Maison du Souvenir

Le Sous-lieutenant Jules Simon.

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Le Sous-lieutenant Jules Simon

1914 – 1940

Aux grandioses funérailles
célébrées en l'église St-François,
à Petit-Wasmes, le 20 juin 1940,
Monsieur Ernest HOCQUET,
Président des Œuvres Catholiques,
prononce cet éloge funèbre.

Mesdames, Messieurs,

       Un devoir douloureux et délicat tout à la fois, m'incombe : celui de venir saluer au nom des œuvres paroissiales catholiques de Petit-Wasmes, la dépouille mortelle de notre ami Jules SIMON.


       La paroisse de Petit-Wasmes possédait un enfant de choix ; il était l'honneur et l'orgueil de la population. Jules SIMON, le fils aimant, le jeune homme pur et pieux, le chrétien d'élite, se faisant partout l'apôtre du bien, le brillant officier, le noble patriote, n'est plus ; il a rendu son âme à Dieu sur l'autel de la Patrie.

       Cette mort nous a tous profondément atteints ; rares sont les familles de cette paroisse qui n'aient tristement tressailli à l'annonce de cette pénible nouvelle. C'est pourquoi nos âmes sont brisées et nos cœurs sont meurtris sous l'étreinte d'une indicible tristesse.

       Jules était un modèle d'enfant ; il avait le culte de la piété filiale. Vous le savez, vous surtout habitants de la place St-Pierre et de la Rue du Bois, qui le voyiez si souvent passer devant vos demeures, d'un pas allègre, rendu plus léger par la pensée affectueuse qui le guidait vers la maison paternelle.

       Tous les moments de loisirs que lui laissait l'accomplissement de ses devoirs professionnels. Jules venait les passer auprès de ses chers parents, mettant dans leur vie un rayon de joie, s'ingéniant à leur procurer les plus douces satisfactions du cœur.

       Vais-je ici vous tracer en quelques mots sa vie, hélas ! trop courte, mais si pleine d'enseignement, ou plutôt dois-je vous montrer l'ascension merveilleuse de cette belle intelligence qui, sortie du sein d'une modeste et brave famille d'ouvriers, voyait s'ouvrir devant elle de si larges perspectives d'avenir.

       Notre ami Jules SIMON reçut les premières notions d'instruction et d'éducation, en rapport à son âge, au Couvent des Sœurs de la Rue du Bois et toujours il leur conserva un attachant souvenir. Ses études primaires terminées à Wasmes, il entra au Collège épiscopal de Bonne-Espérance pour en sortir après six années parmi les premiers de cours. L'impression qu'il donna à ses maîtres fut telle que plusieurs années plus tard il était appelé dans ce Séminaire comme professeur.

       Ses humanités finies, il entra à l'Université de Louvain, où, brillant élève, il se distingua par son assiduité et conquit après quatre années d'études le grade de licencié en Histoire.

       Jules ne se reposa pas sur ses lauriers ; malgré son service militaire qu'il termina avec le grade de sous-lieutenant, malgré ses occupations de professeur qui absorbaient tout son temps, il préparait sa thèse et son Agrégation.

       Hélas ! pourquoi faut-il qu'une balle meurtrière, en cette journée du 23 mai, en plein soleil de la Fête Dieu, au cours d'une attaque contre l'ennemi à Eecke, vienne trancher d'un coup de si belles espérances !.. Ne nous élevons pas contre la volonté de Dieu, mais cherchons plutôt dans les exemples admirables de roi chrétienne de celui que nous pleurons, la force nécessaire pour supporter dignement cette cruelle épreuve. Le Ciel est jaloux de ces âmes d'élite, il les ravit à cette terre dont le contact pourrait les souiller et pour leur donner part aux récompenses éternelles.

       Au-dessus de cette belle intelligence, d'autres qualités émergeaient de cette riche nature, j'ai nommé la bonté et la simplicité.

       Oui, il était bon, il était simple ; et le prestige qu'il exerçait, il le devait sans doute à sa bonté naturelle, à sa générosité innée, à son intelligence, mais aussi à sa vie en tous points correcte et exemplaire.

       Que de sollicitude pour ses parents ! que d'attention pour sa jeune sœur qu'il entourait d'une affection particulière ! que de délicatesse pour tous ses amis ! et tous ses amis étaient ceux qui avaient le bonheur de l'approcher.

       Un trait entre mille vous montrera sa bonté ainsi que la profondeur de ses sentiments chrétiens. Dans la dernière lettre qu'il adressera à ses parents, nous relevons cette phrase : « Maman, chère maman, priez bien car l'heure est grave, mais surtout n'ayez pas de rancune contre les Allemands. » Je laisse, Mesdames et Messieurs, cette parole à votre méditation : elle est comme son testament, qu'il a signé de son sang.

       Jules est mort au champ d'honneur !

       Le champ d'honneur, c'est le champ de la vertu. Il y fut toute sa vie.

       Champ d'honneur son âme qui fut toujours l'asile de la vertu intime ...

       Champ d'honneur sa famille où brillait sa piété filiale...

       Champ d'honneur sa paroisse qu'il édifia par ses bons exemples et son zèle du bien...

       Champ d'honneur l'école, ses études, où toujours il fut un modèle...

       Champ d'honneur ses années de professorat où il ne connut que des amis et gagna l'estime et la confiance de ses élèves...

       Champ d'honneur l'armée dont il était l'idole et le valeureux défenseur...

       Champ d'honneur le champ de bataille, l'autel de la Patrie, ruisselant du sang de ses enfants, sur lequel il rendit à Dieu son âme de brave et de martyr.

       Il a toujours été à l'honneur parce qu'il a passé en faisant le bien. En peu de temps il a fourni une longue carrière, car la vie ne se mesure pas au nombre des années mais à l'importance des mérites.

       Dieu nous l'avait donné pour nous montrer la beauté et l'amabilité de la vertu, de la bonté, de la simplicité. Il l'a repris à notre affection... Il est le Maître « Que son Saint Nom soit béni...»

       Il ne voulait pas que la malice humaine pût un jour, peut-être, ternir cette âme exceptionnellement belle. Que son sang généreusement répandu féconde le sol natal et

nous le rende encore plus cher à tous !...

       A vous, parents éplorés, à vous sœur bien-aimée, nous présentons nos chrétiennes condoléances; vous êtes touchés au plus vif de vos affections mais nous connaissons votre grandeur d'âme. Du haut du Ciel, Jules veillera sur vous !....

       Sa douce image restera gravée dans nos cœurs et planera sur notre chère paroisse comme un symbole de vertu et d'encouragement.

       Puissent ces quelques paroles sorties d'un cœur affectueux et reconnaissant à la pieuse mémoire du saint jeune homme, du brave soldat, que nous pleurons, apporter à vous, chers parents désolés, avec les pensées si consolantes de la foi, un peu d'adoucissement à votre malheur.

*

*          *

Un témoignage.....

De Monsieur l'Abbé E. EVERBECQ,
Révérend Curé de la Paroisse de Wasmes-Saint-François d'Assise (Petit-Wasmes)

       « J'ai connu le cher Jules alors qu'il avait l'âge de huit ans... Je 1'ai vu grandir... Je le revois encore au catéchisme en 1925-1926 et tout rayonnant « premier » au beau jour de la Communion Solennelle et de la Profession de Foi !

       Il paraissait frêle, un peu fillette, délicat, mais ses yeux... ses yeux purs et bons, au sourire naïf, affectueux, dont jamais l'ombre d'une malice méchante n'assombrissait la douceur...

       Ses yeux doux s'étaient ouverts peu à peu pour sourire à la vie, lui donner un sens de générosité, de bonté, de rayonnement serein qui captivait les âmes et les subjuguait avec cette « sévérité douce » prônée par Montaigne et dont l'exercice délicat est le grand secret des vrais pédagogues chez qui tout s'accepte parce que confis dans le miel de la bonté...

       J'avais repéré Jules au catéchisme... 1'une des plus belles âmes que j'aie connues ici depuis dix-sept ans. Intelligence réceptive, ouverte, conscience droite et pure, cœur innocent. Aussi, tout doucement, pressentant des desseins supérieurs providentiels, un don possible d'âme pour la plus belle des causes, je 1'orientai vers Bonne-Espérance, ce cher Bonne-Espérance qui m'abrita autrefois et à qui moi-même je dois tout !

       C'est donc sous le rutilant soleil de Juin, en plein miroitement de 1'ostensoir d'or de la « Fête Dieu », dans les fumées d'encens de la traditionnelle Procession passant sur la chaude et tendre mosaïque des tapis de sable, au milieu des hymnes liturgiques clamées par les longues théories d'aspirants, dans la symphonie des fleurs en fête, des arbres inclinés faisant voûte au Très Haut, dans l'épanouissement de ce qui était de plus pur et de plus beau sur terre que je présentai Bonne-Espérance à Jules et... Jules à Bonne-Espérance ! !

       Fête Dieu 1926 ! Fête Dieu 1940 ! Deux aurores de Bonne-Espérance ! !

       L'âme de l'enfant, du jeune homme était d'un cristal trop fin pour ne pas résonner et vibrer à pareille harmonie !...

       Oui, ce fut désormais l'harmonie... la divine harmonie entre l'âme de Jules et l'âme de Bonne-Espérance, entre l'idéal de la Vierge et celui de son enfant ! Ame sereine qui devait s'épanouir dans un ciel d'azur moutonné d'un blanc de pureté idéale...

       Je m'arrête et je fais effort pour le faire car il faudrait tant dire... et d'autres l'ont fait ou le feront mieux que je ne pouvais le faire...

       D'autres ont vu cette ascension d'âme !...

       Secret de Dieu ! Jules devait offrir sa vie de quelque façon !... Il cherchait sa manière... Dieu l'a fixée dans la « Chevalerie du Devoir » patriotique et chrétien, dans l'amour pur de Dieu, de la Patrie et de ses ennemis même !...

       Pourquoi pleurer ces ascensions de « Vendredi Saint » qui se prolongent en « Fête Dieu » et derrière les ombres desquelles se profilent l'aurore éternelle de la Résurrection, les alléluias rédempteurs, la joie de la vraie vie, dans l'AMOUR qui donne le vrai sens à nos douleurs, à nos larmes, à notre besoin de nous donner et qui, seul, dilate à l'infini, repose et ne meurt pas !

HOMMAGE SOLENNEL

rendu à la mémoire de

Monsieur Jules SIMON

par les professeurs et les élèves du PETIT SEMINAIRE de BONNE-ESPERANCE
dans la séance académique qui eut lieu le 14 novembre 1940, à l'issue du service funèbre célébré pour le Repos de son âme.

Eloge funèbre prononcé par Monsieur
l'Abbé Denis Hinnekens, Préfet des Etudes
au Petit Séminaire de Bonne-Espérance.

                              Mesdames et Messieurs,

                                    Messieurs les Professeurs et MM, les Abbés

                                          Chers Elèves,

       9 mai 1940... Quelques-uns des nôtres, Jules Simon en est, veillent quelque part en Belgique... Sous la garde de Notre-Dame, à l'ombre de ses vieux murs protecteurs, toute notre jeunesse attend, trop, beaucoup trop insouciante, ce qui va se passer... N'était une besogne accrue pour nos professeurs moins nombreux, qui dirait que nous vivons en état d'alerte ?

       10 mai 1940... Avec une soudaineté et une rage prodigieuses, la guerre déflagre... Quand, au soir de ce jour, nous arriveront, témoins terrifiés du premier choc, ces braves gens du Limbourg dont les yeux sont encore remplis des visions d'épouvante contemplées le matin, notre maison pourra les accueillir : elle sera déjà dépeuplée... Déjà, tous nos jeunes gens sont partis. Avec eux sont partis tous ceux qui jouissaient de congé ou sursis militaires. Avec eux s'en est allée toute notre domesticité... Peu à peu le reste, tout le reste de notre population s'égaillera... Le dimanche 19 mai, ne restait dans nos murs que M. le Président, le seul que les événements n'aient jamais éloigné de Notre-Dame.

       14 novembre 1940... La grande rafale a passé, dès longtemps... Dès longtemps, Notre-Dame nous a tous réunis... Tous les professeurs se sont retrouvés. La communauté de nos chères Religieuses, revenue de son long exil, nous continue son dévouement comme naguère. Tous les serviteurs de cette maison sont au poste, des plus jeunes aux plus vieux. Notre communauté d'élèves, si elle est un peu moins nombreuse, n'a tout de même perdu aucun des membres qui la composaient le 10 mai et il est remarquable que nos classes supérieures sont au grand complet... Nous n'avons à déplorer aucune mort, sauf une, une seule : celle de « MONSIEUR SIMON », qui paya, tout seul, notre rançon à tous.

       Chers garçons, si nos âmes vibrent aujourd'hui à l'unisson, c'est qu'elles communient dans l'hommage ému et fervent que nous consacrons au souvenir glorieux de son Sacrifice Rédempteur.

                               Mesdames et Messieurs,

                                  Messieurs les Professeurs et MM. les Abbés,

                                     Chers Elèves,

       Parce que j'eus la joie et la fierté de le connaître et de l'aimer, la fierté et la douleur m'échoient aujourd'hui d'évoquer devant vous tous le souvenir béni de Monsieur Jules SIMON,

       né à Wasmes, le 25 novembre 1914,

       ancien élève du Séminaire de Bonne-Espérance,

       ancien étudiant à l'Université Catholique de Louvain,

       Licencié en Histoire et Agrégé d'Histoire de l'Enseignement Moyen du degré supérieur,

       Professeur de Quatrième Gréco-Latine au Séminaire de Bonne-Espérance,

       Sous-Lieutenant au 1er Régiment des Chasseurs à pied,

       tombé au champ d'honneur, dans la bataille de l’Escaut, à Eecke, le jeudi 23 mai 1940,dans la splendeur d'un après-midi de Fête-Dieu.

*

*          *

       Jules Simon naissait à Wasmes, le 25 novembre 1914... Avez-vous remarqué cette date ?... Nous étions en guerre, alors, et le papa de ce bébé se battait sur l'Yser, quand sa maman l'accueillait au sein de cette terre boraine qui le marqua de son empreinte si nette, apanage de ses vrais fils ; mélange savoureux et indéfinissable de franchise simple et un tantinet rude, de cordialité et de jovialité.

       Ainsi, pendant plus de quatre ans, Jules ne connaîtra que sa maman et sa maman ne connaîtra que lui... Qui dira les échanges mystérieux et imperceptibles, mais combien réels et combien profonds, qui se firent entre cet enfant et sa mère ?... les influences définitives que cette mère exerça sur son fils ?... Sa douceur inaltérable, son inépuisable bonté, sa piété simple, sans prétention et sans outrance, elle les lui infusa tous les jours de ces années terribles, tandis que tout parlait aux yeux et à l'âme de Jules de ce papa qui, ne le devait embrasser pour la première fois que lorsqu'il aurait ses quatre ans accomplis.

       Grand blessé et grand invalide de guerre, M. Simon recevait en 1917, dans l'ambulance d'Angleterre où il achevait sa convalescence, une photo d'un petit garçon de deux à trois ans. Cette photo lui était envoyée de Hollande par une femme, qui écrivait : « Poursuivie à la frontière, j'ai dû me dessaisir un instant de mes papiers. Le désordre a sévi dans le paquet. J'avais pour vous la photo d'un petit garçon. Je vous envoie celle-ci, sans être sûre que ce soit la bonne. »... Sur l'Yser, le papa avait déjà reçu une photo de son garçon à l'âge de quelque mois... Dans sa chambre d'exil, passionné, il confronta ces deux souvenirs, sans succès aucun. Mais il s'obstina dans sa foi. Il agrandit lui-même le portrait et, dès lors, cette image domina sa vie.

       De retour, les premières effusions passées, quand, tout son être frémissant, le papa apprit de la maman que cette image était bien celle du petit, il fit de cette humble chose une relique sacrée. Alors que tous les liens tangibles étaient rompus, cette relique n'avait-elle pas ineffablement tenu dans l'union la plus intime et la plus indéfectible le cœur et l'âme de ce papa et de cette maman ?

       Son rôle, Jules ne le perdit jamais à ce foyer dont il était l'idole. Il avait seize ans quand lui naissait une petite sœur dont il fut l'idéal parrain. Même cette naissance ne lui ravit point sa place... Pour ce garçon, à qui ils avaient voué un véritable culte que son glorieux départ n'a fait que sublimer, son papa et sa maman, jusqu'au bout, ont consenti joyeusement tous les sacrifices.

       Jules ne déçut pas cette immense tendresse... Ame ardente et passionnée, il eut des amitiés ferventes, certes... Je ne sais pas s'il n'eût jamais pris femme, mais je sais qu'il est mort avec, au cœur, un unique amour humain : celui de son papa, de sa maman, de sa petite filleule, celui de tous les siens... Jules Simon, universitaire, Jules Simon, professeur, en ses congés dominicaux, allait à la messe, le matin, avec sa petite sœur et, 1'après-dîner, il allait voir jouer un match de football avec son grand-père... A Bonne-Espérance, ces jours-là, les élèves de Quatrième disaient des prières pour la victoire du club wasmois : ils savaient bien que cette victoire leur vaudrait, le lundi, une savoureuse lecture de quelques pages de... « Ces Dames aux Chapeaux Verts ».

       Au foyer, Jules ne tarissait pas dans l'effusion de ses confidences à sa maman... et sa maman conservait tout dans son cœur. Lui arrive-t-il, aujourd'hui, de retrouver dans un des cahiers ou des livres de son garçon une ligne où apparaît le prénom de ses camarades de collège ou d'université, elle n'hésite jamais !... Marcel, c'est Marcel Blanchez ; Florent, c'est Florent Legrain ; Paul, c'est Paul Jacquemin.

       Papa recevait moins de confidences de son grand garçon et il fallait souvent qu'il apprenne pas mal de délicieuses choses par l'intermédiaire de la maman... Grand cœur, papa pardonnait facilement à son Jules ses privautés merveilleuses pour sa mère, d'autant qu'il sentait tout l'amour profond et toute l'admiration dont son fils l'entourait... Et puis, le père se retrouvait tant en ce fils !... Cet élan, cette spontanéité, cette tête un peu folle et exubérante, cet optimisme débordant, cet irrésistible attrait vers l'aventure et la bonne blague innocente : c'était lui tout entier et, ce qui ne gâchait rien, c'était borain, donc !...

       Et c'est aussi qu'il se retrouvait tout entier en ce fils, quand brillait dans ses yeux cette flamme qu'allumait infailliblement l'évocation d'un double idéal commun : l'Eglise et la Patrie... C'était, et ce reste, la fierté de ce grand chrétien de voir que son garçon ne reniait rien de sa foi, rien de ses devoirs de catholique... C'était, et ce reste, la fierté de cet ardent patriote de voir que son garçon admirait avec tant de passion sa glorieuse conduite de l'autre guerre.

       M. Simon avait ramené d'Angleterre une de ces innombrables compositions illustrées dont la guerre avait inondé le marché. Jules l'arracha vraiment à son père : il la voulait. Dans sa chambre de Bonne-Espérance, il la put contempler à loisir.

       En regard d'une autre composition qui évoque le Christ expirant sur la Croix et penché vers les hommes, ses frères, de tout son être broyé et livide, c'est, au centre d'un sous-verre aux larges bordures sombres,... un soldat frappé à mort, en plein assaut, dressé de toute sa taille dans un élan héroïque et fatal.

*

*          *

       Jeudi 3 juin 1926... Dans Bonne-Espérance en fête, M. Simon vient nous présenter son fils. Tout le Séminaire rutile dans la splendeur de la Fête-Dieu.

       Pour continuer l'action du foyer, pour la couronner pendant des années dont l'importance sera souveraine, M. Simon ne veut d'autre maison pour son fils que la maison de Notre-Dame... Il n'obéit pas à une tradition reçue. Depuis longtemps déjà les petits Wasmois ne viennent plus à Bonne-Espérance. Sa démarche renouera plutôt la tradition, car, depuis Jules Simon, depuis 1926-1927, jamais plus nous n'avons manqué d'élèves à nous venus de Wasmes.

       Bonne-Espérance !... ce cadre !... cette maison !... cette église !... cette Vierge !... Toute cette ambiance qui agit comme magiquement sur tout quiconque consent à s'y livrer un peu, ce n'est pas que Jules qui en subira l'envoûtement ; c'est son papa avec lui ; et c'est sa maman,

sa maman qui, en souvenir du jour où son fils fut présenté à Notre-Dame, ne manquera pas une seule fois, six années durant, de se mêler avec ferveur à nos pèlerins de la Fête-Dieu.

       J'ai peu de souvenirs sur Jules Simon, élève d'Humanités. Personnellement je sais – il me l'a rappelé bien plus tard – que je l'ai définitivement conquis après lui avoir, un jour, copieusement lavé la tête... C'était le 6 décembre 1930. Mes élèves avaient étalé sur ma chaire tout un tas d'excellentes choses où figurait toute une ménagerie domestique en massepain : veau, vache, cochon, couvée !... Au milieu de cette basse-cour trônait énorme, le porc gras : c'était son droit... Je ne sais pourquoi, sa vue m'offusqua et, dans ma stupidité, au lieu de sourire, je crus bon de me fâcher. Mon humeur, je crois, s'apaisa vite. Mais, enfin, les « coupables » n'en restaient pas moins pantois, et décontenancés surtout : en quoi ils avaient parfaitement raison... Qui est-ce donc que je vis arriver chez moi, à 10 heures ?... Jules Simon !... Il m'a rappelé qu'il pleura alors, tant il était triste de l'aventure du matin. Je ne sais ce que fut notre conversation, mais Jules m'à dit et redit que, depuis lors, l'entente fut parfaite entre nous et qu'il collabora avec moi en pas mal de domaines. Il m'aidait à décorer la classe. Des photos me disent que je lui ai fait affronter la rampe et qu'il œuvra pour nos Missions... Un jour, il dut se charger de recommander une collecte missionnaire au sein de la J. E. C. Il s'acquitta de sa charge avec un tel brio que la « Voix populaire » lui décerna le prix d'éloquence, alors mis en compétition et pour lequel il ne concourait pas, et que la, collecte se ressentit fameusement de son fervent appel.

       Ce que je sais, c'est l'étonnant phénomène qu'il offrit au long de cette route royale des Humanités Classiques : fléchissement de la Sixième à la Quatrième ; ascension ininterrompue de la Syntaxe à la Rhétorique ... Ecoutez donc

1926-27 : Sixième. Professeur : M. Mahieu ; 78 %, 8ème sur 3I.

1927-28 : Cinquième. Professeur : M. Lefrant ; 73 %, 6ème sur 22.

1928-29 : Quatrième. Professeur : M. Molord ; 73 %, 11ème sur 38.

1929-30 : Syntaxe. Professeur : M. Marlier ; 74 %, 5ème sur 26.

1930-31 : Poésie. Professeur : M. Hinnekens ; 80 %, 2ème sur 27.

1931-32 : Rhétorique. Professeur : M. Thomas ; 80 %, à quatre points du deuxième, à vingt-trois points du premier, 3ème sur 25.

       Mes garçons, parmi tous ceux que vous connaissez, tachez de me trouver trois cas semblables. Pour ma part, il est bien inutile : sur plus de six-cents élèves, j'ai beau chercher, je n'en trouve pas dix (pas un sur soixante) : qui m'offrent le même phénomène. Et ce phénomène révèle pas mal de choses, mes gars !... A l'âge où il prenait conscience de sa personnalité, Jules Simon se redressait et affirmait ses positions. Jules Simon montait alors, tout doucement, mais sûrement... Il montait sur les routes de la discipline ; il montait sur les routes du travail ; il montait sur les routes de la vertu et de la vraie piété... Je suis sûr qu'il ne fut pas de ceux-là qui n'attendent que d'une neuvaine à Notre-Dame le succès de leurs examens avec le rachat de leur insouciance et de leur paresse.

       Certes, ses camarades remarquent déjà son étonnante facilité au travail : Jules travaille comme en se jouant. On voit bien que son intelligence n'est pas ordinaire et que, s'il avait un peu de vigueur physique, il dominerait facilement sa classe. On sait tout cela, mais on constate aussi que son âme passe à sa tâche, plus qu'il n'y paraît... et, parfois, on en a comme une révélation éblouissante.

       « Je me souviens, écrit un de ses camarades de cours, d'une « improvisation » sur un sujet d'Histoire. C'était en Rhétorique. Pendant 1 h.15, au grand émoi de son professeur... qui n'osa ni ne voulut l'interrompre, il avait absolument ébloui son auditoire, un peu sans doute par la facilité avec laquelle il avait retenu les événements, les dates, mais surtout parce qu'on se rendait compte que ce n'était pas là un pur travail de mémoire ; qu'il avait compris quelque chose à l'Histoire ; qu'il avait vu dans ces événements à étudier une suite, un enchaînement, des répercussions : ça l'avait intéressé, il s'était rendu maître de son sujet »

(P. JACQUEMIN)

       Dans ces années où son ascension intellectuelle le signalait à ses camarades, Jules Simon, au lieu de s'isoler se livrait de plus en plus.

       Ecoutez encore ceci

       « Il y avait dans la classe des exigeants, un groupe plus ou moins aristocratique et fermé ; Jules y avait accès. Mais il préférait se prête ! à tous. On pouvait toujours se joindre à lui, en récréation, en promenade, en toute circonstance. On pouvait toujours lui demander un service, sûr d'être bien reçu... Sa conversation était vraiment agréable, son humeur tout à fait joviale... Il conciliait sans difficulté une gaieté assez exubérante, une joie un peu bruyante avec un sérieux, une maturité qui éclataient à l'occasion des joutes où s'affrontaient nos jugements sur les graves problèmes qui parfois sollicitaient notre attention ».

(P. JACQUEMIN)

       Quoi d'étonnant, dès lors, d'entendre ses compagnons assurer qu'en Rhétorique il était celui qui exerçait le plus d'influence sur sa classe. Même ses blâmes, il les faisait accueillir irrésistiblement. Que de petites « fureurs populaires » n'a-t-il pas apaisées ? .. Tout bonnement, tout simplement, sans paraître y toucher. Déjà alors, il possédait cet art souverain de passer insensiblement de la blague, de la grimace, qui faisaient rire à gorge déployée, aux entretiens plus sérieux, aux envolées même où son âme toute droite et loyale s'imposait aux autres âmes et les subjuguait.

       A-t-il songé au Sacerdoce ?... Son père est persuadé que la question s'est posée pour lui... Voici le témoignage d'un de ses amis de Rhétorique :

       « J'ignore s'il a songé un moment au sacerdoce ; personnellement j'avoue bien franchement que je n'y ai jamais guère cru pour lui. Mais certainement, déjà alors, il avait au moins le respect de cette vocation. Quand on parlait des « futurs curés », certains affectaient le dénigrement (tout en forme, d'ailleurs !), lui, préférait se taire, sachant que ces discussions ne rimaient pas à grand’ chose. Mais je revois, en ces occasions-là, son regard méditatif, un certain air recueilli qui en disait long : on voyait qu'il y avait bien réfléchi ; qu'il avait compris que la vocation sacerdotale, même si elle n'était pas pour lui, était quand même une vocation supérieure et qu'il y avait là au-moins quelque chose pour lui, parce qu'elle exigeait le don de soi à une cause supérieure et qu'elle supposait un idéal d'apostolat... qui était pour lui.

       Plus d'une fois j'ai retrouvé Jules, depuis notre sortie de Rhétorique... Plus d'une fois j'ai revu ce regard, cette attitude... Devant ma bure, il restait songeur... Je voyais encore qu'il restait toujours sensible à un idéal. »

(P. JACQUEMIN)

*

*          *

       Le don de soi a une cause supérieure !... Un idéal d'apostolat !... Faut-il s'étonner, dites ! que Jules Simon, ne se reconnaissant pas de vocation sacerdotale, ait rêvé d'une vie consacrée à l'Enseignement ; qu'il ait voulu, dans le monde, cette sorte de sacerdoce ?...

       D'octobre 1932 à juillet 1936, il fait à Louvain sa licence en Histoire.

       Evoquer l'universitaire sera presque fatalement rappeler le collégien. Qu'on pardonne donc les redites nécessaires.

       J'ai le témoignage de ceux qui l'ont le mieux connu. Comme par hasard ce sont des « bonnespéreux » !... C'est un des traits que personne n'ignore : plus que d'autres, peut-être, les « bonnespéreux » de Louvain se recherchent et fraternisent dans leur vie universitaire : vie de travail et vie de délassement... N'ont-ils pas vécu, plus que d'autres, côte à côte, dans un internat cent pour cent, formés aux mêmes disciplines intellectuelles ? Ne se resserrent ils pas davantage les coudes, du fait qu'ils sont moins nombreux : un gros contingent de chacune de leurs classes glissant, chaque année, vers la Philosophie ? N'est-ce pas plutôt que le charme de Bonne-Espérance et le sourire de sa Vierge continuent leur incantation ?... Le fait demeure, en tout cas, et il est patent en ce qui concerne Jules Simon. Parler de Louvain avec lui, c'était parler d'Alphonse Fastrez, de Jacques Hennard, de Marcel Blanchez, de Fernand Dartevelle, de Léon Wilquot, de Georges Fauvaux ...C'était parler de ces chers abbés du Saint-Esprit, plus âgés que lui, certes, mais avec qui il avait vite fait ou refait connaissance : Joseph Thomas, Désiré Joos, Joseph Ermel, Vital Piérard, et d'autres.

       Evidemment, avec son exubérance, son irrésistible attrait pour la vie joyeuse, Jules fut, à Louvain, un « student ! »

       « Sa jovialité, son humeur égale (je cite mes témoins), son bon caractère, son amabilité pour tous en faisaient le centre d'infiniment de sympathies ».

(A. FASTREZ)

       « On recherchait sa société dans les réunions de détente ».

 (M. BLANCHEZ)

       « Il donnait ses loisirs à l'organisation de la vie estudiantine, afin de la rendre plus agréable aux autres »

(A. FASTREZ)

       Lui, qui ignorait tout de la musique, mais qui l'aimait, dans la fanfare wallonne de Louvain dont il fut le secrétaire, à côté d'un batteur de caisse, « bonnespéreux » comme lui, les pas redoublés fous de ces gaillards déchaînés, lui, Jules Simon, les ponctuait au son frénétique des cymbales.

       Mais sa joie,

       « c'est à ses amis borains surtout qu'il la prodiguait »

(A. FASTREZ)

       « Il tenait, dans cette communauté boraine de Louvain, une place de tout premier ordre, alors que peu s'en doutaient,... car il était sublimement modeste (je cite !), essayant de faire oublier les services qu'il rendait ».

(M. BLANCHEZ)

       Son borinage !... Petite terre dans la grande, il l'aimait d'amour. Et c'est là un des signes les plus authentiques du vrai patriotisme... Avant d'aimer sa patrie, mes garçons, il faut aimer son village ou sa cité ; par-delà la cité, il faut aimer sa région, sa province, avant d'aimer sa

patrie... Vous prétendez être citoyens du monde, soyez d'abord Européens ; soyez d'abord Belges ; soyez d'abord de ce Hainaut dont nos Vieux osaient dire qu'il est « terre tenue de Dieu et du Soleil »... dont nous pouvons dire, bien sûr, qu'il est terre de feu !... Feu de ses fours à chaux et à ciment... Feu de ses verreries et de ses poteries... Feu de sa métallurgie... Feu de ses charbonnages, avec leurs fours à coke et leur grisou, tueur d'hommes... Feu de ses âmes, aussi !....

       Jules Simon aimait Wasmes... Il en aimait le passé et ses traditions : que de fois n'a-t-il pas captivé ses camarades en leur parlant, sans se lasser, de la « Pucelette » et du « Tour de Wasmes » ? ... Il en aimait son club de football, ses sociétés de musique : chorales et instrumentales ; il en aimait le pittoresque : ce bois de Colfontaine, dont son père et sa mère lui avait appris à goûter le charme ensorcelant, inconnu du profane... Il en aimait... même les laideurs !... Et il avait raison !...

       Ecoutez donc ses amis nous livrer leur témoignage « Jules avait pour son pays borain une affection toute particulière : il en aimait la langue et le folklore ».

(A. FASTREZ)

       « Les étudiants borains l'adoraient, car il avait un attachement farouche au pays natal... Ce borinage !... Il l'aimait de toute son âme. Il nous le chantait bien souvent ! »

(F. DARTEVELLE)

        A Louvain, Jules Simon avait emporté la nostalgie de sa terre boraine... et celle, aussi, de Bonne-Espérance.

       « Il était la cheville ouvrière du cercle d'études où les Anciens pouvaient se serrer les coudes et revivre la sincère camaraderie qu'ils avaient forgée au cours des Humanités ».

(M. BLANCHEZ)

       A Louvain, Jules Simon avait emporté ses amitiés.

       « Jules était l'ami véritable, l'ami sur lequel on peut toujours compter, toujours prêt à rendre service, allant au-devant de vos désirs... Ah ! nos longues conversations où nous parlions de tout et de rien, dans nos promenades « extra muros » !... C'est alors que j'ai découvert Jules... Et je croyais le connaître ! »

(F. DARTEVELLE)

       Il me manque, hélas ! un témoignage, celui de nos braves garçons que Jules Simon, avec tel ou tel de ses copains – pas vrai, Alphonse Fastrez ? – s'efforçait de maintenir dans les justes limites de la gaieté et de l'exubérance, lors des réunions exceptionnelles des « students » de l'Alma Mater.

       A Louvain, Jules Simon était surtout allé travailler, se former à ses tâches futures de Maître d'Histoire... Ecoutez un de ses grands amis :

       « Je l'ai revu un jour à Louvain. J'ai retrouvé en lui cette union remarquable du sérieux et de l'enjoué. J'ai interrogé ses condisciples : son caractère viril et heureux continuait de s'affirmer davantage. Il ne se privait pas d'assister aux régionales ; on pouvait aller le trouver, quand on voulait, pour causer agréablement, mais au bout d'un moment, il savait faire sentir qu'il voulait (le mot est souligné), qu'il voulait se mettre au travail ».

(P. JACQUEMIN)

       Il fallait s'y attendre : ses camarades, qui notent cependant sa facilité déconcertante au travail (M. BLANCHEZ), parlent de son intelligence remarquable (A. FASTREZ), de son intelligence peu commune (F. DARTEVELLE), le disent magnifiquement intelligent et d'une noblesse de race dans les idées (M. BLANCHEZ)... C'est vite dit !... et Jules Simon n'a tout de même pas la science infuse. Tout comme les autres, il lui faut trimer dur. Mais, voilà ! il fait ça... sans paraître y toucher.

       Les résultats ?

1933,candidature en Philosophie et Lettres, 1re épreuve : succès.

1934, candidature en Philosophie et Lettres, 2ème épreuve : distinction.

1935, licence en Histoire, 1re épreuve : distinction.

1936 : Jules subit son dernier examen, mais ce n'est qu'en 1938,son service militaire achevé, après une année d'enseignement à Bonne-Espérance, qu'il présentera sa thèse et subira les épreuves de l'agrégation... Il s'assure alors, avec distinction, la licence en Histoire et, avec grande distinction, l'agrégation en Histoire de l'Enseignement Moyen du degré supérieur.

       Comme en Humanités, Jules Simon, universitaire, a monté.

*

*          *

       Vacances de juillet 1937... Bonne-Espérance aura besoin d'un professeur pour l'une des sections de Quatrième... Car il faudra deux sections en Quatrième. Plus de cinquante élèves pour un nouveau professeur –  Gosseries nous quitte – c'est trop ! Monseigneur ne peut pas nous accorder de prêtre... Il faudra un laïc... M l'abbé Piérard, frais émoulu de l'Université, prendra l'une des sections. A qui confier l'autre ? Et nous rêvons au magnifique apostolat qu'en un coude à coude fraternel des laïcs qui s'appellent Jean Roland et Joseph Vael ont réalisé avec nous parmi notre jeunesse, voici quelques années. C'étaient deux Anciens. Si nous pouvions trouver un Ancien comme eux !... Des candidatures surgissent, solidement épaulées... Mais, si nous en suggérions une, nous autres !... Celle de Jules Simon !... Il a subi tous ses examens universitaires; il a satisfait à ses obligations militaires ; il attend une « nomination à l'officiel » ; mon Dieu ! sa thèse. il la préparera en vacances et même pendant l'année scolaire, en ses heures de liberté... Nous avons tous gardé un si bon souvenir de lui !... Et puis il connaît très bien son co-équipier, M. l'abbé Piérard : il a vécu avec lui à Bona-Spes et à l'Université... On écrit à Tournai ; Tournai donne son accord... Dare dare, consigne est laissée à Jules Simon d'avoir à se présenter à nous assez tôt, le jour de la Réunion des Anciens : on aurait à causer avec lui... Fidèle à la consigne, Jules arrive tout juste à temps pour que son grand camarade, Florent Legrain, puisse éventer notre secret !... En bref, Jules ne dit pas : « non » à nos propositions... On écrivit de nouveau à Tournai et l'affaire fut ainsi réglée... Quand il reçut la nouvelle de sa nomination, Jules dansa, il sauta, il devint frénétique, il faillit tout casser chez lui, il força sa grand'mère à lui emboîter le pas en de folles sarabandes...

       Cette exubérance, à la mesure parfaite de la passion dont son âme brûlait pour son Séminaire, n'empêcha point qu'il ne nous arrivât, la peur dans l'âme... Oui, Jules Simon eut peur dans le moment qu'il lui fallut affronter sa tâche. Et cette peur l'honore : elle prouve qu'il regardait bien en face les responsabilités de la mission assumée.

       Mais, qu'avait-il besoin d'avoir peur ?... Il nous apportait une âme dégagée de toute entrave au monde, un cœur absolument libre et qui ne demandait qu'à se donner. Il nous apportait des dons magnifiques d'intelligence et une facilité souveraine d'exposition. Il nous apportait une longue habitude de travail et une solide formation. Il nous apportait une joie, une sérénité inaltérables. Il nous apportait sa vieille passion pour le Séminaire et Notre-Dame... Il retrouvait quelques-uns de ses anciens professeurs, de ses anciens camarades d'études. Tout à côté de lui, en une fervente collaboration jamais démentie, Vital Piérard allait, comme lui, faire ses premières armes... Qu'avait-il besoin d'avoir peur ?...

       Dans le fait, il fut ici très heureux, et son apostolat fut magnifique.

       Mais, écoutons d'abord nous parler de lui les Rhétos qui le virent nous arriver et vivre parmi nous....

       « Pour les aînés que nous étions, il faisait davantage figure d'universitaire, de joyeux étudiant transplanté dans la vieille abbaye... Qui ne se le rappelle, traversant les cloîtres, ses livres sous le bras, le pardessus éternellement ouvert ?... Il souriait toujours ; il avait pour chacun un bonjour amical... Il était pour nous si fraternel, il se montrait tant de notre âge que nos Rhétos le nommaient tous par son prénom : c'était « Jules ».

       Un jour, il dut remplacer au pied levé un acteur défaillant. Inutile de dire si cette collaboration inattendue souriait d'avance aux élèves ! On le connaissait joyeux, on se promettait du plaisir... Les quelques répétitions qu'il nous accorda greffèrent des comédies innombrables sur la comédie qu'il nous fallait jouer... Ignorant tout de son rôle, il montait en scène et, au grand désespoir de ses partenaires et du souffleur, il brodait des tirades, composait des jeux, lançait tout un tas d'allusions que des initiés pouvaient seuls saisir, soufflait lui-même les répliques à ceux qu'il mettait dans l'embarras, avec une telle verve, une telle aisance et un tel sérieux que nous en tombions tous assis... Malgré nos terreurs, la pièce connut un succès étourdissant, grâce à lui.

       A côté de cela, quand on avait l'occasion de l'approcher un peu, de causer avec lui : en chambre, dans le train à l'occasion d'une sortie, on sentait que cette joie extérieure, que cet aimable entrain, qui étaient sa caractéristique propre, n'étaient que l'épanouissement, en surface, d'un grand esprit de générosité et de don de soi.

       Nous ne savons pas ce que fut Jules Simon comme professeur, mais, si nous pouvons en juger par un examen oral qu'il nous fit un jour « passer » en Rhétorique, il devait être particulièrement clair ».

(A. BOUCHELET)

       Ce qu'il fut comme professeur, un des vôtres vous le dira bientôt, mes garçons, vous le dira ou vous le rappellera... et je gage que vous ne corrigerez pas un mot à ce témoignage,

       toi, qui me dis que « la classe, avec lui, devenait en quelque sorte une famille dont il était le père, que l'on aimait beaucoup et que l'on respectait ».

(R. LHOIR)

       toi, qui me rappelles une des réflexions qu'il t'a laissée, tandis qu'il partageait vos jeux : « Tu es chef d'équipe et, sur le terrain, je ne suis plus ton professeur, je suis un joueur ; mets-moi où tu veux ».

(J. DUCAT)

       toi, qui m'affirmes « n'avoir jamais entendu un : « non » sortir de sa bouche, quand un service ou un conseil lui était demandé ».

(E. VERSIEUX)

       toi, qui l'as vu « si humble et si simple dans ses manières et ses paroles qu'on l'a pris plus d'une fois pour un élève ».

(G. PENASSE)

       toi, qui me confies que « chacune des paroles qu'il te disait, soit en classe, soit en chambre, te rendait vraiment joyeux et fort ».

(D. DELPLANCQ)

       toi, qui as noté « la clarté étonnante de ses leçons et la finesse des traits d'esprit dont il émaillait ses exposés ».

(P. DELMOTTE)

       toi, qui as noté « sa patience proverbiale et le calme absolu avec lequel il répétait des explications déjà données ».

(M. LEBACQ)

       toi, qui as noté qu'avec lui « on travaillait, poussé, pour ainsi dire, par son propre exemple ».

(R. LENAIN)

       toi, qui sans avoir été son élève, as admiré «l'ardeur dont toute son âme vibrait, quand, à la J. E. C., il parlait du Pape ».

 (NOMBREUX TEMOIGNAGES DES IVes. A.)

       toi, qui l'as contemplé plus d'une fois « assistant à sa messe et qu'émouvaient la piété et la simplicité avec lesquelles il allait recevoir son Chef ».

(CH. BAUMANN)

       toi, qui as bien vu que « tout son bonheur était de se dépenser pour les autres ».

(J. DELPIERRE)

       Dirai-je, à présent, le collègue que Jules Simon fut pour nous tous ?... Pourquoi pas ?... Dans notre communauté il était le gavroche, le gamin de Paris, l'enfant terrible... L'envie lui en prenait-elle, il ne se gênait pas pour me ponctuer la lecture d'une page épique du Cid de quelques roulements de timbale unis à de vibrants appels de trompette dont le vacarme mêlé me descendait de la chambre qui domine ma classe !... Il vous suffira de revoir les photos exposées dans les cloîtres – et que M. le Préfet de discipline, d'autres avec, consentent à nous avouer qu'ils furent pris au jeu – pour que vous m'accordiez que Jules Simon fut un jour parmi nous, un mystérieux et délicieux... « Père De Sutter », annonciateur étrange et fugitif de M. l'abbé Van Wezemael.

       En tout ce déploiement de verve et de fantaisie, Jules ne cherchait que le rayonnement de sa joie... C'est dans le même esprit qu'il nous procura tout le matériel nécessaire au fameux jeu de crosse qu'il s'obstina à nous apprendre et à nous faire aimer, en nous conduisant, dans les pâtures, soulever lourdement les « soules » de nos crosses maladroites.

       Malgré les terreurs que nous inspirait parfois son imagination déchaînée, nous l'aimions tous beaucoup... Il rôdait, à ses heures, dans tous les coins ou gîtent les professeurs et, quand nos portes s'ouvraient pour lui, le sourire, toujours, épanouissait nos visages, parce que son sourire illuminait le sien...

       Certes, il avait vu juste, son ami, qui m'écrit ceci :

       « Lorsque je l'ai revu pendant son professorat, hélas ! si court, à Bonne-Espérance, je dois avouer que Jules m'a paru le plus heureux des hommes. Il était vraiment dans son élément, prenant sa besogne à cœur. Il était content de pouvoir se dévouer et s'en donner à cœur joie, car il se sentait entouré de la sympathie de tous ses élèves et de l'amitié profonde de tous ses collègues ».

(F. DARTEVELLE)

       Vous sentiez juste, cher Monsieur Simon, quand vous me demandiez : « Mais quel philtre Bonne-Espérance a-telle versé aux entrailles de mon enfant pour me l'avoir ainsi ravi ? »

       Cher Monsieur Simon, pensez-vous que Bonne-Espérance vous ravissait votre enfant ?... Ne pensez-vous pas qu'elle vous le gardait merveilleusement, qu'elle vous le préparait de plus en plus au don total et définitif qu'il ferait de tout lui-même à cette patrie que vous avez, vous-même, si bien et si glorieusement servie ?...

       Je ne me l'appelle pas sans une émotion profonde cette randonnée de détente que l'abbé Dantinne et moi-même fîmes avec Jules et l'un de ses camarades Wasmois, tout de suite après la distribution des prix de juillet 1939... Notre itinéraire nous conduisit dans les pays rédimés. Le 21 juillet, nous assistions au TE DEUM dans l'église décanale de Saint-Vith.... Les vacances n'étaient pas à leur terme que Jules Simon était déjà rappelé... Il avait été prévu qu'avec l'abbé Piérard il ferait la Syntaxe, dont les élèves seraient plus nombreux que ceux de la Quatrième... Jules Simon ne devait jamais inaugurer sa troisième année d'enseignement à Bonne-Espérance.

*

*          *

       Je le sais, mes garçons, il ne faut pas essayer de pénétrer les desseins de la Providence : ils sont insondables. Mais, me permettrez-vous de remarquer ceci ?... Humaniste, Jules Simon, déjà, conduisait ses camarades. Universitaire, Jules Simon conduisait ses compagnons d'études. Professeur, Jules Simon conduisait ses élèves. Et, cette emprise effective que toujours il a exercée, il la dut partout, bien plus qu'à l'exercice de l'autorité, à la séduction naturelle qui fascinait ceux qui vivaient dans son ambiance. Il n'avait pas l'autorité sur ses condisciples de collège. Il n'avait pas l'autorité sur ses camarades d'Université. Et son autorité de professeur, lui qui, tout petit, avait rêvé d'être gendarme, il s'en servait si peu ! Tous ses élèves sont unanimes à remarquer qu'il était trop bon et que, si on l'avait voulu, on eût pu facilement être indiscipliné avec lui. Mais on ne voulait pas être indiscipliné, parce qu'on l'aimait trop.

       Et voici que, brutalement, les événements imposent à Jules Simon la conduite d'autres hommes. La guerre sévit sur l'Europe. Dès le début de l'alerte, dès avant septembre 1939, Jules est rappelé... Il est adjudant ; il sera bientôt sous-lieutenant.

       Que sera Jules Simon dans cette épreuve qui va couronner sa vie ?

       Parmi nos mobilisés de Belgique, tant et tant furent vaincus et dominés par elle !... Quelle résistance opposera-t-il, lui, à la terrible tentation ?

       Il part très simplement.... Ses vacances déclinaient. Il avait accepté de faire quelques leçons à un élève qui préparait un examen de grec. Le jour même où Jules recevait son ordre de rejoindre, un vendredi, le vendredi 25 août, en l'anniversaire de son père, son élève de vacances se présente chez lui, ignorant tout de ce rappel. « Monsieur Simon » lui fit sa leçon comme à l'habitude, et, le moment venu de prendre congé, il dit très simplement : « Tu ne viendras pas mardi : je dois partir. Si je reviens avant la fin des vacances, je te le ferai savoir ».

(L. BERTIAUX)

       Il part avec, au cœur, les seuls amours qu'il ait jamais eus, parmi ceux-là, celui de Bonne-Espérance...

       « Songez, écrit-il, que quelqu'un, là-bas, dans les boues de Campine, va bénir ceux qui, si aimablement, se rappellent à son souvenir. Et pour moi quel plaisir chaque fois nouveau de recevoir ainsi de temps à autre des nouvelles qui jalonnent la route et me permettent de suivre, même de loin, la vie du Séminaire, votre vie à vous tous, cette vie qui fut mienne aussi, et dont le souvenir me poursuit chaque jour davantage. Si vous saviez combien de fois je repense à tout ce que nous avons vécu ensemble comme grands et surtout comme petits événements, et combien de fois je rêve à tout ce que vous pouvez faire à telle ou telle heure de la journée... Un détail, et j'en ai pour huit jours de méditation... et je me prends parfois à rire tout seul à songer aux réactions de chacun d'entre vous à telle ou telle occasion ».

       « Je me prends à rire... ». Cher Jules Simon, va !... Son immarcescible gaieté, sa verve, sa fantaisie, son optimisme, il les a emportés dans ses bagages...

       C'est des pages entières qu'il me faudrait vous lire à ce sujet. Ecoutez-le seulement en quelques brefs fragments...

       Février 1940. Le froid est sibérien, quelque part en Belgique... Il est 23 heures moins quelques minutes. Jules Simon est de garde au fond d'une tranchée où il s'est aménagé un gourbi aussi commode que possible...

       Voici la lampe :

       « Voulez-vous de la lumière !... Fiat lux !… et voilà une bien bonne bouteille dont le goulot semble fait tout exprès pour recevoir une chandelle sortant directement du fournisseur de la Cour... Un mince fil de fer qui s'accroche presque de lui-même à une branche du plafond et, hop ! voilà le plus beau lustre que vous puissiez imaginer ».

       Voici l'eau courante :

       « La Providence y a pourvu pour nous : la neige à votre porte vous offre toutes les possibilités et même, jugeant sans doute que c'était encore trop de mettre ce brave pif, comme disait Christian, à la porte, les dieux secourables nous l'expédient au travers du clayonnage qui forme notre ciel ».

       Et voici la T. S. F. :

       « Ecoutez ces notes et crescendo, decrescendo, decrescendo, redecrescendo, ces notes graves, aigües qui se culbutent, puis s'arrêtent brusquement en un point d'orgue impressionnant... Ah, pardon !... Je n'ai rien dit. C'est le brave infirmier, qui est à mes côtés, qui ronfle comme un bienheureux, sans se douter que je mets son papier à lettres au pillage ! »

       En bref, Jules Simon emporte avec lui son âme et tout ce qui crée son ascendant partout où il vit parmi les hommes.

       « Pour ses soldats, Jules était un grand frère : il se comportait comme tel et eux le considéraient de même. Ils l'accostaient, lui parlaient franchement, simplement, comme en famille, mais respectueusement, sachant très bien ses responsabilités et qu'il était l'autorité. Notez que j'évoque que des scènes vécues par moi ».

(A. SEMAILLE)

       Tel est le témoignage d'un de nos Anciens qui a vécu assez longtemps avec lui... Autre témoignage :

       « Il était très aimé de ses soldats. Je me souviens de ce détail familier que me racontait l'un d'eux : le lieutenant provoque parfois un rassemblement… en frappant des mains, comme à l'école ».

(P. LUCAS)

       Dès là qu'on est bon, on peut exercer l'autorité comme cela, pas vrai, garçons ?... Or, Jules Simon était bon pour ses hommes. Acceptant tout de leur vie, il savait les souffrances qu'ils devaient endurer pour être fidèles à leur mission et il a des pages entières pour s'apitoyer sur le sort de ces braves gens... « Cette nuit, on a dû transporter à l'infirmerie un homme de mon peloton, dont les membres étaient raidis par le gel »... « Si, aujourd'hui, un seul des hommes désignés pour la garde est exempté de service pour motif de santé, il faudra que demain les hommes qui montent aujourd'hui de garde continuent sans repos leur faction »... Mais laissons donc parler les autres... et les faits que ces autres dévoileront.

       « Il obtenait de ses hommes tout ce qu'il voulait, mais aussi s'est-il beaucoup occupé d'eux, fondant un orchestre, une troupe dramatique, organisant des conférences, etc... Il se faisait surtout aimer par sa grande simplicité ».

(P. LUCAS)

       « S'il n'a pas pu réaliser tout ce qu'il voulait, c'est que son commandant s'y opposait... Lorsque nous avons su que nous partions pour Eben-Emael ou environs, il m'a parlé tout de suite de journaux à prévoir, avant même que je ne lui aie parlé de mes projets (c'est un prêtre faisant fonction d'aumônier qui témoigne). Et c'est ainsi que durant plus d'un mois, Jules fut distributeur de « Libre Belgique » et de « Cité Nouvelle »... Son peloton, ayant eu un cas de rubéole, était consigné pour dix-huit jours. Jules n'a fait qu'un bond jusqu'à chez moi, pour avoir mon poste de T. S. F. pour eux, ainsi que des lectures ».

(A. SEMAILLE)

       Dois-je ajouter que mes témoins disent la prédilection qu'il marquait pour les prêtres et les ecclésiastiques ?

       « Il avait envers nous une attitude à la fois cordiale et respectueuse » me dit l'un d'eux.

(P. LUCAS)

       Et un autre:

       « Je me rappelle un soir de garde au Canal. Jules s'amène chez moi, je ne sais plus pourquoi. J'avais quelques brancardiers ecclésiastiques. Jules en connaissait quelques-uns. Vite, les ponts sont jetés avec les autres et nous voilà en train de blaguer et de rire comme des bossus... Entre un jésuite. Sans plus de préambule, il se met de la partie, quand il s'aperçoit qu'il a devant lui un officier. Sa confusion est extrême : il s'excuse comme il peut... et Jules « rigole » d'autant plus fort... Quelques cinq minutes plus tard arrive un sergent-médecin qui se charge de prouver à ses brancardiers qu'il est chef... On perçut, ce soir-là, toute la différence qui existe entre un sous-lieutenant et un sergent, je vous assure, quand les grades sont portés par des types différents ».

(A. SEMAILLE)

       Officier, Jules Simon admire, d'ailleurs, ses hommes, ceux qui veillent, comme il aime à les nommer. Il écrit à l'occasion d'une alerte :

       « Je vous prie de le croire, j'ai été bien fier de les voir si courageux, presque joyeux même... et, lorsque la radio anglaise parle de la calme ténacité des Belges, elle ne se livre pas à une basse flatterie ».

       Mon lieutenant, laissez-nous penser tout bas : Tel officier, tels hommes !... Tout, d'ailleurs, n'était point parfait en eux, n'est-ce pas, et vous deviez parfois les rappeler à leurs durs devoirs... Vous le faisiez si bien, joignant magnifiquement, alors, les qualités du Chef et de l'Homme.

       « Il est le quart de minuit... Tantôt je faisais une ronde. Ceux qui veillent sont au poste : je bavarde quelque peu et poursuis mon voyage... Une lumière ?... C'est le braséro d'un poste !... Cette lumière malencontreuse me procure un spectacle peu banal : ceux qui veillent à ce poste, sont là, côte à côte, en train d'exécuter sous la direction d'un chef invisible, une partition musicale dans le style du : Meunier, tu dors !... Que faire ? .. Les punir ?... Mais cela va faire un chiffre astronomique de jours de cachot... Non !... Plutôt une bonne leçon !... Je descends dans la tranchée, j'empoigne le fusil-mitrailleur et je file vers mon P. C. J'alerte le caporal qui est près de moi et lui enjoins d'aller faire un tour du côté du poste en question...

       « Eh, bien, quoi ?... Qu'est-ce que vous avez fait du fusil-mitrailleur ?... »

       « Hein, quoi ?... »

       Mes types bondissent, s'affairent, se bousculent et, devant 1'évidence, restent altérés. Les plus énergiques proposent une chasse à 1'homme dans le noir !... Devant les yeux de tous, en tout cas, se dresse le spectre du conseil de guerre... N'y tenant plus devant leur émoi, le caporal les rassure et un délégué vient me reprendre 1'objet en litige, jurant, et pas trop tard, heureusement, qu'on ne l'y prendrait plus !... »

       Comment passer sous silence cette visite qu'il fit à Bonne-Espérance et qui le conduisit devant les élèves de Syntaxe, dans son uniforme d'officier flambant neuf... Ecoutez l'un d’entre eux :

       « Il vint alors nous dire, sans le savoir, un ultime adieu. Lorsqu'il entra en classe, il était si frais, si neuf, si beau dans son habit militaire que, tandis que j'applaudissais éperdument, mes yeux se mouillaient de fierté et de joie » .

 (P. DELMOTTE)

       « Comme il était heureux ! ajoute un autre… De ses yeux émanait la joie qu'il avait de retrouver ses anciens élèves. Une multitude de souvenirs se ravivaient en lui... Blanche-Neige !... Il les appelait ainsi, amicalement, de leurs surnoms... Nous, nous l'accablions de questions, pour le taquiner, pour lui demander ce qu'il pouvait bien faire à l'armée. Et lui, tout bonnement, un léger sourire aux lèvres, il commençait à nous expliquer,... comme autrefois il nous commentait les opérations de César...»

(G. SAMAIN)

       Une photo a fixé l'image de Jules Simon, tel que l'ont revu ses élèves. Cette limpidité, cette pureté, j'allais dire : cette candeur enfantine du regard ; cette sérénité, cette paix, cette calme gravité d'un visage que pas une ride n'effleure ; cet abandon dans l'attitude, si simple et

dépouillé de toute prétention ; cet imperceptible et indéfinissable je ne sais quoi qui annonce une figure prête à s'irradier d'un délicieux sourire : c'est Jules Simon tout entier, c'est lui, tel qu'il apparut pour la dernière fois à nos regards mortels, à Wasmes comme à Bonne-Espérance.

       A présent, l'heure de la grande épreuve a sonné. La Belgique est jetée dans la guerre... Jules pressent-il son destin ?... Il écrit à sa maman : « Maman, maman, l'heure est grave ! Il faut prier, beaucoup prier. Mais, quoi qu'il arrive, n'en veuillez pas aux Allemands !...» Ah !. .. s'il meurt, il mourra, lui, l'âme pleine de bien moins de haine que d'amour... Mais, s'il doit mourir, il se battra...

       Au matin du 10 mai, il est dans la région de Louvain, au mur de fer KW, où il prend contact avec l'ennemi, après la percée du Canal Albert... Il fallut reculer. En ordre parfait, ses hommes se replient sur Alost, pour gagner ensuite la position de tête de pont de Gand, en Grand’ Garde devant l'Escaut.

       « Au matin du samedi 18 mai, écrit un témoin, j'ai eu le bonheur de faire un bout de chemin avec lui... Nous terminions notre deuxième nuit de marche. Nous avions traversé Alost, Jules était désolé de la tournure des événements. La faim tenaillait ses hommes et le réduisait lui-même. Mais il s'obstinait à tenir.... Il se mit à me raconter qu'en face de Wigmael, il avait passé le canal avec ses hommes, qu’ils étaient prêts à une contre-attaque et près de la déclencher avec un moral excellent,... quand arriva l'ordre de se retirer... parce que les chars anglais – deux cents ! – avaient disparu... D'Alost, nous sommes partis pour notre troisième nuit consécutive et je n'ai plus revu Jules ».

(A. SEMAILLE)

       C'est pendant la résistance sur l'Escaut que Jules Simon allait trouver la mort. Le 22 mai, son régiment forme tête de pont, en Grand’ Garde, à Bayeghem ...

       Laissons parler un dernier témoin :

       « Le sous-lieutenant Simon, désigné pour me relever aux avant-postes. A UN MOMENT CRITIQUE, VINT, SEUL, TRES CALME, FAIRE LES RECONNAISSANCES QUI S'IMPOSAIENT... Notre retraite empêcha cette relève, mais, le lendemain, EN PREMIERE LIGNE, je retrouvai notre ami ; c'était à EECKE, sur la rive gauche de l'Escaut. En cherchant une liaison avec les unités voisines, j'eus la bonne surprise de trouver à ma droite un peloton de la 11ème compagnie, commandé par lui. La pression ennemie se faisait plus forte et il fallait être partout pour empêcher le passage du fleuve. VERS MIDI, LE SOUS-LIEUTENANT SIMON TOMBAIT EN BRAVE, LE FRONT ET LE COEUR PERCES D'UNE BALLE, PRES DE SON POSTE DE COMMANDEMENT, ALORS QU'IL ENCOURAGEAIT SES HOMMES SERIEUSEMENT MENACES... »

(BRAN)

       En cette splendeur du jour de la Fête-Dieu, sur la terre féconde de Flandre, les blés, impitoyablement, livraient leurs épis lourds d'espérance à la caresse ardente et fatale du soleil... Les blés, tout doucement, mûrissaient pour la moisson ; Eux aussi, bientôt, tomberaient, pour livrer aux Hommes le Pain et l'Hostie... Dans les Blés et parmi nos Morts, la brise modulait sa divine chanson :

Quoi ! l'inerte froment qu'on jette dans la terre
Pourrit pour devenir le plus pur aliment,
Et nos Morts, prisonniers du stérile mystère,
Nos Morts ne seraient pas un immortel froment !

       A cette voix une autre voix impérieuse, divine, comme elle, répondait en murmurant :

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu !
Heureux ceux qui sont morts sûr un dernier haut lieu,
Parmi tout l'appareil des grandes funérailles !

Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre !
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre !
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés !

       Mon dernier témoin achève l'ultime rapport

« Le chef du bataillon a proposé le sous-lieutenant Simon pour la citation, si mes souvenirs sont exacts, à l'ordre du jour de la Cinquième Division d'Infanterie ».

(BRAN)

       Partout – vous m'entendez, les gars ? – partout où l'on apprit ce glorieux départ et dès le moment qu'on le sut – entendez bien : dès le moment qu'on le sut – un concert unanime de regrets et d'admiration s'éleva à la mémoire de Jules Simon... Dans tout ce que le souvenir de Jules m'a permis de lire, je ne sais rien de plus émouvant que ces quelques lignes :

       « Là-bas, en lointaine Silésie où nous apprîmes son sacrifice, M. Marlier, qui partageait ma captivité avec Georges Roisin, a célébré une messe pour le repos de son âme. C'était notre façon à nous, prisonniers, de faire quelque chose pour lui... »

 (A. FASTREZ)

*

*          *

       Quelqu'un me disait, un jour, en parlant de lui

       « Comment un homme pareil n'était-il pas prêtre ?... Ne croyez-vous pas, M. l'abbé, qu'il le serait devenu, un jour ? »

(Mr DEVIGNE)

       Ce quelqu'un qui me parlait ainsi était le papa d'un de nos élèves, d'un des élèves de Jules Simon... Et je me pris à songer alors à tout ce qui a fait de Jules Simon ce qu'on dit qu'est le prêtre : Un autre Christ.

       Un autre Christ, il le fut par la grâce qui habitait en lui, certes.

       Un autre Christ, il le fut par ce don magnifique qu'il fit de tout son cœur de chair à la tâche qu'il s'était assignée, car; je le sais et le proclame, s'il a voulu son cœur parfaitement libre, alors qu'on lui livrait des assauts séducteurs, c'est en raison de sa mission parmi vous qu'il l'a voulu.

       Un autre Christ, il le fut par cette mission même qu'il assuma librement, mission d'enseignement que s'assigne le maître chrétien à l'appel laissé par le Maître aux âmes conquérantes : Allez ! Enseignez !

       Un autre Christ, il le fut par son sacrifice suprême, que le poète a si bien chanté :

Pur et fort, il songeait : Pourvu qu'on tombe en brave,
La Mort a des splendeurs dont la Vie est l'envers ;
Depuis celui du Christ, le sang rachète et lave,
Et l'éternelle Croix domine l'Univers.

Sacrement, ainsi qu'un baptême,
Le sang est l'Offrande suprême :
Auprès de lui, le reste est peu,
Auprès de lui, toute prière
N'est qu'une ombre de sa lumière...
Le sang porte l'esprit de Dieu !

*

*          *

Heureux donc qui, dans la bataille,
Se dressa de toute sa taille,
A la fois calme et frémissant ;
Qui, prêtre de son sacrifice,
Prenant son cœur comme un Calice,
Tendit vers le ciel tout son sang !

       Un autre Christ, il le fut par l'apparente inutilité de son sacrifice.... Attendez donc !... Pour juger du triomphe de la Croix du Christ, il nous faut atteindre à la fin des temps et au Royaume Nouveau... Pour juger du triomphe du sacrifice de nos morts de la guerre, du triomphe du Sacrifice de JULES SIMON, attendez !... Ou plutôt, Ecoutez !... Ecoutez donc les immortelles et prophétiques voix humaines, qui vous sont familières !.. Ecoutez Homère et Virgile, écoutez Pindare et Horace. Ecoutez Démosthène et Cicéron, écoutez Corneille !... Ecoutez la voix divine de nos Textes Sacrés, et vous comprendrez que de telles morts déjà triomphent, parce qu'elles ont conquis, dès maintenant, des valeurs d'éternité ; parce qu'elles constituent, pour qui le reçoit, un patrimoine impérissable, inaliénable, Inviolable : patrimoine de GLOIRE, qui peut survivre à toute opulence et à toute liberté.


Eloge funèbre prononcé par
Louis DE DECKER, de Montignies
s/Sambre, premier de Rhétorique.

Madame, Monsieur,

       Il y a six mois à peine, Monsieur Simon tombait héroïquement sous les balles ennemies. La guerre terrible venait vous enlever le meilleur de vous-mêmes, votre enfant, que vous aimiez dans toute l'affection d'un papa, d'une maman. A l'annonce de cette triste nouvelle, nous fûmes consternés : nous aussi, nous participions à votre immense chagrin, nous aussi, nous perdions quelqu'un à qui nous tenions beaucoup.

       Nos souvenirs sont frais encore: lorsqu'on nous apprit qu'une section de la classe de quatrième allait être dirigée par un professeur laïque, nous craignions tous de faire partie de cette section. Et pour cause, le dévouement d'un laïque, à notre avis, ne pouvait égaler celui d'un prêtre ; passe encore pour la formation intellectuelle, mais quant à la formation morale : vaste mystère ! L'expérience devait être pour nous une leçon, – et laquelle ! – Tous ceux qui eurent le bonheur d'être les élèves de Monsieur Simon, votre fils, sont unanimes dans leur appréciation : cette phrase, cette seule phrase à la fois si banale et si riche, jaillissait du cœur : « C'était un chic type ».

       Et vraiment, Monsieur Simon était un chic type. Nous ne le connaissions que sous le jour du professeur et pourtant, rien que ses cours dévoilaient en lui une âme qui vivait à fond sa foi et sa religion. Comme il savait se donner généreusement à ses élèves ! Main de fer, gant de velours ; Monsieur Simon était à la fois un frère et, quand il le fallait, un chef. Aussi, tous l'aimaient comme on aime un grand ami et peut-être aussi un grand frère. Ses cours étaient vraiment vivants, une conversation intime : ceci parce qu'il prodiguait et sa science et son âme. Fallait-il pour expliquer un plan de bataille de César recourir à la stratégie actuelle, Monsieur Simon excellait en la matière. Il aimait beaucoup l'armée et c'est pour elle, Dieu le voulait, qu'il devait mourir. Dans tous ses cours, on pouvait admirer l'insatiable ironie, la finesse si variée, la droiture, la belle droiture du fils qui porte, nous n'en doutons pas, l'empreinte de votre éducation. Bref, comme professeur, bien exigeant eût été celui qui aurait désiré mieux. Monsieur Simon, en effet, ne se contentait pas seulement d'inculquer la science à ses élèves : il voulait surtout qu'ils deviennent des chrétiens. Tel était le but des remarques si gentilles, des conseils si éclairés qu'on recevait de lui. Nous nous le disions : à voir un laïc se conduire de pareille façon, à l'entendre répéter les paroles du Christ, nos âmes s'élevaient et un grand désir montait dans nos cœurs : devenir comme lui. Bonté, droiture, franchise, charité et par dessus tout, humilité, telles étaient, nous semblait-il, les qualités maîtresses de cet homme que nous devions perdre si tôt mais d'une façon si glorieuse. Dès lors, nous sommes restés en admiration devant votre grandeur d'âme dans le sacrifice. Vous le pensez : si la mort de votre enfant vous est très dure, vous en êtes quand même fiers, car c'est glorieusement qu'il est tombé au champ d'honneur. C'est à lui que nous songerons spontanément lorsque plus tard, on nous parlera des héros de mil neuf cent quarante.

       Vous nous voyez donc communier à votre douleur, porter avec vous la lourde croix du sacrifice. Oui, nous avons souffert de perdre un tel professeur, de perdre un tel ami, de perdre un tel frère. Nous avons souffert et nous avons prié pour que Dieu le reçoive dans son ciel et qu'Il donne à ses parents, si éprouvés et si admirables dans la souffrance, la force de supporter l'épreuve.

       Pour rendre plus vivantes nos condoléances, nous avons voulu vous offrir un portrait de votre enfant. Il est là, comme il nous apparut la toute dernière fois. Qu'il soit pour vous un réconfort, en vous rappelant que les élèves de Bonne-Espérance souffrent avec vous et prient avec vous pour le bonheur de celui qu'ils auraient voulu garder plus longtemps parmi eux.

 

Une lettre de Jules SIMON, Rhétoricien

       Cette lettre retrouvée dans ses papiers n'a jamais été envoyée. Une sorte de pudeur discrète l'aura empêché de livrer ainsi ses secrets profonds d'adolescent, la joie vibrante de son âme... Elle est datée du 9 juin 1932, lendemain de sa rentrée pour le dernier mois de rhétorique.

       D'abord, un premier jet, à peine ébauché :

Bonne-Espérance, le 9 juin 1932.

Bien chers Parents,

       Je suis rentré à Bonne-Espérance pour la lutte finale... ; c'est mon dernier retour et il s'est bien effectué. J'ai retrouvé Florent dans la voiture où j'étais monté à Cuesmes, et...

       Puis un second où le sentiment se précise et s'amplifie. Le rythme du vers rejoint celui de l'âme :

       Bonne-Espérance, oh ! ma bonne Espérance, oui !
       Six ans déjà, six ans passés depuis ce jour,
       Où tu m'as apporté la Vierge et son amour, ....

       Il coupe court, mais à la troisième reprise, l'élan est pris, l'âme déborde :

       Bonne-Espérance ! Bonne-Espérance !

Chers Parents,

       Je suis revenu pour la dernière fois et le temps est bien court qui me reste à passer dans ces murs vénérables, où depuis six ans déjà, j'ai établi ma tente ; à la veille du départ tant attendu, je ne sais ce que je dois faire ; une douce mélancolie s'empare malgré moi de mon être, et je me demande si je dois rire ou pleurer ; il faudrait que je tasse les deux : Je suis content de quitter ces lieux et c'est au moment de les quitter que je sens qu'ils ont laissé quelque trace en moi. Oui, ce n'est pas impunément que l'on franchit le seuil de cette Maison et le sourire heureux et accueillant de la Mère qui vous reçoit n'est pas sans toucher l'âme ; l'on ne peut sortir sans laisser quelque morceau de son cœur au sanctuaire béni où tant de fois, l'on est allé puiser le réconfort, où l'on a retrouvé le bonheur et un peu de famille; c'est là qu'on se complait quand l'âme est triste aux lendemains des vacances et c'est là que l'on retrouve le foyer perdu.

       Madone de ces lieux, je vous aime toujours et je sens votre place dans mon âme; vous y avez pris racine sans que moi-même je m'en doute et quand je supputais le départ des terres où vous régnez, vous travailliez dans l'ombre et vous me conquériez !

       Soyez donc la bienvenue, et non seulement en moi, mais même dans ma famille. Soyez notre Madone et suivez-moi toujours ...

Et vive les Anciens !!! Tambours !!! Allei !! Hip, hip, hourrah ! ...

Quand nous errirons, nous errirons tertoutes, nous errirons tertoutes. : . Eh ! là-bas ! .....

      

 

 



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