureusement, personne n’avait été blessé. Il parait que ce jour là, mon frère est allé, en pyjama, passer un examen à l’Université. Enfin, peu après Noël, malgré la neige et le verglas, les Eyben décidèrent de nous conduire à Spa où se trouvaient Maman et mon autre sœur,  alors logées dans un parloir, chez les Sœurs de la rue Albin Body.  Une ou deux fois par semaine, une ambulance de l’armée américaine amenait Anne-Marie, gravement malade,  dans un hôpital de Verviers pour y recevoir des soins. Nous ne sommes pas restées très longtemps là puisque, au mois de janvier, nous avons emménagé dans une villa, « Joli Spa », Boulevard des Guérets.

       Il y avait très longtemps que nous n’avions vu papa. Il n’y avait aucun moyen de communication entre Liège et Spa. Mais, dans l’après-midi du 8 janvier, nous étions en train d’arranger la maison, quand papa est arrivé soudain, couvert de neige et transi de froid. Il avait fait le trajet à pieds pour être avec maman ce jour là, vingt cinquième anniversaire de leur mariage !



       Spa était très animé à cette époque. Il y avait un va et vient incessant de camions, de tanks et de ces curieuses petites voitures qu’on appelait des « Jeep » conduites à toute vitesse par les soldats.  Ils jetaient aux enfants des bonbons, des rouleaux de « chiques » aux fruits et des chewing-gum. On courait derrière les véhicules au risque de se faire renverser. Des soldats, casernés non loin de notre maison, dans un camp militaire, étaient reçus chez nous. Ils étaient bien contents de pouvoir parler anglais avec maman. Ils nous apportaient de la nourriture qui nous semblait bizarre, même si ,en définitive, elle était très bonne. Comme du corned-beef et des œufs en poudre. C’est avec eux aussi que j’ai mangé du maïs pour la première fois. Ils me donnaient aussi du gros chocolat noir et des biscuits militaires.



       Mes frères, engagés volontaires, l'un en Irlande, l'autre à la brigade Piron et le troisième, architecte, dans le Génie, à Anvers, revenaient parfois en permission. On était tout de même toujours en guerre. Si nous avions eu tendance à l’oublier, les autorités américaines se chargeaient de nous le remettre en mémoire. Il est arrivé souvent que les américains interrompent les cours à l'école, pour nous rassembler dans la (Devant notre maison de Spa avec un américain.) salle de gymnastique où ils nous obligeaient à regarder des films produits par des correspondants de guerre, sur un grand écran, où nous pouvions voir la mort en direct de soldats qui n’étaient pas des acteurs.  Cependant. les alliés avançaient en Allemagne, vers Berlin. En route, ils libéraient les prisonniers, tant militaires que civils, ceux-là dans les camps de concentration. Les horreurs qui nous en parvenaient étaient si terribles que nous nous demandions si c’était possible. On voyait revenir tout à coup des soldats belges que leurs proches n’avaient plus revus depuis cinq ans. Je me souviens aussi avoir vu descendre d'un train, des anciens prisonniers des camps de concentration, maigres à faire peur, certains encore vêtus de leurs habits lignés et couchés sur des civières.

       Enfin, un beau jour de mai 1945, le huit exactement, je jouais au jardin avec une petite amie. Maman vint m’annoncer que la guerre était enfin terminée. Je n’en croyais pas mes oreilles. Il me sembla qu’un fardeau immense tombait de mes épaules. Nous étions arrivés, enfin, « après », époque qui me paraissait encore la veille des plus chimériques et improbables.

Marie-Claire Schùermans

 



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