Maison du Souvenir

L’odyssée du soldat Jean Sartori.

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L’Odyssée du soldat Jean Sartori

lors de la patrouille d’Opheusden du 18 avril 1945

par le 1er Peloton de la C.Coy du 3ème Bataillon.[1]

Dans les années 1920, une modeste maison située rue Malgagnée, à quelques mètres de la rue Haute Préalle, abritait la famille Sartori.

Ce ménage sans histoire jouissait de la considération des habitants de l’endroit. Une fille et trois garçons comblaient de joie des parents travailleurs, soucieux de l’avenir de leurs enfants.

Le bonheur ne fut hélas que de courte durée !

Au décès de maman Sartori, la grande sœur, sacrifiant sa jeunesse, remplit auprès de ses frères un rôle trop tôt abandonné par la disparue. L’aînée fera de ses cadets des hommes !...

Des hommes qui, au cours du deuxième conflit mondial, accompliront au sein de divers mouvements de résistance les missions les plus audacieuses.

            Jean Sartori, le benjamin, a accepté de réveiller pour nous des faits douloureux qu’il voudrait oublier mais qui restent à jamais gravés dans sa chair et dans sa mémoire. Il précise qu’au début des hostilités, ses frères et lui ne ressentaient aucun penchant pour les aventures guerrières, aucun enthousiasme pour la gloire dont rêvait, à l’époque, la jeune génération. Ils étaient tout simplement des patriotes.

Le héros de notre histoire raconte :

« A la déclaration de la guerre, j’ai dix-huit ans. Nicolas et François, mes deux frères, sont mobilisés.

            Libéré après la campagne des dix-huit jours, Nicolas milite dans les rangs du Front de l’Indépendance.

            François, après la reddition, entre dans la clandestinité avec pour mission spéciale la fourniture d’armes. Trapéziste de grand talent et membre de la société de gymnastique herstalienne « Le Palmier », il était très populaire dans la commune. Arrêté par les Allemands en 1943, au café du Marronnier place Maghin, il ne revint jamais. Depuis, la seule nouvelle reçue le concernant est une présomption de décès à Buchenwald. Ce fait fut confirmé après la guerre par un prisonnier politique de Seraing qui avait partagé sa détention dans le même camp de concentration.

            En 1941, je travaille à la fabrique d’armes PIEPER (usine située rue Petite Foxhalle approximativement à l’emplacement de l’actuelle rue des Armuriers), répondant ainsi aux sollicitations de M. Delchef qui, à l’intérieur de cette entreprise, a formé un groupe de résistants spécialisé en matière de sabotage.

         Une de nos premières réalisations est la fondation d’un journal clandestin « L’Etincelle » qui paraissait régulièrement et dont la rédaction avait été confiée à des personnes compétentes.

            Une boîte aux lettres était établie au domicile d’une institutrice.

            Les actions de notre mouvement admirablement structuré et très efficace créent de sérieuses perturbations dans le fonctionnement normal de l’usine et, de ce fait, ralentissent considérablement la production.

            Mais la Gestapo est sur place et enquête. Un grave accident me sauve probablement la vie. Durant ma longue convalescence, M. Delchef et M. Peterman sont arrêtés lors d’une rafle effectuée à l’intérieur de l’usine. Ils seront fusillés le 5 août 1942.

            Le groupe Delchef démantelé, je rejoins jusqu’à la libération celui de M. Namotte.

            Quand je reprends le travail, je suis convoqué par le chef de la Gestapo Damave, placé sous le contrôle de la commission militaire et constamment surveillé.

Après le débarquement allié, la police allemande m’enferme au blockhaus Pieper situé dans les caves de l’usine.

Une nuit, vers 23 heures, Damave, ouvrant la porte de ma cellule, me prie de « foutre le camp » et me demande de ne pas oublier que je lui dois ma libération. Lorsqu’il passera devant le Conseil de guerre, Damave, pour sa défense, fera mention de ma mise en liberté, signalant qu’en me tirant des griffes de la Gestapo, il m’a sauvé la vie, ce que je confirmai devant la Cour. A l’arrivée des troupes américaines, je m’engage. Volontaire de guerre, je suis versé à la Brigade Piron.

            Après une courte instruction à Tamise, départ  pour la Hollande suivi de la montée au front entre Arnhem et Nimègue. Là-bas, les événements qui survinrent me valurent le surnom de « mort-vivant » de la Brigade Piron.

Le 18 avril 1945, j’étais soldat, volontaire de guerre, fusilier au 1er peloton de la compagnie C du IIIe bataillon de la Brigade Piron.

Ce jour-là, tôt matin, ce bataillon, commandé par le major Maurice PONCELET, attaqua avec l’appui de chars canadiens Sherman les troupes ennemies ‘SS allemands et hollandais) qui occupaient les localités hollandaises HEUSDEN et OPHEUSDEN, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de ARNHHGEM et de NIMEGUE ! Au début de l’après-midi, nous occupions ces localités d’où l’ennemi s’enfuit. La poursuite fut entamée jusqu’à ce qu’un champ de mines l’arrête.

A 18 heures, mon commandant de compagnie, le capitaine André GOORMANDS communiqua à mon peloton l’ordre de partir en patrouille. Cette patrouille était commandée par le lieutenant Albert DEWAELE. La mission était de reconnaître le terrain et d’assurer la sécurité d’une reconnaissance d’officiers de chars.

Le point de départ était un passage à niveau à la périphérie de la localité. L’itinéraire était une route droite, sans arbres, longeant une voie de chemin de fer, et aboutissant après deux kilomètres à une digue, point extrême à atteindre.

Le dispositif était :

-          2 éclaireurs (le soldat Jean ORBAN et moi)

-          1 section (sergent Robert STAS) du 1er peloton

-          1 major canadien

-          1 équipe de déminage dirigée par le lieutenant Georges DARIMONT

-          1 char Sherman avec le lieutenant James MUNDAY

-          HQ du 1er peloton

-          2 sections du 1er peloton.

Etant le premier éclaireur, je me trouvais en tête attendant l’ordre de départ. Je regardais la colonne se former. Les officiers donnaient leurs dernières instructions. Mais je me rendis compte que c’était sérieux quand je vis le 1er sergent Georges VERBRUGGE bourrer les poches des fusiliers de toutes les grenades fumigènes qu’il était possible d’emporter. Il répétait : « Vous n’en aurez jamais de trop. » Il avait l’expérience de l’ancien légionnaire. Nous sentions qu’il nous aimait. Il contribuait au formidable esprit d’équipe que nous avions. Emporter un maximum de fumigènes était indispensable. En effet, progresser sur une route droite, complètement dégagée et minée, aboutissant à une ligne de fortins (la « Gribelinie »), peut-être occupés, était extrêmement dangereux. Vers 18 h 30, avant de donner le signal de départ, le lieutenant DEWAELE me fit ses dernières recommandations.

Nous avons progressé sur environ deux kilomètres. Il y avait à gauche de la route quelques maisons isolées, en retrait, vides. Je levais le bras et tous s’arrêtaient. Je visitais. Pas de danger. Un signal et on repartait. Le lieutenant DEWAELE avait rappelé &van le départ aux deux éclaireurs de tête, Jean ORBAN et moi, de progresser alternativement, l’un observant et redoublant d’attention pendant que l’autre se déplaçait.

Nous n’avons pas pu agir ainsi parce qu’un major canadien du Canadian Armoured Regiment qui accompagnait la patrouille me fit signe d’accélérer. C’est ainsi que je fus en tête jusqu’au point extrême à atteindre. La distance de sécurité entre les deux éclaireurs et le gros de la patrouille au départ diminua progressivement.

On arriva à hauteur de la dernière maison à notre gauche. Elle était en ruine : quelques pans de mur et un tas de briques. Encore 200 mètres et la route nous conduisit à une digue d’environ 3 mètres de hauteur. Au pied de la digue, un fortin se dresse, menaçant. Nous étions devant un des éléments de la GRIBELINIE, ancienne ligne de fortification hollandaise. Plus tard, j’ai su qu’il y avait eu une communication radio entre le capitaine GOORMANS et le major PONCELET. Celui-ci a été d’accord pour que la patrouille continue, mais de n’engager que les éclaireurs. Un regard en arrière, un signe en avant et on continue.

Arrivé à hauteur du fortin, la porte ouverte montrait qu’il était inoccupé. J’ai alors escaladé la digue et traversé un passage à niveau. Devant moi se dresse la gare de KESTEREN. Un peu en avant de la gare, plusieurs wagons. Au moment où je me dirigeais vers le premier de ces wagons, situé à une vingtaine de mètres, j’ai entendu des voix s’exprimant en allemand. Je me suis arrêté sur le bord de la route, mis un genou à terre et entrai en communication avec le deuxième éclaireur Jean ORBAN qui était a pied de la digue. Le sergent STAS ayant rejoint ORBAN sommait l’ennemi de se rendre. Pendant ce temps, le lieutenant DEWAELE dispersait ses fusiliers et installait ses Brens et son mortier en position de tir.

Brusquement, du wagon le plus proche, qui était en réalité un poste de tir camouflé, une mitrailleuse a ouvert le feu dans ma direction. Dans le même temps, je plongeais dans le fossé et roulais sur le dos. De là, je pouvais voir mes camarades manœuvrer sous un feu d’enfer car la digue qui semblait inoccupée s’enflammait. Elle était en réalité truffée de casemates et de fortins. Les wagons et les bâtiments à moitié détruits étaient autant de créneaux de tir.

Le Sherman du lieutenant MUNDAY sera touché de plusieurs coups directs sans subir de dégâts importants, protégé par l’épaisseur supplémentaire de chenilles soudées à des endroits choisis de la carcasse.

Le lieutenant DEWAELE fait tirer son mortier de 2 pouces, ses 3 Brens et les fusiliers sur les objectifs qui apparaissent et les embrasures des fortins. Le char tire au canon et avec toutes ses armes automatiques. Cette puissance de feu de la patrouille et le courage de ses hommes éviteront l’encerclement et l’anéantissement. Les Allemands font donner leur artillerie, surtout leurs 88.

Pour ma part, la dernière chose dont je me souviens, c’est le caporal Adolphe BROEKART (devenu sergent ensuite) qui courait à découvert pour alimenter les Brens en chargeurs. On a aussi crié que le soldat Albert LORY, tireur du Bren le plus avancé était touché. Il y eut une explosion près de moi. Je perdis connaissance.

Quand je revins à moi, j’étais couche dans le fossé que je partageais avec le cadavre d’un veau. C’était la nuit et tout était calme. Puis j’entendis des bruits de pas résonner sur une passerelle, des voix et deux Allemands se diriger vers moi. Incapable de bouger, je fis le mort. L’un d’eux est descendu dans le fossé, a parlé à son compagnon, m’a enjambé, et les deux hommes ont repris leur ronde.

Ensuite, il y eut un terrible bombardement qui dura une partie de la nuit.

Les obus explosaient tout autour de moi. Quand le calme fut revenu, j’entendis à nouveau les bruits de pas et de voix. C’était une patrouille d’une trentaine d’hommes chargés de matériel. Elle passa à un mètre de moi. La nuit était très claire. Les Allemands pouvaient voir mon corps couché au fond du fossé bordant la route. Ils allaient reminer la route. Puis le groupe est rentré vers la fin de la nuit.

Il y eut un brouillard flottant au ras du sol. Je décidai de risquer ma chance. Je me suis débarrassé des tout ce qui pouvait me gêner ou me trahir dans ma progression, et, en rampant, j’ai quitté mon fond de fossé. Je me rappelle avoir progressé de quelques mètres puis m’être arrêté pour mettre les mains sur ma bouche pour étouffer le bruit de ma respiration. Je croyais qu’elle pouvait me trahir.

Toujours en rampant, je traversai la digue en obliquant sur ma droite afin de m’écarter de la route et de son fossé protecteur. Je ne pouvais faire autrement ; j’étais persuadé que les Allemands avaient certainement au moins deux guetteurs en position avancée pour surveiller la route. Je me suis glissé dans la prairie qui se trouve au pied de la digue. Toute cette partie avait jadis été inondée, et ce fut ma chance, le terrai avait aussi été miné et l’eau en se retirant avait tassé la terre. Je repère les bouchons de mines avec les mains, et peux ainsi les éviter.

La traversée de la prairie jusqu’à un canal d’irrigation me prendra une bonne heure. Silencieusement, je me laissai glisser dans l’eau du canal que je traversai en deux brasses.

Sortant de l’eau, j’aperçus un homme couché derrière une arme que je reconnus être un Bren. C’était un des nôtres. Je rampai jusqu’à lui et lui pris le bras. Il était malheureusement mort. C’était Louis GOORMANS, un volontaire de guerre de 18 ans, propre neveu de notre commandant de compagnie André GOORMANS. Louis avait été tué d’une balle en plein front. Je me suis placé derrière lui et j’ai alors eu une nouvelle syncope.

Quand je revins à moi, le soleil s’était levé. J’ai rampé les derniers mètres pour me glisser à l’abri derrière des ruines. Plusieurs coups de feu furent tirés dans ma direction, mais après ce que je venais de passer, je n’y fis même pas attention. Pour moi, le plus dur était fait.

Couché derrière mon tas de briques à cent mètres des Allemands, je m’endormis. Dans un  demi-sommeil, je crus entendre des voix s’exprimant en allemand. J’ai ouvert les yeux. J’étais seul. Mon battle-dress séchait. Je me suis lavé la figure dans un peu d’eau. Je n’avais aucune blessure apparente et je me sentis mieux. Des voix que j’avais entendues dans mon sommeil me travaillaient. Au pire, ce pouvait être les deux Allemands déjà entendus, installés en guetteurs surveillant la route. Pour les éviter, je me suis alors glissé derrière les maisons, j’ai alors vu un autre camarade, le soldat V.G. Jacques BERGHMANS, un Liégeois lui aussi. Il faisait partie de notre patrouille. Il était mort, éventré par un obus.

J’ai alors repris la route me disant que les guetteurs allemands ne se découvriraient pas pour un seul homme. J’ai marché jusqu’à ce qu’une voix m’interpelle par mon nom. J’avais réussi à regagner nos lignes où mes camarades étaient stupéfaits de me revoir vivant.

Après un rapide rapport au capitaine GOORMANS, celui-ci me conduisit au P.C. du IIIème Bataillon où des officiers belges et canadiens ainsi que le médecin GOLDBLAT m’attendaient. J’appris que pour trois armées, j’étais mort : les Belges, les Canadiens et les Allemands, ces derniers m’ayant « visité » pendant la nuit.

Je fus reçu par le colonel PIRON qui me félicita, puis me dit : »Je suis bien obligé de changer ta citation. Dans la première, je te proposais pour la croix de guerre à titre posthume ». J’y ai gagné un surnom : « le mort-vivant de la Brigade ». Ce surnom fut déjà imprimé sous ma photo dans le SOIR ILLUSTRE du 10 mai 1945 avec un reportage du correspondant de guerre Roger CROUQUET.

Cette patrouille fut aussi relatée, entre autres publications, dans le livre « L’HISTOIRE DE LA BRIGADE PIRON » de Monsieur René DIDISHEIM, qui lors des faits était commandant adjoint du major Maurice PONCELET, commandant le IIIème Bataillon. Monsieur DIDISHEIM a été nomme Baron par S.M. le Roi BAUDOUIN.

La patrouille du lieutenant DEWAELE deviendra la « patrouille d’OPHEUSDEN » et sera classée dans les archives de l’armée comme une des rares patrouilles de combat de l’armée belge pendant la guerre 1940-1945.

Un des soldats du 1er Peloton était, lors de la patrouille, le volontaire de guerre Jean BOSSE. Il y fut blessé. Il devint chef d’état-major de la 17ème Brigade. Il a retrouvé les lieux en voyage d’étude, avec l’Ecole de Guerre, vingt ans plus tard. Il devint lieutenant-colonel B.E.M. (breveté d’état-major).

Une copie d’un rapport de patrouille émanant de l’Armée Belge confirme ce récit. »

 

 



[1] Ce document nous a été transmis par M. Heyns. L’original complet a été édité par les Amis du Musée Herstallien dans leur revue mensuelle, sous la plume de Raymond SMEERS, historien.

 



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