Maison du Souvenir

Libération en avril 1945.

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Jamais ne Désespère...[1]

Libération

Avril 1945


Les gardiens allemands rendent leurs armes à leurs prisonniers

     Dans les premiers jours d’avril 1945, nous apprîmes que le haut commandement allemand avait décidé de replier vers le Nord et l’Est de l’Elbe les camps de prisonniers qui se trouvaient immédiatement au Sud de ce fleuve, dans une région où il serait tenté d’opposer aux armées anglo-américaines une dernière résistance.

     Le camp de Fischbeck était donc de ceux qui devaient être transférés ailleurs. Il était prévu que le mouvement se ferait à pied. Des rumeurs à caractère officieux laissaient entendre qu’une première destination serait Lübeck et que le voyage durerait trois jours.

     Une vingtaine de malades, jugés inaptes à faire les étapes, étaient maintenus sur place, dans l’infirmerie du camp, aux soins du Dr Masson ; une garde plus nominale qu’effective composée d’un Hauptmann également incapable de supporter les fatigues du voyage, et de quelques « Schupos »[2] venus spécialement de Hambourg, devait, au moins dans la forme, maintenir à l’infirmerie le caractère d’un camp de prisonniers.

     L’officier allemand ainsi laissé en arrière-garde avait, de longue date, été surnommé « le déshydraté » pour sa maigreur impressionnante et son teint décoloré.

     J’eus la chance d’être parmi les privilégiés auxquels fut épargné le déménagement. Nous étions quelques-uns à n’être pas vraiment malades, mais les autorités médicales allemandes savaient que nous étions exposés, dès la première étape, à ne pas pouvoir continuer, et l’on préféra éviter les ennuis que ceci ne manquerait pas de donner à ceux qui avaient la charge d’organiser et de surveiller la colonne en marche.


     Un matin, vers le 15 avril, nos dix-sept cents camarades partirent donc chargés de ce qu’ils avaient de plus précieux : les uns avaient, en hâte, confectionné des sacs à dos avec des couvertures ; d’autres étaient parvenus à construire de petits chariots ; enfin, le plus grand nombre portait n’importe comment des ballots informes. La colonne ressemblait plus à un troupeau qu’à une troupe, mais on sentait que la libération était dans l’air et chacun trouvait dans les espoirs du moment un motif de prendre les choses avec bonne humeur.

     Dans le cours de la journée, une cinquantaine de camarades nous rejoignirent. C’était, d’une part, ceux qui étaient parvenus à se cacher au moment du départ de la colonne et qui, petit à petit, sortaient de leur cachette, et, d’autre part, ceux qui revenaient de la colonne en marche soit parce qu’ils y étaient autorisés ne pouvant plus avancer, soit parce qu’ils étaient parvenus à quitter la colonne subrepticement.

     Au début, le « déshydraté » fut tenté de renvoyer ces fugitifs sous escorte à la colonne, mais bientôt devant leur nombre et sans doute aussi par facilité, il décida de les incorporer définitivement à l’effectif qui lui était confié.

*

*          *

     L’infirmerie du camp faisait partie de ce que l’on appelait le « Vorlager ».

     Le « Vorlager » était situé près de la porte d’entrée du camp ; il comprenait, outre l’infirmerie, un ensemble de baraques destinées aux services généraux. Immédiatement de l’autre côté de la porte, à l’extérieur des barbelés, se trouvaient des bâtiments de briques : les uns avaient servi de logement aux officiers de la garde ; plusieurs y avaient même habité avec leur famille ; les autres avaient servi de casernement à la garde proprement dite.

     Au moment de leur départ, les autorités allemandes du camp avaient décidé que les familles des officiers resteraient sur place et que la caserne serait transformée en ambulance pour le cas où il y aurait des combats, ou même simplement des bombardements dans les environs.

     L’ambulance justifiait que l’on hissât partout de grands drapeaux de la Croix-Rouge, et ceux-ci devaient protéger également les familles que les Allemands laissaient derrière eux non sans une certaine inquiétude.

     Pour diriger l’ambulance, on avait fait venir de Hambourg un major médecin allemand et quelques infirmiers. Enfin, pour assurer le ravitaillement de ce petit monde et de ceux qui devaient s’y ajouter, comme je l’expliquerai plus loin, il y avait un capitaine-intendant assisté de deux militaires de rang subalterne.

     De notre côté, à l’infirmerie, nous nous rendîmes rapidement compte qu’il nous fallait nous organiser pour faire face aux circonstances quelles qu’elles pussent être : nous savions que les troupes anglo-américaines avaient franchi le Rhin et progressaient vers nous ; le dispositif de défense allemand de Hambourg comprenait une tête de pont n’englobant pas notre camp : celui-ci se trouvait en réalité situé entre la première ligne de défense et les avant-postes.

     Notre doyen d’âge était le brave Major Devue ; c’était un homme de petite taille, âgé de soixante-trois ans ; il avait une voix fluette et chantante, ses propos et son comportement toujours amènes faisaient plus penser à un bourgeois policé, épris de plaisirs calmes et mesurés, qu’à un militaire. Cette apparence paisible cachait en réalité une nature impétueuse, avide d’activité, une âme où la plus stricte droiture s’associait au plus ferme courage.

     Nous savions que, sous des drapeaux variés, il avait participé à plusieurs guerres ou campagnes ; qu’il avait acquit un savoir et une expérience rarement en défaut et que son ardent patriotisme, sa douce obstination à se maintenir dans la ligne droite, lui avait valu, à lui aussi, de passer aux yeux des Allemands pour l’un de ces mauvais garçons qui reçurent l’hospitalité du château de Colditz et du camp de Lübeck. Dans ce dernier camp, sa connaissance approfondie du russe – il avait longtemps participé à la direction d’une entreprise belge à Odessa – avait fait de lui l’interprète auquel recouraient ceux d’entre nous qui voulaient converser avec le capitaine Douchgachvili – le fils de Staline – qui était notre compagnon de captivité.

     Devue prit pour adjudant-major le Commandant Bayard et recruta parmi les plus valides de nos compagnons un petit état-major. Au titre d’interprète, j’eus le privilège d’en faire partie.

     La première mesure que prit Devue fut d’appeler le « déshydraté » et de lui signifier que les armes de notre garde étaient incompatibles avec les emblèmes de la Croix-Rouge qui flottaient au-dessus de la caserne même où logeait cette garde. Au cours de l’entretien, il apparut nettement que le « déshydraté » était dépassé par les événements et qu’il ne souhaitait plus qu’une chose : l’arrivée rapide des Alliés, afin d’être déchargé de toute responsabilité. Le même sentiment faisait qu’il était prêt à accepter presque n’importe quoi plutôt que de supprimer les drapeaux de la Croix-Rouge.

     Aussi le Major Devue obtint-il, sans trop de difficultés, que la garde fût désarmée et que les armes fussent déposées dans l’une des caves de la caserne. Deux cadenas furent ensuite posés à la porte de cette cave ; Devue détenait les clefs de l’un des cadenas, le « déshydraté » celles de l’autre.


Travailleurs civils

     Dans le courant de la même journée, un événement inattendu devait encore davantage nous donner la direction des opérations : le gouvernement militaire de Hambourg, soucieux de ne pas avoir dans le dos une cinquième colonne, décida de refouler vers les casernes et les camps de prisonniers désaffectés qui se trouvaient au Sud de l’Elbe, les quelques six mille travailleurs déportés qui se trouvaient à Hambourg où dans les environs immédiats.

     Cette horde, car c’en était une, était composée d’éléments, souvent douteux, appartenant à toutes les nationalités sur lesquelles avait, à un moment donné, pesé la domination allemande. Elle fut répartie entre notre camp et deux casernes voisines ; deux mille de ces malheureux vinrent occuper nos anciennes baraques. Il y avait là de tout, non seulement des hommes mais aussi des femmes et même des enfants. Ce monde était absolument anarchique, rebelle à toute entente intérieure, inquiet et affamé.


     Administrativement, ils étaient confiés à notre « déshydraté » et celui-ci devait les ravitailler, les maintenir sous surveillance et éviter qu’ils ne se répandent dans la campagne pour s’y livrer au pillage ; les maigres ressources disponibles devaient servir, non seulement à leur subsistance, mais aussi à la nôtre et à celle de la population civile aborigène.

     Ceci, bien entendu, dépassait les capacités du pauvre « déshydraté » ; accompagné de son capitaine-intendant, il vin exposer le cas au Major Devue et lui demander son aide.

     Il fut entendu que nous nous occuperions nous-mêmes de tout, à la condition que le « déshydraté » et son intendant nous donnent toutes facilités, tous renseignements utiles et qu’ils signent toutes réquisitions nécessaires.

     C’est ainsi que je reçus la mission d’assurer la discipline des deux mille civils cantonnés dans notre camp. Je choisis deux collaborateurs de confiance, les Lieutenants Obert et Bernard. Nous répartîmes nos administrés par nationalité ; dans chaque groupe, nous fîmes élire un chef responsable et constituer une garde de police. Les chefs de chaque nationalité constituaient un conseil que je présidais et la discipline du camp était assurée à tour de rôle par les différentes gardes de police.

Arrivée des blindés anglais

     Nous en étions à ce travail d’organisation lorsqu’un soir, vers cinq heures, une pointe blindée anglaise arriva au camp ; il s’agissait d’une reconnaissance du 8ème Hussards, commandée par le Major Gwyn, assisté des Lieutenants Saxby et Turner ; celui-ci, qui parlait l’allemand comme s’il s’agissait de sa langue maternelle, était l’« Intelligence Officier » du détachement.

     Décrire l’enthousiasme, qui, à ce moment, s’empara de chacun de nous, dépasse mes moyens d’expression. Il fut impossible de réfréner l’ardeur des travailleurs civils, nouveaux occupants du camp. Avant que l’on eût pu les en empêcher, ils entourèrent les blindés anglais et voulurent porter les servants en triomphe ; un geste malencontreux accrocha la gâchette d’une mitrailleuse, heureusement pointée vers le sol, et une rafale fut involontairement déclenchée : elle blessa cinq déportés civils et en tua trois, la plupart polonais.

     Ce malheureux accident réfréna automatiquement les débordements de joie : le calme se rétablit spontanément et, pendant que l’on s’occupait des victimes, nous pûmes converser avec nos libérateurs.

     La distance à laquelle se trouvaient les lignes anglaises ne leur permettait pas de nous emmener avec eux, ni de rester avec nous.

     Il fut convenu que nous demeurerions sur place, mais qu’ils enlèveraient, comme prisonniers, notre garde. Ma qualité d’interprète me valut de devoir intervenir pour demander que le « déshydraté » et son intendant nous fussent maintenus ; nous avions besoin d’eux, ou tout au moins de leur signature, pour assurer le ravitaillement des déportés civils et le nôtre.


     Après réflexion, le Major Gwyn céda à mes instances moyennant l’engagement que je pris de lui livrer les deux officiers lorsqu’il viendrait, quelques jours plus tard, nous libérer réellement. Par la force des choses, la conversation se passait entre Gwyn, Turner, le « déshydraté » et moi. Me désignant, Gwyn leur fit dire en allemand par Turner : « Vous êtes maintenant les prisonniers du Commandant ».

     Cette simple phrase en disait beaucoup, et l’on comprendra les efforts que je dus faire pour cacher mon émotion joyeuse par un simple et aimable sourire...

*

*          *

     Pendant ce temps, le major-médecin allemand, qui avait donné les premiers soins aux blessés de l’accident qui venait de se passer, estima que le transport urgent de ces blessés dans un hôpital s’imposait. Comme il n’y avait vraiment pas moyen de les charger sur les blindés anglais, le médecin-major décida d’essayer de téléphoner à l’hôpital militaire de Hambourg.

     A notre surprise, le téléphone fonctionnait encore avec la rive Nord de l’Elbe : on n’eut aucune difficulté à obtenir la communication ; l’hôpital offrit d’envoyer immédiatement une ambulance automobile pour prendre les blessés.

-          Attendez une demi-heure, répondit le médecin-major ; nous avons ici les Anglais, ils vont partir dans un moment, il vaut mieux que vous ne vous rencontriez pas avec eux !

On demande la reddition de Hambourg

     Ce téléphone qui marchait encore et par lequel on pouvait téléphoner à Hambourg suscita chez le Lieutenant Turner l’idée d’affoler un peu les autorités allemandes de la région.


     Prenant à son tour le téléphone, il demanda, en un allemand parfait et parfaitement autoritaire, la communication avec le Gauleiter de la ville. L’ayant obtenue, il lui tint en allemand ce langage :

     « Je suis l’interprète du Général Untel (il cita le nom du Général anglais commandant les troupes qui avançaient vers Hambourg). Le Général me charge de vous demander la reddition immédiate, pure et simple de la ville, faute de quoi il ne pourra se considérer être le responsable des pertes de vies et des destructions que le bombardement qu’il prépare occasionnera ».

     Le Gauleiter répondit en bredouillant que cela ne le concernait plus et qu’il fallait s’adresser à l’autorité militaire. Sur ce, Turner raccrocha.

Ohne Gepäck[3]

     Puis les Anglais se préparèrent à partir : on enjoignit à la garde allemande de se former, en rang par cinq, entre deux blindés. L’un des nouveaux prisonniers me demanda d’intervenir auprès des Anglais, au nom de ses compagnons, pour que ceux-ci puissent, avant de partir, rentrer un instant au corps de garde pour y prendre les quelques effets et provisions qu’ils y avaient déposés.


     Le corps de garde avait deux issues et il eût fallu, pour pouvoir donner sans risque satisfaction aux Allemands, bloquer au préalable la porte de derrière, faute de quoi ils se seraient, sans doute, tous échappés. Le temps pressait, le Major Gwyn n’en avait pas à perdre et d’ailleurs il n’avait pas pour les Allemands plus de pitié que nous-mêmes. Je fus chargé de refuser la requête ; pour ce faire, je me plaçai devant la colonne et prononçai haut et clair les mots « Ohne Gepäck » que les troupes belges qui vécurent la capitulation avaient si fréquemment entendus le 28 mai 1940 et les quelques jours suivants.

     Cette petite scène fut de nouveau pour moi la source d’une certaine émotion, et si quelque lecteur sensible y trouve une inutile méchanceté, je ne puis encore me résoudre à lui donner raison.

     Et les blindés partirent dans le crépuscule, salués par un chaleureux hourrah !

Enlèvement

     Notre vie reprit son cours antérieur. Il n’y eut, pendant les trois jours qui suivirent, aucun incident marquant. Puis un soir, vers six heures, les blindés revinrent ; ils étaient cette fois plus nombreux et étaient accompagnés d’une quinzaine de véhicules sur chenilles aménagés pour le transport des troupes. Nous eûmes une demi-heure pour nous remettre en état de voyager ; nous donnâmes aux déportés les instructions qui devaient leur permettre de rejoindre les lignes anglaises ; nous livrâmes nos deux prisonniers à nos libérateurs et nous prîmes place dans de lourds camions.


     Dans la demi-obscurité, la colonne partit à toute allure vers la Lüneburger Heide, empruntant des chemins creux et des défilés boisés.

     De place en place, un gros char immobile protégeait l’itinéraire suivi par la colonne.

     Nous arrivâmes ainsi dans un petit village où cantonnait le 8ème Hussards ; nous eûmes à peine le temps de constater que le Dr Masson et six de nos compagnons, les plus impotents, n’étaient pas avec nous. Mais ceci est une autre histoire qui se termina bien après avoir failli tourner au tragique. Le Dr Masson y donna de nouvelles preuves de son sang froid et de son dévouement.

     Quand à nous, on nous enfourna dans des ambulances automobiles : une heure après on nous accueillait à l’hôpital anglais de Bochholz avec du champagne « Pommery et Greno », dont les étiquettes portaient en allemand la mention : « spécialement mis en bouteilles pour la Wehrmacht ». Ce fut notre premier moment de détente depuis notre libération. Nos hôtes nous comblèrent avec une gentillesse et une générosité touchantes. Ils s’en excusaient presque en nous disant que, s’ils nous accueillaient si bien, c’était pour remercier nos compatriotes de l’accueil inoubliable qu’ils avaient reçu en Belgique. On échangea en hâte des bouts de papier où l’on inscrivit des noms et des adresses, se promettant mutuellement de se revoir. Puis de nouveau, nous repartîmes en ambulances ; à cinq heures du matin nous arrivions à Soltau, où nous fûmes confiés, au moins théoriquement, à l’administration du rapatriement des prisonniers.


Retour en Belgique

     Les circonstances nous furent favorables ; nous partîmes à l’aube pour un camp d’étape situé au Sud de Brême et nous y logeâmes une nuit. Le lendemain, une colonne de camions militaires s’arrêta dans le camp et l’officier qui la commandait, que nous prîmes d’abord pour un Anglais, se révéla être le capitaine Morane, dont le frère avait été l’un de nos compagnons de captivité.

     Il s’agissait de cinq camions envoyés par l’escadron blindé de la Brigade Piron pour nous chercher. L’un des officiers qui l’accompagnait était notre ancien camarade de Teli, qui s’était évadé de Fischbeck un an auparavant.

     Nous eûmes une seconde fois, l’impression d’être libérés ; et cette fois-ci par des compatriotes. La rencontre fut émouvante, mais il n’y avait pas de temps à perdre ; nous étions tous pressé de rentrer en Belgique. Nous nous mîmes en route ; le lendemain à l’aube, nous étions à Bruxelles, à midi nous étions dans nos familles. La guerre semblait déjà terminée : quinze jours plus tard l’Allemagne capitulait.

     Les joies du retour avaient effacé les mauvais souvenirs des années écoulées.

Aux foyers retrouvés battait toujours :

« Le cœur de la Patrie ».


    

 



[1] Jamais ne Désespère... Anecdotes de captivité militaire en Allemagne 1940-1945 racontées par Henri Decard et illustrées par Jean Remy officiers de réserve de l’Armée Belge. – Librairie Parchim (Marcel Vanden Borne) 57bis, Rue du Sceptre, Bruxelles - 1951

 

[2] Schupo : Schutzpolizei = police militaire allemande.

[3] Ohne Gepäck : Sans bagages



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