Maison du Souvenir

1943-1945 : Mémoires d'un prisonnier politique de 17 ans.

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1943 – 1945
MEMOIRES
D’UN PRISONNIER POLITIQUE DE 17 ANS

Guillaume Van Bilzen



Guillaume Van Bilzen, l'auteur

       Ce livre est dédié à tous mes camarades qui ont vécu et souffert dans les prisons, les bagnes et les camps nazis, ainsi qu'à la mémoire de tous ceux qui n'en sont pas revenus.

       A nos enfants, petits-enfants et les générations futures afin qu'ils sachent ce que nous avons enduré.

       Puisse ce message être porteur de toutes les vigilances afin que ces atrocités ne se reproduisent plus jamais.

L'Auteur

AVERTISSEMENT

       Le témoignage de M. Van Bilzen est troublant.

       La mémoire collective est tellement nécessaire que se taisant, M. Van Bilzen aurait fait une faute à l'égard des hommes.

       Le souvenir, le patrimoine des hommes sont tellement précieux, que ce qu'il a vécu, ce qu'il a rapporté, ce qu'il relate avec précisions, avec preuves à l'appui ne POUVAIENT pas être perdu !

       Il faut écrire : Mr. Van Bilzen : Merci !

       Mais surtout, vous qui lisez cette page, lisez tout et jusqu'au bout !

Pierre TASSET
Député de Liège
Bourgmestre d'Oupeye
Le 20 mai 1991

NAISSANCE D'UN LIVRE

       Pendant mes deux ans de captivité en Allemagne, je tenais secrètement un petit journal de poche, soit des bouts de papier sur lesquels j'écrivais des notes, des dates, des faits marquants de toute cette période difficile et presque insurmontable.

       En 1945, à la libération, j'ai pu rassembler tous mes souvenirs encore récents et rédiger mes mémoires.



La commune de Lixhe fête ses déportés (juin 1945) – De gauche à droite : Jean Charpentier, Guillaume Van Bilzen, Albert Servais, Jeanne Massin, Jean Servais et Albert Meyers


1946 – Guillaume Van Bilzen

       Il y a six mois, Monsieur Roland Troquet de Hermée m'avait suggéré, après l'avoir lu, de travailler mon manuscrit et de le compléter scrupuleusement avec des documents authentiques. Il était convaincu que cet ouvrage ne pouvait rester dans l'oubli et c'est ainsi que 46 ans plus tard, grâce à ses conseils, à sa générosité, à sa gentillesse, j'ai donné naissance à un livre que j'ai intitulé : « Mémoires d'un déporté politique de dix-sept ans ».

AVANT-PROPOS

       Le journal que j'ai rédigé pendant mes 2 ans de captivité en Allemagne comprend toute une période de ma vie où coupé du monde, arraché. à mon milieu et à ma famille, j'ai vécu dans mes pensées et mes souvenirs.

       Pour qu'il puisse intéresser quelqu'un de savoir ce que j'ai été, ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, c'est ici qu'il l'apprendra où tout est dit sans détour; la vérité pure et simple.

       En écrivant ce journal particulièrement à l'intention de mes proches j'ai voulu leur montrer, leur faire connaître comment j'ai tué le temps loin de leur présence, comment j'ai enduré toutes les souffrances ; comment j'ai supporté les privations pendant mes 2 ans de détention en Allemagne.

       Arrêté le 3 novembre 1943 par la police militaire allemande pour aide et renseignements du groupe A. S (Armée Secrète) dont je faisais partie depuis mai 1943, j'ai été incarcéré successivement dans les prisons et camps « HASSELT - BEVERLOO - St GILLES – AIX- LA-CHAPELLE - ESSEN - BOCHUM - DUSSELDURF – ANRATHWOLFENBÜTTEL (BRAUNSCHWEIG). A l'âge de 17ans, j'ai été condamné à huit ans de travaux forcés commué en quatre ans. Ma jeunesse a été interrompue, brisée à la fleur de l'âge.

       Cet ouvrage comprend trois parties : mon journal, des documents authentiques sur nos résistants et des documents sur mes compagnons de captivité.

       Mon journal sera mis à la disposition de ma famille et de mes amis : le voici ouvert à la page première.

       Vers la fin d'octobre 1943, un groupe appartenant à l'A.S. fût découvert à Liège. Celui-ci était dirigé par Joseph Witvrouw de Pontisse, sous le commandement du commandant DARDENNE.

       Ce groupe assez important avait pour but de saboter les objectifs militaires de l'armée allemande, de gêner leurs moyens de transports, de ravitaillements et de communications.

       Pour avoir aidé l'Armée Secrète, je fus mis en état d'arrestation le mercredi 3 novembre 1943 à minuit et quart précis.

 

3 NOVEMBRE 1943

       Dans la nuit du mercredi au jeudi, je suis réveillé brusquement par des coups brutaux assenés contre la porte de la maison. Je bondis aussitôt de mon lit et cours à la fenêtre de ma chambre afin de connaître la raison de ce tapage. Je ne vois rien sauf un jet de lumière qui voyage d'une fenêtre à l'autre. Je sors de ma chambre et sur le palier, je rencontre mes parents, mon jeune frère Jean et mes deux sœurs Josée et Annie, aussi inquiets que moi. Mes parents et moi, l'air affolé, nous approchons de la fenêtre quand soudain nous entendons des jurons et des imprécations en allemand. Plus de doute, nous avons à faire à la police allemande.

       Que faire ! Je suis perdu. Il fallait cacher le revolver de mon frère Marcel qui se trouvait sous l'oreiller gauche.(nous dormions tous les deux dans le même lit). L'arme à la main, je cherche une cachette pour m'en débarrasser quand ma mère me voyant ainsi, prend l'arme et la dissimule dans la poche de son peignoir. Je cherche un moyen pour m'enfuir mais toutes les issues doivent être gardées car les coups redoublent sur les deux portes, l'arrière et l'avant, et puis ma disparition entraînerait à coup sûr des représailles envers mes parents. Seul, mon frère est absent. La cause ? Certainement, un sabotage à effectuer. Mon père, qui, le premier a réagi, ouvre la porte pendant que je retourne me coucher et j'écoute.

       Soudain, des pas lourds résonnent dans l'escalier. Mon cœur se met à battre de plus en plus fort ; mes yeux fixent anxieusement la porte de ma chambre quand soudain les assaillants en question, armés de fusils et mitraillettes font irruption dans la pièce. Celui qui paraît être le chef, costaud, visage rude, regard d'acier, bouche agressive tient un revolver à la main. Il est en tenue militaire mais je remarque particulièrement une tête de mort sur son képi ; aucun doute, j'ai bien affaire à la terrible police allemande : La Gestapo. Six à sept types en civil, qui sont très bien armés entourent cet officier et attendent des ordres. Celui-ci m'interroge sèchement en français :
– Vous êtes bien monsieur VAN BILZEN Marcel ?
– Non !
répondis-je, je m'appelle Guillaume.
Il m'oblige alors à me vêtir et flanqué de deux policiers, je descends au rez-de-chaussée.

       Là, surprise inattendue Fernand ERKENS, cousin de ma mère, est gardé à vue, menottes aux poings. Le chef m'oblige à m'asseoir à côté de lui, déverrouille une de ses menottes et me la met au poignet. Un frisson me parcourt, je commence à avoir peur. En ce moment, il est exactement minuit et demi, la perquisition continue !

       Mes parents sont là devant moi. Ils ont bien de la peine à cacher leur émotion, en quoi ma mère se montre encore plus habile que mon père. Mes sœurs sont restées au lit. Le temps me paraît affreusement long.

       Une heure du matin mon frère ne va pas tarder à rentrer. Les policiers continuent leurs recherches mais sans résultats. J'espère qu'il s'apercevra de quelque chose d'anormal pour disparaître aussitôt.

       Les policiers reviennent, l'air préoccupé ; leurs recherches sont restées vaines, pas de trace d'armes. Une heure et demi, rien, deux heures, rien ! Je commence à respirer, mon frère est sauvé, qu'importe le reste.

       Alors commence l'interrogatoire après identification de toute la famille. Le chef de la police nous demande si mon frère rentrera cette nuit, et ou il se trouve, son emploi du temps, etc... Je réponds que je n'en ai aucune idée. Mêmes questions aux parents, mêmes réponses. L'heure de la séparation arrive : les policiers n'ont pas l'air satisfait de leurs démarches.

       Il faut se quitter. Mes sœurs, qui sont venues nous rejoindre, et mes parents ne peuvent plus maîtriser leurs émotions. Maman me prépare des tartines et me réconforte pour que je ne me laisse pas gagner par le découragement. Ses bonnes paroles me vont droit au cœur et cependant, elle souffre... Avant de nous séparer, elle éclate en sanglots. Les bourreaux n'ont aucune pitié de ses larmes et sans autres explications, ils me poussent vers la porte ; Fernand qui est enchaîné avec moi ne dit pas un mot.

       Du regard, j'embrasse une dernière fois mon cher « chez moi » ; la route que je vais suivre sera certainement pleine d'obstacles, de dangers, de difficultés, mais je m'efforcerai si possible de surmonter toutes ces épreuves terribles. Je me sens angoissé à l'idée de ne plus les revoir. Dehors, mes nerfs commencent à flancher, j'essaie de ne pas trembler mais en vain. Fernand ERKENS qui s'en aperçoit tente de me réconforter. Comme il nous est défendu de parler, il me fait simplement un signe de tête comme pour me dire : courage, on s'en sortira !

       Dans l'obscurité, il essaie en vain de se débarrasser de sa menotte ; le fait de forcer sur la chaîne me fait mal mais je m'efforce de ne pas crier. Les policiers surveillent nos faits et gestes et nous savons qu'à la moindre tentative d'évasion, ils nous tueraient sans pitié.

       Après avoir marché environ une centaine de mètres, j'aperçois deux voitures. Dans l'une, un policier civil est installé au volant. Nous prenons place sur le siège arrière où se trouve déjà ... bonté divine... X qui a été arrêté trois semaines auparavant. En le voyant, un doute m'envahit. Avons-nous été trahi ? Quand tout le monde est installé, le chauffeur démarre brusquement. Soudain une grande émotion s'empare de moi ; je sanglote comme un bébé car arraché à mes proches, à ma maison, je ne suis plus maître de mes nerfs. Il est près de trois heures du matin quand nous pénétrons dans la prison de Hasselt, chef lieu du Limbourg. Nous sommes séparés. Un gardien m'invite poliment à occuper la cellule 24 qui a deux locataires : Mr Urbain VAN DORMAEL et Jean REYKENS. On se serre la main. Enfin la conversation s'engage : la guerre.

       Je jette rapidement un coup d'œil à mon nouvel appartement. Assez propre, bien aéré et suffisamment spacieux. Il ne fait pas chaud, les murs sont froids et humides. J'ai faim et suis un peu fiévreux. On le serait à moins. Je m'étends sur le lit qu'on me désigne, en pensant sans cesse à ma famille. La fatigue se faisant sentir, je n'ai déjà plus les idées bien nettes. Je m'endors comme si rien n'était venu troubler le cours normal de mes jours.

4 NOVEMBRE

       J'ai passé une très mauvaise nuit ; mon lit de paille était très dur, point épais. Au réveil, je souffre du dos, des côtes ; mes bras sont ankylosés.

       Mes pensées vont vers mes parents, mes frères, mes sœurs. Que d'inquiétude ils ont à mon sujet.

       Je ne me fais pas d'illusions, mais ne regrette pas davantage les conséquences de mon acte. Il faut attendre et espérer, malgré de noirs pressentiments qui m'assaillent. Je dois rester à la surface, être toujours prêt. Je reprends la conversation que nous avions abandonné pendant la nuit.

       Urbain VAN DORMAEL me conte son histoire; vingt et un ans, instituteur de profession. Il a été arrêté un mois auparavant, soupçonné d'être membre de l'armée blanche. Il attend toujours sa condamnation. Il me parait très nerveux. Il m'explique qu'un ami de son père qui est dans la N. S. B. (collaborateur) s'occupe de lui et qu'il a une chance de ne pas être puni sévèrement. J'en suis heureux pour lui, mais désolé pour moi. Surtout, il est excellent patriote, il a tout de suite gagné ma confiance et ma sympathie.

       Jean REYKENS, 45 ans, marié, père de sept enfants, se présente également. A 40 ans, il a fait à peu près tous les métiers : il a été marin, représentant de commerce, inspecteur de police judiciaire, abatteur, bricoleur et maintenant, il est cabaretier. Mais il n'apprécie nullement le métier de tôlards. Condamné à six mois de prison pour fraude de matière grasse au détriment de l'occupant, il en a déjà purgé quatre qui lui ont paru une éternité. Ma première journée en cellule a été très pénible.

5 NOVEMBRE

       A sept heures du matin, j'entends un bruit de pas, la porte s'ouvre, un garde accompagné d'un « KALFACTOR » ou homme de charge détenu comme nous, distribue à chacun la ration du matin soit un morceau de pain équivalent à 250 grammes et un demi litre de café (Ersatz).

       Vers huit heures, nous avons droit à une promenade dans une des cours de la prison où tous les détenus sont gardés par quatre sentinelles à chaque coin. J'ai juste le temps d'apercevoir Fernand qui se trouve dans un autre groupe. Je m'approche de lui furtivement mais un ordre bref : « ACHTUNG » (attention) me cloue sur place. Cet ordre, heureusement, ne m'est pas destiné. C'est pour annoncer l'arrivée d'un officier S.S., dans une tenue impeccable et un fouet à la main. Il est bien entendu, interdit de communiquer avec d'autres détenus et nous attendons tous avec curiosité, mais très inquiets de ce qui va se passer. D'une voix hautaine, l'officier donne des ordres. Tous les détenus doivent garder un intervalle de trois mètres entre eux et former un grand cercle. Nous marchons au pas cadencé et ponctué par l'officier, qui très souvent se sert de son fouet si l'un de nous ralentit le pas, il a un malin plaisir à claquer son fouet sur des infirmes qui ont peine à suivre et se déplacent difficilement. Par moments, il nous oblige à marcher au « Pas de l'oie ». Parfois, un détenu est condamné à se tenir debout, les jambes légèrement pliées, les bras tendus avec un pavé dans chaque main sous l'œil narquois d'un garde. Aucun ne résiste plus d'un quart d'heure; quand il baisse les bras, il est fouetté jusqu'à évanouissement, puis transporté dans sa cellule.

       Soudain, une voix m'appelle. Je sursaute en reconnaissant Fernand qui se trouve derrière moi ; comment est-il parvenu à réussir ce tour de force, malgré la vigilance de nos gardes ? En rentrant dans nos cellules respectives, Fernand me glisse quelques mots à l'oreille :
– Porte-toi volontaire demain matin pour le transport des tinettes, mon numéro de cellule est le 27.

       En quoi consiste ce travail : tous les matins, le gardien de service ouvre les cellules pour en permettre le nettoyage par les détenus. Les tinettes sont mises dans le couloir et une dizaine de volontaires par étage les descendent dans un endroit où elles sont déversées dans une grande cuve.

       Je passe mon temps à jouer aux dames ou aux cartes avec mes compagnons. Je lis des livres que nous recevons de la bibliothèque. Après avoir passé la visite du médecin de la prison, le commandant allemand procède à la vérification de mon identité. Opération habituelle pour tous les nouveaux arrivés. Le temps passe et à ma rentrée en cellule il est près de midi, les « Kalfactors » distribuent déjà les repas.

       La nourriture qui nous est servie ici est peu en quantité et mieux en qualité : un peu de soupe contenant quelques fèves et feuilles de choux et 3 ou 4 morceaux de pomme de terre avec une tranche de pain noir. Ici, il n'y a pas ni beurre, ni sucre, ni confitures, ni fruits. D'après mes compagnons de cellule, on ne reçoit qu'environ 150 grammes de viande par mois. C'est le premier repas de midi que je reçois depuis mon arrivée. Ce qui n'est guère réjouissant. J'ai tellement faim que j'avale tout en un rien de temps.

6 NOVEMBRE

       Je n'ai pas dormi une heure de toute la nuit. Mes pensées vont toujours vers mes parents, mes frères et sœurs, surtout ma petite Annie. Aussitôt que je pense à elle, je me mets chaque fois à pleurer ; elle est la plus jeune de la famille, et je m'en occupais beaucoup. Et ma pauvre maman ? Combien elle doit souffrir ! J'ai enfin reçu du papier à lettres, je lui écris aujourd'hui même. Des mots, des espérances, des promesses, c'est tout ce que je peux lui donner.

       Ce matin, comme convenu, je me porte volontaire pour le transport des tinettes et ma joie est complète quand j'aperçois Fernand. Cette corvée se déroule normalement mais heureusement l'endroit où se trouve la grande cuve est à peine surveillé. Je m'approche de Fernand et nous échangeons quelques mots. Il fallait que, lors de l'interrogatoire, nos réponses sur nos activités soient identiques et que les noms des autres compagnons de la résistance ne soient jamais dévoilés. Je lui avoue cependant que je n'en connaissais aucun, tous avaient un nom d'emprunt et leurs adresses m'étaient inconnues. Je lui demande ce qu'il pense du comportement qu'avait X. lors de notre arrestation. Il ne me répond pas et pour cause, un garde survient et nous lance brutalement : « LOOS, SCHNELL, ARBEIT (Vite, Vite, Travaillez) ». Inutile d'insister, nous avons compris.

9 NOVEMBRE

       Ce matin, à la promenade, j'aperçois X que je n'ai plus vu depuis le jour de notre arrestation. Il est incarcéré depuis mi-octobre dernier. Il a beaucoup maigri, il est méconnaissable, comme il doit souffrir. Par contre Fernand est plein d'espoir; je le considère comme un être exceptionnel, son regard ne laisse paraître aucune crainte et il essaie par tous les moyens de se placer derrière moi. Il ne s'effraie pas des punitions que les gardes lui infligeraient pour son insubordination. Peine perdue, il est impossible de dire un mot.

11 NOVEMBRE

       Ce matin, je reçois l'ordre de me tenir prêt aussitôt après le déjeuner. Je réfléchis, je suis inquiet. J'ai le pressentiment qu'aujourd'hui c'est le grand jour d'interrogatoire. L'angoisse me serre la gorge. Je prépare en mémoire ce que je pourrais répondre aux questions qu'ils me poseront.

       Après le déjeuner, un garde s'amène et me conduit dans une pièce où se trouve déjà Fernand Erkens. Le chef de la Gestapo, celui qui nous arrêta le trois novembre dernier, est assis à un bureau. Il tient en main une feuille qu'il est en train de lire : notre identité et le motif de notre inculpation. Aussitôt terminé, un garde de police nous met les menottes et nous conduit à la Kommandantur (bureau de police de la Gestapo) situé à quelques centaines de mètres de la prison, en plein centre de Hasselt.

       On nous fait attendre dans un grand couloir. Quelques instants après, Fernand et moi sommes séparés. Je suis introduit dans un petit bureau où un officier, cigarette aux lèvres m'attend. Il lit lentement, en français, l'acte d'accusation puis m'interroge :
– Vous vous doutez bien de la raison pour laquelle vous êtes ici ?
– Non, je n'en ai aucune idée !
– Vraiment ! Faut-il vous rafraîchir la mémoire ? Vous vous souvenez sans doute de l'endroit où vous réunissiez avec vos deux frères Marcel et Jean ainsi que d'autres complices pour comploter contre l'armée allemande ?
– Pas le moins du monde !

       Je nie instinctivement pour la bonne raison que les ordres que nous recevions, moi et mon jeune frère Jean, entre autres pour les transports d'armes à Herstal, venaient directement de mon frère Marcel, qui lui les recevait d'ailleurs. De ce fait, nous n'assistions pas à ces réunions clandestines de notre groupe. Je savais seulement qu'ils avaient tous des fausses cartes d'identité, et que je n'avais aucune idée de leurs vrais noms.
– Ne mentez donc pas. Je sais, non seulement que vous connaissez tous ces renseignements et même l'endroit où votre frère se cache !
Je renie évidemment puisque je n'en sais absolument rien.
– Vous ne nierez plus tout à l 'heure, nous avons les moyens de vous faire parler !
Cela devient de plus en plus inquiétant.
– Très bien, encore une question à vous poser, connaissez-vous X ?
– Certes, je le connais de nom, mais je ne me rappelle pas l'avoir rencontré !
– C'est bien, nous verrons !

       Il quitte la pièce, me laissant seul dans mes réflexions. J'ai le temps nécessaire de me rendre compte qu'il va se passer quelque chose et je me demande maintenant si je serai à même de résister à un interrogatoire sévère.

       Tout-à-coup, j'entends des éclats de voix, des cris, des hurlements. Un pressentiment naît en moi. Est-ce que par hasard... Non, je ne peux y croire et pourtant les cris et les gémissements augmentent d'intensité ; on torture Fernand !!! Donc il y aurait des coups à recevoir ; armons-nous de courage et attendons. Quelques minutes s'écoulent dans un silence impressionnant. La porte s'ouvre ; le garde apparaît, me fait signe de le suivre. Au même moment, je croise Fernand dans le couloir; il est soutenu par un civil, il est méconnaissable.

       Je pénètre dans la place que Fernand vient d'occuper, un type en civil m'attend, il tient en main une matraque qu'il serre nerveusement. Un autre est assis, le chef dirait-on. Il prend la parole :
– Vous vous obstinez à ne rien dire ? Bon, je vous donne une chance, voici mes conditions, si vous avouez, vous êtes libre sur le champ !
Je me doute qu'il ment et qu'il n'a aucune intention de respecter ses paroles ; de toute façon je ne peux répondre.
– Je regrette, mais je ne sais absolument rien des questions que l'on m'a posées.
– A votre aise !

       Et le civil me fait coucher le ventre à plat sur une grande table, me lie les pieds et les mains avec une lanière en cuir, ensuite m'y attache avec une fine chaîne. Il me serre si fort que je pousse un cri. De toutes ses forces, le bourreau me frappe avec sa massue sur le bas de la colonne vertébrale. Sous la douleur, je hurle, il me semble entendre mes os craquer sous les coups. Couvert de transpiration, je m'efforce de ne plus penser à rien, j'essaie de tenir le coup mais je souffre terriblement et la peur de recevoir des coups sur la tête me remplit d'angoisse.

       Je n'arrive plus à réagir, je crois perdre la raison, et faiblis au point de m'évanouir. Puis, petit à petit, je ne sens plus la douleur, mon dos semble devenir insensible. Le chef qui, jusque là, ne disait rien, lui prend la massue hors des mains et me frappe derrière les oreilles. Puis, plus rien...

       Je ne sais plus combien de temps je suis resté inconscient. Lorsque je reviens à moi, j'entends la voix du tortionnaire, cette voix qui me donne des frissons.
– Reconduisez-le, nous recommencerons demain.
C'est ce que je crois comprendre, car il parlait en allemand. Je pousse un soupir de soulagement, je suis sauvé pour le moment, mais après ???

       Pendant le trajet qui nous ramène à la prison, Fernand n'est pas mieux loti que moi ; nous marchons tous les deux à moitié courbé comme deux vieillards, traînant les pieds. Le soldat qui nous accompagne reste silencieux. Il marche derrière nous sans presser le pas et sans montrer aucune animosité à notre égard. Nous nous regardons Fernand et moi ; le sang à peine séché sur son visage montre les coups reçus pendant l'interrogatoire, lui aussi se rend compte que j'ai également passé un mauvais moment. Nous n'avons même plus la force de parler. On aurait pu le faire devant ce soldat, qui fait son travail parce qu'il le faut bien et rien de plus. Reconduit en cellule, je m'allonge péniblement ; à demi inconscient, sur une paillasse. Mes deux compagnons qui attendaient mon retour avec curiosité, doivent patienter un bon moment pour en connaître davantage.

12 NOVEMBRE

       Je n'ai pas dormi de la nuit, j'ai ressenti des douleurs sur tout le corps comme si j'avais des côtes brisées. Pourtant cette dure épreuve commence à peine et n'est pas prête de se terminer. Combien de temps va-t-elle encore durer ???

       Ce matin, pendant l'inspection, le gardien me voit affalé sur le lit, gémissant de douleur. il me conduit auprès du médecin qui me prodigue ses soins. La pommade étendue sur mes plaies me soulage un peu. Malgré tout, l'angoisse me reprend. Que vais-je devenir au prochain interrogatoire ? Quelles tortures vont-ils encore m'infliger ? Je me sens si malheureux loin de chez moi.

       J'examine ma situation : j'ai 17 ans, j'ai été torturé, je dois avouer des choses que je ne connais pas et je me demande si je serai capable de résister à un autre interrogatoire avec les sévices dont ils ont le secret. Dieu seul le sait !!!

       Je réfléchis longuement en sachant que mon frère risque la peine de mort si on l'arrête. Je souhaite ardemment que Fernand résiste à la torture, car lui seul est au courant des noms et adresses de ses amis et peut-être de l'endroit où mon frère se tient caché.

13 NOVEMBRE

       Cette nuit n'a pas été meilleure que la précédente, j'ai mal partout, et j'ai des difficultés à me tenir debout car ma colonne me fait souffrir. Mes compagnons me regardent avec compassion, sans pouvoir m'aider en quoi que ce soit.

       Ce matin, mes craintes sont justifiées ; je reçois l'ordre de me tenir prêt après le déjeuner. Malgré la faim, je n'ai rien pu avaler. Cette angoisse qui ne me quitte pas, me ronge à l'intérieur. La peur d'être à nouveau torturé me rend fou. Aussitôt prêts, nous traversons la ville, côte à côte, menottes aux poings, sous la garde du même militaire que lors de notre premier interrogatoire. Les traces de coups reçus sont très apparentes et nous avons difficile à marcher.

       Arrivés à la Kommandantur, nous nous retrouvons dans la même grande salle où nous sommes séparés. Suivi d'un policier, j'entre dans le local où se trouve en plus de l'officier interprète, un civil de la Gestapo que je reconnais... Même situation, même scénario mais pire que la première fois, non seulement il me roue de coups de matraque aux endroits déjà meurtris, mais sans aucune pitié de ma souffrance, ses ongles me transpercent la peau sensible derrière l'oreille. Première syncope ! Un jet d'eau à la figure et le jeu continue. J'ai eu trois évanouissements en cette journée, et je n'ai rien pu dire...

       De retour dans ma cellule, mes deux compagnons me soutiennent. Je hurle de douleur quand ils me portent sur le lit. Vu mon état, je suis exempté de la promenade matinale. Heureusement !!!

       Une lettre qui m'est destinée se trouve sur la table. Ma première lettre depuis mon arrestation. Quel bonheur, quelle joie après toutes ces souffrances. Elle n'est pas bien longue, mais assez pour me donner du courage et de l'espoir. Elle m'annonce entre autres un colis de victuailles pour mercredi prochain.

14 NOVEMBRE

        Mon troisième et dernier jour de tortures. D'après ce que les détenus racontent, les interrogatoires durent un maximum de trois jours. Si je les supporte aujourd'hui, je suis sauvé !

       Le gardien m'amène chez le directeur de la prison. La pièce n'est pas grande. Je franchis le seuil d'un pas mal assuré, le dos me faisant énormément souffrir. Je reste debout essayant de cacher la peur qui me prend soudain. Le directeur est assis derrière un bureau, il me dévisage un instant, ces quelques secondes me paraissent très longues. Enfin, il me glisse sous les yeux une déclaration signée par X. celui-ci a fait des aveux complets. Reconnaissant par la même occasion, le rôle que Fernand Erkens, mon frère Marcel et moi-même avons joué dans l'affaire. Mais je constate qu'ils n'ont pas réussi à connaître l'endroit où mon frère se cache, et qu'aucune nouvelle arrestation d'un membre du groupe n'a eu lieu depuis notre incarcération ; ce qui me réjouis. Mais pourquoi a-t-il cité mon nom ? Surtout que ma complicité n'était prouvée par aucun indice matériel.

       Lors de mon arrestation, aucune arme n'avait été trouvée, aucun signe apparent qui aurait pu me mettre dans cette situation intenable ! Mais les faits sont là, je dois les accepter.

17 NOVEMBRE

       Heureuse journée pour moi ! Je reçois, dans l'après-midi, un colis de nourriture et du linge que ma mère m'a fait venir Dieu sait comment. Elle me gâte comme un petit enfant. Où donc va t'elle chercher toutes ces bonnes choses à un moment où tout fait défaut ? Je ne l'ai pas vue car il m'est défendu d'avoir une visite avant la proclamation de ma condamnation. Combien s'écoulera-t-il de jours encore avant que je puisse l'embrasser et la serrer dans mes bras ? Je n'ose y penser sinon je vais craquer. Voyons maintenant mon colis de plus près. Que de mets délicats : des gaufres, du chocolat, des confitures, un paquet de margarine et quelques pommes. Quand tout est bien rangé dans mon armoire, je m'aperçois que je suis sur le point de pleurer, non pas ça, surtout pas ça !!!

20 NOVEMBRE

       Au préau, j'aperçois Fernand et, un peu plus loin, X. que je n'ai plus vu depuis le quatre novembre. Il me paraît affaibli, presque méconnaissable. Il semble très embarrassé et malgré tout, cela me fait mal au cœur de le voir dans cet état.

       Pendant la période des interrogatoires, tous les détenus interrogés sont séparés de ceux qui subissent les promenades forcées et peuvent se promener librement. Il est bien entendu interdit de se parler, sous peine de sanctions sévères.

21 NOVEMBRE

       Jean Reykens est libéré ; il a reçu son recours en grâce. Mais à peine nous a t-il quitté qu'un nouveau « convive » est introduit. Un tchécoslovaque, paraît-il, arrêté il y a trois jours, pour désertion de l'armée « volontaire » pour la Russie. En pénétrant dans notre cellule, il s'empresse de dissimuler un médaillon à croix gammée qu'il porte à la boutonnière.

       Urbain me fait un signe de tête afin que je ne commette aucune imprudence verbale. Dès lors, on s'exprime avec des mots sans préjudice pour nous.

23 NOVEMBRE

       A la promenade, je rencontre Jean Schiepers de Haccourt. Il est incarcéré depuis un mois déjà et doit passer en justice avec ses copains, les deux frères Sweenen. Albert et Victor

26 NOVEMBRE

       Dans l'affaire d'espionnage, de sabotage et d'enrôlement pour l'armée britannique, onze inculpés sur treize ont été condamnés à mort par le conseil de guerre de Berlin à Hasselt.

29 NOVEMBRE

       D'un jour à l'autre, sans raison, je passe de la confiance à l'incertitude. Comment ? Pourquoi ? Je ne sais pas. Ce qui m'angoisse le plus, c'est que j'éprouve la sensation d'être impuissant, de ne pouvoir rien faire. Je suis comme égaré, comme quelqu'un qui ne trouve plus son chemin. J'ai peur de me laisser aller, de perdre le peu de courage qui me reste. Alors, je pense à mes parents, à mes frères et sœurs et je ne peux retenir les larmes qui me coulent sur le visage. Je suis à bout, je désespère.

1er DECEMBRE

       Jour de visite ; mais malheureusement je n'ai pas le droit de voir mes parents. Aussi, j'attends avec impatience un colis de vivres.

       Les détenus peuvent recevoir, tous les quinze jours, un colis contenant des vivres et du linge propre. Ma mère doit faire le déplacement et attendre, devant la prison, l'heure d'ouverture. C'est chaque fois une lourde corvée pour elle qui a la charge de mes frères et sœurs.

       Au moindre bruit, j'ai l'impression que le gardien va entrer, et déjà, je me tourne vers la porte. Je suis à bout de patience, lorsque la porte s'ouvre et que le gardien m'apporte le colis tant désiré. Que de bonnes choses dans mon paquet ; quels tracas je lui donne quand même, pauvre maman !

       Je vais pouvoir me livrer à quelques petits repas de plaisirs, de dégustations : des gaufres préparées par ma mère, des caramels, des biscuits, des fruits, des objets de toilette et que sais-je encore ! Me voilà sauvé pour un bon moment.

3 DECEMBRE

       J'ai écrit à la maison. Je suis triste et l'ennui me pèse atrocement.

       Je pense beaucoup à ma maison, à mes parents, frères et sœurs, principalement à ma petite sœur Annie qui est constamment dans mon esprit. Je pense également à mes amis et amies ; m'aurait-on oublié ? Que pense-t-on de moi ? Suis-je encore quelque chose pour eux ? Hélas, je ne sais rien, je souffre et ma méditation n'aboutit pas à grand chose.

6 DECEMBRE

       J'ai reçu une lettre de ma sœur Josée, mais je reconnais l'écriture de mon frère Marcel. Il me donne des nouvelles de mon « chez moi », de la famille, des amis et amies. Tout va bien, m'écrit-il, aussi bien que possible... Il me promet entre autres des cadeaux et des surprises à mon retour. Il dépense des trésors d'amabilité pour moi, lui qui m'a tant aidé dans mes affaires musicales. Il paraît que de nombreuses marques de sympathie affluent à la maison depuis mon arrestation et je suis heureux que ma famille soit entourée d'amis dévoués.

10 DECEMBRE

       Je m'ennuie à mourir ; mes livres, mes chansons, ma musique, tout me manque. J'en suis réduit à me morfondre. A tuer bêtement le temps en faisant des réussites et des patiences. S'il n'y avait pas, pour couper la monotonie du jour la promenade dans la cour, celle dont nous bénéficions depuis la fin des interrogatoires, on dormirait du matin au soir, quitte à veiller la nuit. Nous ne sommes pas les seuls à souffrir de l'ennui ; nos surveillants en sont au même point, ils s'occupent fort peu de nous.

14 DECEMBRE

       En me rendant aux bains, situés à une centaine de mètres de la prison, j'ai réussi à me placer près de Fernand. Nous avons pu échanger quelques mots. Il me confie qu'il est parvenu à correspondre avec mon frère via l'Armée Secrète au moyen de feuilles de papier à cigarettes glissées dans la doublure du col de sa chemise. Celle-ci se trouvant dans le paquet de linge que la famille venait chercher tous les quinze jours pour être lessivé. Il m'explique, qu'en ce moment, l'A. S. s'occupe de nous, qu'elle ne nous abandonne pas mais qu'il faut prendre patience. Cette nouvelle extraordinaire me réconforte et me remplit de joie.

18 DECEMBRE

       Reçu une lettre de ma sœur Josée, la troisième depuis mon arrestation. Josée me conte sa petite vie quotidienne. Elle m'annonce, entre autres, les résultats des examens de ma petite sœur adorée, tous les cadeaux, jouets et objets de classe qu'elle a reçus de St Nicolas. Pour terminer la lettre, ma petite Annie la complète avec cette phrase qui me brise le cœur :
– Je ne sais plus comment est ta figure ! Chère petite sœur, que je l'aime !

Ci-dessous : Lettre de ma sœur Josée

Loën, le 16-12-43

Cher frère,

Nous avons bien reçu ta lettre qui nous à fait un très grand plaisir. Les deux chansons que tu avais composé sont acceptées.
Mr Ninforge dit que tu as de très bonnes dispositions pour la musique et que tes morceaux plairont aux publics. Ton professeur Minet G. et le violoniste les ont interprétés chez HAWAY après avoir annoncer que tu en étais l'auteur.
Ils étaient bien tristes de ne pas te voir sur la scène comme avant et tes chansons ont eu un succès formidable.
Tu n'as pas besoin d'avoir peur et tout ce que tu demandes sera fait à l'étiquette.
Cher frère, prends courage et ne t'en fais pas. Maman se déplace constamment pour te porter des colis et pour obtenir un entretien avec des Comtes et des Barons. Nous allons aussi écrire à Sa Majesté le ROI LEOPOLD III pour lui demander d'intervenir en ta faveur.
A chaque fois que maman se rend à Hasselt, elle rend visite chez oncle Guillaume. Hubertine et Philomène demandent toujours après toi. Philomène accompagne maman à la prison pour te porter les colis car elle voudrait te voir.
Donc, au revoir, cher frère, prends courage comme nous devons le prendre et surtout, ne t'en fais pas, tu reviendras bientôt j'espère.
Nous t'embrassons très fort et je pense toute la journée à toi.

Ta sœur Josée

Voici ta petite sœur qui t'écris

Cher frère Guillaume,

Je voudrais bien que tu reviennes car il y a déjà longtemps que je ne t'ai plus vu, je ne sais plus comment ta figure est ; je regarde bien souvent ta photo en demandant à maman « quand est-ce que Guillaume reviendra »
Je voudrais encore bien t'entendre jouer un morceau d'accordéon car je ne sais plus comment il va maintenant, je fais mes concours à l'école, j'apprends très bien et j'ai reçu beaucoup de cadeaux de Saint -Nicolas.
Guillaume, au revoir et reviens bien vite ; je te donne mille baises de loin
Ta petite sœur qui t'aime toujours très fort.

Annie



Photo et lettre datée du 16-12-1943 de ma sœur Annie (6 ans) reçues pendant ma détention à la prison de Hasselt

       L'après-midi, on me transfère dans une autre cellule ; la 21, cellule pour « Kalfactor » (corvée soupe) où je rejoins un certain André et Raymond Stas, charcutier de profession à Tongres. Le premier a été arrêté il y a une dizaine de jours, accusé d'être dans la résistance ; il m'a l'air très sympathique. Le second, bien bâti et musclé, est âgé de 44 ans ; Il est emprisonné depuis juillet 1943 pour propagande communiste. Son fils qui fut arrêté en même temps, fut relâché quelques jours après. Je bénis le ciel de m'avoir donné pour compagnons ces deux limbourgeois qui s'expriment assez bien en français. Ils m'encouragent et l'espoir renaît en moi.

19 DECEMBRE

       Je me suis levé de bon matin pour le travail qui m'attend. Celui-ci consiste à distribuer la soupe aux détenus. Cette tâche ne m'est pas du tout désagréable étant donné que je mange à ma faim. Après cette affectation, il faut nettoyer le couloir, quelques fois des cellules pour les nouveaux arrivés ; la bonne à tout faire quoi !!! C'est assez dur les premiers jours, mais, par la suite, on s'y habitue. Ce qui compte, c'est que je n'ai plus le temps de m'ennuyer et mon moral qui était si bas il y a quelques jours, commence à remonter.

25 DECEMBRE

       NOEL ! C'est la grande fête religieuse au pays comme partout dans le monde. Le service religieux a eu lieu hier soir à vingt heures. Les prisonniers ont chanté d'émouvants cantiques ; j'ai été impressionné. Les détenus catholiques ont pu assister à la messe de minuit. Après celle-ci nous avons tous réintégré nos cellules respectives. Une fois par mois, l'aumônier rend visite aux détenus qui en font la demande.

       NOEL ! Retour à la réalité quotidienne. Nous avons reçu un supplément d'alimentation : double ration de pain, deux petits pains blancs (un cadeau du Roi), un morceau de viande, un excellent repas à midi et un colis de la Croix-Rouge d'environ trois kilos. Un beau jour de Noël !!

       Autrefois, ce jour était pour moi un jour de fête. Aujourd'hui, hélas... Je n'éprouve que tracas, soucis, ennuis et souffrance. Mais les miens, pourquoi faut-il qu'ils subissent cette épreuve ?

27 DECEMBRE

       Je tombe malade ; une toux opiniâtre me déchire la poitrine. Les promenades que l'on nous imposent, dans le froid glacial, sont très dures ; sous nos vêtements de toile, nous grelottons de froid. Autorisé à voir le médecin de la prison, qui constate une bronchite assez grave, j'obtiens une douzaine de cachets d'aspirine et un repos au lit pendant trois jours.

29 DECEMBRE

       Tout arrive, même la fin de cette mauvaise année. Mon état s'améliore, je me lève de temps en temps mais la tête me tourne encore un peu. J'ai la bouche pâteuse, un peu de lait (en poudre) reçu le jour de Noël me désaltère et me fait énormément de bien.

31 DECEMBRE

       Et voilà, nous sommes le 31 décembre, le dernier jour de l'année 1943. Je viens de passer deux journées très dures, les quintes de toux sont moins fréquentes. Il faut prendre son mal en patience et je profite d'être exempté pour écrire à ma famille et leur souhaiter une meilleure année que celle qui vient de s'écouler.

       J'espère de tout cœur pour nous tous que l'année 1944 verra la fin de cette triste guerre et que prochainement nous serons tous rentrés chez nous.

       Pour obtenir une guérison complète, je me suis caché sous la couverture afin d'éviter la promenade du matin. Le gardien n'a rien remarqué où a fait semblant de ne pas me voir. Qu'importe, aujourd'hui, je suis à l'abri du froid.

       Pour passer le temps, nous avons écrit un poème intitulé : « LE COEUR D'UNE MERE NE SE REMPLACE PAS »

Enfants, écoutez, c'est bien à vous que je m'adresse,
A vous tous, que vous soyez petits ou grands,
Il faut toujours avec douceur et tendresse,
Aimer et chérir votre petite maman,
Il faut toujours afin de la satisfaire,
Lui être utile dans ses petits travaux,
Car, bien souvent, maman, pour vous complaire,
Doit supporter les plus grands de tous vos défauts,
Si, toutefois, son bon cœur se chagrine,
Par une offense que vous lui avez causée,
Consolez bien vite son âme divine,
En lui donnant quelques doux et tendres baisers,
Donc, ne lui faites jamais de peine,
Car elle est trop bonne pour mériter cela,
D'ailleurs, si vous le faites, vous n'aurez pas de veine,
Car Dieu a dit :
Que le cœur d'une mère ne se remplace pas »

1er JANVIER 1944

       Que l'on m'en croie : je n'ai pas réveillonné. Bien sagement, je me suis couché vers les neuf heures, de même que mes deux compagnons. Et je me suis levé de bonne heure, complètement guéri. Une nouvelle année vient de commencer. Quand j'ai été arrêté, je croyais être libéré avant les réveillons de fin d'année. Maintenant, je me demande si je le serai pour les prochains. Une question, à laquelle, la raison me commande de ne pas penser.

3 JANVIER

       J'ai l'heureuse surprise de recevoir une carte de ma petite sœur Annie; elle occupe une très grande place dans mon cœur. Ses quelques mots m'apporte une joie douce, un bonheur court. Elle me souhaite une bonne et heureuse année, ainsi qu'un prompt retour à la maison. Ce souhait me fait oublier pour un petit moment, la situation dans laquelle je me trouve.



3-01-1944 – Carte de bonne année et un message de ma petite sœur

5 JANVIER

       Ce matin, on me convoque chez le commandant de la prison. Celui-ci me présente une convocation du tribunal allemand de Hasselt, pour le six janvier à dix heures, que je signe. Demain, s'ouvriront les débats du procès devant le Grand Tribunal ; je serai enfin fixé sur mon sort. Mon moral est bon.

6 JANVIER

       Je suis prêt, c'est le grand jour, je marche de long en large dans ma cellule, cette attente me rend nerveux. Enfin, la porte s'ouvre, et le gardien une feuille à la main, m'invite à le suivre. Fernand Erkens et X. sont déjà au parloir, les menottes aux poings, surveillés par deux « anges gardiens »

       Beaucoup d'air... Le vent est froid, une pluie fine se met à tomber. Nous grelottons sous nos fins habits. Pas la moindre animation. Très peu de passants : des ménagères et des militaires. La plupart des magasins ne sont pas ouverts.

       Enfin, nous arrivons devant un immense bâtiment, où doit siéger le « Conseil de guerre ». La porte franchie, nous devons patienter dans un long couloir, déjà occupé par plusieurs détenus et quelques civils.

       Après une attente assez longue, nous sommes introduits dans la grande salle d'audience. Prise de contact, vérification d'identités. Le Sénat est présidé par un général de l'armée allemande. Il n'a pas du tout le type « allemand » ; il s'exprime élégamment, d'une voix douce, en appuyant certaines paroles d'un geste brusque n'admettant point de répliques. Les quatre juges qui l'entourent ne disent pas un mot, ils semblent se désintéresser complètement de ce qui se passe autour d'eux. A coté de nous, se tient un homme qui se dit être notre défenseur. Le siège du ministère public est occupé par un autre général, assez courtois. Celui-ci, par contre, a bien le type « allemand ». Et à coté de lui se trouve l'officier interprète.

       Après la lecture de l'acte d'accusation, nous sommes interrogés à tour de rôle. Nos dépositions ont duré plus d'une heure. Les choses se sont passées telles quelles lors des interrogatoires sévères que nous avions subis. Rien n'a été modifié sur les déclarations faites au cours de l'enquête. La parole est donnée ensuite à l'avocat de la défense, Maître Firmin van GEEL, avocat de TONGRES, résidant à HASSELT, à quelques pas de la prison. La plaidoirie n'a pas duré un quart d'heure... Je n'ai rien compris à ce qu'il disait, l'interprète n'a pas pris la peine de traduire. Le président suspend l'audience et nous attendons le verdict. Un long silence, puis l'auditeur militaire général prononce son réquisitoire ; un long exposé lu d'une voix brève. Les faits sont établis. Inutile de discuter. Monsieur l'auditeur réclame trois têtes ; à l'appel de leurs noms et en entendant le mot « TODSTRAFE » (condamnés à mort), Fernand et X. tressaillent mais restent muets. Quand à mon frère Marcel, lui aussi est condamné à la peine capitale par contumace.

       Mon tour arrive... Mon nom prononcé, je relève la tête et ma sentence tombe :
– ACHT JAHRE ZUCHTHAUS
(huit ans de travaux forcés). Est-ce que je rêve ? Suis-je halluciné ? Non pourtant, car il me répète ma condamnation. Je n'en crois pas mes oreilles et moi qui pensais n'en n'avoir que pour quelques mois tout au plus. C'est incroyable et cependant, cela est... Notre avocat a, si l'on peut dire, plaidé. Je me tourne vers lui et lui demande pourquoi cette sévérité ? Il me répond :
– Parce que vous êtes tous des terroristes, vous avez comploté contre l'armée d'occupation. Estimez-vous satisfait de votre condamnation, vous êtes sauvé a cause de votre jeune âge !
Dure épreuve à passer!

       Pendant le trajet de retour à la prison, aucune parole n'est prononcée. Perdus dans nos pensées, très éprouvés par la sentence, nous marchons tous les trois comme des automates. Les deux gardes qui nous accompagnent nous regardent avec compassion. Il tentent de nous rassurer, en disant que nous serons mieux traités maintenant que nous sommes condamnés.

       Pour moi, peut-être ! Mais pour mes amis, ayant obtenu la peine de mort, cela ne servira pas à grand chose.

       Petit à petit, nous reprenons conscience de notre situation, et c'est à cet instant que je m'aperçois avoir les mains libres. Je regarde Fernand et X. qui, eux aussi, n'ont plus leurs menottes. Très étonné, je demande à Fernand ce qu'il en pense :
– Ce n'est pas normal, mais nous devons en profiter, c'est le moment où jamais de s'évader !
me dit-il.
Nous parlons à voix basse. Les gardes nous laissent converser ; nous avons à faire à de braves soldats. X. ne dis pas un mot, son regard vague laisse supposer qu'il n'est plus sur terre.

       Je ne connais que peu de cas d'évasions de prisons allemandes. Les occasions sont rares, et ceux qui ont essayé, se sont presque toujours fait prendre. Depuis 1941, plusieurs détenus ont tenté de s'évader, pendant le trajet entre le tribunal et la prison d'Hasselt, et n'ont pas réussi. J'essaie de lui faire comprendre que sans arme, sans aide extérieure, contre deux soldats armés, nous étions perdus d'avance.
– Je n'ai rien à perdre, me dit-il, je dois tenter le tout pour le tout, j'ai trente et un ans et je ne veux pas mourir !
Je lui réponds:
– Je n'ai que dix-sept ans, j'ai huit ans de travaux forcés, et la guerre ne durera plus longtemps ; j'ai donc ma chance. Mais si j'échoue aujourd'hui, je risque la peine de mort ! Essaie de convaincre X qui est dans ton cas et peut-être ? On ne sait jamais !!!

Il lui parle pendant un moment, puis comprend qu'il est inutile d'insister ; X. est bel et bien perdu d'avance.

8 JANVIER

       Ce matin, je reçois l'ordre de me tenir prêt vers huit heures ; je dois passer au bureau du directeur, avant d'effectuer ma promenade. A cette heure précise, le gardien m'y conduit. Le directeur tient un document en mains, il me le lit à haute voix. Je ne saisis pas très bien malgré mon origine limbourgeoise. Il s'aperçoit de mon embarras et, dans un français médiocre, reprend la lecture. La seule chose que je crois comprendre, est que le FURHER a commué ma peine de huit ans de travaux forcés, en quatre ans dans une prison pour mineurs d'âge : « JUGENDGEVANGNIS ». C'est bien gentil de leur part quand même !!! Pour moi, cela ne change pas grand chose, huit ans ou quatre ans, c'est pareil ; la guerre sera bien terminée avant ! Enfin, je l'espère !!!

       Heureuse nouvelle ! On m'annonce la visite de maman ; après deux mois et quelques jours, je vais enfin la voir. Nous avons tous les deux de la peine à cacher notre émotion. J'ai l'autorisation de rester dix minutes avec elle ; c'est peu, mais c'est mieux que rien. Après l'avoir embrassée et serrée dans mes bras, elle me donne rapidement des nouvelles de la famille, de Marcel et des amis. Elle m'annonce, entre autres, qu'elle a amené un paquet de denrées plus lourd que les précédents. Le garde l'a confisqué pour vérification avant la distribution. Quand je lui annonce que j'ai écopé de quatre ans, elle pâlit brusquement et je dois la soutenir pour ne pas qu'elle tombe. C'est à mon tour de la réconforter, en lui disant que la guerre ne durera pas et que je serai libéré bien avant. Les visites étant terminées, j'embrasse maman une dernière fois, et les yeux remplis de larmes, je la vois disparaître dans le couloir. Quoi qu'il puisse désormais m'arriver, je suis content, je l'ai revue.

9 JANVIER

       Je suis sous le coup de l'heureuse surprise que fût la visite inoubliable de ma mère. Le moral a grimpé mais pour combien de temps ? Le colis, qu'elle m'a apporté est plein de bonnes choses : des gaufres, de la confiture, des fruits, des brioches, quelques œufs cuits et un peu de margarine. Je n'en crois pas mes yeux. Comment a-t-elle pu faire pour se procurer des timbres de rationnement ? A moins que ma famille ait utilisé ses cartes de rationnement personnelles ! En y pensant, je ne peux m'empêcher de pleurer. Malgré ma ration du matin, je n'ai pas résisté à la tentation de goûter à ces bonnes choses. Quels délices ! J'ai pu satisfaire mon estomac, car la nourriture que l'on reçoit en prison est de qualité inférieure et insuffisante.

       Cet après-midi, on me déménage de cellule. Les entrées et les départs de détenus font que je change régulièrement de place ainsi que de compagnons. Il m'a été bien désagréable de quitter mes deux limbourgeois, avec qui je m'entendais au mieux. Je passe de la cellule 21 à la 26, où je trouve deux nouveaux camarades. Arrêtés pour raison politique, ils attendent leur condamnation. Ce changement me fait malheureusement perdre la corvée soupe ; j'y tenais beaucoup. Ici, je peux effectuer des petits travaux d'étage. Malgré tout, j'ai la chance d'avoir Fernand comme voisin. Je me mets en « Communication téléphonique » avec lui, par le tuyau de chauffage. Il a vu sa femme qui lui a annoncé une nouvelle surprenante. L'Armée Secrète, commandée par notre ami chef de groupe Joseph Witvrouw, et mon frère Marcel ont l'intention de nous délivrer pendant le trajet entre la prison et le bâtiment des douches qui se trouve à une centaine de mètres environ. Fernand a pu fournir secrètement tous les renseignements concernant le plan, de la prison, les cellules où nous sommes enfermés, ainsi que le jour de déplacement des détenus pour aller aux bains. Il est formidable ce Fernand ! Mais pour avoir plus de précisions et être sûr d'avoir bien compris, je lui donne rendez-vous demain matin devant la grande cuve.



12-01-1944 – Autorisation droit de visite pour maman.

10 JANVIER

       Je n'ai pas pu dormir de la nuit, les paroles de Fernand me reviennent constamment à l'esprit. Comme convenu, je me porte volontaire au transport des tinettes. Il m'attend devant la cuve où il est occupé à déverser le contenu de celles-ci. Il me confirme bien ce qu'il a dit hier. – Notre délivrance approche ! dit-il, il me répète la conversation du jour précédent. Il a l'air surexcité, il parle si vite que j'ai peine à le comprendre. Mais avant tout, je vous dois des explications :

Accompagnés de deux gardiens armés, nous descendons le boulevard tous les vendredis matin, par groupes de dix détenus. A cent mètres environ, se trouve un petit bâtiment avec une inscription au dessus de la porte d'entrée « BADEN » ; ce qui veut dire « bains » ou « douches ».

– Nous sommes mercredi – continue-t-il, il nous reste deux jours avant d'être libérés par nos amis, encore deux jours de patience et tout ira bien !

Je le quitte, la tinette à la main, je m'empresse de reprendre ma place derrière mes compagnons. J'essaie de ne pas trop penser à cette nouvelle. A quoi bon se torturer inutilement ? Attendons demain, Fernand aura peut-être autre chose à m'apprendre.

11 JANVIER

       Je n'arrive pas à communiquer avec Fernand ; un va et vient continuel dans le couloir m'en empêche. Les portes claquent, s'ouvrent et se referment. Un bruit de clé, un gardien fait irruption dans la cellule, et commence à fouiller méticuleusement tous les endroits susceptibles de pouvoir dissimuler quelque chose. Pendant la promenade, impossible de connaître la raison de ce vacarme, mais j'ai appris que toutes les cellules ont été mises à sac. Dans la soirée, Fernand est parvenu à me contacter. De son coté, tout a également été fouillé. La raison de ce fait lui est inconnue. En ce qui concerne X. nous n'avons plus aucune nouvelle.

12 JANVIER

       C'est aujourd'hui le grand jour ! après une nuit agitée, un bruit de porte me réveille très tôt ce matin. Un garde, qui m'est inconnu, me signale de préparer toutes mes affaires et de me tenir prêt ; un départ est prévenu dans une heure. Suis-je en train de rêver ? Je n'en crois pas mes oreilles ? Nous sommes pourtant vendredi, me suis-je trompé ? Mais non, mes amis me confirment que c'est bien aujourd'hui « le jour du bain » ! Quel malheur ! Surtout pour Fernand et X. leur seul et unique espoir s'envole en fumée. L'heure du destin a sonné. Mais pourquoi aujourd'hui ? S'agit-il d'une dénonciation, d'un hasard malencontreux, ou d'une quelqu' autre raison ? Y aurait-il un rapport direct avec la fouille de hier matin ? Je ne sais pas, je ne sais plus...

       Une heure après, le garde revient. Le sac sur le dos, je le précède en adressant un dernier adieu à mes compagnons de cellule. Je me trouve bientôt en compagnie d'une vingtaine de détenus, face au mur du couloir de la prison. Je ne vois ni Fernand ni X. Dans la cour, un autocar nous attend. Arrivés à la gare de Hasselt, déserte à cette heure-ci, nous montons dans le train. Un compagnon de voyage me chuchote « destination CAMP DE BEVERLOO (ANVERS) ». Le voyage Hasselt-Beverloo dure quelques heures. Un bus, nous étant réservé, nous amène au camp situé non loin de la gare. Avant l'occupation, celui-ci était destiné aux miliciens engagés dans l'armée. En arrivant, les Allemands en ont fait un camp de prisonniers de passage. Des soldats de la Wermacht montent la garde autour des bâtiments, ces derniers sont encerclés de fils barbelés électrifiés. Nous nous alignons devant un officier S.S. qui nous appelle chacun par notre nom et qui nous donne également le numéro du bâtiment vers lequel on doit se diriger. Je m'installe dans le bloc 2 de l'aile C. Chaque chambrée est composée de trente hommes. Un détenu est choisi parmi nous, comme responsable de l'entretien de la chambrée (STUBBER). Il établi un plan de travail que chacun de nous doit respecter.

       Le plus éprouvant, c'est la toilette du matin, malgré la neige, le froid glacial, nous sortons un par un de notre chambrée, le torse nu, une serviette sur l'épaule. Un garde nous attend à l'entrée et hurle : « SCHNELL ! RUHE ! EIN ! ZWEI ! LAUFEN ! » (ce qui veut dire « VITE ! SILENCE ! UNE ! DEUX ! COURIR ! »). Placés en file indienne, nous devons courir environ cinquante mètres jusqu'à un bac d'eau gelée pendant la nuit. Le premier doit casser la couche de glace. Obligés de s'asperger, nous sommes frigorifiés, puis en courant nous rentrons au bloc pour nous frictionner. Notre peau a une teinte presque violette, c'est affreux !

14 JANVIER

       J'ai fait la connaissance de Gustave Altermans de Ninove. Il a passé dix ans au Canada. Ensuite il est rentré en Belgique pour continuer ses études, en attendant d'effectuer son service militaire. Condamné à deux ans et huit mois de prison pour détention d'armes, il garde un moral excellent. Comme il a faim, je lui offre une partie de mon colis que j'ai emmené de la prison d'Hasselt. Nous sommes les meilleurs amis du monde.

16 JANVIER

       Je reçois dans l'après-midi, un petit colis contenant du sucre, des vitamines et quelques fruits ; les seuls aliments autorisés par le commandant du camp. Pauvre maman, le trajet Lixhe-Anvers est si long, si éprouvant pour elle. Je n'ai même pas pu la voir, ici, les visites ne sont pas autorisées. Comme elle a dû souffrir. Quelle cruauté, ces boches n'ont pas de cœur.

20 JANVIER

       Départ de mon ami Gustave Altermans, en compagnie de soixante-cinq hommes environ et quelques femmes. Un chargement complet. Il à l'air très ému de me quitter, il promet de venir me rendre visite aussitôt la guerre finie. Je ne peux m'empêcher de pleurer ; les adieux sont touchants. Je le regarde partir et avant de disparaître, il me fait un signe d'adieu de la main.

22 JANVIER

       J'écris aujourd'hui à mes parents afin de les rassurer sur mon sort.

Anvers, le 22 janvier 1944

Bien chers parents, frères et sœurs,
J'ai reçu la permission de vous écrire pour vous envoyer de mes nouvelles afin de ne pas vous inquiéter.
Vous avez certainement été surpris de ne plus me voir mercredi, jour de visite, à Hasselt. J'ai, en effet, été transféré au camp de Beverloo vendredi matin.
Ne vous alarmez pas trop, chers parents, car je me porte bien jusqu'à présent. Soyez courageux comme je le suis et j'espère vous revoir bien vite.
Je remercie surtout maman, pour les colis qu'elle m'apporte ; j'ai surtout de la peine pour les longs déplacements qu'elle doit faire.
Je pense souvent à ma musique et quand je serai de retour, je travaillerai deux fois plus pour récupérer mon retard.
Aussi, chers parents, frères et sœurs, n'ayez aucune crainte pour moi, je suis devenu un homme maintenant et j’espère que vous ferez votre possible pour m'aider au tribunal.
Je pense beaucoup à vous tous, surtout à ma petite sœur Annie que j'aime et vous demande d'espérer autant que moi.
Voici mon adresse où je suis à présent :
Guillaume VAN BILZEN KWG
LAGER B 53/29
BEGGIJNENSTRAAT, N°42
ANTWERPEN

Je vous embrasse tous très tendrement
100.000.000 baisers

Guillaume

23 JANVIER

       Comme le temps me semble long... Depuis le départ de mon ami, je m'ennuie affreusement. Tout me manque terriblement, je n'ai même plus le courage de lire. J'ai l'impression d'avoir perdu quelque chose, tant j'étais habitué à sa présence. J'essaie de dormir pour ne plus penser à rien.



31-12-1943 : Etant dans l’impossibilité d’écrire, à la suite de mauvais traitements, mon compagnon de cellule limbourgeois, Urbain Van Dormael, écrit à ma famille


31-12-1943 : Etant dans l’impossibilité d’écrire, à la suite de mauvais traitements, mon compagnon de cellule limbourgeois, Urbain Van Dormael, écrit à ma famille (suite)

25JANVIER

       Il neige, il fait froid dehors et depuis quelques jours les radiateurs chauffent à peine. Le responsable du bloc s'informe ; il y a pénurie de charbon donc le chauffage doit être réduit de quelques degrés. Nous avons faim, nous avons froid. Que faut-il de plus pour être heureux ???

26 JANVIER

       La direction de ce camp doit avoir reçu des instructions sévères. Car, les lettres ne passent plus et le contrôle du paquet de linge, renvoyé à la famille, devient plus méticuleux.

       Je pense souvent à Fernand et X. ! Que sont-ils devenus ? Ont-ils été exécutés ? Je n'ai plus aucune nouvelles depuis mon départ de la prison d'Hasselt. Quelques fois, des condamnations à mort sont commuées en travaux forcés à perpétuité. Mais cela reste le domaine des hypothèses. Tout est possible; il faut espérer jusqu'au dernier moment.

28 JANVIER

       Depuis le seize janvier, je n'ai plus reçu ni colis, ni lettres. Cela me tracasse énormément. J'espère qu'il n'est rien arrivé de fâcheux à la maison. J'y réfléchis du matin au soir. Même quand je lis, mes pensées s'en vont ailleurs. Et toujours mon estomac qui réclame. Enfin, le repas arrive. J'avale tout en un rien de temps tellement j'ai faim. La nourriture fournie est insuffisante, quand elle n'est pas complétée par les colis des familles. Et, il arrive que les gardes se servent avant de nous donner le reste.

29 JANVIER

       Un rapport du jugement, établi par le conseil de guerre de Hasselt, est arrivé afin d'y faire apposer ma signature. Cette feuille jointe au dossier, sera transmise à tous les endroits pénitenciers où je serai déporté. Ce document a certainement un rapport avec mon départ pour la prison de Saint-Gilles à Bruxelles, prévu pour les tous prochains jours.

1er FEVRIER

       Ce départ, c'est bien aujourd'hui ! Je suis le seul de l'aile C à être transféré. Je prépare mes affaires, mes compagnons ne veulent point me laisser partir sans cérémonie, et, sortant plusieurs pièces rares de, leurs réserves alimentaires, ils m'offrent un dîner d'adieu. Ce départ met fin à ma détention provisoire de septante et un jours à la prison d'Hasselt et vingt jours au camp de Beverloo, pour être transféré à Saint-Gilles en attendant la déportation en Allemagne.

       Le voyage Beverloo-Bruxelles a lieu dans un confortable autobus. Nous sommes une vingtaine. Les autres détenus proviennent sûrement des autres blocs du camp. Nous arrivons à destination, un peu avant 1 heure. De l'extérieur, la prison de Saint-Gilles est très imposante. A l'intérieur, elle n'est que froide et sale, très sale ! Je suis incarcéré avec d'autres dans le baraquement n° 1.

3 FEVRIER

       J'ai passé la visite du médecin, après quoi, le commandant de la prison procède à la vérification de mon identité. Le dossier me concernant est là, devant lui, il le parcourt des yeux. Il ne dit rien, je n'ose bouger, de crainte de briser ce silence oppressant. Puis il me renvoie au bâtiment où je suis domicilié momentanément ? En arrivant, il est près de midi. Je suis juste à temps pour la soupe ; je la trouve meilleure qu'à Beverloo.

6 FEVRIER

       En me levant ce matin, je me sens fiévreux ; j'ai la tête qui brûle et j'ai mal quand j'avale.

Visite médicale ;
Diagnostic : angine rouge
Soins : badigeonnage de la gorge et mise en quarantaine.
Cause : maladie contagieuse.

11 FEVRIER

       Mon état s'améliore et pour la première fois depuis quatre jours, je mange avec appétit. J'ai droit à une soupe légère, bien sucrée, très facile à avaler, le midi et le soir. Je n'ai plus de fièvre. Dans l'après-midi, je reçois la visite du docteur. Je suis reconnu « Bon pour le service » ou plutôt pour le voyage prévu demain matin, destination Aix-la-Chapelle (AACHEN).

12 FEVRIER

       Dès l'aube, l'ordre arrive, il faut se préparer. Avant de quitter Saint-Gilles, je reçois un colis, ainsi que mes compagnons de voyage, de la Croix-Rouge internationale de Belgique. Des camions militaires nous conduisent à la gare du Nord où nous sommes embarqués dans de confortables wagons internationaux seconde classe. Nos convoyeurs surveillants se montrent extrêmement aimables. Ils nous laissent converser, ils distribuent même quelques cigarettes à ceux qui en demandent. Bientôt l'un pousse une chanson, puis l'autre et ainsi de suite. Je me contente d'écouter, ma pensée va plutôt vers ma famille. Pour la première fois, je quitte le pays et en m'éloignant de mes proches, je sens mon cœur se serrer.

       Partis de Bruxelles ce matin vers six heures trente, nous arrivons à Aix-la-Chapelle trois, quatre heures plus tard, après un arrêt en gare de Verviers. Il pleut à torrents. A la descente du train, nous sommes pris en charge par les fonctionnaires de la prison civile. Rencontre avec le « panier à salade » (petit autobus hermétiquement clos ; ce qui nous empêche d'admirer la ville.) Au terme d'une course de quinze minutes dans l'inconnu, nous arrivons à destination. Aux trois quarts démolie par les récents bombardements anglais la prison montre un aspect désolant ; des tas de décombres enchevêtrés les uns sur les autres, les murs, dressés comme des squelettes, ne résistent que par miracle.

       Le directeur nous reçoit très correctement. Cet accueil nous rassure un peu. Ma cellule porte le numéro 143 de l'aile B où je rencontre trois nouveaux compagnons. Nous discutons surtout des événements du moment et de l'incertitude de notre avenir. Quelques minutes plus tard, je reçois mon premier repas : une terrine de soupe aux choux blancs, dont deux cuillerées me suffisent pour conclure que, de ma vie, je n'en ai mangé d'aussi mauvaise.

18 FEVRIER

       Depuis cinq jours que je suis ici, je souffre terriblement de la faim et du froid. De la faim, parce que la nourriture est très mauvaise. Du froid, car suite aux bombardements récents, il n'y a plus de carreaux aux fenêtres. Ceux-ci ont été remplacés par du papier carton, ce qui ne change pas grand chose. Quelle joie lorsque l'on nous annonce un départ, qui aura lieu dans quelques jours, pour une destination encore inconnue.

20 FEVRIER

       Enfin ! Enfin ! Le départ approche, il ne peut plus tarder. J'ai remis mes objets personnels au « vestiaire » d'où ils seront envoyés à notre point d'arrivée. Enfreignant la consigne, j'ai soigneusement dissimulé mes notes qui ne devront plus me quitter. Durant la promenade à travers l'Allemagne nazie, nous apercevons des villes complètement détruites par les bombardements de l'aviation britannique. Parti de « AACHEN » à onze heures du matin, nous sommes arrivés à « ESSEN » vers vingt heures. Essen est une des principales villes du pays ; la plus industrielle. Notamment pour l'usine KRUPP connue dans le monde entier pour son domaine de la technique et de la mécanique.

22 FEVRIER

       Nous ne faisons que passer à Essen car aujourd'hui même, nous partons à « BOCHUM », situé non loin de là, du département de « WESPHALIE ».

       Arrivés à la gare de Bochüm, nous sommes cueillis par les fonctionnaires de la prison, où nous conduisent les voitures cellulaires qui nous attendaient dans la cour de la prison, sous la surveillance de quelques gardiens.

       Je pénètre dans ma nouvelle cellule ; le numéro 146 aile C abteilung ou section 2. Avec ses murs aux couleurs fraîches, elle vous a un petit air plaisant qui me séduit. Elle ressemble plus ou moins à celles des prisons belges. Nous sommes à quatre, nous nous présentons mutuellement.

25 FEVRIER

       Après ma visite médicale, je passe chez le directeur de la prison.

       Ce dernier me pose quelques questions ; « profession: musicien ; âge : dix-sept ans et demi... ». Puis me demande si je veux travailler. J'accepte ; ce boulot me fera peut-être oublier mes soucis, pendant tout le temps de mon séjour.

       Je suis employé à l'imprimerie. Je travaille à la confection d'enveloppes, de petits sachets pour une fabrique de produits de beauté. Les heures passent plus vite. En plus, je reçois deux bouquins en allemand par semaine. Je peux donc me consacrer à la lecture tout l'après-midi du samedi et toute la journée du dimanche. Le reste du temps, je m'occupe de mes petits sachets. Avec des déchets de papiers, je confectionne des petits objets personnels : reliures, agendas,... Et surtout, j'écris en cachette ; car théoriquement je n'ai pas le droit d'avoir ni papier, ni crayons. Mais il arrive que même en Allemagne, il y ait des différences sensibles entre la théorie et la pratique.

       Nous avons eu cette nuit la visite des bombardiers anglais. La ville, protégée par la D.C.A a été pendant plus d'une heure, secouée par les explosions des bombes. Le quartier où se trouve la prison n'a pas été touché heureusement.

       Nous avons dû rester en cellule pendant l'alerte et nous avons eu très peur car nous sommes pratiquement exposés directement à la chute des bombes. Par contre, les gardes se sont abrités dans des abris aménagés pour eux. La ville de Bochüm a fort souffert de ce bombardement.

28 FEVRIER

       J'ai écrit à la maison. Ma première lettre d'Allemagne ! Qu'ils doivent être impatients d'avoir de mes nouvelles. Pauvres parents ! Je relis de temps à autre quelques unes des lettres de « chez moi ». Ces chères missives me rapprochent d'eux, ils occupent toutes mes pensées.

       La nourriture qui était relativement suffisante au début, commence à diminuer sensiblement, non pas en quantité mais en qualité ; le potage devient plus clair. Le nombre de détenus augmente sans cesse, nous sommes maintenant à cinq par cellule.

       Nous avons droit à une douche tous les quinze jours, et nous pouvons demander la visite du médecin. Ils nous donnent parfois des médicaments. Avant ça marchait bien, parait-il, mais aujourd'hui, le médecin a refusé de me donner une aspirine. Il me signale que les médicaments seront réservés dorénavant en priorité aux soldats allemands. Des bruits circulent que ceux-ci essuient des pertes sévères sur tous les fronts.

1er MARS

       Depuis quelques jours, je me sens fiévreux ; des frissons me parcourent tout le corps, je couve certainement une maladie. Il est vrai que j'ai énormément souffert du froid lorsque j'étais à la prison de AACHEN, il y a dix jours.

       Me sentant mal, je demande la visite du médecin... qui n'arrive pas ! Peu de temps après, je suis transféré dans une cellule pour malades. Les heures passent et je ne vois toujours personne. Je commence à avoir des douleurs dans les côtes et mes poumons me font mal quand je tousse, cela me rappelle ma bronchite que j'avais contractée à Hasselt. Ce que j'ai en ce moment doit être plus grave car je respire difficilement.

       Pendant la nuit, je ne parviens pas à m'endormir tellement je souffre. Je me décide à appuyer longuement sur le bouton qui actionne la sonnerie d'appel. Toujours pas de réponse de la part du garde, à moins qu'il ne se soit endormi. J'insiste à nouveau, j'entends enfin le bruit de ses pas, il se décide enfin à ouvrir la porte ; une tête à la face bestiale apparaît devant moi et sans écouter mes plaintes, avec son trousseau de clés, il me frappe brutalement sur la figure ; puis il referme la porte violemment en m'injuriant de tous les noms.

       Je passe une nuit impossible à imaginer et le matin, j'appuie à nouveau sur le bouton et un garde de service du jour s'amène. Celui-ci a l'air plus aimable, je lui demande de voir le médecin. Constatant la gravité de mon état, il acquiesce d'un signe de tête et une heure plus tard, il entre à nouveau pour me conduire à l'infirmerie. Le docteur allemand m'examine brièvement, puis me remet plusieurs pastilles qui ressemblent à des aspirines. Je lui demande de quelles maladies je souffre :
– Pleurésie / Pneumonie
???

       Puis il note quelques mots sur un papier, il le donne ensuite au garde qui me ramène en cellule. Je suis mis au « régime exceptionnel pour malade » ce qui veut dire – Un repos complet, une couverture supplémentaire, quelques cachets par jour, un peu plus de pain et deux fois un demi-litre de semoule de riz sucrée par jour. –

       Je suis resté couché dans mon lit pendant plusieurs jours, puis les quintes de toux se sont espacées. C'est un miracle si je m'en suis sorti.

       Presque guéri, je réintègre ma cellule ou je retrouve mes compagnons, très heureux de me voir en meilleur santé.



5-11-1943 – Message transmis à ma famille 2 jours après mon arrestation

4 MARS

       Il fait froid aujourd'hui. Le ciel est complètement couvert et la cellule est continuellement plongée dans une semi-obscurité. Toutefois, je me demande ce qui va m'arriver si la nourriture continue à diminuer autant. Déjà je dors moins bien et fréquemment, je me réveille la nuit en proie à de violentes crampes d'estomac. Chaque matin, nous devons faire notre lit impeccablement avant de nous rendre au travail. Je fabrique toujours des enveloppes, cela me plaît et surtout ça me fait passer le temps.

11 MARS

       J'ai de nouveau changé de cellule. Je me trouve maintenant au numéro 136, auprès d'un jeune et sympathique hollandais Peter Balder. Il a vingt-cinq ans, il est souriant, aimable, plein d'enthousiasme et d'illusions. Je suis bien tombé et, il parle couramment le français. D'abord, il a été condamné à mort pour avoir tué deux soldats allemands, une heure après la capitulation de la Hollande en 1940. Comme il n'était pas au courant de l'arrêt des combats, il a été gracié et commué en dix ans de prison. Sa tenue militaire de l'armée hollandaise l'a sauvé. Il ne s'en fait pas du tout. – Il y a tant de bonheur, dit-il, quand on échappe au péril redoutable qu'est la mort – j'en connais qui tireront de ce dénouement, des conclusions disant que les choses devraient se terminer de la sorte car le destin l'a décidé ainsi.

       Nous avons bavardé jusqu'à une heure avancée de la nuit. Il a fait de bonnes études moyennes. Cela se sent. Il a beaucoup lu. Je suis ravi de ma journée.

18 MARS

       Jour de mon anniversaire : dix-huit ans. Un âge critique, le corps et l'esprit se développent à cet âge là ! J'ai tant besoin d'amour en ce moment. Pauvre de moi, comme je voudrais être fêté et choyé. Quand reviendront-ils, ces beaux jours, passés chez moi auprès de ma famille. La séparation me pèse, me pèse atrocement.

19 MARS

       Deuxième lettre à mes parents. Souffrant de la faim et me sentant très faible, je leur demande des fortifiants. Où iront-ils les chercher ? Que de tracas je leur donne ! J'espère pouvoir un jour leur rendre leurs bontés.

22 MARS

       Je pars ce midi pour DUSSELDURF. Il m'a été bien désagréable de quitter Péter Balder avec qui je m'entendais si bien. Aussitôt après la soupe, nous devons nous préparer. A treize heures, nous sommes embarqués dans des wagons cellulaires. A la gare de DUSSELDURF, un camion nous attend. Pendant le trajet, j'ai l'occasion de contempler la ville aux trois-quarts détruite par les bombardements Alliés. La prison se trouve sur une grande avenue, elle a aussi subi de gros dégâts. Elle est composée de plusieurs bâtiments à étages multiples.

23 MARS

       Me voici à nouveau enfermé dans une cellule de passage, le numéro 6 section 2, à la prison centrale de Dusseldurf. Je ne suis pas seul, nous sommes quatre, des français. Nous n'avons guère le temps de sympathiser, car demain nous repartons de bonne heure.

24 MARS

       La seule nuit passée à Dusseldurf, je la vis comme dans un cauchemar. Vers une heure du matin, les bombes commencent à pleuvoir sur nous. C'est terrible. Nous n'avons même pas entendu donner l'alerte. Quel sentiment effroyable, que de se sentir enfermé dans une cellule, alors que toute la prison tremble. Les gardiens nous ont abandonné pour aller se réfugier dans les abris et les caves qui leur sont destinés. Toute la cellule est bouleversée, la fenêtre arrachée. C'est la première fois que je subis un bombardement si intense. Je suis si effrayé qu'après un moment d'égarement, je me retrouve sous la table, me protégeant ainsi des débris qui auraient pu me blesser sérieusement. Quelle nuit mémorable !

       Départ ce matin à six heures. Nous sommes transportés en wagon cellulaire jusque ANRATH, situé à trente kilomètres de la frontière hollandaise. Ce voyage très agréable dure cinq heures. Nos gardiens, fort aimables, nous distribuent des cigarettes ; celles-ci m'intéressent énormément car je peux les échanger contre de la nourriture. L'un des gardes me comble même d'une tartine beurrée et d'une tranche de viande !

       ANRATH est une jolie prison, avec son vaste ensemble de bâtiments massifs. D'une propreté irréprochable. Ca, une prison ? C'est à peine croyable, plutôt une maison de repos !

       A onze heures et demi, après quelques formalités administratives, je pénètre dans la cellule 28 de l'aile C section 2 où je fais connaissance avec deux français de mon âge. L'un est originaire de Montmartre et l'autre de St ETIENNE.

       A midi, je reçois un bol de soupe aux petits pois, très épaisse et consistante. Je crois que je ne regretterai pas les prisons d'AIX-LACHAPELLE, d'ESSEN, de BOCHUM et de DUSSELDURF.

29 MARS

       J'apprends de mes compagnons de cellule que nous nous trouvons dans une prison pour mineurs d'âge (en allemand : « JUGENDGEFANGNIS »), mon train de vie n'est guère différent de ce qu'il était. Sauf pour la nourriture qui est très bonne et surtout bien préparée. Le repas de midi est consistant, mais nous recevons peu de pain. Dans l'immeuble, nous bénéficions d'une alimentation de qualité.
Mes nouveaux amis m'ont communiqué le menu d'une semaine :

       – A midi :

Lundi : soupe aux petits pois
Mardi : soupe aux carottes
Mercredi : soupe aux fines herbes
Jeudi : pommes de terre et goulasch (sauce)
Vendredi : soupe au gruau d'avoine
Samedi : soupe aux rutabagas
Dimanche : 1/2 kg de pommes de terre par personne avec goulasch et poisson ou betterave rouge.

       – Le soir :

Tous les jours : un litre d'Ersatz ou de thé, + 100 gr de pain, sauf le mardi et le vendredi où l'ont nous sert un repas chaud. (comprenant : le mardi : soupe aux pains, : le vendredi : soupe sucrée ou semoule de riz.)

       – A trois heures :

Tous les jours : 100 gr de pain.

       En sus, nous recevons chaque semaine : 100 gr de margarine, 50 gr de confiture, un morceau de fromage d'environ 60 gr ou un bout de saucisson.

2 AVRIL

       Aujourd'hui, mon ami Jean me parle de sa vie privée et du motif de son arrestation. Il fit la connaissance d'une jeune fille habitant Montmartre. Ils se rencontrèrent très souvent et s'aimèrent jusqu'au jour où , il surprit sa fiancée au bras d'un soldat allemand. Fou de douleur, il se jeta sur lui et faillit l'étrangler. Aussitôt arrêté, il fut jugé par un tribunal allemand. Il écopa de trois ans de prison.

       Son copain, Paul CHAUMETTE, étudiant, est le fils du directeur du journal « le Mémorial » de Saint-Etienne. Paul est l'aîné d'une famille de six enfants. Son visage est rempli de tâches de rousseur, il me paraît bien sympathique.

       La chance me sourit, je suis admis dans un commando de travail dans les fermes. Je suis très heureux de retrouver le grand air des campagnes. Un commando de travail forcé est composé de sept commandos dont quatre pour les fermes. Ceux-ci se composent chacun de dix prisonniers, tous âgés de moins de vingt ans, et sont gardés par un ou deux surveillants armés. Les fermiers sont obligés de nous nourrir.

3 AVRIL

       Très tôt ce matin, un garde nous amène dans la cour de la prison, où se trouve déjà un grand nombre de détenus. Devant nous, un chef garde effectue un triage et à l'appel de mon nom, il me fait signe de me placer auprès d'un autre gardien et d'un civil. Un fermier sans aucun doute ; celui-ci est à côté de son tracteur, muni d'une remorque. Lorsque le nombre de dix est atteint, il nous fait monter dans cette dernière. Le garde s'installe à côté de nous.

       Pendant le trajet, personne ne dit mot. Nous n'avions d'yeux que pour admirer le paysage, nous jouissons tous de ce spectacle magnifique. Malheureusement, la vue de la ferme brise l'enchantement. Il est sept heures du matin quand nous entrons dans la cour. Nous sommes installés dans une pièce située à proximité de la cuisine. Cette pièce est composée de dix chaises, et sur la table, un déjeuner extra nous est servi par la maîtresse de maison. Aussitôt après, nous commençons courageusement notre boulot jusqu'au « fruhstuck » (goûter entre neuf et dix heures). Celui-ci ne dure qu'un quart d'heure.

       Le travail consiste à biner, sarcler, bêcher, arracher les mauvaises herbes, défricher les terrains boisés, arroser les plants, planter des choux, des pommes de terres et même à faire du terrassement. Ce boulot est assez dur pour nous qui n'avons pas l'habitude. Heureusement la nourriture ne manque pas ; nous avons du lait, du lard, de la graisse, en plus de notre repas quotidien. Notre gardien, d'un âge mûr, est assez compréhensif, il ne montre aucune animosité à notre égard. Seul le fermier nous donne des ordres que nous respectons le mieux possible, car nous sommes très bien nourris. C'est notre unique chance de survie.



11-06-1945 : La Croix-Rouge de Belgique – Service d’identification concernant mon ami Paul Chaumette décédé à Wolfenbüttel

10 AVRIL

       Voilà une semaine que je fais ce boulot, et je ne m'en plains pas. Paul Chaumette a été affecté aux cuisines. Sa tâche n'est pas du tout désagréable, il distribue les repas aux détenus. Après le travail, on se retrouve tous les soirs en cellule. Notre ami Jean n'a pas cette chance, mais nous l'aidons, quand c'est possible, en lui apportant de la nourriture en cachette. Nous n'avons guère le temps de parler, le travail est très épuisant, et il faut se lever très tôt le matin. Après avoir souhaité une bonne nuit, je m'étends tout habillé sur ma paillasse et je m'endors.

13 AVRIL

       J'ai passé une mauvaise nuit. J'ai mal à la tête, j'ai des courbatures partout. Après l'examen médical, le docteur me donne deux jours de repos et quelques cachets à prendre.

15 AVRIL

       Aujourd'hui, mon mal de tête va mieux. Je souffre moins mais je m'ennuie, je n'ai rien pour m'occuper. Alors pour passer le temps, je regarde par la fenêtre et essaie de voir ce qui se passe à l'extérieur.

16 AVRIL

       Ce matin, je vais reprendre le boulot que j'ai dû abandonner pendant deux jours. Ma santé est bonne, et j'ai hâte de retrouver mes copains de travail. En quittant le bâtiment, un garde m'interpelle, il me fait comprendre que je suis affecté dans un autre commando. Un coup dur pour le moral, car je m'étais habitué à mes compagnons.

       Je suis placé sous la surveillance de J. HAULSFORT, oberwachmeister (gardien chef deux étoiles). Bâti en force, visage rude, regard froid, il a tout l'air d'une brute. Il est vraiment l'opposé du premier gardien ; il est très méchant, il nous frappe à coups de crosse parce que nous causons pendant le travail. Il nous insulte toujours par des « SCHWEINHUND » – chiens de cochons – et des « DUMEJUNG » – fi1s d'imbécile –. Il n'a pas l'air d'aimer les français. En fin de journée, nous sommes à bout de souffle. Je pense que nous avons tous très peur car nous sommes logés sous la même enseigne.

       J'ai réussi à me peser sur une bascule de la ferme, mon poids accuse soixante-quatre kilos. J'en ai donc repris cinq. La nourriture saine et calorique que les fermiers nous servent, nous permet de résister plus facilement aux coups de crosse et aux coups de pied que nous subissons à longueur de journée.

18 AVRIL

       Les jours passent et le travail continue. Notre gardien-chef est toujours aussi méchant, aussi brutal. je remarque cependant, qu'il est moins cruel, moins agressif avec moi, car je dois lui servir d'interprète. Il parle un patois mi-allemand, mi-hollandais, et je suis le seul à le comprendre. Ce qui me vaut le privilège d'être à l'abri de mauvais coups. Je suis malheureux de voir maltraiter mes compagnons de cette façon. On ne devrait pas permettre de frapper quelqu'un sur la tête. Je fais tout mon possible pour les aider ; quand il donne ses directives, je fais en sorte de les traduire assez rapidement ; de par ce fait, le travail est mieux réparti et mieux fait.

22 AVRIL

       Depuis deux jours, la pluie ne cesse de tomber. Par faveur spéciale, nous avons reçu en prêt le catalogue de la bibliothèque, afin d'établir une liste de livres que nous désirons. Très beaux choix dans tous les domaines. Naturellement, très peu d'auteurs français !

       Un nouveau groupe de Belges est arrivé de BOCHUM via BRUXELLES. Ils nous apportent de bonnes nouvelles de notre pays. Le moral est bon. La population tient le coup malgré les souffrances qu'elle endure. Voilà qui nous réconforte un peu.

       Mon ami Paul me paraît dépressif ; je le trouve un peu amaigri, il a le teint pâle et il ne discute pas beaucoup. Je lui parle du commando, et de la campagne, de l'air pur que nous respirons. Je lui demande s'il n'aimerait pas travailler dans les champs avec nous :

       Le travail est très dur, lui dis-je, mais nous mangeons très bien. Si tu te sens capable, fais-en la demande au directeur ! Les fermiers ont besoins de mains d'œuvre en ce moment. Il y a beaucoup de chance que l'on accédera à ta demande, mais réfléchis bien, car si tu es accepté, tu ne pourra plus changer. Qu'il fasse beau ou mauvais temps, il faudra travailler sans arrêt.

       Le lendemain, dimanche, Paul se décide enfin. Il profite de la visite du gardien pour lui demander à voir le directeur, afin de pouvoir travailler dans les commandos. La réponse est affirmative. Il commence demain matin, juste dans le même groupe que moi, en remplacement d'un compagnon transféré avec d'autres, vers une destination inconnue. Je me réjouis de pouvoir l'aider les premiers jours pour qu'il s'habitue peu à peu.

24 AVRIL

       Ce lundi, premier jour de travail pour Paul ; repiquage de choux. Cela se pratique de la façon suivante : Les plants, arrachés la veille, sont déposés sur le sol. Le terrain d'une longueur de cent mètres sur soixante environ, est travaillé, roulé, puis hersé. On facilite le repiquage en traçant des lignes d'un bout à l'autre du terrain au moyen de la herse. Ensuite, cinq détenus choisissent chacun un panier qu'ils remplissent de choux à ras-bord. Les cinq autres utilisent un plantoir. Celui qui tient le panier, distribue les plants, un après l'autre, à son équipier qui, muni du plantoir, fait le trou, met le plant dans celui-ci et d'un coup de talon, le fixe solidement à la terre. Un travail facile mais terriblement épuisant, et pénible pour le dos. Quand une rangée est terminée, le planteur est remplacé par le porteur du panier et vice-versa, jusque la fin de la journée.

       Quand cela est fait, il nous est impossible de nous redresser entièrement du premier coup. Nous avons recours à quelques massages et avons besoin de plusieurs minutes pour y arriver. Heureusement que nous nous relayons. Le soir, nous rentrons complètement exténués.

27 AVRIL

       Reçu une longue lettre de chez moi. C'est la première depuis mon départ de Hasselt, elle date du cinq février et est adressée à la prison de Bochüm. Je m'étonne que les administrations allemandes aient fait suivre la correspondance, mais je m'en réjouis pleinement. Cette lettre décrit la vie menée à la maison, les nouvelles du pays, des amis. Egalement, les surprises et cadeaux achetés à mon intention, la musique qui m'attend impatiemment. Pour terminer, les amitiés de la famille, des amis et les baisers de mes parents, frères et sœurs. C'est avec émotion que je relis la lettre plusieurs fois, sans me lasser. Celle-ci m'apporte énormément d'espoir et me redonne confiance dans l'avenir. Je suis incapable de retenir mes larmes. Je souffre de tout mon être ; elle me fait revivre pendant un moment, les plaisirs, les joies et les soucis que nous partagions ensemble.

       Pendant ces dix derniers jours, Paul a tenu le coup. Mais pour combien de temps ? Ce boulot ne lui convient vraiment pas. Ses mains sont très abîmées, c'est la première fois qu'il se sert d'outils de jardinier et de terrassier. Je me sens un peu responsable de la situation dans laquelle il se trouve. Cependant, malgré ses difficultés, il me semble que son état de santé s'améliore, et que le teint de son visage est moins pâle. Le soleil et le vent l'ont transformé. Je pense qu'il réussira et je continuerai à l'aider le plus possible aussi longtemps que je serai auprès de lui.



25-04-1945 : Autorisation de sortie de la prison de Wolfenbüttel

8 MAI

       Aujourd'hui, nous souffrons le martyre. Notre travail consiste à défricher un bosquet ; il faut dégager de lourdes souches d'arbres, pour transformer celui-ci, en un terrain cultivable. Le gardien-chef, toujours décidé à se montrer cruel, nous averti que le travail doit être terminé ce soir. Sinon, rien à manger, ni à boire !!! Son visage ne présage rien de bon ; je conseille à Paul de se tenir à côté de moi, car je remarque la peur dans ses yeux.

       Nous avons chacun un territoire de deux mètres de largeur. Le gardien nous distribue tous les outils nécessaires tels que : scies, pioches, bêches, masses, burins et autres.... Alignés, nous avançons dans le travail, et celui qui a tendance à ralentir le pas, est roué de coups.

       En ce qui me concerne, je dois avouer que j'ai aussi peur qu'eux, malgré le privilège d'être l'interprète. Quand je vois mon ami en difficulté, je m'arrange pour lui venir en aide. Il ne faut surtout pas qu'il reste derrière. Si l'un de nous rencontre une souche assez volumineuse, le gardien nous permet de l'aider, car lui-même, de deux fois notre poids, n'aurait pu le faire.

       Au début, chacun forçait la cadence de crainte de rester en arrière. Nous nous épuisions inutilement ; à midi, nous étions éreintés, harassés de fatigue et le travail avançait péniblement. Pendant la pause, nous nous décidons à garder le même rythme et à avancer en restant bien alignés. Ainsi fût fait, et nous avons pu terminer dans les délais prévus. Nous avons pris la résolution de continuer ce système pour le bien de tous, en prenant pour exemple, la devise suivante : « L'UNION FAIT LA FORCE ».

16 MAI

       Depuis quelques semaines, nous avons eu bon nombre d'alertes aériennes. A ce point de vue, nous ne sommes pas gâtés à ANRATH ; il y en a eu trois ou quatre depuis mon arrivée. Les escadrilles anglaises passent pour ainsi dire toutes les nuits, mais ne font que çà. Direction : Berlin sans doute ? La défense terrestre a tonné de toute ses forces, espérons qu'aucun appareil n'aie été touché.

26 MAI

ANRATH, le 26 mai 1944

Chers parents, frères et sœurs,
C'est ma 3ème lettre que je vous écris d'Anrath et je n'ai toujours pas reçu de réponse, la dernière que j'ai reçue date du 27 mars.
Je suis inquiet mais surtout impatient de ce long silence. Quand le gardien pénètre dans ma cellule, je regarde avidement ses mains s'il y a de la correspondance car une lettre venant de vous me fait revivre ; c'est plus qu'un trésor pour moi. Je continue à travailler dans les fermes et je mange très bien. Ne m'envoyez surtout pas des colis de vivres car c'est interdit ici à Anrath, vous en avez tellement besoin. J'ai reçu celui avec la laine, les boutons et les vitamines que m'aviez envoyé à Beverloo ; je peux ainsi réparer mes chaussettes et mes habits et je vous en remercie tous. Un grand merci à mon frère et quand je serai de retour, je travaillerai deux fois plus pour récupérer le temps perdu ; je prendrai un remède pour retrouver la souplesse de mes doigts car j'ai hâte de jouer sur mon accordéon. Maintenant je sais ce qu'est une mère, car j'ai appris à connaître la vie et je demande à Josée, Jean et Annie de faire tout ce que maman dira, de suivre ses conseils ; elle a suffisamment travailler pour nous élever tous.
Je remercie aussi Josée d'avoir trouvé un emploi, je suis si content que maman ne travaille plus dans le charbon, il faut qu'elle se repose maintenant. Jean est très heureux, parait-il, que les écoles soient fermées mais c'est nécessaire pour héberger les réfugiés. N'oubliez pas de me faire savoir si « FERNAND » !!! est guéri et s'il a quitté l'hôpital.
Je voudrais tant recevoir une photo d'Annie, j'ai tant envie de la revoir, je l'aime de tout mon cœur et aussi un petit mot de vous, chers parents, afin de me réchauffer le cœur. Josée, écris moi, si tu peux, 2 ou 3 lettres par mois, cela me ferait tant plaisir et me réconfortera.
Baisers et espoirs
Guillaume

       Depuis dix jours, je n'ai rien écrit pour mon journal ! Est-ce la paresse, le découragement ? Non, la fatigue, tout simplement.

       Récapitulons notre emploi du temps, ici à ANRATH. Nous travaillons dans les commandos de six heures du matin à sept heures du soir, avec pause à dix heures, à midi et à seize heures. La nourriture est excellente et suffisante. Les coups de crosse sont nombreux. Le retour dans les cellules est pénible. Harassés et courbatus, le mieux que nous avons à faire, est de nous coucher rapidement, tout habillés sans même prendre le temps de faire un brin de toilette.

27 MAI

       Aujourd'hui, mauvaise journée pour nous. Une pluie fine intermittente nous tombe sur la tête. Le travail ne peut arrêter et il est interdit de s'abriter. Le soir, trempés jusqu'aux os et crottés jusqu'aux genoux, nous rentrons dans un état lamentable. Avant de nous coucher, nous devons faire sécher nos vêtements sur le radiateur qui chauffe à peine. Le lendemain, devoir mettre sa chemise encore humide, enfiler son pantalon et sa veste toujours mouillés de la veille, ce n'est guère réjouissant. Il nous faut un bon bout de temps pour nous apprêter.

       Heureusement que nous recevons des vêtements propres tous les dimanches, jour de repos. Cette faveur est réservée uniquement pour les travailleurs du dehors. Voilà un petit aperçu de nos « vacances à ANRATH ».

5 JUIN

       Quelle joie ! Quel soulagement! Notre gardien-chef est nommé « HOPTWACHMESTER » ; une étoile en plus, et est remplacé par HOLSBERG, de nationalité autrichienne. Après la conquête de son pays par l'Allemagne, il s'est engagé dans l'armée allemande, a épousé une allemande, et après blessure au front de l'Est, est venu s'échouer à ANRATH, où il a été requis obligatoirement comme gardien de prison. Il est doux, aimable, généreux, tout l'opposé de Haulsfort. Il ne montre aucune animosité à notre égard. Je bénis le ciel de nous avoir donné cette joie qui, espérons-le, durera le plus longtemps possible.

9 JUIN

       Reçu une bonne lettre de mon frère Marcel, j'ai bien reconnu son écriture. Il me donne des nouvelles de toute la famille. Il me fait part de la mort de Fernand ERKENS, mon cousin et ami des premiers jours de captivité, des premières souffrances. Il a été fusillé dans le courant du mois de janvier au camp de Beverloo. J'étais dans ce camp à ce moment-là, et je n'ai rien su de son décès. Je me rappelle que, quelques jours auparavant, j'avais reçu le rapport du jugement rendu de ma condamnation.

       Cette nouvelle me bouleverse complètement. Malgré cette condamnation à mort, j'espérais encore à une grâce accordée au dernier moment. Mais le destin ne l'a pas voulu ainsi. Il est mort seul et sans gloire. Comme il a dû souffrir, lui, si plein de vie, qui aspirait tant à la liberté. Marcel joint à la lettre, une branche de muguet porte-bonheur. Venant de lui, cela pourrait signifier l'espérance d'une liberté proche. Il m'annonce entre autres, la naissance d'un petit cousin : Pierrot VAN AUBEL, fils de oncle Jean et de tante Maria, sœur de maman, de Hermalle sous Argenteau.



3-05-1945 : Certificat médical de l’hôpital Lismarode (Braunschweig)

17 JUIN

       Un nouveau détenu est venu nous rejoindre. Un certain A. Granville, belge de nationalité, et plombier-zingueur de métier. Nous avons tôt fait connaissance. Il vient d'arriver de Luxembourg, où il habite. Là-bas, il a été condamné à onze mois de prison pour devise, passage de frontière, fausse carte d'identité et, à une amende de trois cents marks ; il a voyagé dans plusieurs pays depuis début mil neuf cent quarante et parle admirablement le français et le néerlandais. La conversation qu'il engage est d'un intérêt sans cesse rebondissant. Il connaît aussi bien les allemands que les anglais, pour avoir longtemps travaillé avec les uns et les autres, au cours de ses séjours à l'étranger.

18 JUIN

       Depuis l'arrivée du garde autrichien, le travail a changé complètement. La cruauté de HAULSFORT, a fait place à la compréhension. Certes, nous travaillons durement afin de satisfaire le fermier qui nous nourrit, mais il n'y a plus ni coups de crosse, ni coups de pied. Quand on arrive sur le lieu de travail, le garde s'installe au début du champs, s'assied sur un siège pliant, le fusil entre les jambes, et lit le journal. Le fermier travaille avec nous et nous donne ses instructions. Mon ami Paul est satisfait de son boulot, il est aussi bronzé que moi, cela nous a permis de nous endurcir et de mesurer notre résistance morale.

       Ici, j'ai le temps de réfléchir, et de profiter largement de la nourriture que je reçois. Depuis le 24 mars, je mange à ma faim, car mourir de la faim est l'épreuve la plus terrible qui soit. Je prévois à me faire une réserve « maximum vital », afin que mon corps puisse supporter les journées sombres à venir. Pour se faire une réserve, il faut avaler tout ce qui se présente chez les fermiers tels que « soupe épaisse, viande, graisse animale, lard, fèves, pommes de terre et pain. »

       En plus, je mange tout ce que mes amis laissent dans leurs assiettes. les cigarettes que je mendie aux fermiers et aux prisonniers de guerre, je les garde précieusement en cas de nécessité, en échange avec du pain si besoin est. Que ne faut-il pas faire pour survivre à cet enfer !

20 JUIN

       Depuis une semaine, mes « souvenirs » avancent très mal, car je tiens à ce que tout soit bien en place, ce qui m'oblige à recommencer plusieurs fois certains passages. Je m'efforce de ne rien oublier, mais j'ai beau chercher, je ne trouve qu'une foule de faits pas intéressants du tout.

25 JUIN

       Jour néfaste. « Ordre du directeur » : Tous les prisonniers travaillant dans les commandos, doivent avoir obligatoirement les cheveux entièrement rasés. Ceci pour éviter les poux. Un détenu faisant office de coiffeur, est venu faire ma toilette ; il me rase complètement la tête. J'ai l'impression d'être ridicule, comme si j'étais tout nu. Je me frotte le crâne avec la main, ça me fait vraiment drôle, mais je ne peux rien y faire.

28 JUIN

       Jour de repos. Nous méditons plusieurs heures sur le sens de cette guerre. Depuis le débarquements des Alliés le 6 juin en France, il paraît que la guerre fait rage sur tous les fronts. Jusqu'à maintenant, celle-ci était à l'avantage des allemands. Les campagnes de Pologne, de Norvège, de Belgique, de Hollande, de France, d'Afrique et de Russie l'ont démontré. Voilà quatre ans déjà, que l'Europe souffre du joug de l'ennemi. Mais la roue vient de tourner en sens inverse, cela devait arriver. Quand on a comme adversaires, que des colosses tels que l'Angleterre, les Etats-Unis et la Russie, on doit s'attendre à l'écrasement total de l'Allemagne. Maintenant, commence pour elle, la grande aventure remplie d'incertitudes et de dangers. Les trois géants, cités ci-dessus, sont des puissances redoutables grâce à leurs immenses réserves en hommes, en matières premières et à leurs techniques modernes.

       Je suis heureux et comblé car je viens de recevoir une lettre de ma famille dont voici le texte dans son intégralité.

Loen -Lixhe, le 26 mai 1944

Cher frère,

Nous avons bien reçu ta lettre d'Anrath, tu peux croire que nous étions tous heureux. Le temps nous a paru si long sans de tes nouvelles. Nous sommes très content d'apprendre que tu travailles dans les kommandos de ferme et que tu as déjà repris les 4 Kg perdus à Bochûm. Cette lettre nous a réconforté d'une façon exceptionnelle en apprenant que tu avais changé de prison. Quel bonheur cela nous a causé en constatant sur la carte géographique que tu te trouves maintenant près de la frontière hollandaise et dire que tu n'es pas bien loin de nous. Nous avons appris par ta lettre, que tu as reçu les colis sauf celui contenant les médicaments que tu nous avais demandé pourtant nous l'avions envoyé une semaine après la deuxième lettre que tu avais reçue. Quand tu reviendras, la vie sera belle, tout sera changé ; tu seras devenu un homme, la guerre sera finie et ton accordéon qui t'attend. Ne t'en fais pas pour tes habits, ils sont toujours à la même place.
Maintenant, cher frère, nous allons parler un peu de nous !
Maman ne travaille plus, papa a trouvé du boulot à Herstal et Josée est occupée chez des personnes aisées de Visé, elle mange comme quatre.
Ton frère Jean est privé d'école pour le moment, elles sont fermées pour pouvoir hébergé les réfugiés venant de la ville.
Annie grandit de plus en plus, elle est toujours la même pour taquiner les gens. Elle se réjouit de te revoir car elle demande bien souvent après toi ; mais prends courage, cela ne tarderas pas. Conserve toujours un bon moral et que la providence soit avec toi ainsi que Dieu pour qu'il te protège contre tous les dangers.
J'oubliais de te dire que tante Maria a un petit bébé, il s'appelle Pierrot. Ton oncle Joseph va un peu mieux car il a été fort malade. A part cela, cher frère, je ne trouve plus grand chose à te dire. Reçois de gros baisers de tes parents qui t'aiment, de tes sœurs, tes frères ainsi que ton cousin Guillaume, Sylvain, de ta cousine Georgette, de tante Marguerite et Nicolas. Un bonjour aussi de tout le reste de la famille qui t'attend avec impatience.
Bon courage, cher frère Mille baisers d'Annie, ta maman, ton père, tes frères et tes sœurs.
A Bientôt

31 JUIN

       Depuis peu de temps, nous lisons les journaux clandestins (tracts) et, les nouvelles que nous recevons des prisonniers de guerre travaillant dans les fermes, sont excellentes. Par les succès que les troupes de débarquement Anglo-américains se taillent en France, nous commençons à croire vraiment que cette guerre pourra être terminée avant Noël prochain. Il paraît que les prisonniers allemands se comptent par dizaine de milliers, le nombre d'avions abattus se calcule par dizaine d'escadrilles, des centaines de tanks détruits. C'est la défaite totale de l'Allemagne, et l'approche de notre délivrance !



16-12-1945 : L’avocat de la défense et collaborateur, Maître Firmin Van Geel désigné par le tribunal allemand de Hasselt réclame une avance de 1.000 francs à ma mère

3 JUILLET

       Je vais me remettre à mes souvenirs, car ils n'avancent pas vite ; je ne me sens pas en forme. Cependant, je devrais me réjouir des nouvelles, des événements en France. La distance parcourue jusqu'à maintenant par les Alliés, est de vingt kilomètres en moyenne par jour ? Donc en calculant, dans deux mois, les troupes Anglo-américaines atteindront la frontière allemande. Et d'après un prisonnier français, notre situation géographique par rapport à nos frontières belgo-néerlandaises et Anrath est de trente à trente-cinq kilomètres. Prenons patience et attendons !

7 JUILLET

       Depuis quelques jours, je me sens très nerveux. Une pensée s'agite et germe dans mon esprit : la fuite, l'évasion. Plus j'y pense, plus ce désir m'obsède. Je me sens de force pour parcourir quarante kilomètres. Mais, il faut être deux pour avoir plus de chance de réussite, et puis, l'orientation aussi bien de jour que de nuit, ce n'est pas mon fort ! Je me confie à mon ami Paul Chaumette, et lui fait part de mon projet qu'il accepte aussitôt avec tous les dangers et conséquences que cela comporte. II me dit avoir la même pensée depuis un certain temps. Son vœu à lui, est de rejoindre les Alliés. Après tant de souffrances morales, de privations de toutes sortes, la ferme volonté de tenter cette aventure devient de plus en plus vivace dans notre esprit. Mais il faut patienter quelques semaines encore. Pendant la moisson, c'est le moment propice pour notre réussite. Je ne connais que peu de cas d'évasions de prisons allemandes. II y a bien eu des tentatives, mais ceux qui ont essayé, se sont presque toujours fait prendre. Leurs parcours dépassaient largement les cent kilomètres ; le nôtre est de quarante maximum. Nous gardons un bon moral.

14 JUILLET

       J'ai écrit à la maison, ma troisième lettre d'Anrath. Elle ira s'ajouter à des messages précédents. Comme mes parents doivent souffrir, je leur dois tant. Leur ai-je toujours témoigné mon affection comme j'aurais dû ? Il m'arrive d'en douter, et de regretter mon manque de spontanéité, de tendresse. Pourquoi ai-je agi de la sorte ? Peut-être par timidité, par manque de franchise ou le plaisir d'être seul, plongé dans mes notes de musique, occupé à jouer de l'instrument.

17 JUILLET

       Reçu une lettre de mon frère Marcel datée du 29 juin 1944.

18 JUILLET

       Je n'ai jamais tant pensé à la liberté qu'en ce moment. Je cherche un plan pour notre évasion. II faut patienter jusqu'au mois d'août quand la moisson battra son plein. Paul est du même avis. Il faut éviter d'en parler pendant le travail et se méfier de tout le monde, même de ses compagnons qui supportent difficilement les privations de toutes natures et qui sont prêts à trahir leurs camarades en devenant des indicateurs ou des traîtres !

21 JUILLET

       Fête nationale. En temps de paix, c'était pour moi un jour comme un autre. Aujourd'hui, sur cette terre hostile et étrangère, il me rappelle peu de temps avant la guerre ou sur un petit territoire comme la Belgique, nous étions quand même heureux, libres surtout, incertains du lendemain mais confiants dans l'avenir. On ne s'occupait pas de ses voisins, nous étions un peuple qui ne demandait qu'à être assurer de son pain quotidien. Ce pain, que d'autres sont venus lui prendre. Et ce 21 juillet, nous sommes derrière les barreaux, chez l'ennemi. Les petits belges ! Nous sommes nombreux ici.

       Soudain, une voix entonne la Brabançonne ? Malgré l'interdiction d'élever la voix, la plupart d'entre nous se mettent à la fenêtre de leur cellule, les uns en sifflant, les autres en chantant l'hymne national, même nos amis français se joignent à nous pour manifester ainsi leur sympathie envers notre pays.



22-02-1944 : Carte d’identité de la prison de Bochüm

29 JUILLET

       Aujourd'hui, nous décidons Paul et moi, que demain sera le grand jour. Nous n'avons plus la patience d'attendre encore. Paul qui a le sens de l'orientation, établira un plan cette nuit c'est à dire préparer un petit croquis avec toutes les indications nécessaires et ne rien laisser au hasard. Espérons que tout se passera bien et que demain, peut-être, avec la grâce de Dieu, nos misères prendront fin.

30 JUILLET

J'ai passé une très mauvaise nuit, mon esprit n'a pas arrêté de travailler. La peur d'échouer m'angoisse et pendant un bref instant, je pense à tout lâcher. Paul m'encourage. Après ma petite défaillance, le cœur rempli d'espoir, je regarde par la fenêtre ; le ciel sans nuage, annonce une belle et chaude journée d'été.

       Nous quittons la prison comme d'habitude. Rien n'a changé, la fuite est bien pour aujourd'hui. Nous restons calmes, paisibles et personne ne se doute de rien. Pendant toute la matinée, le travail s'effectue normalement, mais nous sommes quand même inquiets, car on peut toujours craindre qu'un incident de dernière minute vienne contrecarrer notre projet. C'est avec anxiété que nous attendons l'heure de midi.

       Enfin, la cloche retentit. Pour nous, c'est le repas et le début de notre aventure. Malgré notre angoisse nous mangeons de bonne appétit et nous remplissons nos poches de morceaux de pain. Cette opération se fait à l'abri de tout regard indiscret. Je fais un signe à mon copain puis, sors le premier de la pièce pour prendre l'air. Paul me suit aussitôt et, sans perdre un seul instant, nous nous mettons à courir à vive allure, afin de mettre rapidement une grande distance entre la ferme et nous. Nous avons au moins une demi-heure d'avance avant que le garde et le fermier s'aperçoivent de notre fuite.

       Nous fonçons droit devant nous « pour être plus juste », je suis Paul à travers les bois et champs de blé. Nous prenons grand soin d'éviter les villages et les grand-routes à circulation. En cette saison d'été, les champs de blés sont nombreux ; notre chance de réussite augmente sensiblement. A bout de souffle, nous nous cachons quelques instants pour respirer un peu. De temps en temps, nous rencontrons des ouvriers de ferme travaillant dans les champs. Nous faisons semblant de ne pas les voir, comme si nous aussi, étions des travailleurs obligatoires. A chaque rencontre, nous reprenons une allure tout-à-fait normale, il faut être prudent. Parfois, nous entrevoyons des prisonniers de guerre conduisant des chevaux de traits ; nous nous rendons compte que le risque est grand de vouloir s'arrêter pour leur causer car il faut absolument mettre une bonne distance entre nous et la police.

       La chaleur est accablante, nous devons trouver un endroit pour nous mettre quelque chose sous la dent. Nous nous arrêtons de courir, mais continuons à marcher d'un pas vif vers un bois touffu que nous apercevons devant nous. Tout trempés de sueur, nous faisons enfin une halte dans une clairière. Nous en profitons pour casser la croûte et prendre un peu de repos. Paul, très consciencieux, a apporté une gourde remplie d'eau de la ferme, nous avons très soif et cette eau nous vient bien à point.

       Quel soulagement ! J'ai une folle envie de lui sauter au cou et de l'embrasser. Sans tarder, nous repartons ; il reste un bon bout de chemin à parcourir avant la nuit, tout en évitant si possible les villages et les ouvriers. Nous traversons surtout des endroits pleins de végétation. Pendant des heures, nous marchons sans nous arrêter. La journée arrive à sa fin, nous cherchons un abri pour passer notre première nuit de liberté. Nous trouvons un beau coin à la lisière d'un bois. Nous fabriquons un bon matelas avec de la paille et après avoir grignoté un morceau de pain, nous nous endormons pour la première fois, libres comme des oiseaux.

31 JUILLET

       Ce matin dès l'aube, nous essayons de voir plus clair. Nous avons dû parcourir à peu près dix kilomètres. Tant que nous sommes toujours en territoire ennemi, tout danger n'est pas écarté ; il ne faut pas exclure la police qui doit nous rechercher. L'espoir de notre réussite nous donne un bon moral.

       Paul me présente le croquis du plan qu'il a établi : Départ d'Anrath : direction nord-ouest. A huit kilomètres, le village de SUCHTELN. A dix kilomètres de Suchteln, un autre village : GREFRATH. Ensuite, une petite rivière appelée NIERS que nous devons traverser pour se diriger vers la frontière hollandaise en passant par HINSBECK. Il faut éviter le poste de douane situé au village de FRICKENBECK. Au total, nous avons plus ou moins trente kilomètres en comptant ceux déjà parcourus. Nous n'avons ni montre, ni boussole mais je me fie entièrement à lui. Il a l'air d'en savoir beaucoup sur notre situation géographique et cela ne m'étonne pas. Il a toujours préféré avoir un crayon en main qu'un outil de jardinier.

       Nous sommes prêts à affronter la seconde étape. Tout d'abord, nous devons nous approcher d'un village afin de savoir où nous nous trouvons. En arrivant près de celui-ci, nous pouvons lire sur un panneau : GREFRATH. Donc, nous allons bien dans la bonne direction. Il reste environ dix-huit kilomètres avant d'atteindre la frontière.

       Nous parvenons au bord d'une petite rivière un peu avant la levée du jour, et sans perdre de temps, nous franchissons la passerelle surplombant la « NIERS » pour retrouver rapidement les champs, les prairies et les bois touffus. Quel soulagement ! Nous progressons toujours ! Direction nord-ouest, et déjà apparaissent des paysans que nous évitons sans difficultés. Soudain, Paul me montre une ligne sombre à l'horizon :
– Voilà,
dit-il, la vallée d'HINSBEC, j'en suis sûr, ça correspond aux données qu'un prisonnier de guerre m'a confiées.–

       Nous décidons d'arriver aux environs de KRICKENBECK avant la fin de la journée, puis de traverser la frontière pendant la nuit, si la clarté est suffisante pour ne pas s'égarer.
Paul me dit:
– Nous avons choisi le bon moment, quand le ciel est rempli d'étoiles, la nuit est très claire –

       Nous mangeons notre dernière croûte de pain et d'un pas alerte nous nous dirigeons vers la vallée que l'on distingue au loin. Nous marchons pendant quelques heures à travers les champs et prairies, sans oublier de nous remplir les poches d'épis de froment et de fruits. Je trouve également une fourche, abandonnée certainement par un fermier. Je m'empresse de la ramasser, elle peut m'être utile ! A la lisière d'un bois, notre estomac doit se contenter de la mince maraude récoltée auparavant mais suffisante pour que les tiraillements cessent.

       Avant l'assaut final, nous devons savoir exactement où nous nous situons. Je me propose d'inspecter les alentours. Il fait très chaud. En bras de chemise, la fourche sur l'épaule, je marche le long du bois à la recherche d'une route, d'un chemin qui me conduit éventuellement vers un panneau indicateur. Au lieu de cela, j'aperçois une ferme au loin. Un ouvrier s'affaire devant une moissonneuse. A quelques mètres, deux prisonniers de guerres discutent. Je m'arrête un instant, j'hésite...

       Je revois en pensée toute ma famille, mon arrestation, les tortures, les prisons, et je touche presque au but.
– Courage ! Il faut avancer ! –
En me raisonnant intérieurement, je m'approche d'eux et engage la conversation :
– Vous êtes des prisonniers français ? –
Oui
– Je suis belge, pouvez-vous me dire le nom de ce village ? –
– KRlEKENBECK –,
me répond l'un deux. Etes-vous un évadé ?
continue-t-il

Mon cœur se met à battre très fort.
– Oui, dis-je faiblement. Il remarque mon hésitation et mon anxiété
– Ne crains rien, mais fais attention car la douane allemande est à quelques kilomètres.
Il vaut mieux attendre la nuit et, bonne chance ! –

       J'ai une folle envie de leur serrer la main, mais ma crainte d'être remarqué ou même de les compromettre m'y fait renoncer. Alors, je les remercie d'un geste. Nous nous somme regardés et je crois qu'ils ont compris. Sans perdre un seul instant, je rebrousse chemin et retrouve mon copain, impatient. Je lui narre ma rencontre chanceuse avec ses compatriotes. Tout heureux, il se jette dans mes bras.

       Nous mangeons ce qu'il nous reste comme épis et fruits, en nous donnant mutuellement quelques recommandations avant de quitter cet endroit Déjà, la journée arrive à sa fin, il n'y a pas un seul nuage et des étoiles apparaissent. Le moment décisif arrive ! Paul prend le devant comme d'habitude. Sans un mot, nous progressons lentement. Plus nous approchons du but, plus mon cœur bat la chamade. De temps en temps, nous nous arrêtons et en retenant notre respiration, nous essayons de discerner un bruit lointain. Mais apparemment, tout est calme. Tout à coup, je m'aperçois que je patauge dans un terrain humide et bourbeux. Cela est peut-être provoqué par la petite rivière que nous avons traversé tôt ce matin ? Je rassure mon compagnon :
– Les marais, ici comme chez moi en Belgique, ne sont pas profonds –

       Nous avançons doucement dans cette boue. A chaque pas, nos grosses godasses s'enfoncent de plus en plus et il devient difficile de marcher. je commence à avoir peur à plusieurs mètres devant moi, Paul est dans la même situation, je l'incite à faire marche arrière afin de contourner les marécages. Arrivé à ma hauteur, nous nous décidons à reculer. Quand soudain, il me crie :
– Ecoute, tu n'entends rien ?... Un silence angoissant... En effet des aboiements d'abord très faibles, mais augmentant rapidement d'intensité, nous signalent l'approche d'un ou plusieurs chiens.
– Nous sommes repérés –,
dit-il, – Nous sommes perdus ! –

       Des rayons lumineux nous éclairent subitement. Tenus en laisse par deux policiers, deux bergers allemands se plantent devant nous, la lèvre retroussée, les crocs menaçants. Nous n'osons pas remuer le petit doigt en face de ces monstres. Les gardes sont vêtus d'une tenue spéciale, nous avons certainement à faire à des douaniers allemands. Protégé par des bottes cuissardes, l'un d'eux nous retire de ce bourbier pendant que l'autre tient solidement les chiens prêts à nous dévorer.

       Nous suivons le guide, surveillés par les deux cabots qui ne nous lâchent plus d'une semelle. Nous marchons pendant un certain temps ; combien de temps ? Impossible à dire, mais ça nous semble très long. Nous nous trouvons de nouveau dans une situation pénible et dans un piteux état. Echouer à deux doigts de la liberté porte un coup dur au moral. Les gardes nous emmènent au poste de douane et nous interrogent. En entendant leurs voix, je faillis sauter de joie :
– Ils parlent le néerlandais ! mais alors, nous sommes sauvés ?

       Dans ma langue paternelle, je leur explique que je suis belge et mon ami est Français. Que nous n'avons aucun papiers, car nous nous sommes évadés d' ANRATH il y a trois jours. J'ajoute également que nous avons faim.

       – Nous verrons ça demain !, et sans donner la moindre précision, ils nous enferment dans une petite pièce composée de deux matelas, deux couvertures, une table et un tabouret. J'ai marché jusqu'à l'aube de long en large dans cette cellule, comme un lion en cage, pendant que mon ami restait assis et prostré sur le tabouret.



17-07-1944 : Reçu une lettre de mon frère Marcel datée du 29 juin à Anrath où j’étais incarcéré


17-07-1944 : Reçu une lettre de mon frère Marcel datée du 29 juin à Anrath où j’étais incarcéré (suite)

2 AOUT

       J'entends des bruits de pas, puis de voix et une clé s'engage dans la serrure. En voyant un policier allemand pénétrer dans la pièce, je ressens un pincement au cœur. Je regarde Paul qui lui aussi comprend.

       Nous avons été trahis par les douaniers hollandais. Nous sommes écœurés de cette fraternisation entre deux peuples ennemis, je les hais ! Le garde vient nous récupérer. Les douaniers lui versent une boisson chaude et parlent entre eux. Nous restons debout, essayant de cacher la peur qui nous assaille brusquement.
– Que vont-ils faire de nous ? Quelles sanctions vont-ils prendre à la prison d'ANRATH ? –

       Des idées noires me trottent dans la tête. Le garde se lève, nous regarde et nous met les menottes, nous attachant ainsi l'un à l'autre.
– Suivez-moi ! –
dit-il en nous précédant. Nous sortons du poste de douane, un autre policier assis au volant d'une voiture noire nous attend.

       Le premier garde nous invite à prendre place à l'arrière, pendant qu'il s'installe à côté du chauffeur. La voiture démarre, je prévois le pire à notre arrivée. Le véhicule a à peine franchi la grille d'entrée, que le directeur et une dizaine de gardiens s'amènent à notre rencontre en formant une haie, ils sont armés chacun d'un gourdin ! Derrière nous, le garde nous pousse en avant et nous oblige à passer à travers cette haie humaine et agressive. Les coups pleuvent sans arrêt, avec notre main libre, nous essayons de les éviter. Peine perdue, les matraqueurs nous entourent et les coups redoublent d'intensité. Nous nous laissons glisser sur les genoux en implorant leur pitié. Je me sens si moche, mais la seule chose qui compte est de sauver ma peau. Je n'attends plus qu'un miracle, qui survient quand le directeur dit :
– Genug
, ich glaub das habt begreift ! – Ce qui veut dire plus ou moins : – Assez, je crois qu'ils ont compris ! –

       Dieu m'a exaucé. Nous réintégrons notre cellule que, nous pensions ne plus jamais revoir. Nos compagnons nous regardent avec compassion, et ils sont émerveillés par notre audace.

       Pour eux même une tentative d'évasion dans un pays ennemi en temps de guerre est considéré comme un acte de bravoure, de témérité ! En conclusion, tout être aussi faible qu'il soit, se trouvant dans des lieux concentrationnaires, peut être amené un jour à libérer sa peur et à tout tenter pour sauver sa peau.

       Un garde nous apporte des vêtements propres ; les nôtres sont sales et dégoutants. Nous avons un quart d'heure pour rassembler nos affaires. Je profite de ce laps de temps pour récupérer mes notes et mon crayon, se trouvant dans mes vêtements crasseux afin de les dissimuler dans le rebord de mon pantalon. Ces petits papiers à cigarettes ou autres, sur lesquels j'écris mes notes, dates, lieux, etc... me serviront, si Dieu le veut, à écrire mon journal. Nous sommes prêts quand le gardien arrive.

       Le gardien nous attend et après son petit discours d'usage, prend des mesures draconiennes pour ne plus que cela se reproduise.

– Un mois d'isolement dans un cachot au pain sec et à l'eau ! Nous passons ensuite chez le médecin de la prison qui nous examine. Ce n'est guère brillant ! Nous avons le visage tuméfié, les lèvres gonflées et des ecchymoses sur tout le corps ; nous sommes méconnaissables. Après l'examen, nous suivons le garde à travers un couloir faiblement éclairé. Nous nous arrêtons devant une porte numérotée, qu'il ouvre et referme sur moi, pendant que mon ami est emmené dans un autre endroit.

       Je me trouve dans une petite pièce sombre et très humide d'environ deux mètres sur trois. Dans un coin, se dresse un tabouret. De l'autre côté, le long du mur, un panneau en bois est posé sur le sol ainsi qu'une couverture trouée. C'est ici que je passe ma première nuit, enfermé dans une oubliette. J'ai froid, j'ai mal, j'ai faim et j'ai soif. Comment peut on permettre une chose pareille ? C'est ignoble et inhumain !

       Seul sans parler à d'autres, seul dans mes pensées, seul sans défense, je n'ai pas dormi un seul instant.

3 AOUT

       Après une nuit interminable et à demi-inconscient, il me faut quelques moments avant de retrouver complètement mes esprits. L'évasion, le retour en prison, les sévices, le cachot, tout me revient en mémoire et je me mets à pleurer.

       Un gardien apporte une ration de trois tranches de pain noir et un litre d'ersats pour vingt-quatre heures. Tous les trois jours, un bol de soupe de rutabaga en plus à midi. Les jours passent, puis les semaines et un mois après, jour pour jour, on me ramène sur une civière complètement épuisé et méconnaissable. Mon ami Paul me rejoint peu après dans le même état. Cette évasion nous a coûté terriblement chère : mis au secret, seul en cellule, privé de correspondance, de lit, de lumière, de boulot et une faim impossible à imaginer.

3 SEPTEMBRE

      Comment avons-nous pu supporter toutes ces privations, ces souffrances et sévices ? Pour ma part, je ne sais pas ! De la chance ? Oui, beaucoup de chance ! Il faut l'avoir vécu pour y croire, je prie Dieu de me redonner la force et l'espoir de survivre.

4 SEPTEMBRE

       Dans toute cette affaire, c'est l'estomac qui souffre le plus. A la crainte de devoir travailler aujourd'hui, après un mois de privations, s'ajoute une faim insoutenable et permanente. Heureusement, ce n'est pas le cas ; nous pouvons rester en cellule pour récupérer pendant trois jours. La nourriture n'a pas changé, elle est toujours de bonne qualité et la quantité n'a pas diminué. Faisons le point : Le trois août, je pesais 70 Kg et un mois après, je pèse encore 59 Kg ; j'ai donc maigri de 11 Kg.

6 SEPTEMBRE

       Je me remets à écrire mes notes. Mon journal a quand même subi un temps d'arrêt, d'autant plus que je ne peux me livrer à ce travail qu'en cachette.

       Cet après-midi, je reçois l'ordre de me tenir prêt pour la reprise du travail dans un commando demain matin. Voilà ma chance ; j'aurai la possibilité de reprendre des forces et du poids. J'ai tellement souffert que cette nouvelle me remplit de joie. Je reprend espoir et surtout j'ai une santé à refaire ! C'est mon but essentiel pour l'instant.

       Tous ceux qui n'ont pas connu les bagnes nazis en temps de guerre ne peuvent s'imaginer ce qu'est la souffrance.

7 SEPTEMBRE

       Je reprends le travail dans un commando disciplinaire, sans mon ami Paul ; cela me fait de la peine d'être séparé de lui. Dans ce commando, je suis mis en quarantaine. Mes compagnons ne peuvent ni m'adresser la parole, ni répondre à mes questions. Dans le cas contraire, des sanctions très sévères seront prises contre moi. J'en ai la chair de poule, je me tiens coi et je fais mon travail correctement.

12 SEPTEMBRE

       Mauvais temps ! Depuis quelques jours, il ne cesse de pleuvoir, mais le boulot doit continuer, même par cette pluie intermittente. Nous pataugeons dans la terre trempée, heureusement que la température est douce.

       Le travail de ferme est très pénible en ce moment, mais malgré tout, mes forces reviennent petit à petit. Je profite de tout ce qui me tombe sous la dent et me gave au maximum. Ce n'est que de cette façon-là, que je pourrai me refaire une nouvelle réserve de graisse.

       Le soir, nous rentrons trempés jusqu'aux os. Heureusement nous avons droit à des vêtements propres. Ensuite, je retrouve mes amis et nous passons la soirée à bavarder de notre emploi du temps. Mon ami Paul a repris son ancien travail de – Kalfactor – (homme de charge cuisine). Il n'est pas plus mal là ou il se trouve ; il sourit à nouveau.

16 SEPTEMBRE

       Bonne nouvelle: en deux mois de temps, les américains ont réussi à occuper la France et presque toute la Belgique. La bataille fait rage à la frontière allemande, et d'après les renseignements que nous avons reçus clandestinement, les américains attaquent AIX-LA-CHAPELLE de tous les côtés. Ils ont lancé plusieurs blindés, aidés par l'aviation anglaise qui pilonne sans arrêt les troupes allemandes. Déjà, nous entendons le vrombissement sourd des avions alliés et le bruit des canons. Nous sommes trop éloignés des grandes villes pour craindre les bombardements ; la ville la plus proche est KREFELD et elle se situe à 15 kilomètres.

       Ah ! Si la guerre devait finir dans les semaines a venir, ce serait pour nous la fin d'un cauchemar. Espérons-le en tous cas et patientons encore quelques jours ; peut-être vivons-nous les derniers moments de captivité. C'est notre vœu le plus cher. Patience et attendons !

19 SEPTEMBRE

       Dans la prison, tout est calme. On n'entend aucun bruit de clé, seulement le tir des canons au loin. Ce silence est inquiétant et j'ai l'impression qu'il va y avoir du nouveau. Mes amis sont du même avis, surtout que l'heure de partir au travail est dépassée et nous n'avons pas encore vu le garde.

       Pour passer le temps, un compagnon Guy LEGRAT, le parisien, a écrit ces vers sur une musique de sa composition et qui s'appliquent si bien à tous les prisonniers.

LE CHANT DES PRISONNIERS

1er couplet

On était bien tranquille chez soi,
avec nos amis, nos parents.
Notre vie était pleine de joie;
Nous ne songions guère au présent.
Cela commença un beau jour,
on était des milliers comme ça.
Les allemands nous raflèrent tous
Pour nous envoyer en tôle là - bas.

Refrain

L 'heure de la délivrance approche
Elle va bientôt sonner.
Alors, malheur aux sales boches
qui nous ont maltraités.
Après quelques années de souffrances
On retrouvera son pays,
Et de nouveau dans 1'insouciance
On mènera la bonne vie.

2ème couplet

Trois puciers, une table, un tabouret
Meublaient cette infecte carrée.
On était trois serrés là-dedans,
Comme de véritables brigands.
Les poux, l'hiver la garnissaient,
L'été, les puces y pullulaient.
Si bien que nous étions bouffés
D'un bout à l'autre de l'année

3ème couplet

On travaillait comme des forçats
Bien gardés par un scélérat
qui, sans douceur nous maltraitait
Lorsqu'une minute, on se reposait.
On bossait par n'importe quel temps
Qu'il y ait pluie, soleil ou vent.
Pendant ces journées de labeur
Ce qu'elles nous semblaient longues les heures.

4ème couplet

Nos mères ont tort de pleurer
On ira bientôt les consoler
Mais il nous faut auparavant
Ecraser ces salauds d'allemands.
On aura pas de pitié pour eux
Et nous rirons de leurs souffrances
On sera cruel pour ces sales chleus
Ce sera là notre vengeance.

FIN

20 SEPTEMBRE

       Depuis un mois, nous sommes isolés du monde extérieur, nos parents ne reçoivent plus nos lettres ; la correspondance avec la France et la Belgique est interdite. Nous ne cessons jamais de penser à eux. Comme ils doivent souffrir en ce moment de ne rien savoir à notre sujet, c'est affreux rien que d'y songer. Je relis leurs lettres et cela me rapproche d'eux. Si on nous laisse en cellule aujourd'hui, si les allemands nous suppriment la correspondance, c'est que les américains approchent de leurs frontières et du Rhin.

       L'impression que j'ai eue hier se justifie. Tôt ce matin, tous les détenus politiques doivent se préparer et se rendre au magasin d'habillements pour récupérer leurs affaires. Un transport de prisonniers politiques a lieu à midi et demi, aussitôt après le repas. Je dîne pour la dernière fois à ANRATH, où j'ai vécu des journées mémorables. La libération que j'attendais si intensément, s'éloigne de nous. Mais la situation est maintenant différente car les Alliés avancent partout et j'ai l'espoir de rentrer très rapidement chez moi. La prison commence l'évacuation devant la poussée de nos chers Alliés sur le Rhin. On a dit parfois, que les allemands d'aujourd'hui ne sont guère comparables à ceux de 1914 ; ils se sont éduqués. C'est possible, mais ils sont aussi cruels, aussi barbares que leurs pères. On a raison de dire « TEL PERE, TEL FILS ».

       Midi, appel. Ma joie est grande, mon ami Paul fait partie du convoi. Je me sépare de mes autres compagnons qui ne sont pas du transport. Des autobus nous attendent. Quand tout le monde est bien installé, nous quittons la « JUNGEND GEFANGNIS » (Prison pour mineurs d'âge de ANRATH) où j'ai passé des épreuves très difficiles : Privations, souffrances physiques et morales. Je pense aussi à ceux qui ont été successivement mes compagnons de cellule, avec lesquels j'ai partagé les joies et les peines, et que je ne reverrai plus jamais.

       Le transport Anrath - Dusseldurf se fait sans incident, mais nous broyons tous du noir. A quoi bon se lamenter ? Il faut continuer à espérer et toujours garder un bon moral, sinon nous sommes perdus.

       Nous arrivons à Dusseldurf où j'ai passé une nuit épouvantable sous un bombardement aérien ; c'était le 24 mars dernier. Nous traversons une ville à moitié détruite. Nous pénétrons dans la prison qui elle aussi, a subi d'importants dégâts. Les deux ailes ont été touchées par des bombes incendiaires, il y a même une grande brèche dans le mur d'enceinte. Mon cœur se serre à la pensée de toutes ces victimes innocentes qui ont péri carbonisées.

       Je pénètre dans la cellule numéro 160 de l'aile C, les vitres manquent à la fenêtre, mais la cellule est propre. Deux détenus français s'y trouvent déjà depuis deux semaines. Ils paraissent très angoissés, très inquiets. Je leur demande s'ils sont bien traités : – Oui, la nourriture n'est pas mauvaise, mais c'est insuffisant. – L'endroit est malsain pour nous car presque chaque nuit, les alliés viennent bombarder la ville. Des bombes sont tombées il y a quelques jours sur le bâtiment de gauche et nous avons eu beaucoup de pertes. –

       Il m'apprennent également que la chanteuse allemande qui est connue dans toute l'Europe « ZARAH LEANDER » est détenue en ce moment dans le bâtiment « section femmes ».

21 SEPTEMBRE

       Une nouvelle journée commence. Nous avons passé une nuit peu agitée. Nous avons bien entendu les sirènes qui annonçaient l'approche d'avions anglais ainsi que la fin de l'alerte, sans qu'une bombe ne soit tombée sur la ville. Les avions n'ont fait que passer, pour attaquer un autre objectif, je suppose ! J'ai quand même eu très peur.

       Après avoir déjeuné comme d'habitude, nous recevons d'un détenu, faisant fonction de bibliothécaire, deux livres intitulés « Monique » et « le tour du monde en quatre-vingts jours ». Je choisis le second qui me paraît intéressant et certainement passionnant.

       Mes nouveaux compagnons ne sont pas très causants, ils ne semblent pas s'intéresser aux nouvelles que je leurs apporte. Ils paraissent très préoccupés. Je les laisse dans leurs pensées et je me mets à la lecture. Je n'arrive pas à me consacrer entièrement à ce roman d'aventures, mes pensées prenant le dessus, me distraient. Alors, je reste assis pendant des heures, sur mon tabouret en rêvant. Je me lève uniquement pour recevoir ma nourriture. La journée se termine en espérant une nuit calme et silencieuse.

23 SEPTEMBRE

       Cette nuit, le bruit lugubre d'une sirène me réveille brusquement. Mes deux compagnons sont déjà debout, c'est à croire qu'ils n'ont pas dormi. Je suis pris de panique, je ne parviens pas à me dominer. Mes compagnons, doivent se trouver dans le même cas. Les bombes commencent à tomber sur nous, toute la prison tremble et on entend des hurlements provenant d'une autre cellule. Je me mets la tête sous une couverture pour ne pas entendre ces cris déchirants. Pendant toute la nuit, je me suis couché sous un lit métallique rabattu (Pendant la journée, le lit est accroché au mur). Mes compagnons, le dos au mur, sont restés recroquevillés chacun dans un coin.

       Tout est bouleversé dans la cellule, même la fenêtre est arrachée. Le vacarme diminue et fait peu à peu place à un grand silence. Il est de courte durée ; on entend des détenus hurler, des portes s'ouvrir et se refermer, des gardiens courir. C'est infernal !



Distinctions honorifiques

24 SEPTEMBRE

       Pendant des heures, nous sommes restés là, sans parler, sans bouger, l'air hébété. Cette fois-ci, nous avons encore été épargnés, mais pour combien de temps ?

       A midi, je reçois une bonne soupe aux carottes que j'avale difficilement malgré la faim qui me ronge l'estomac. Je ressens des douleurs abdominales qui m'obligent à courir constamment aux toilettes. Je suis très faible ; je demande à voir le médecin. Le gardien me fait sortir de ma cellule pour me conduire à la consultation. Le docteur diagnostique une forte dysenterie provoquant une diarrhée très douloureuse. Je reçois une dizaine de gros cachets noirs à prendre deux ou trois fois par jour. J'ai également droit à un demi-litre de semoule de riz, deux fois par jour. Je quitte la pièce, précédé par le garde qui me ramène en cellule. En traversant les couloirs, je peux constater à travers les trous des fenêtres arrachées, les dégâts causés pendant la nuit. Une fumée s'échappe d'une partie d'un bâtiment de la prison, qui se consume depuis des heures. Le feu est éteint, les pompiers aidés du personnel rangent déjà leur matériel pour se diriger vers d'autres endroits sinistrés. Je retrouve ma cellule et je raconte à mes compagnons ce que j'ai vu. Ensuite, je cherche un coin pour me reposer, car je suis très fatigué.

25 SEPTEMBRE

       Je quitte aujourd'hui la prison de Dusseldürf pour Wolfenbuttel[1] avec un grand soulagement. Mes deux compagnons français font aussi partie du voyage, je partage leur joie, heureux de quitter ce coin maudit où nous avons souffert le calvaire. Beaucoup des nôtres y ont perdu la vie et cette prison est devenue leur tombeau. La maladie infectieuse que j'ai contracté s'améliore un peu.

       Avant le départ, nous recevons nos affaires personnelles que nous avions dû remettre à notre arrivée. Plusieurs cars nous attendent dehors. Nous traversons la ville détruite à quatre vingt pour cent depuis le début des bombardements. Des maisons, des immeubles, des bâtiments publics brûlent encore. Une file ininterrompue de gens traînant des véhicules à deux roues chargés de bagages, de meubles et objets divers, ayant pu être sauvés, passe silencieusement et se dirige vers d'autres endroits plus sûrs. Des bruits circulent que deux à trois mille civils ont péri dans le bombardement de la nuit passée.

       Nous arrivons enfin à la gare qui est inutilisable en ce moment, les rails et les wagons ont été touchés sérieusement ; Pendant que les gardes et le personnel de la gare sont en discussion, nous attendons la suite des événements. Ils se décident à reprendre la route vers un arrêt suivant qui se trouve à quelques kilomètres. Là-bas, le train nous attend. Nous montons dans des compartiments prévus pour six personnes.

       Après un voyage fatiguant de quelques heures, le train ralentit. Vers sept heures du soir, nous entrons en gare de WOLFENBUTTEL, petite ville de six mille habitants. Bien encadrés par des policiers, nous marchons pendant un quart d'heure à travers la ville qui n'a subi aucun bombardement aérien. Cette marche m'épuise, affaibli par cette dysenterie, je suis à bout de forces, je vacille sur mes jambes. J'ai hâte de me trouver en cellule.

       On nous héberge provisoirement dans une pièce humide et sale pour la nuit. En titubant et sans attendre, je me rends aux toilettes, et c'est avec un soulagement compréhensible, que je m'étale sur une paillasse. Avant de m'endormir, j'avale la dernière pastille noire en espérant aller mieux.

26 SEPTEMBRE

       Aussitôt après le petit déjeuner, composé de deux tranches de pain sec, un garde nous emmène dans une cour située entre les quatre bâtiments qui composent la prison. Il y a tellement de bruit que le gardien hurle « Ruhe » (silence). Aussitôt, le calme revient, et le gardien chef fait l'appel. Il me semble entendre un nom qui m'est familier : Mon ami Paul Chaumette ! Mon compagnon d'évasion, que j'ai perdu de vue au départ de Anrath se trouve ici ! C'est formidable, si je pouvais le joindre ! Je le cherche du regard, malheureusement je ne l'aperçois pas. A l'appel de mon nom, je me place dans un groupe conduit par un garde, vers la cellule qui sera désormais la nôtre.

27 SEPTEMBRE

       Je fais la connaissance de Pierre PUTZ, de Seine et Oise en France. Il est très sympathique, il doit avoir vingt ans à peine, toujours souriant et aimable ; il est plein d'enthousiasme mais arrogant à l'égard des allemands. Il me raconte que, condamné à mort par le tribunal militaire allemand pour sabotage, sa peine a été commuée en dix ans de prison vu son jeune âge. Il avait tout juste dix-sept ans quand il a été arrêté. Cela fait trois ans déjà qu'il voyage d'une prison à l'autre, avant d'échouer à Wolfenbüttel. Il est toujours optimiste au sujet de la victoire des Alliés : – La guerre sera finie avant le commencement de l'année 1945 et d'après les dernières nouvelles qui circulent à la prison, les allemands reculeraient sur tous les fronts, dit-il – Je me méfie surtout de ce qu'on raconte entre détenus, car quand il n'y a pas de nouvelles, certains en inventent et ils nous arrivent même de ne pas y croire quand elles sont vraies. Jusque tard dans la nuit, nous avons bavardé. Il a fait de bonnes études moyennes, je me suis régalé à l'entendre parler.

28 SEPTEMBRE

       Aujourd'hui, consultation médicale obligatoire pour les derniers arrivés. Comme il me reste quelques séquelles de ma maladie infectieuse contractée à Dusseldürf, c'est pour moi l'occasion de me faire exempter de travail, afin de retrouver mes forces. On me pèse, l'aiguille indique 60 kilos. J'ai donc maigri de 5 kilos en huit jours de dysenterie. Après les examens, le médecin se rend compte que je dis la vérité. Il établit un certificat de trois jours de repos que le garde affiche sur la porte de ma cellule.

SITUATION CONCERNANT MON POIDS

Le 5 août : 70 kilos avant ma tentative d'évasion de la prison d'Anrath.
Le 5 sept : 59 kilos après un mois d'isolement dans un cachot nourri au pain et à l'eau.
Le 20 sept : 65 kilos après retour dans les commandos des fermes.
Le 28 sept : aujourd'hui même, 60 kilos après huit jours de dysenterie.

29 SEPTEMBRE

       Arrivée d'un nouveau convoi et d'un nouveau compagnon de cellule Jacques HENSENNE de Herstal (Liège). Arrêté le 11 octobre 1943 à l'âge de 16 ans, Jacques nous raconte son histoire : Membre de l'A.L.(Armée de libération), il commence par diffuser des journaux clandestins et des tracts. Il s'occupe également du transport du courrier secret et d'armes. Il est arrêté pour vol d'armes à la F.N.(Fabrique Nationale de Herstal) suite à la dénonciation d'une de ses tantes. Un bruit de pas, une clé dans la serrure l'empêche de continuer. La porte s'ouvre et le gardien nous emmène au bout d'un couloir du rez-de-chaussée d'un des bâtiments. Nous devons nous déshabiller pour passer à la désinfection. L'un après l'autre, nous entrons dans un local où nous attendent deux détenus. L'un deux me rase le crâne avec une grosse tondeuse pour chiens, si rapidement que j'ai l'impression qu'il m'arrache les cheveux au lieu de les couper. Ensuite, il me fait lever les bras et écarter les jambes, pour s'attaquer aux aisselles et au bas ventre. L'autre prend une brosse à poils durs, la trempe dans un seau contenant un liquide noir et épais, et se met à badigeonner les endroits rasés. Puis il m'oblige à me rincer dans une baignoire remplie de ce liquide nauséabond. Je m'essuie avec un chiffon sale et dégouttant qui se trouve à proximité, et qui a servi à ceux qui sont passés avant moi. En sortant du local, une tenue de bagnard m'attend dans le couloir.

       Dans la plupart des prisons allemandes, ces détenus, qui sont généralement des prisonniers de « droits communs allemands » et qui purgent une longue peine pour meurtre, sont choisis principalement pour leur cruauté envers les prisonniers politiques, pires encore que les plus mauvais des gardiens. Ceux-ci ne nous adressent la parole que pour hurler : des jurons et obscénités.

       Il faut reconnaître qu'il existe aussi des bons gardiens. C'est plutôt rare, mais il faut le signaler. Ceux-ci sont désignés pour occuper obligatoirement les postes de gardiens de prisons lorsqu'ils reviennent du front, invalides et estropiés ; ils sont alors réformés. Leur attitude est plutôt bienveillante à notre égard quand ils se trouvent seuls devant nous.

       Cet après-midi, un nouveau compagnon est venu nous rejoindre ? Ce qui porte à quatre le nombre de détenus dans notre cellule. Il s'appelle Jean LEGRAND de Pas-de-Calais au nord de la France ; il est musicien trompettiste. Cette annonce me remplit de joie. Enfin ! Depuis mon arrestation, c'est la seconde fois que j'ai l'occasion de parler « musique » avec un connaisseur. La première fois, c'était il y a sept mois à la prison de Bochüm, j'y avais rencontré Péter Balder, un hollandais qui connaissait très bien la musique et savait jouer de l'accordéon. Depuis lors, je n'ai plus conversé avec un musicien. J'ai l'impression que je vais très bien m'entendre avec lui.

2 OCTOBRE

       Mes jours de repos comme malade étant écoulés, le directeur me fait appeler. Je suis le gardien qui m'emmène dans son bureau. Le directeur me regarde et me demande si je veux travailler :
 Wollen sie arbeiten
 Ja !
(oui), répondis-je (Après un an de captivité, je suis capable de me débrouiller dans cette langue).
 Quel est votre profession –,
me demande t-il. En lui répondant que je suis musicien, il éclate de rire. Puis, brusquement il me dit :
– Tenez-vous prêt demain matin à six heures, nous vous donnerons du travail ! –
Puis d'un signe de la main, il dit au garde de me reconduire en cellule.

       J'explique à mes amis que je commence à travailler demain matin. Le temps me semblera moins long que de rester enfermé.

       De mes trois compagnons, seul Jean Legrand travaille dans une usine située non loin de la prison. Quant à Pierre et Jacques, il sont tous deux toujours en attente. Pour passer le temps, je leur raconte ma tentative d'évasion de la prison de Anrath avec mon ami Paul Chaumette qui se trouve ici quelque part dans ce bâtiment. Etant parvenu a joindre la frontière, nous avions échoué dans les marécages. Les douaniers hollandais nous avaient ramassés et n'avaient rien trouvé de mieux que de prévenir leurs voisins allemands qui vinrent nous cueillir. J'espère que ces deux hollandais ne trouveront pas le chemin du paradis.

       Les détenus qui travaillent reçoivent un livre par semaine à lire le dimanche, ainsi qu'un supplément d'un demi-litre de soupe quand il reste un fond de cruche. Après le souper, je reçois des vêtements légers en toile, une paire de sabots et de –FUSLAP– (torchon) en remplacement de chaussettes. Je me couche de bonne heure pour récupérer un peu car demain s'annonce une première « inconnue ».



Distinctions honorifiques

3 OCTOBRE

       Dès l'aube, des coups frappés sur les portes et des bruits de clés nous réveillent brusquement. Il est cinq heures et demi, une distribution de pain est faite pour ceux qui travaillent en dehors. Notre ration du matin se compose d'une tranche de pain carré avec un peu de beurre synthétique et un bol d'ersatz. J'ai tellement faim que je mange tout en quelques secondes mais mon estomac ne se contente pas de si peu, il réclame sans cesse sans que je puisse le satisfaire. A six heures, les portes s'ouvrent, nous parcourons au pas de course quelques couloirs et précédés par des gardiens, nous descendons bruyamment les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Un gardien hurle de se taire, le bruit diminue et on commence l'appel. Soixante détenus sont présents, prêts à partir.

       Le jour se lève lorsque nous sortons de la prison en colonne de trois, encadrés de quatre gardes armés. C'est la première fois depuis ANRATH que j'ai l'occasion de me trouver au dehors. Et, en marchant, je regarde les maisons, quelques passants plutôt rares à cette heure se retournent pour nous observer. Cette petite ville de Wolfenbüttel très pittoresque n'a encore subi aucun bombardement aérien. Les escadrilles anglaises passent autant dire toutes les nuits, mais ne font que passer : c'est la ligne DUSSELDURF-HANOVRE-BERLIN.

       Après une marche d'une heure environ, nous nous arrêtons à l'entrée d'une usine. Sur le mur, peint à la chaux, il y a cette inscription en noir : « FABRIK WELGER ». Nous sommes devant une fabrique de construction : « CAISSONS ET MATERIELS DE GUERRE ». Il était temps d'arriver ; mes pieds me font très mal, il faut que je trouve une ficelle ou une cordelette pour faire tenir mes sabots. Nous entrons dans le bâtiment et passons l'un après l'autre devant un civil, le directeur ou le contremaître qui nous questionne sur notre connaissance en mécanique. Nous sommes répartis en plusieurs endroits et chacun devra effectuer une opération bien déterminée. C'est ainsi que je suis choisi pour une section « peinture ». Nous pénétrons dans l'atelier ou il fait un peu frais en début de matinée. Une affiche collée sur la porte d'entrée attire mon attention. En tête de celle-ci, un mot « ACHTUNG » (ATTENTION) et je crois comprendre la suite : « II est strictement interdit aux membres du personnel de l'usine de parler aux prisonniers en dehors du travail sous peine de huit jours à un an de prison ». « Les prisonniers doivent demander la permission de quitter leur lieu de travail pour aller aux toilettes ». « Tout acte de sabotage est puni de mort »!

       A l'intérieur, un civil nous prend en main, je suis affecté à la peinture de caissons et deux de mes compagnons sont désignés au service de montage.

       Je fais la connaissance d'une jeune fille allemande de 18 ans, elle s'appelle LOLU. Elle a l'air très sympathique, c'est elle qui me donne les directives en ce qui concerne le travail, je n'ose lui parler par crainte de représailles. Elle me montre comment on doit utiliser un pistolet à peinture. Il faut éviter de respirer à certains moments, car la couleur est pulvérisée en un gaz nocif. C'est pourquoi nous devons peindre avec un masque de protection. Quant aux yeux, ils sont protégés par de grosses lunettes spéciales.

       A midi, au moment de la distribution du potage, je me place dans la file et reçois ma ration : un litre d'une épaisse soupe de carottes bouillies. Ce travail est très malsain et je m'inquiète beaucoup pour ma petite santé. Une aubaine ! J'ai droit à un litre de lait par jour, uniquement distribué aux personnes travaillant la peinture A six heures, une sirène annonce l'arrêt du travail. Le retour s'effectue à nouveau en colonne de trois, mes pieds me font toujours souffrir et je marche en clopinant. Aussitôt entré dans ma cellule, je constate quelques cloques percées aux deux pieds. Mais que faire ? Je suis bien obligé de m'habituer à marcher avec des sabots. Inutile de rouspéter !

4 OCTOBRE

       Il arrive de plus en plus de détenus belges et français, les cellules commencent à se remplir sérieusement. Aujourd'hui encore, un détenu est venu nous rejoindre. Il faut dire qu'ici, chaque cellule d'un bâtiment est prévue pour un nombre limité c'est-à-dire deux à trois détenus maximum. A cinq, nous sommes à l'étroit. Il nous reste la possibilité de déposer nos paillasses sur le sol, de les serrer les unes contre les autres pour la nuit et, de les entasser pendant le jour. Notre nouveau compagnon s'appelle Léon BIHEL, un paysan normand, vingt ans, malheureusement sans éducation. Je n'ai pas l'impression que nous allons nous entendre avec lui.

7 OCTOBRE

       Je ne me suis pas trompé ! Cela ne va pas du tout avec le Normand. Sans la moindre formation intellectuelle, il s'exprime très mal ; un mélange de patois et de français et il converse comme un primaire. A diverses reprises déjà, les camarades m'avaient parlé du caractère désagréable de ce compagnon Bihel.

11 OCTOBRE

       En revenant du boulot, l'insupportable normand nous cherche dispute concernant la nourriture du soir. Il n'est pas du tout content que nous recevions un peu plus de soupe que lui. Il doit cependant comprendre que, tout détenu qui travaille, a droit à un léger supplément de nourriture et à une douche tous les quinze jours. Quel drôle d'individu, mais je me force à ne lui prêter aucune attention. Jacques HENSENNE qui est beaucoup moins patient que nous, a déjà eu une attrapade avec lui au sujet de la disparition d'une tranche de pain. Cependant la faim excuse beaucoup de choses, mais pas le vol entre compagnons de cellule. Bihel est décidément une personne désagréable.

17 OCTOBRE

       Aujourd'hui, c'est dimanche, jour de repos. Je suis content de pouvoir souffler car je suis éreinté, la marche journalière m'épuise et il commence à faire frisquet dehors. Le bain me manque, je sens mauvais. Quand le « Kalfactor » nous apporte la soupe de midi, j'échange rapidement quelques mots avec lui pendant que le gardien continue à ouvrir les autres portes. C'est ainsi que j'apprends que les bains ont été supprimés depuis quelques jours. Quelle poisse !

Ici, notre nourriture se compose de :

1) A midi :

A) soit un litre de potage, un peu de légumes, de pâte ; un soupçon de viande, le tout mélangé avec quelques pommes de terre.

B) soit une soupe au lait avec pâtes.

C) soit environ 500 grammes de pomme de terre avec une sauce à la moutarde avec traces de viande.

2) Deux fois par semaine, un second repas de ce genre nous est servi le soir.

3) Notre ration quotidienne de pain (mi-farine/mi-sciure de bois) est d'environ 300 grammes. sauf le mercredi et le dimanche soir, nous en recevons 400 grammes, à quoi viennent s'ajouter 50 grammes de beurre synthétique et une moyenne de 50 grammes de sirop, fromage ou pâté. N'empêche que, les matières grasses et la viande faisant pour ainsi dire défaut, nous souffrons tous de la faim.

18 OCTOBRE

       Il commence à faire froid dehors et se rendre au travail est toujours aussi pénible. En pénétrant dans l'atelier, j'aperçois un civil qui est occupé à allumer le poêle en fonte qui se trouve au milieu de la pièce. Enfin, je vais pouvoir me réchauffer pendant la pause. Arrivé à ma place, je constate une nouvelle fois qu'une âme charitable, qui veut garder l'anonymat pour des raisons évidentes, a déposé une pomme et un bout de pain dans le caisson que j'utilise pour ranger mes outils et mon tablier de travail.

       En effet, depuis quelques jours, presque chaque matin, ce fait imprévisible et inespéré se renouvelle mais avec des denrées différentes (fruits, pains ou carottes) Cette personne a pitié de moi et tant que je vivrai, je ne l'oublierai jamais. Il y a bien quelques prisonniers de guerre français qui peuvent compatir sur notre sort. Il y a aussi la jeune LOLU qui est très gentille ; parfois un petit sourire apparaît sur ses lèvres mais disparaît aussitôt à l'approche d'un garde ou d'un membre du personnel de l'usine. Comme elle n'a plus rien à m'enseigner, elle me jette discrètement un regard de compassion sans dire un mot, je crois qu'elle craint d'être surveillée. Il n'y a eu aucun geste, aucun signe d'intelligence permettant de supposer une complicité entre nous, mais je devine fortement que c'est elle, l'ange gardien qui m'apporte des cadeaux du ciel.

       Ce supplément de nourriture me vient bien à point. Les réserves que mon organisme avait accumulées dans les fermes d'Anrath sont épuisées. Ceci, à cause des problèmes de nutrition insuffisante et à l'absence de matières grasses. La solution, c'est de trouver le supplément nécessaire à ma survie, car je souffre de plus en plus de la faim. Il faut avant tout s'adapter à cette diminution de calories, qui sont nécessaires à notre organisme, en travaillant assis quand c'est possible et en se remuant très peu. Comme je peux circuler dans l'atelier pour les besoins du travail, j'en profite pour m'approcher d'un prisonnier de guerre, en prenant toutes les précautions afin de ne pas attirer l'attention du gardien. Le P.G. devine mon intention et sans se faire remarquer, il me file quelques cigarettes et un bout de pain, la cigarette pour nous, prisonnier politique, est un luxe que l'on échange contre du pain. Il se trouve toujours, que des prisonniers, se privent encore un peu plus pour un bout de mégot. Aujourd'hui, je profite de l'inattention du garde pour me peser, la balance accuse 57 kilos. Presque toutes les nuits, j'ai des cauchemars et je me réveille en proie à de violentes crampes d'estomac, j'ai toujours faim.

23 OCTOBRE

       Une mauvaise nouvelle m'attend à mon arrivée à l'usine. A treize heures précises aussitôt après dîner, je vais être transféré au chargement de ferrailles et au transport de rails usés de chemin de fer vers la fonderie. Quel cruelle déception pour moi. A l'intérieur, j'étais à l'abri du froid mais au dehors c'est la catastrophe. Par malheur, il fait sombre aujourd'hui, le ciel est couvert et il risque de pleuvoir. La température commence sérieusement à baisser et je frissonne sous mes pauvres haillons. Une idée me traverse l'esprit. Je dois faire face à ce nouveau danger. Il faut que je me procure à tout prix, un sac de jute, j'en ai aperçu tout un tas dans un coin à l'entrée des toilettes, mais un seul ferait l'affaire.

       Il faudrait enlever une trentaine de centimètres sur la hauteur côté entrée du sac, découdre vingt centimètres au milieu du fond afin d'y entrer ma tête et quinze centimètres de chaque côté pour y passer mes deux bras. J'en ferai une chemisette qui, dissimulée sous ma chemise directement sur ma peau, me protègerait du froid. Ce travail prendrait un quart d'heure environ et un détenu peut seulement s'absenter cinq minutes au maximum. Il n'y a qu'une seule possibilité, c'est de contacter un des prisonniers de guerre qui, lui seul, pourrait m'arranger cela.

       Ceux qui travaillent ici sont en semi liberté et peuvent circuler dans l'atelier à leur aise. Ils sont toujours prêts à nous aider autant qu'ils le peuvent. (Je n'oublie pas Anrath quand j'ai eu besoin d'eux). Ils nous rendent de grands services, malgré le risque de se faire prendre et d'être expédiés dans un camp disciplinaire. J'attends le moment opportun pour accoster discrètement le prisonnier français qui se trouve près des WC. Il me paraît avoir une quarantaine d'années, et à l'air très sympathique. Je lui explique très brièvement ce que j'attends de lui, il me répond affirmativement. Je le remercie et très rapidement, je retourne à mon boulot avant que l'on ne remarque mon absence.

       Un peu avant midi, je retourne au même endroit. Le P.G. est là, il me passe le sac qu'il a préparé judicieusement et reprend sa place sans attendre mes remerciements. Je profite de me dévêtir, et passe rapidement le sac par dessus la tête. Il me reste quelques minutes pour me rhabiller. Cet exploit, je l'ai réussi grâce à ce français dont je ne connais même pas le nom, et que je ne verrai plus.

        Il est midi, je mange ma soupe comme d'habitude mais je suis inquiet, je ressens de l'angoisse qui me serre la gorge. A treize heures, la sirène annonce la reprise du travail. Le garde arrive et me dit de le suivre. En sortant, un vent glacial me coupe le souffle. Le sac de jute qui me serre le corps, irrite ma peau provoquant des démangeaisons sans arrêt, mais le résultat est surprenant. Ce matin encore, mes vêtements légers laissaient passer l'air de toutes parts, j'avais l'impression que le vent me transperçait et maintenant, grâce à cette chemise de jute, j'ai la sensation d'être protégé du froid. Je rejoins un groupe de détenus.

       Un tas de rails de douze mètres de long, inutilisables, entassés les uns sur les autres, doivent être transportés à la fonderie. Des pinces-rails (tenailles) sont distribués à chacun, ensuite un civil nous montre la façon de se placer et de s'en servir. Deux groupes de douze détenus sont nécessaires pour soulever une seule barre d'un poids de 624 kilos et la transporter sur un chariot sur rails qui, ensuite, est dirigé vers l'intérieur de la fonderie.

       Nous nous plaçons un derrière l'autre de chaque côté de cette masse que nous soulevons, et marchons d'un pas cadencé imposé par un ouvrier allemand. Nous fournissons un effort terrible pour soulever cette barre du sol et avançons d'un pas irrégulier ce qui nous rend la tâche plus difficile encore. Il faudra plusieurs transports pour s'y habituer un peu et avancer d'une façon plus régulière.

       Je ne pense plus qu'à l'heure du retour, quand soudain la file s'agite et s'arrête, ne sachant d'abord pas pourquoi ; je fais de même. Un ordre est donné pour que l'on dépose le rail sur le sol. Un détenu de notre groupe est étendu par terre, il ne bouge plus. Deux autres accourent avec une civière et le transportent vers l'intérieur. Un voisin me chuchote qu'il est mort. Rompant le silence, un gardien hurle « WOLEN SIE ARBEITEN, SCHNELL, SCHNELL » ! (« VOULEZ-VOUS TRAVAILLER, VITE, VITE ») Ce travail est vraiment au dessus de mes forces, si je reste un jour de plus, je suis fichu. Heureusement, nous sommes samedi ; demain dimanche, j'aurai tout le temps de réfléchir.

       Quand cette guerre se terminera-t-elle ? Quand verrons-nous la liberté ? On ne peut imaginer combien il faut en ce moment de courage et de volonté pour supporter cette épreuve.

24 OCTOBRE

       Nous sommes à nouveau dimanche. Je n'ai pas dormi car j'ai eu des cauchemars toute la nuit. Assis devant un rail, je me voyais seul avec un sadique qui me brutalisait. Il voulait que je le soulève à moi seul et comme je n'y arrivais pas, il me frappait à coups de poings. Ce calvaire a duré toute la nuit, je me suis réveillé tout en sueur.

       Pendant cette journée de repos, j'ai essayé avec mes amis de trouver un moyen qui pourrait me sauver. Jacques me demande si je travaillais avant mon arrestation. Je lui réponds que j'ai été occupé pendant un an chez BAYENS, atelier Visserie et décolletage à HERSTAL au service entretien.

 Voilà ta planche de salut, les allemands manquent de main d'œuvre qualifiée dans la mécanique. Quand tu arriveras demain matin, sollicite un entretien avec le directeur et déclare que tu es tourneur –.

25 OCTOBRE

       Aussitôt arrivé à l'usine, le garde accepte de me présenter au contre-maître de la firme Welger. Je lui expose les faits : J'ai exercé le métier de tourneur pendant un an ? (Alors que le seul travail mécanique qu'il m'avait été donné de faire) était de tourner des axes de pédales de vélo ! Il prend note de mon nom et me dit d'attendre un instant. Il revient quelques minutes après pour m'introduire dans un atelier mécanique. Il parle longuement à un civil allemand qui me paraît très jeune, seize ans peut-être. J'ai donc compris que je suis à sa disposition, mon plan a parfaitement réussi ; mais attendons la suite ! Je reste seul avec lui et il me questionne sur ma connaissance en mécanique puis m'invite à bien observer ses faits et gestes. Il m'apprend mon nouveau métier. Il ne me parle que de travail, de crainte de s'exposer à des mesures punitives.

       Je suis heureux de constater que le chef d'atelier reste assis dans son bureau à écrire. Le garde, lui ne passe qu'une fois toutes les heures dans l'atelier. Cela m'avantage grandement de ne pas être sur le qui-vive, car je dois réussir ce test afin d'éviter mon renvoi aux transports de mitrailles.



Distinctions honorifiques

30 OCTOBRE

       Ce samedi matin, en me levant, je constate un gonflement et une raideur des doigts de la main droite. Je me fais inscrire à la visite médicale, j'espère ainsi échapper au travail et au froid de l'extérieur. Par précaution, j'enlève ma chemise en toile de jute et je la cache sous ma paillasse.

       Vers dix heures, un garde vient me chercher et me fait descendre au rez-de-chaussée ou plusieurs détenus sont déjà assemblés. Nous sortons du bâtiment 2 pour être conduits au « LAZARETH » (INFIRMERIE) et qui se trouve de l'autre côté de la cour à droite du bâtiment 1, celui des condamnés à mort. Plusieurs malades s'y trouvent déjà. D'autres arrivent par petits groupes venant de différentes ailes. Il y en a bientôt une quarantaine qui attend devant le cabinet médical grelottant de froid.

       Quand mon tour arrive, le chef SS de l'infirmerie, qui assume la surveillance, établit une fiche à mon nom que je dois garder constamment ficelée autour du cou ; puis il m'envoie vers le médecin en tablier blanc. Je m'approche de lui et je m'étonne de l'entendre parler français. Je fais connaissance, il s'appelle CHARON André, docteur stagiaire ; il est Liégeois et détenu P.P. comme moi. Il fait fonction de médecin en l'absence d'un docteur allemand. J'ai une chance extraordinaire de tomber sur lui. Il regarde mes doigts, les palpe un instant puis m'annonce un début d'affection des vaisseaux sanguins, type Endartrite, suite au travail dans le froid, dans l'eau, nourriture insuffisante, etc... Il ne peut que faire un pansement humide et chaud avec une solution verdâtre. Il prend ma fiche et note « TRAVAIL ASSIS EN CELLULE ».

       Je suis persuadé que son intervention me sauve la vie étant donné que mon état déficient ne me permet plus de fournir un effort supplémentaire pour effectuer un travail en déplacement. En entrant au bâtiment 2, où se trouve ma cellule, je profite d'un moment d'attente pour engager une conversation discrète avec d'autres malades et c'est ainsi que j'apprends avec stupéfaction que nous sommes dans une des prisons ou les condamnés à mort (bâtiment 1) sont exécutés par décapitation. Jusqu'à ce jour, je ne savais pas qu'une guillotine fonctionnait dans cette prison. En général, les condamnés à mort viennent d'ailleurs et attendent le jour de leur exécution dans les cellules situées au rez-de-chaussée.

       Pendant les promenades forcées du dimanche , j'avais bien remarqué à gauche en sortant du bloc, un petit bâtiment peint en jaune sans me douter que des condamnés y étaient guillotinés. Cette machine infernale fonctionne tous les 15 à 20 jours en moyenne.

       En réintégrant ma cellule, je fais part à mes amis de l'existence de cet appareil d'élimination d'êtres humains et en regardant par la fenêtre, on pouvait apercevoir ce petit bâtiment jaune.

       Ils sont aussi étonnés que moi, il est bien évident qu'en travaillant tous les jours à l'extérieur de la prison, nous ne pouvions imaginer que des camarades étaient décapités à deux pas de nous.

31 OCTOBRE

       Aujourd'hui dimanche, j'ai remis ma chemise supplémentaire qui me tient chaud. Mes doigts ne me font pas mal, mais je ne peux ni les plier, ni les remuer. A midi, le gardien qui accompagne la corvée nourriture nous apporte cinq sacs remplis d'oignons à éplucher. Quelle aubaine ! Nous profitons de quelques oignons chacun pour agrémenter notre potage.

       Vers quatorze heures, le boulot est à peine commencé que nos yeux se mettent à pleurer et nous profitons de ce bien précieux tombé du « ciel » (ou des mains du gardien), pour grignoter quelques oignons qui apaisent ainsi notre estomac.

       Quand tout est terminé, nous n'avons pu résister à la tentation d'en cacher quelques uns dans nos matelas afin de garantir les jours prochains. Des cinq sacs reçus, il n'en reste plus que quatre, le cinquième contient les pelures d'oignons et le reste... c'est pour nous ! Nous savons tous, que les gardiens d'ici sont très sévères, quelques uns sont parfois méchants mais nous avons le sentiment que certains « les bons » aspirent à voir se terminer la guerre, cependant ils restent prudents de crainte de retourner au front. On connaissait plus ou moins les bons et les mauvais, mais comme le service du dimanche est occupé par un seul garde par étage, nous avons une chance sur deux de réussir.

       Le danger que nous courons est très grand mais la peur n'existe plus quand on a le ventre creux, on ne peut résister à un estomac qui crie famine.

       Lorsque la clé s'engage dans la serrure, je ressens malgré moi, un serrement de cœur. Le gardien pénètre dans la cellule accompagné d'un détenu qui s'occupe du ramassage des sacs. D'un coup d'œil, il fait le tour de la cellule ; il n'est pas dupe de la supercherie. Il soulève les matelas et nous ordonne de retirer tout ce qui s'y trouve.

       Avant de quitter la cellule, il nous avertit, que des sanctions très sévères seront prises en cas de récidive. Nous l'avons échappé belle, nous sommes tombés sur un « gentil ». Avec un « méchant », nous aurions été condamnés pour vol. Pendant trois jours, j'ai écopé d'une bonne diarrhée.

3 NOVEMBRE

       Je suis exempté de travail depuis samedi et je reste seul en cellule. Léon Bihel, le normand, nous a quitté hier pour une destination inconnue. II disparaît ainsi de ma vie.

       Le radiateur de chauffage est coupé et j'ai froid ; je me recouvre de deux couvertures, la mienne et celle de Jacques, pour me réchauffer un peu. Vers dix heures, tous les détenus exemptés de travail extérieur doivent sortir pour prendre l'air. Je me cache derrière l'entrée espérant ainsi échapper à la promenade. J'entends le bruit des clés dans la serrure. Le gardien ouvre toutes les portes des cellules de l'étage mais avant de refermer la mienne, il pousse sa tête à l'intérieur et m'aperçoit. Calmement, il me fait sortir en disant que la promenade me fera du bien. Il fait très froid dehors mais heureusement que mon sac me protège. Nous avons dix minutes pour nous dégourdir un peu les jambes et nous nous réchauffons un peu en faisant quelques pas de course. Comme la surveillance se relâche un peu, j'échange discrètement quelques paroles avec un compagnon qui dit s'appeler – BARON de LOEN – d'Ixelles en Belgique. Il me regarde surpris de mon étonnement. Je lui explique alors que j'habite à Loën, un petit hameau de la commune de LIXHE près de VISE de la province de Liège. Le hasard fait bien les choses. D'un côté :

– VAN BILZEN Guillaume de LOEN – roturier ; en face :
– BARON de LOEN d'Ixelles – noble.
C'est un fait absolument unique ! Ce joyeux propos échangé dans une cour de la prison de Wolfenbüttel en plein milieu de l'Allemagne nazie entre un roturier et un noble nous fait oublier notre triste sort pendant un instant. Il est à peu près de mon âge, il a l'air de souffrir beaucoup des pieds.

       J'apprends alors que cet après midi, auront lieu des exécutions. Qu'il sera interdit de regarder par les fenêtres et que les surveillants tireront sur ceux qui se montreront. Notre conversation s'arrête là, car un gardien nous fait signe de rentrer dans nos cellules.

       Ce midi, en mangeant mon potage, je pense à ce compagnon noble. Il me sera impossible d'oublier ce nom. Les soupes sont devenues fort liquides, même le pain est devenu mauvais. Il y a moins de pommes de terre et très peu de viande. Il ya déjà quelques mois que je n'ai plus mangé à ma faim. Espérons que la guerre finira bien vite car mon moral mis à dure épreuve décline peu à peu.

       Les paroles du Baron me trottent dans la tête et à partir de quatorze heures environ, juché sur un escabeau, j'observe par la fenêtre la cour intérieure de la prison, mais rien ne se passe pour l'instant. Quand mes genoux s'ankylosent, je marche un moment de long en large puis je reprends ma surveillance.

       Après deux longues heures d'attente, j'aperçois deux gardiens armés d'un fusil chacun, prêts à tirer, se promenant dans la cour. Sans oublier les recommandations du Baron, je place l'escabeau un peu en retrait, pour pouvoir observer tout ce qui se passe sans être vu de l'extérieur ! Je regarde à gauche et j'aperçois tout d'abord un homme bien habillé, une valise à la main, entrer dans le bâtiment à la porte jaune, précédé par un gardien. Il est suivi peu après par d'autres personnages. Je regarde ensuite en face de la porte d'entrée du bâtiment 1 et je vois un gardien qui s'y promène en dirigeant son fusil en direction des fenêtres. Le deuxième a disparu, mais je pense qu'il se promène le long de notre bâtiment N° 2.

       Soudain, le premier condamné apparaît, il marche entre deux gardiens, les épaules recouvertes de sa veste ? Il se déplace librement sans menottes. Ce que je vois m'est très pénible et très dur à supporter, mais il faut que je résiste, que je continue à regarder pour expliquer au monde le supplice que ces hommes ont enduré avant de mourir. On n' entend aucun bruit sauf celui de ses sabots sur les pavés. Avant de passer la porte d'entrée de la « maison jaune », il se retourne, regarde le ciel pour la dernière fois puis disparaît derrière la porte.

       Quelques minutes plus tard, un nouveau condamné apparaît. Celui-ci refuse d'avancer ; les deux gardiens le traînent jusque là, puis le hissent à bout de bras à l'intérieur. Quand le troisième apparaît, il a les mains attachées par des menottes derrière le dos. Sa veste est posée sur les épaules. Les hurlements terribles de cet homme me brisent le cœur. Ma douleur est si vive que je ne peux empêcher mes larmes de jaillir spontanément. D'autres détenus ont les yeux bandés. Au total, douze condamnés ont eu la tête tranchée aujourd'hui. Après le départ des gardiens, je me suis rapproché de la fenêtre et j'ai vu sortir du bâtiment, portées par des gardes, de grandes caisses en bois contenant chacune, je suppose, plusieurs corps des suppliciés. Une personne dirigeait ce sinistre travail : le bourreau, j'imagine, était revêtu d'un long tablier blanc, d'une calotte blanche sur la tête et d'une paire de longs gants en caoutchouc rouge. Ces caisses sont finalement chargées sur un camion.

7 NOVEMBRE

       Nous avons deux nouveaux compagnons MIROUX Pierre de PARIS 19ème et Fernand Guy de ANTRASSE sur la Loire. le premier est ici depuis un certain temps. Il travaille à l'atelier de couture qui se trouve au dessus du bâtiment à la guillotine. Il occupait une cellule à l'étage supérieur du nôtre . Le second arrive de la prison de BOCHUM. C'est là que j'avais subi pour la première fois, un bombardement aérien. Celui-ci est tout heureux de nous donner des nouvelles de la guerre :
– Paris et Bruxelles ont été repris par les alliés et en ce moment ils avancent sur tous les fronts –
Il est très optimiste et est convaincu que la guerre sera terminée cette année. Nous pensons déjà à notre retour triomphal mais en attendant, nous sommes toujours privés de ce qui nous est le plus cher au monde en ce moment « LA LIBERTE ». Par contre, le parisien, qui n'a pas la langue dans sa poche, est très au courant de ce qui se passe ici à l'intérieur.
– En face, à l'aile 1
–, dit-il, il ya les condamnés à mort des cellules du rez-de-chaussée qui attendent leur exécution et au premier étage, les détenus N.N. (NACHT UND NEBEL) en français : « NUIT ET BROUILLARD ». On les reconnaît par les lettres N.N. qu'ils portent sur leurs brassards. Les N.N. sont des morts en sursis, ils n'ont jamais été condamnés par un tribunal militaire allemand, ils sont considérés très dangereux pour les allemands –br> Une soixantaine de N.N. travaille dans l'atelier mécanique de précision qui se trouve dans le même bâtiment tout à droite anciennement la chapelle de la prison. On y monte des jumelles d'infanterie. Dans les ateliers de la prison, on travaille normalement de six heures trente jusqu'à dix huit heures trente. On retourne plus tôt en cellule les jours d'exécution.

       Tout en conversant, je lui parle de mon évasion d'Anrath avec mon ami Paul Chaumette que j'ai perdu de vue depuis notre arrivée. La dernière fois que je l'ai aperçu, c'était pendant l'appel qui avait été fait le lendemain. En prononçant ce nom, le parisien me lance tout à coup :
– Paul Chaumette !
n'est-ce pas celui qui a les cheveux un peu roussâtres et le visage rempli de tâches de rousseur. –
L'émotion s'empare de moi, car d'après cette description, il s'agit bien de lui. Il me conseille de demander un travail assis à l'atelier de couture. De cette façon, je pourrai le rencontrer et surtout le temps passe plus vite que de rester sans rien faire. Quand on reste les bras croisés a penser, a méditer sur son sort, c'est très mauvais pour le moral.

10 NOVEMBRE

       Ce matin, je constate un gonflement de la jambe gauche. J'ai des difficultés pour marcher et ça me fait penser au compagnon « BARON de LOEN », que j'avais rencontré dimanche dernier pendant la promenade. J'avais remarqué qu'il boitait fortement. Le docteur André Charon de Liège examine ma jambe et constate un gonflement étendu et dur de la moitié inférieure de la jambe, propagé sur tout le tour du membre. Il y a dix jours exactement, il avait déjà constaté les mêmes symptômes aux doigts de la main droite. Il diagnostique un début d'ostéite et comme traitement, il n'y a pas grand' chose à faire ; ça se limite à quelques pastilles et une exemption de travail accordée.

       Le docteur, qui, je rappelle est un détenu politique belge et fait fonction de médecin en l'absence d'un docteur attitré, ne peut que me conseiller un travail assis. Les médicaments commencent a diminuer très sérieusement depuis quelques temps. Il explique que les soins qui me sont nécessaires consistent surtout en une nourriture abondante, surtout beaucoup de graisses. Il est évident que la sous-alimentation est la cause du mal. Sur ma fiche qui m'accompagne partout, il inscrit : « Travail assis prolongé ».

       Je suis le conseil du parisien et quand le gardien s'amène pour la distribution du potage, je me propose pour un travail assis et j'ajoute que je sais coudre des boutons, rapiécer des vêtements déchirés. Il prend note de mon nom avant de quitter la cellule.

16 NOVEMBRE

       Six jours ont passés déjà et toujours aucune nouvelle de ma candidature. Le parisien se fait fort de convaincre le chef d'atelier pour qu'il me prenne à son service, mais en attendant je m'ennuie fortement.

       Mon ami Paul, que Pierre Miroux a mis au courant, est impatient de me voir. Il souhaite ardemment que mon rêve se réalise.

       J'ai comme l'impression que ça ne tardera pas. Vers dix heures, cette sensation que j'ai eue se confirme. Le gardien, « le gentil », qui vient me chercher se montre très compréhensif en voyant que j'ai peine à le suivre, il ralentit son pas. C'est en boitant que j'arrive à l'atelier de couture.

       Le chef m'interroge sur mes connaissances en couture ; je lui réponds avec franchise que les seuls travaux qu'il m'a été donné de faire étaient de coudre les boutons et repriser les vêtements et que mon intention était de m'appliquer afin d'arriver à faire du bon travail. J'arrive à le convaincre tout à fait quand je lui ai dis que je préférais travailler que de rester inactif ; en plus j'ai droit à une ration supplémentaire de soupe, c'est surtout cela qui m'intéresse le plus. Et c'est ainsi que je suis entré au service de l'atelier de couture.

20 NOVEMBRE

       Pendant ces quatre jours, je me suis exercé à travailler sur une machine à coudre. J'ai appris à rapiécer des vêtements de travail et je m'en tire très bien. Au fond de l'atelier, le gardien se tient en permanence et surveille les détenus. Lui seul décide, si oui ou non, nous pouvons quitter notre place. Je cite deux des principaux motifs précis : soit pour satisfaire nos besoins naturels, soit pour les besoins d'un travail d'ensemble.

       Ce n'est que le second jour que j'ai pu échanger en toute hâte quelques mots avec mon ami Paul. Il nous a fallu user de diplomatie pour parvenir à nos fins. Nous nous sommes serrés la main, nous étions tous les deux très émus. La crainte de voir apparaître le surveillant nous oblige à retourner vers nos places respectives. Je quitte l'atelier à midi précis pour recevoir mon potage dans ma cellule et à treize heures, la porte est ouverte pour me permettre de me rendre à l'atelier.

       Je suis satisfait de mon travail ; par contre, ma jambe continue à enfler et je marche de plus en plus mal. En fin de journée, je demande une autorisation pour une consultation médicale demain à dix heures.

21 NOVEMBRE

       Je me représente à l'infirmerie. Le Dr CHARON constate que ma jambe gauche gonfle de plus en plus et affecte le pied en entier. Le traitement ne change pas. Il faut continuer les pansements humides chauds et un travail assis. En plus, un régime « nourriture pour malades » c'est à dire un litre de semoule de riz par jour en plus de mon potage habituel.

       Je bénis le ciel de l'avoir placé sur mon chemin. Avant de quitter l'infirmerie, un détenu infirmier me pèse et note 58 kilos. Comme par enchantement, j'accuse une augmentation de poids. Cela me paraît d'autant plus bizarre que j'ai la certitude d'avoir encore maigri. Je reprends mon travail de couture que j'avais quitté.

       Le soir, dans ma cellule, j'explique à mes amis mon scepticisme au sujet de mon poids. Les explications que je donne font sourire mon ami Jean Legrand qui, depuis le début qu'il est à Wolfenbüttel, avait découvert la supercherie. Plus exactement, elle lui a été révélée par un détenu employé à l'infirmerie. La balance avait été faussée, les poids forcés de cinq kilos. Mon poids réel est donc 53 kilos. Cela me paraît exact. Tout cela pour nous cacher notre amaigrissement continuel et permanent. Comme s'il nous fallait une balance pour nous en apercevoir. J'ai l'impression que des procédés de ce genre sont monnaie courante dans ce pays.

29 NOVEMBRE

       Mon état s'améliore. Mon pied à l'air d'aller mieux, je marche plus facilement. Comme c'est dimanche, on me fait sortir pour la promenade. C'est la première fois depuis le 3 novembre que je prends l'air. Il fait un temps sec et froid, heureusement, j'ai ma chemise spéciale d'hiver qui reste toujours dissimulée sous mes vêtements et qui me protège suffisamment pour ne pas geler sur place. J'aperçois à quelques mètres, mon compagnon de promenade, le BARON de LOEN, que je n'avais plus vu depuis le début du mois. Il boîte toujours et me fait comprendre qu'il a faim. Je voudrais lui crier que je ne suis pas mieux loti que lui mais c'est interdit ! Il est vrai que beaucoup de choses sont interdites dans ce pays !

15 DECEMBRE

       Depuis début décembre, il neige. Tous les jours de la neige ! Un froid de canard. Les cellules sont chauffées le jour, de temps à autre, mais pas du tout la nuit. Cela serait pourtant nécessaire, car nous ne disposons que de deux petites couvertures bien légères. Mon camarade Jean me dit qu'il ne parvient pas à se réchauffer. Je pousse mon matelas contre le sien et nous profitons alors des quatre couvertures pour nous recouvrir. Nous dormons à même le sol, car nos paillasses sont complètement usées, écrasées. Depuis notre arrivée à Wolfenbüttel, la paille n'a jamais été renouvelée.

22 DECEMBRE

       Notre ami Jean nous rapporte des nouvelles plutôt alarmantes. Les troupes allemandes ont repris l'offensive dans les Ardennes et se dirigent sur Bruxelles et Anvers. Nous sommes tous consternés. L'espoir de voir se terminer la guerre rapidement s'estompe et pour nous tous déjà minés physiquement par les privations et la maladie, le moral déjà fortement atteint est au plus bas.

25 DECEMBRE

       Triste Noël ! C'est la seconde fois que je passe Noël en prison. C'est la grande fête religieuse en Allemagne. Pour nos repas, nous avons reçu ce matin : trois morceaux de pain avec un peu de margarine. A midi : quelques patates avec goulasch et un petit morceau de viande, le soir : Trois morceaux de pain avec un peu de viande hachée et un peu de margarine. C'est plutôt maigre pour un jour de Noël !

       Tout est calme dans la prison. Les gardiens sont discrets et pour une fois, ils n'interviennent pas quand des détenus font un peu de bruit. Je pense intensément à mes parents, à mes frères, à mes sœurs. J'aurais tant voulu passer Noël chez moi, auprès d'eux ! La nuit arrive et je reste éveillé. Vers minuit, Jean se met a chanter avec émotion « MINUIT CHRETIEN ». Je n'ai pu retenir mes larmes et j'ai pleuré toute la nuit.

29 DECEMBRE

       Nous voilà presque arrivés en l'an 1945 et nous sommes toujours emprisonnés. Nous espérions que la guerre serait finie et que nous serions tous rentrés chez nous, malheureusement ce n'est pas le cas. Quelle désillusion pour nous tous. Enfin quelques nouvelles de la guerre. Mais rien de sensationnel. Les Alliés combattent à Aix-la-Chapelle, mais la ligne SIEGFRIED n'est pas percée. L'année 1944 que j'ai passée privé de tout, malade, torturé et affamé est perdue à tout jamais.

1er JANVIER 1945

       Nous voilà arrivés en 1945. Comme l'année précédente, je n'ai pas réveillonné. Je me suis couché de bonne heure et me suis endormi peu après en rêvant de ma famille et quand je me suis réveillé le matin, mes yeux étaient encore humides. Peut-on espérer que nous vivons les derniers moments de ce cauchemar, et que la délivrance est proche ? Je suis sceptique et mon mauvais moral n'arrange pas les choses.

       Ce premier jour de l'an a été très pénible pour moi ; je m'imaginais, étant sur scène, je jouais de l'accordéon et j'interprétais l'air de – J'ATTENDRAI – Plusieurs musiciens m'accompagnaient. Des couples dansaient au rythme du tango et des acclamations fusaient de tous côtés. Cette image me suit partout. Il m'arrive très fréquemment d'être pensif pendant des heures sans dire un mot. A ces moments là, je ne suis plus sur terre et quand je recouvre mes esprits, je ne ressens plus que « LA SOUFFRANCE ».

5 JANVIER

       Il a encore neigé cette nuit. J'ai eu très froid. J'ai beaucoup de difficultés à marcher. Les gonflements du pied dépassent en ampleur ceux du début. Je demande l'autorisation pour un nouvel examen. En sortant du bâtiment, je vois de l'autre côté de la cour une rangée d'une dizaine de détenus squelettiques serrés les uns contre les autres pour ne pas tomber. Je me place derrière eux, grelottant de froid, les pieds enfoncés dans dix centimètres de neige. Je ne les sens presque plus, il fait bien moins quinze degrés. Au fur et à mesure que des groupes de quatre détenus pénètrent dans le « LAZARETH », les suivants avancent et prennent leurs places. En attendant, je viens de voir un de ces pauvres types tomber dans la neige ; puis un autre, morts de froid ou de faim ! Je suppose ?

       C'est mon tour, il est temps que j'entre car je suis frigorifié. Un  prisonnier, le pantalon à ses pieds, est en train de se faire soigner. Il hurle de douleur. Je regarde par curiosité, mais je manque m'évanouir. Sur sa fesse, je vois une plaie purulente profonde, de cinq centimètres de diamètre, rongée par des petits vers ; ça pue atrocement. Ses cris irritent le chef S.S. qui se met à le tabasser. Quand arrive mon tour, le Dr. André Charon s'aperçoit de ma pâleur. Il arrive à me réconforter. En regardant ma jambe malade, il constate une recrudescence de l'OSTEITE et propose de passer une radiographie à l'hôpital civil de la ville pour le 7 janvier, soit dans deux jours exactement.

       Sa gentillesse, sa simplicité toute naturelle me permet de l'appeler par son prénom et entre détenus politiques, on ne dit pas « monsieur ». Je lui demande qui sont ces malheureux et m'apprend que ce sont des prisonniers russes qui avaient travaillé dans une mine de sel et qui avaient été évacués suite à l'avance des russes. Quand verrons-nous la fin de ce cauchemar ?

7 JANVIER

       C'est aujourd'hui que j'ai rendez-vous à l'hôpital civil de Wolfenbüttel. J'attends le garde qui doit s'amener d'un moment à l'autre. Il arrive vers dix heures. Je le suis et nous sortons de la prison. Les routes et les trottoirs sont nettoyés. Il reste ci et là quelques tas de neige, ne gênant en aucun cas la circulation des véhicules et des piétons. J'ai rarement l'occasion de me trouver ailleurs que dans une cellule et ce parcours est tout nouveau pour moi. Je ne me lasse pas de regarder les maisons, les passants qui se retournent vers nous, les rares voitures qui circulent. La marche devient difficile, je fais des efforts désespérés pour lui emboîter le pas. N'y arrivant pas, je demande poliment au gardien de s'arrêter pour me reposer un peu. Il comprend la situation et sans dire un mot, un peu embarrassé, il se place derrière moi et me suis. Une distance de trois cents mètres environ sépare le « KRANKENHAUS » (Hôpital) à la prison, j'y arrive péniblement en sautillant sur un pied.

       Arrivés à l'intérieur, nous traversons plusieurs couloirs avant d'aboutir à la salle d'attente. Je pousse un soupir de soulagement quand le gardien me fait signe de m'asseoir. Plusieurs personnes sont déjà assises, elles attendent leur tour. Sur la porte d'en face, je lis cette inscription : «RONGENAUFNAHME Dr HULMANN » – Radiographie Dr Hulmann. Je suis étonné de la propreté qui règne ici, de la discrétion des malades qui attendent. Une jeune infirmière s'amène, le gardien intervient en lui présentant une feuille établie par la direction de la prison. Elle s'excuse auprès des patients qui sont arrivés avant moi et me fait signe d'entrer. Je pénètre dans une salle obscure occupée par un radiologue et une infirmière qui me demande d'ôter seulement mon pantalon, mes sabots et mes « FUSLAP » – (torchon pour pied) et les laisser dans la cabine. Je m'étends sur une table, un écran placé au dessus. Le radiologue palpe ma jambe et mon pied enflé et me demande si j'ai mal. Je lui réponds que non, mais que dans la position debout, je ressens des douleurs lancinantes qui m'empêchent de m'appuyer dessus. Il se place ensuite devant l'écran éclairé et dicte lentement ce qu'il constate, pendant que l'infirmière prend des notes. Je suis crispé, surtout anxieux de connaître le résultat sur la gravité de mon état. Pour terminer, il relit la feuille qu'il signe et la remet au gardien.

       Quelques jours plus tard, ANDRE, mon docteur confirme le diagnostic du Dr HULMANN : Ostéite étendue de la face antérieure du tibia gauche. Je lui demande si j'ai des chances de guérir. Le résultat radiologique ne me permet pas de prévoir une guérison à cause des mauvaises conditions que nous subissons actuellement. La cause de ce mal est la sous-alimentation. Lorsque les réserves de l'organisme sont épuisées, la maladie attaque ensuite les os, ce qui explique son nom d'ostéite tuberculeuse. Je suis très affecté par cette mauvaise nouvelle.
– Il ne faut pas te laisser abattre,
me dit-il, les nouvelles que j'ai récoltées sont excellentes. Les Alliés ont repris l'offensive du Rhin et les russes doivent se trouver à 200 km de Berlin !
– Dans deux bons mois, nous serons libérés !

       Ah si seulement cela pouvait être vrai. Ses conseils me sont très salutaires. A partir de ce moment, mon seul objectif est de lutter pour garder le moral et résister le plus longtemps possible car je sais que ma seule chance de survie est la libération rapide des Alliés.

10 JANVIER

       Aujourd'hui, dimanche. Nous restons en cellule. On bavarde en premier lieu de la guerre et précisément les dernières nouvelles ne sont pas mauvaises. On parle aussi de la guillotine et on imagine comment se déroule l'exécution : Le condamné entre dans la place, on l'attache au châssis ; ensuite il bascule et le couperet tombe.

       Depuis quelques jours, Jean n'assiste plus à nos conversations ; lui toujours gai, si causant ne dit plus grand chose, il reste assis perdu dans ses pensées. Son air rêveur me tracasse beaucoup et je le questionne un peu pour voir ce qui se passe dans sa caboche.
– J'en ai marre de rester ici, j'ai envie de tenter le coup –
Il me met au courant de son projet d'évasion avec deux compagnons qui travaillent avec lui dans un atelier à l'extérieur de la prison. Ils attendent le bon moment pour s'enfuir. Malgré mes supplications pour qu'il renonce à cette idée folle, rien n'y fait. L'envie d'être libre maintenant est si forte qu'il désire à tout prix rejoindre rapidement les lignes américaines.

13 JANVIER

       Je reprends courageusement mon travail assis à l'atelier de couture. Je suis décidé à lutter de toutes mes forces et éviter ainsi mon transfert dans une « KRANKENZELLE » (cellule réservée aux malades). Je savais ce que cela signifiait. Les détenus malades exemptés de travail étaient transférés dans des cellules spécialement pour eux pour devenir, malgré eux, des candidats à la mort ou des morts en sursis. A chacune de mes visites médicales, mon ami André me conseillait toujours un travail assis et j'ai compris pourquoi ! A midi, je rentre en cellule pour manger mon potage. Le « KALFACTOR » (corvée soupe) qui nous sert, nous dit simplement :
– C'est pour aujourd'hui après midi –
Nous savons alors qu'il y aura des exécutions. En effet, vers quatre heures, nous rentrons dans nos cellules respectives. Par la fenêtre, j'ai compté quinze personnes dont une femme qui ont été décapitées.

14 JANVIER

       Depuis quelques jours, les alertes deviennent de plus en plus fréquentes. Nous avions l'habitude d'entendre les sirènes depuis quelques mois et nous étions devenus indifférents à ce mugissement mais aujourd'hui je sens instinctivement qu'il va se produire un événement que je n'oublierai pas de si tôt.

       Il est dix heures du soir quand soudain on entend la sirène annonçant l'approche des bombardiers Alliés. Nous les entendions passer tous les soirs à la même heure. Leur objectif était la destruction de BERLIN, la capitale. Ils arrivaient par la ligne directe HANOVRE-BRAUSCHWEIG. Soudainement, la prison est secouée par les bombes qui explosent au loin. C'est la première fois que Wolfenbüttel est inquiétée et nous repérons facilement l'endroit ou a lieu ce bombardement : « BRAUSCHWEIG » avec ses 280.000 habitants, le centre industriel est situé à 10 km d'ici. De la fenêtre, on aperçoit le ciel complètement illuminé. Ce bombardement très spectaculaire a duré plus d'une heure.

       Le lendemain matin, les gardiens ouvrent les cellules et les détenus, exemptés du travail extérieur doivent se rendre dans la cour centrale avec leur gobelet et leur cuillère où d'autres détenus s'y trouvent déjà. J'ai l'agréable surprise de voir mon cher ami Paul et nous profitons de cette occasion imprévisible de converser un peu. Nous ne connaissons pas encore les causes de ce branle-bas général et sommes très inquiets sur notre sort. Une neige très épaisse recouvre le sol. Des camions bâchés de l'armée pénètrent à l'intérieur de la prison et s'avancent vers nous.

       Heureusement à ma dernière visite médicale, le docteur avait entouré suffisamment mon pied et ma jambe malade d'une large bande imbibée d'un liquide antiseptique afin de les protéger du froid et éviter ainsi le pire. Malgré cette protection, je n'ose m'appuyer dessus. En attendant, Paul me soutient par le bras. Quelques instants après, le directeur de la prison apparaît et prend la parole :
– Que ceux qui purgent une peine inférieure à cinq ans sortent des rangs, les autres doivent réintégrer leurs cellules. Braunschweig a été bombardé cette nuit et vous allez effectuer des travaux de déblaiement. Etant donné que les évasions deviennent très fréquentes, nous avons pris des mesures pour que cela ne puisse plus se reproduire. Dorénavant, tous les condamnés punis à des peines de prison ou de travaux forcés qui tenteraient de prendre la fuite pendant une alerte seront exécutés sans jugement –
Après ce discours de circonstance, nous recevons chacun un casque de protection et une paire de moufles, ensuite l'ordre est donné. Les voix de nos gardes nous harcèlent avec leurs « SNELL - SNELL - (vite - vite) ». Mon ami toujours serviable m'aide à monter dans le camion et nous nous asseyons côte à côte. Les camions démarrent et roulent à vive allure.

       En entrant dans la ville, les camions se séparent ; le conducteur de notre véhicule évite les quartiers entièrement détruits. Il se dirige vers des zones sinistrées ou on peut encore espérer sauver des vies humaines qui sont toujours ensevelies sous les décombres. Des images atroces se dessinent devant nous. On voit courir des gens affolés dans tous les sens, des femmes, des enfants, des vieillards traînant quelques objets, d'autres cherchant dans leurs maisons endommagées tout ce qui pourrait être sauvé. On voit aussi des garde-civils et des pompiers dans tous les coins. On entend les sirènes des ambulances qui marchent sans arrêt. C'est un véritable cataclysme. Le camion s'arrête et les détenus descendent du véhicule. Je suis aidé par mon ami et un compagnon qui me posent doucement sur le sol. A peine ai-je rejoint le groupe que le gardien me désigne pour une occupation qui me stupéfie : me procurer des produits inflammables pour faire un feu à l'extérieur car il fait au moins 18 degrés sous zéro. En un sens, je suis malheureux d'avoir été séparé de mon ami ; mais de l'autre, je me réjouis pleinement de cette chance qui m'est offerte, pouvoir me réchauffer afin d'éviter la gangrène.

       Pendant que mes compagnons sont occupés au déblaiement, je m'emploie a faire une réserve de matières combustibles que je trouve à proximité, dans les décombres. Je suis convaincu que le fait de parler suffisamment leur langue pour tenir une conversation influence davantage les rapports entre détenus et gardiens. Mes compagnons d'infortune qui sont français sont défavorisés, ils ne parlent pas un mot d'allemand. Où bien, étant le plus handicapé du groupe, le gardien a-t-il pitié de moi ? c'est possible mais en attendant je profite de cet avantage pour me réchauffer au maximum. J'entends par moments le fracas épouvantable des façades de maisons sinistrées qui s'écroulent. Le va et vient des ambulances qui emmènent les blessés vers les hôpitaux voisins. Le bruit continuel de leurs sirènes me perce les tympans. Mes compagnons tous transis de froid arrivent un peu avant midi, avides de chaleur. Cela me peine énormément de les voir souffrir du froid mais on ne peut rien y changer.

       A midi, des véhicules de la municipalité circulent dans toutes les rues praticables pour distribuer de la bonne soupe bien chaude et épaisse à tous les travailleurs sans discrimination. Après la reprise du travail et pendant que le gardien se chauffe, je m'emploie énergiquement à me faire une bonne réserve de bois. Sautiller sur un pied m'est très pénible. Au début, je tombais assez souvent puis j'ai eu la chance de trouver un bon bout de bois qui me sert d'appui et m'aide en partie à supporter le poids de mon corps. La douleur est toujours aussi forte mais à la longue, on s'y habitue et à force de volonté, on ne ressent presque plus rien. Pas loin d'ici, un mur vient de s'effondrer soulevant un nuage de poussière obligeant le gardien à se rendre sur les lieux, me laissant seul à mon travail.

       Parfois en passant, des gens viennent se réchauffer un instant puis continuent leur chemin. Le temps passe et son absence qui se prolonge, commence à m'inquiéter. J'ai comme une vague appréhension qu'un malheur soit arrivé. En voyant venir une voiture-ambulance à l'endroit où se trouvent mes compagnons, ce que je crains se réalise. Pendant le déblaiement des décombres d'un immeuble, un pan de mur s'est écroulé sur eux faisant plusieurs victimes et quelques blessés dont deux grièvement. Parmi les morts, se trouve mon ami Paul. Consterné et bouleversé par ce malheur, le retour au bagne m'est très pénible, je ne peux m'empêcher de penser à la mort soudaine et brutale de celui qui a été pour moi, pendant les dix mois passés ensemble, enfermés dans des cellules, le meilleur et le plus tendre ami que j'ai connu jusqu'ici.

       Toutes ces souffrances physiques, tous ces événements dramatiques, cette péripétie de notre évasion manquée, ses qualités de cœur et d'esprit avaient resserré nos liens d'amitiés. Nous étions devenus deux frères dans l'adversité. Il disparaît en emportant avec lui, tous nos projets conçus ensemble pour l'après-guerre. Il avait dix-huit ans.

20 JANVIER

       Jean Legrand, mon compagnon de cellule s'est évadé hier du lieu de son travail. Depuis début janvier, il attendait l'occasion de mettre son projet à exécution. Hier matin encore, avant de se rendre au travail, je lui avais conseillé à nouveau de ne rien faire, mais sa décision était prise, personne n'aurait pu le faire changer d'avis.

21 JANVIER

       Le lendemain de cette journée mémorable, je dois quitter ma cellule et j'ai à peine le temps de serrer la main à mes compagnons Pierre, Jacques et Guy et leur souhaiter bonne chance. Je suis conduit dans une cellule située à l'étage au dessus, mais je garde toujours mon travail assis à l'atelier. Deux nouveaux compagnons se présentent : Hollert Marcel de Roly (Hainaut) et Adam René de Wandre qui habite à dix kilomètres environ de chez moi ; je suis surpris et ravi de les rencontrer. Que le monde est petit !

23 JANVIER

       Des combats acharnés se livrent tout le long du Rhin où les Allemands ont leur ligne SIEGFRIED, infranchissable, paraît-il ? Les Américains tentent de traverser le fleuve en plusieurs places, aidés par l'aviation qui joue un grand rôle dans cette guerre. Les communiqués de dernière minute nous parviennent souvent par l'entremise du « Kalfactor ». On aspire tellement à la liberté que chaque coup porté à l'Allemagne nous donne un nouvel espoir. C'est très important pour notre moral.

28 JANVIER

       Ce matin, le cuisinier s'amène pour nous annoncer une bien triste nouvelle. Mon ami Jean qui s'était évadé le 19 janvier dernier, avec deux de ses compagnons, a été repris et se trouve maintenant dans une cellule du bâtiment 1 d'en face pour condamnés à mort. Le vol de vêtements et nourriture dans une cave détruite par un bombardement a aggravé son cas. Mais comment peut-on prendre la fuite sans commettre ces délits ? Le Kalfactor me promet de me tenir au courant si d'autres faits se présentent. Pour occuper mon temps et mon esprit, j'ai construit une balance !!! « de précision », au moyen d'un morceau de bois et de quelques ficelles que j'avais apporté de Braunschweig. Elle me permet de contrôler approximativement le poids de mes rations alimentaires.

       C'est ainsi que je peux m'apercevoir de la diminution de toutes les matières mais je m'en doute quand même un peu, car je maigris toujours et je suis tellement faible que je n'arrive plus à me tenir debout.

10 FEVRIER

       A midi, le distributeur de soupe s'amène comme d'habitude ; c'est l'heure de recevoir notre ration. Très discrètement, il me prévient de l'exécution de plusieurs condamnés pour cet après-midi y compris Jean LEGRAND, son recours en grâce ayant été rejeté. Je ne peux retenir mes larmes et je sanglote comme un enfant.

       Comme prévu, nous rentrons plus tôt que d'habitude. Malgré l'émotion qui m'étreint, je propose à mes deux compagnons de les relayer à tour de rôle pour ne pas manquer ce dernier rendez-vous avec ce bon copain Jean, avec qui, à nos moments perdus, nous parlions de musique pendant des heures sans nous lasser. Pas le moindre bruit ne se fait entendre. Tout est silencieux dans les cellules et je devine que la majorité des détenus sont en train de prier. Soudain mon compagnon de faction me crie :
– Attention, voilà les gardes qui arrivent !

Malgré mon handicap et avec son aide, je parviens à me hisser sur le tabouret et je me place un peu en retrait de la fenêtre afin d'éviter qu'un garde ne me tire dessus. Quelques minutes plus tard apparaît le premier condamné. Il marche entre deux gardiens, les mains attachées derrière le dos. Le silence qui règne à l'intérieur des bâtiments est rompu par le bruit de ses sabots sur les pavés. Quand il disparaît derrière la porte jaune, un nouveau condamné apparaît et la scène se répète presque de façon identique. Ensuite c'est au tour du troisième, puis du quatrième.

       Quand le cinquième condamné arrive, mon cœur se serre brusquement, j'ai reconnu mon ami Jean ; il marche entre deux gardiens, les épaules recouvertes de sa veste de détenu. Son regard se tourne vers le bâtiment 2 et semble chercher désespérément la cellule où nous sommes restés ensemble pendant de nombreux mois. Les yeux pleins de larmes, je lui fais mes adieux de la main, mais il ne peut me voir car les gardes sont prêts à tirer sur tout ce qui bouge. Aujourd'hui, 15 prisonniers politiques, condamnés à mort, ont eu la tête tranchée. Je ne pardonnerai jamais aux Allemands d'avoir massacré, non seulement mon ami, mais tous les autres compagnons que j'ai connu soit au travail, soit à l'infirmerie.

13 FEVRIER

       C'est dimanche aujourd'hui. Depuis début octobre, nous sommes privés de bains convenables ; nous nous lavons seulement le visage et les mains avec un peu d'eau potable. Sous ma chemise en jute providentielle ; j'ai la peau crasseuse et en plus nous sommes envahis par la vermine depuis quelques temps déjà. Pendant la journée quand un rayon de soleil pénètre dans la cellule, les puces sortent des paillasses, nous les attrapons et les plongeons dans une bassine avec un peu d'eau.

       Tous les soirs, ce sont les poux qui se réveillent et nous empêchent de dormir. Alors commence la chasse de ces bestioles qui nous causent des démangeaisons insupportables. Les coutures de nos chemises en sont pleines et nous les voyons bouger dans tous les sens. Nous arrêtons la chasse au moment où nous sommes certains de ne plus en avoir. Mais les poux et les puces ne sont rien à côté des punaises. Ces affreuses bêtes sont la cause de nos nuits sans sommeil. Quand nous en avons terminé avec les poux, nous reprenons la chasse contre les terribles suceuses de sang ; nous devons les éliminer toutes car quand une seule réussit à se glisser sous les couvertures, cela devient insoutenable et il est impossible à ce moment là, de les repérer dans l'obscurité. Ce travail se renouvelle tous les soirs, quelquefois pendant la journée. Cela nous préoccupe fortement de ne pas parvenir à s'en débarrasser. Quand notre santé est déjà très précaire, les attaques incessantes de toute cette vermine atteignent profondément notre moral. Les gardiens ne font rien pour nous en débarrasser.

2 MARS

       Le Rhin a été percé sur plusieurs endroits ; les Américains ont réussi à construire plusieurs têtes de pont principalement COLOGNE, DUSSELDURFF. Ils maintiennent leur avance et s'occupent en ce moment à transporter leurs matériels de l'autre côté du fleuve. A l'Est, les Russes multiplient leurs attaques et parviennent à gagner du terrain. La Pologne, la Finlande, les Pays Baltiques, la Hongrie, la Roumanie et la moitié de la Prusse orientale sont occupées par les Russes. Ces bonnes nouvelles nous ont été rapportées par mon compagnon de cellule qui travaille dans un atelier de l'extérieur.

3 MARS

       Six condamnés à morts sont passés ce matin, pour être guillotinés. On finit par s'habituer à ces messages de mort. Il y a une semaine déjà que mon ami n'est plus et j'ai appris aujourd'hui que quatre belges dont j'ignore le nom avaient été exécutés le même jour. Le nombre des victimes augmente sans cesse. Depuis quelques jours, nous nous rendons compte qu'une grande nervosité règne parmi les gardiens. Les nouvelles que nous recevons en sont peut-être la cause. Ils ne savent plus très bien comment se comporter vis à vis de nous. Vont-ils nous traiter mieux ou plus mal ? Nous nous inquiétons peut-être à tort et l'espoir de voir arriver rapidement les Américains nous envahit. Il ne nous reste plus qu'à attendre la suite des événements.



Gros plan sur la guillotine de Wolfenbüttel exposée dans la cour de la prison après l’arrivée des Américains

10 MARS

       Les jours passent et je m'affaiblis de plus en plus. De temps en temps je tâte la grosseur de ma jambe et en appuyant dessus, je remarque que mes doigts s'incrustent dans la peau et disparaissent seulement après plusieurs secondes. Je constate aujourd'hui des symptômes analogues au pied droit et la peau est devenue d'une couleur rougeâtre comme l'autre pied tout au début de la maladie.

       Ce matin, je suis dans l'impossibilité de travailler même assis, mes pieds sont incapables de me porter. Je demande l'autorisation de me faire soigner à l'infirmerie. Vers dix heures, les cellules sont ouvertes et deux détenus qui s'y rendent, me transportent dans la cour où attendent déjà une vingtaine de malades. Nous attendons, comme toujours, un bon moment avant que le chef infirmier, un S.S. sanguinaire ne se décide à ouvrir la porte. Plusieurs sont dans un état grave et avant d'arriver sur le seuil, tombent et meurent sur place. Plusieurs médecins ff (faisant fonction) s'efforcent de soigner, avec les moyens du bord, les malades les plus atteints. Je cherche du regard, mon médecin et ami André Charon de Liège qui me soigne depuis fin octobre de l'année dernière et qui connaît très bien mon cas. C'est grâce à lui que j'avais pu être radiographié début janvier. Mon cas est désespéré, me dit-il, car seul l'alimentation peut me sauver. Il s'efforce de me remonter le moral. En parlant plus bas, il m'explique que des divisions blindées américaines approchent et que nous pourrions bientôt être libérés. Dans une ou deux semaines maximum, les américains seront ici. Ces paroles me redonnent du courage et une force nouvelle. Je me dis que je ne suis pas le seul à souffrir car autour de moi ce ne sont que des cadavres vivants : les uns sont atteints de diphtérie, d'autres de pleurésie ; plusieurs sont couverts de plaies purulentes, rongées par la vermine. Quelques uns, comme moi, sont touchés par l'ostéite tuberculeuse. C'est atroce !

24 MARS

       Deux semaines se sont écoulées. Je n'ai plus aucun courage, ni la force de prendre des notes. Je ne pèse plus que 49 kilos, le mal a empiré et j'attends toujours la délivrance. La date prévue expire aujourd'hui et je ne vois toujours rien venir. Dans la situation tragique qui est la mienne, j'étais soutenu par ce grand espoir d'une libération rapide et maintenant... je désespère ! Certains gardiens voyant l'avance des Alliés et leurs pertes considérables sur tous les fronts se vengent sur nous. Ils continuent à nous faire souffrir. Pendant la promenade, les plus valides sont pourchassés à travers la cour. Nous avons vécu des jours, des mois, des années harcelés par la pensée d'une mort probable.

4 AVRIL

       Les troupes blindées américaines avancent en direction de BRAUNSCHWEIG et de WOLFENBUTTEL. Pour son prestige, le général américain PATTON qui les commande veut arriver à l'ouest de Berlin avant les russes par l'Est.
– La libération est imminente.–
me dit mon compagnon.
Je n'ose y croire. Si le délai prévu est respecté, dans quelques jours, ils seront ici. J'ai encore un petit espoir de revoir ma famille. Je ressens en ce moment des douleurs lancinantes au pied gauche et je crains que la gangrène ne se déclare dans les prochains jours.

6 AVRIL

       J'entends des bruits de clés, les portes s'ouvrent et les détenus valides doivent sortir leurs paillasses pleines de vermine et les déposer dans la cour. Les ateliers sont tous fermés et chaque cellule reçoit du matériel de nettoyage et de l'eau. Chacun doit nettoyer sa cellule à fond. On nous apporte ensuite des paillasses qui ont été nettoyées à coup de bâton ; bien sûr, elles ne contiennent plus de puces, ni punaises. Depuis le 21 septembre de l'année dernière que je suis à Wolfenbüttel, c'est bien la seule fois qu'on fait le grand nettoyage. Nous avons vécu dans la crasse depuis cette date. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait plus tôt ? Mon cœur bât à tout rompre. Le miracle tant attendu va t-il enfin s'accomplir, je n'ose y croire !

10 AVRIL

       Nous sommes prévenus que les prisonniers N.N. du bâtiment des condamnés à mort vont être évacués cet après midi pour une destination inconnue. Déjà, on entend le grondement des canons, les bombardements se font plus intenses, les Alliés approchent. Vers quatorze heures, des centaines de détenus quittent la prison en colonnes de trois, encadrés par des gardes armés. Ce départ rapide nous inquiète, car nous craignons que les allemands n'aient reçu des ordres « du haut commandement allemand » décidant de les éliminer dans un endroit boisé avant leur arrivée.

12 AVRIL

       J'attends la délivrance d'un moment à l'autre. Je suis très amaigri et mes côtes apparaissent sous la peau. Mes bras sont si maigres que j'arrive à les entourer avec mes doigts.

       Dans l'après-midi les sirènes se mettent à hurler et nous entendons le vacarme assourdissant des canons et des mitrailleuses. Les gardiens qui avaient quelque chose à se reprocher avaient pris la fuite pendant la nuit. Des cris et des éclats de voix se font entendre, je voudrais voir ce qui se passe à l'extérieur, mais je me rends compte qu'il m'est impossible de me lever. L'un de mes compagnons valides me crie soudain :
– Voilà des chars qui pénètrent à l'intérieur de la prison !
– Ce sont des Américains ! répond l'autre.

Ma gorge se serre et je ne peux empêcher les larmes de couler. Quelques gardiens « les bons » qui sont restés, ouvrent les portes.
– LIBRES ! ENFIN NOUS SOMMES LIBRES !
Nous entendons des cris et des hurlements de joie qui se répercutent dans tout le bâtiment. Les Américains sont là. L'Internationale retentit dans la prison en délire.

       Je suis seul dans la cellule, la porte est ouverte et mes compagnons sont sortis dans la cour où des centaines de détenus manifestent leur grande joie. Soudain une tête apparaît dans l'entrebâillement de la porte et je reconnais mon ancien camarade de cellule Pierre PUTZ. En le voyant, je me mets à sangloter sans pouvoir lui dire un mot. Comme s'il devine ma pensée, il propose de me porter sur son dos et me conduire à l'infirmerie auprès de mon médecin André qui me soigne depuis novembre dernier. La gravité de mon cas nécessite des soins extrêmement urgents.

       Mon ami me dépose sur une marche de l'escalier de la cour, car la descente de l'étage au rez-de-chaussée l'a épuisé. Pendant qu'il se repose, nous assistons alors à des scènes violentes entre détenus politiques et détenus de « droit commun » allemands. Il y a aussi des vengeances personnelles contre les mouchards, hommes de confiance des gardiens. On les reconnaît facilement à leur corpulence, ils sont gras d'avoir été bien nourris. Des anciens détenus tentent de rétablir un peu d'ordre. Un peu plus loin, une foule entoure quelques militaires américains, leur mitraillette à la bretelle. Ils se frayent difficilement un passage et se dirigent vers l'infirmerie en distribuant des cigarettes, du pain et même du chewing-gum.

       Les gardiens qui sont restés ont été remis aux mains des M.P. (la police militaire). Des centaines de détenus se sont rassemblés devant le bâtiment où se trouve la réserve de vivres. Des mains lancent des pains entiers par la fenêtre. Dans la cour, c'est la curée, des coups sont échangés. Ce sont les plus costauds qui accaparent la plus grande part du butin. J'ai tant envie de soulager mon estomac mais mon état physique ne le permet pas. Pierre se propose de s'approcher et essayer d'attraper un pain au vol. Après quelques minutes qui m'ont semblées très longues, je le vois enfin apparaître avec un pain qu'il serre sur sa poitrine, il le partage aussitôt et nous le savourons comme un gâteau.

       Je vois des soldats s'approcher de cette masse en folie de destruction et les menacer avec leurs mitraillettes car il ont de la peine à maîtriser cette meute de loups affamés. Pierre me charge sur son dos et nous nous éloignons rapidement de cet endroit devenu très dangereux. Nous rencontrons des détenus russes. Ils sont tous regroupés autour d'un feu de bois, deux sont armés chacun d'un grand couteau de boucher. Au dessus de ce feu, deux porcelets embrochés finissent de cuire. Ceux qui sont armés découpent des morceaux tout fumants qu'ils distribuent à leurs copains. Le produit de ce festin devait certainement appartenir au directeur de la prison pour des réceptions privées. L'odeur que cette viande dégage, ce parfum pénétrant qui nous attire et nous saoule, décide mon ami à se rapprocher pour mendier un petit morceau. Devant leur attitude menaçante, il n'insiste pas.

       J'ai appris quelques jours plus tard, après cette orgie, que trois russes sont décédés une heure après dans d'atroces souffrances. Un aliment riche en calories consommé exagérément après une longue abstinence provoque une hémorragie interne. Un régime alimentaire très strict est conseillé particulièrement à tous ceux qui ont vécu quelques temps dans des conditions épouvantables.

       Arrivé devant la porte du « Lazareth » (Infirmerie), Pierre me dépose sur le seuil et parvient à joindre le docteur qui arrive aussitôt. Il me fait un geste amical et m'invite à ne pas bouger. Peu après, deux détenus arrivent avec une civière, mais avant de partir, je fais mes adieux à mon camarade qui m'a si bien aidé pendant ce premier jour de liberté. On me transporte dans une pièce où se trouvent déjà plusieurs malades et parmi eux, Antoine Claessens de Soumagne dit Tony et le Baron de Loen que j'avais rencontré lors de mes promenades matinales. Il paraît très mal en point. Il est atteint également par l'Ostéite tuberculeuse et me montre l'ampleur de cette maladie. Les gonflements affectent les deux jambes en entier jusqu'au bassin tandis que les miennes le sont jusqu'aux genoux.

       Nous sommes les deux seuls éclopés dans ce groupe ; Tony est atteint d'une congestion pulmonaire. Pour le reste, les uns sont atteints de pleurésie, d'autres sont remplis d'abcès ou de furoncles. On nous apporte un bon plat de semoule de riz bien épaisse. Pendant ce temps, je demande au docteur que l'on s'occupe de récupérer nos affaires personnelles stockées au magasin d'habillement. Lorsque nous voyagions d'une prison à l'autre, nos effets personnels étaient déposés dans un magasin, que nous récupérions à chaque départ. Nous retrouvions ainsi tous nos papiers d'écriture, lettres intimes et le journal dissimulé astucieusement.

14 AVRIL

       Bien que libérés, tous les détenus ne pouvaient quitter la prison sans le document de sortie dûment en règle établi par le Gouverneur Militaire Allié. Le docteur a dû intervenir pour obtenir notre ordre de transfert vers l' hôpital de BRAUSCHWEIG.

       Dès que nous y sommes entrés, un tri est fait. Ceux atteints de maladies contagieuses se rangent sur le côté. Pour les autres, des chambres sont prévues pour les affections diverses. Comme nous sommes atteints tous deux aux os, je suis installé côte à côte avec mon ami le Baron.

       Nous avons à notre disposition, une jeune infirmière allemande qui s'appelle Magda. Elle est sympathique et très aimable. Tout d'abord, elle doit s'occuper de notre toilette, un travail très ingrat pour elle car nous sentons mauvais. Elle est aidée par un tout jeune aide infirmier qui me prend en charge sur son dos et me conduit d'abord à la salle de bain. Il m'aide à me déshabiller et mes froques sont mises dans un sac pour être brûlées.

       Depuis plusieurs mois, je n'avais pu me laver convenablement ; aujourd'hui, je prend mon premier bain exceptionnel. Je reste assis dans la baignoire à essayer d'enlever cette crasse qui imprègne ma peau et pendant ce temps, le jeune Allemand me frotte le dos avec une brosse à main à poils durs. A force de frotter, ma peau est devenue toute cramoisie et malgré l'utilisation abondante d'une poudre de savon, il reste cependant une mince croûte qui disparaîtra à la longue, je suppose ! Avec son aide, j'enfile des sous-vêtements propres mis à notre disposition, puis il m'emmène chez un spécialiste qui m'examine consciencieusement : radiographies, examens, analyses de sang et d'urine, pesage ; il est aidé par son infirmière de service. Quand tout est terminé, le docteur m'ordonne de suivre un régime alimentaire spécial : des produits uniquement à base de lait et des fortifiants.

       Avant de quitter la pièce, je me regarde à deux fois dans un miroir sans me reconnaître. Les pommettes saillantes, les yeux creusés dans les orbites, l'état squelettique de ma personne me rend méconnaissable ; c'est effarant ! Quand à mon poids, c'est une catastrophe ! 40 Kg. Depuis le dernier contrôle à la prison, j'ai perdu 9 Kg. Quand je rentre dans ma chambre, mon camarade n'est pas encore revenu. Quelques instants après, notre garde-malade s'amène et me fait une injection de vitamines, puis très fatigué, je me suis endormi ! A mon réveil, je constate que la chambre est éclairée, il fait presque nuit et l'absence anormale de mon copain commence à m'inquiéter. Je veux en avoir le cœur net ; je pousse  sur le bouton de sonnerie et quand Magda arrive, je lui demande brusquement des nouvelles de mon ami. D'abord surprise de mon ton, elle s'enhardit pour m'expliquer que peu après avoir quitté la chambre pour prendre mon bain, il s'est éteint subitement sans un cri, foudroyé par un mal qui ne pardonne pas ; Son cœur n'a pu résister à cette maladie trop avancée pour pouvoir l'enrayer. Cette disparition le jour même de notre libération m'affecte profondément. C'est le quatrième ami que je perds dans des conditions épouvantables.

       Pendant un instant, je pense à tous mes compagnons disparus dans la tourmente depuis mon arrestation : Fernand Erkens, mon cousin de Lixhe (Belge) fusillé au camp de Beverloo à Anvers. Paul Chaumette, de St Etienne (France) tué suite à un bombardement ici à Braunschweig. Jean Legrand, de Calais (France) guillotiné à Wolfenbuttel, après sa tentative d'évasion. Baron De Loen d'Ixelles décédé ce jour à l'Hôpital « Lismarode ».

15 AVRIL

       J'ai passé une nuit très agitée en pensant à tous mes amis que j'ai perdu. Je suis très bien soigné ici. Les médecins et infirmières sont très gentils mais je pense sans cesse à mes parents qui me manquent énormément. Ils doivent se morfondre en ce moment. Six mois déjà qu'ils sont sans nouvelles, sans savoir si je suis toujours vivant. J'espère que mes anciens compagnons de cellule :

Marcel HOLLERT de Roly (Mariembourg-Hainaut), Jacques HENSENNE de Herstal (Liège), Jean BRANDS de Bressoux (Liége), Antoine CLAESSENS de Soumagne (Liège), René ADAM de Wandre (Liège) n'oublierons pas, qu'aussitôt rentré chez eux, de prévenir ma famille afin de la rassurer sur mon sort sachant que mon état de santé m'obligera à me faire rapatrier beaucoup plus tard. Je suis certain que mes parents seront prévenus par l'un deux.

18 AVRIL

       Après quelques jours de soins intensifs, la maladie semble se stabiliser. Grâce aux bons soins de mon infirmière, je commence à me réadapter petit à petit. je commence déjà à marcher dans la chambre en m'appuyant sur le bord de mon lit, ce qui n'est pas si mal pour un début et je reprends un peu de poids.
– Tout danger est écarté,
déclare le médecin – des soins sont nécessaires pendant deux ou trois semaines encore avant de pouvoir quitter l'hôpital. L'ostéite tuberculeuse est une maladie très grave, souvent mortelle si elle n'est pas soignée à temps.
Je pense à mon ami le Baron. Pour le sauver, il suffisait que nous soyons libérés deux à trois jours plus tôt, mais Dieu ne l'a pas voulu ainsi. Pour ma part, il s'en est fallu de peu que je subisse le même sort.

22 AVRIL

       Je reçois aujourd'hui un costume civil à ma taille pour ma première sortie d'Hôpital. J'ai la permission de me promener dans le parc ; je respire enfin l'air pur à pleins poumons. Je marche avec moins d'hésitation et commence à me sentir mieux dans ma peau. Je me repose quand j'en ai envie, je mange de bon appétit et je reprends du poids. Malgré mon impatience de rentrer chez moi, je dois attendre une guérison complète pour que le médecin se décide à me laisser partir.

25 AVRIL

       Les jours passent et se ressemblent. Je lis quelques revues que Magda m'a apportées, elle continue d'être aux petits soins avec moi.

       Je reçois aujourd'hui la visite d'un soldat américain. Ne sachant pas parler l'anglais, un médecin allemand qui l'accompagne a bien voulu me donner quelques mots d'explication :
– Des anciens détenus allemands anti-nazis ont pris la direction de l'administration de la prison sous contrôle de l'armée américaine. Un tribunal provisoire a été instauré pour rechercher les criminels qui se cacheraient éventuellement sous les habits de détenus politiques. Toute la prison a été épurée et les prisonniers politiques reconnus recevront à tour de rôle et selon la liste alphabétique, un document de libération. Tous les anciens détenus malades de Wolfenbüttel sont priés d'aller retirer ce papier précieux, nécessaire pour le rapatriement.-

       Un car est mis à notre disposition par le service de l'hôpital et nous arrivons peu après dans cette prison maudite où tant des nôtres ont été guillotinés. Nous profitons de l'occasion qui nous est offerte pour visiter la maison de la guillotine. Un ancien détenu allemand s'en occupe et nous pénétrons dans cet endroit sinistre. Nous sommes pris par l'émotion à la vue de cette machine infernale.

       Notre guide nous explique en quelques mots que deux jours avant la libération, le directeur de la prison avait fait enterrer la guillotine pendant la nuit. Malheureusement pour lui, quelques détenus N.N. avaient réussi à s'échapper du groupe qui avait été évacué le jour avant l'arrivée des Alliés et sont venus rejoindre Wolfenbüttel quelques heures après l'entrée des troupes du général PATTON. Connaissant l'endroit, il firent déterrer la guillotine et les officiers américains qui n'y avaient pas cru durent se rendre à l'évidence. D'ailleurs, le directeur se trouve enfermé à son tour dans une des cellules de sa prison.

8 MAI

       Nouvel examen de routine ! Le médecin me déclare qu'il n'y a plus trace de tuberculose des os mais que par contre, j'ai des problèmes à la colonne vertébrale et à l'estomac. Ce n'est pas nouveau ! Je me rappelle la torture subie à la prison de Hasselt et l'insuffisance alimentaire provoquant au fur et à mesure un rétrécissement de l'estomac. Le docteur veut me garder encore une semaine ou deux, mais mon impatience est telle qu'il se décide à me donner le feu vert. Il faut encore patienter deux à trois jours maximum.

10 MAI

       Le jour tant attendu est arrivé, un départ vers un centre de rapatriement à quelques pas d'ici, est prévu dans l'après-midi. Après avoir pris mon dernier repas copieux de l'hôpital, je prépare en toute hâte mes effets personnels ; je remercie chaleureusement les médecins et infirmières qui m'ont si bien accueillis et soignés. Avant de nous séparer, le personnel nous souhaite un bon et prompt retour.

       Le temps est magnifique et après un quart d'heure de marche, nous arrivons dans un centre d'accueil où nous sommes reçus par une assistante sociale ; Nous recevons une fiche d'entrée à remplir : nom, adresse, pays, lieu de destination et disposons d'une salle très propre pour nous y installer. Douze matelas et couvertures sont entassés dans un coin pour y passer nos dernières nuits. A dix-huit heures, nous recevons, à volonté, du pain et un bol de soupe délicieuse aux petits pois bien épaisse. Nous attendons tous impatiemment le moment d'être rapatriés.

11 MAI

       Le matin, nous sommes tous sur le qui-vive, très énervés d'attendre. Enfin, vers midi, je pousse un soupir de soulagement quand on nous annonce le départ pour demain d'un convoi pour la Belgique et la Hollande. Tous les Belges, Français, Luxembourgeois et Hollandais qui se trouvent au centre d'accueil doivent se tenir prêts pour le 12 mai, à la levée du jour. Des cris de joie remplissent la salle. L'assistante nous prête un Atlas. Le trajet est long de BRAUNSCHWEIG à LIEGE et en tenant compte des détours éventuels, nous calculons un parcours de 500 Km environ d'une durée de trois à quatre jours maximum.

12 MAI

       Libéré le 12 avril, transféré à l'hôpital pour sortir le 10 mai vers un centre de rapatriement, c'est aujourd'hui le grand jour, je peux enfin respirer. Je rentre au foyer par le convoi de rapatriés qui doit arriver de l'Est. Des vivres sont distribuées à chacun : du pain, des biscuits, du beurre, des boîtes de viande et de la confiture. Le tout dans une boîte en carton.

       La gare n'est pas loin, nous traversons une partie de la ville sinistrée. Les décombres sont déjà en partie, dégagés par les habitants qui ont repris courageusement le travail. En arrivant à la gare, un train de wagons à marchandises est à l'arrêt qui nous attend. Je suis un peu surpris, mais qu'importe, le principal c'est de rentrer chez soi. Deux militaires viennent à notre rencontre pour nous aider à nous installer dans les derniers wagons du convoi, destinés à être repris en charge par une seconde locomotive et dirigés vers la Belgique. Les autres sont destinés pour la France par l'Alsace. Ils sont tous pourvus de paillasses et de couvertures prévues pour chacun. Sur la plate-forme avant et arrière, deux militaires armés escortent le convoi par mesure de sécurité. Il est huit heures exactement quand le train se met en marche.

       Il fait frais ce matin, je me recouvre les épaules et je m'étends sur la paillasse. Nous sommes une douzaine dans ce wagon, des Belges et quelques Hollandais. Personne ne dit mot, quelques uns fument. Ce silence est impressionnant. Je suppose que nous nous recueillons tous, nous ne pensons qu'à une seule chose, c'est d'arriver à bon port. Une petite ouverture dans la cloison laisse pénétrer une légère clarté suffisante pour se dégourdir un peu sans marcher sur ses voisins ou se désaltérer quand on a soif ; une cruche remplie d'eau munie d'un petit robinet est fixée solidement à l'avant du wagon. De temps en temps, le train s'arrête pour nous permettre de satisfaire nos besoins naturels. Par la porte entr'ouverte, on voit défiler lentement des fermes, des prairies, des champs, des bois, des petits villages de campagne qui se répètent sans cesse. Le trajet est souvent détourné afin d'éviter les villes détruites par les bombardements récents.

15 MAI

       Après trois jours et trois nuits consécutives d'un voyage long, fatiguant et interminable, le train entre en gare de AACHEN (Aix-la-Chapelle) où nous recevons un colis de ravitaillement. Après une halte d'une heure, nous repartons et franchissons la frontière belge vers huit heures du matin. Visé est le prochain arrêt ; pour moi, c'est presque la fin du voyage. Au fur et à mesure que nous approchons, mon visage rayonne de joie. A dix heures environ, le convoi entre en gare, mon cœur bat à tout rompre. Une vingtaine de personnes se trouvent sur le quai attendant un des leurs, toujours porté manquant. Je cherche désespérément un des miens qui pourrait s'y trouver. Dans un groupe, plusieurs tiennent en main, des pancartes portant les inscriptions « Avez-vous connu un tel ou une telle » (différents noms de personnes y sont inscrites) Mes yeux se fixent sur un visage qui ne m'est pas inconnu, puis soudain un éclair traverse mon esprit, je viens de reconnaître le frère de maman. Je lui crie :
– Oncle Pierre, oncle Pierre, c'est moi !
Je m'approche de lui, tout en l'appelant ; cette fois-ci, il m'entend. Il tourne la tête, me fixe d'un air étonné.
– C'est toi, Guillaume, c'est bien toi !
Il n'en croit pas ses yeux tellement j'ai changé. Tout ému, il me serre dans ses bras... Après quelques instants émouvants, mon oncle me donne des nouvelles de mes proches. Depuis que tous les détenus politiques et prisonniers de guerre ont été libérés, tous les membres de la famille se sont arrangés pour que, tous les jours, l'un des leurs soit présent à la gare. Mon frère Marcel venait tous les après-midi de la semaine pour guetter mon arrivée tandis que mon père et mes oncles pouvant se libérer de leurs occupations se partageaient les matinées.

       Pendant que j'attends à l'intérieur de la gare, mon oncle Pierre qui est venu à bicyclette s'empresse d'aller prévenir mon frère Marcel qui habite à 200 mètres d'ici, chez tante Marguerite, la sœur de maman qui l'avait hébergé, aussitôt après mon arrestation. C'est de là qu'il a continué a opérer des sabotages avec combat contre les gardes ennemis. Recherché par la gestapo depuis 1943, il n'a pas arrêté de lutter contre l'envahisseur. Après un quart d'heure d'attente, je le vois enfin arriver comme un bolide pour se jeter dans mes bras. Nos retrouvailles sont très émouvantes et en attendant que s'amène le taxi LHOEST de Devant-le-Pont, il ne se lasse pas de parler de maman, papa, de Jean, Josée et Annie. Il me tarde tant de les voir. Quatre kilomètres à peine me séparent de la maison, la voiture ne roule pas assez vite à mon gré. Pour calmer mon impatience, je regarde les maisons, défiler devant mes yeux, mais rien n'a changé ou presque ???

       Arrivé en vue de – chez moi – , mon cœur se serre, mes jambes se mettent à trembler. En les voyant tous apparaître devant moi, l'émotion m'étreint, je sens que je vais m'évanouir, leurs bras me soutiennent, puis j'éclate en sanglots. Pendant un bon moment, ce n'est que des embrassades, pleurs et baisers. Mes voisins et amis sont là aussi. J'éprouve en ce moment, un bonheur intense et ces instants inoubliables resteront à jamais gravés dans mon cœur.

       C'est la fin d'un cauchemar qui avait commencé exactement le 3 novembre 1943.



[1]       La prison de Wolfenbüttel

       Nous l'avons dit. Samedi dernier sont arrivés à Bruxelles, venant de la zone britannique d'occupation quarante-six criminels de guerre allemands. Parmi eux, pas mal d’anciens gardiens de la prison de Wolfenbüttel, localité située à une vingtaine de kilomètres  au sud de Brunswick.

       A cette occasion pas mal de sottises ont été écrites sur le régime infligé aux pensionnaires de cette sinistre Zùknaus où le régime nazi hébergeait indépendamment des condamnés devant purger des peines de travaux forcés a temps, des condamnés à mort qui attendaient le moment de leur exécution et  les forçats politiques qui plongeait délibérément dans la nuit et la brume – Nacht Und Nebel -- En attendant de les rayer définitivement de la liste des vivants : les N.N.



       C'est à la prison de Wolfenbüttel que furent notamment guillotiné le bâtonnier de Charleroi, Mr Constant Renchon et son beau frère ainsi que des centaines, de patriotes belges et alliés, que fut pendue l'héroïne Marguerite Bervoets.

       Le régime intérieur de ce bagne était déjà assez inhumain sans qu’il soit besoin, comme l'ont fait certains confrères mal informés, de le corser d'appendices plus cruels encore. D'une imaginaire mine de sel, par exemple, ou les condamnés finissaient par ensevelir leurs os.

       La vérité n'a nul besoin d'être parée de fantaisie et d'exagération pour conserver cet aspect éminemment tragique et féroce que nous allons essayer d’évoquer.

       Les condamnés à mort



       A Wolfenbüttel, les condamnés à mort, jugés bons pour le couperet ou pour le nœud coulant, par le Volksgerich (Tribunal du peuple) ou le Sondergericht (tribunal d'exception) étaient logés au rez-de-chaussée de la prison, dans l'aile réservée aux N.N.

       Les fers sans cesse aux poignets, le condamné était alors contraint de vivre seul, avec ses pensées, dans un étroit impasse ne possédant aucune pièce de mobilier : Ni table, ni tabouret pour s'asseoir, ni cassette pour ranger des souvenirs personnels qu’il n'avait d’ailleurs plus le droit d'avoir. Une cellule nue comme l'intérieur d'un cercueil. Heureux encore quand les gardiens n'enchainaient pas les mains du malheureux derrière le dos, ce qui l’obligeait de boire et manger dans son écuelle à la manière d'un chien lapant sa pitance.

       Le soir tout de même, on lui enlevait ses fers pendant l'espace d'un quart d'heure. Juste le temps nécessaire pour lui permettre de se défaire de ses vêtements à l'exception de sa seule chemise qu'il devait ranger… à l'extérieur de sa cellule, Le gardien lui apportait alors une méchante paillasse ainsi que deux minces couvertures qui devaient lui permettre de passer une nuit fort inconfortable, sur tout pendant les durs mois de l’hiver. Pas de chauffage, naturellement, mais des courants d'air à volonté.



       Très tôt le matin après que pendant un très court instant on les eut de nouveau débarrassés de leurs fers pour leur permettre de se débarbouiller, ces hommes, toujours enchaînés devaient tourner en rond, mais en silence, dans un préau, l'un derrière l'autre. Comme des chevaux au manège, ils faisaient claquer sur le sol durci, leurs étranges chaussures de bois cependant qu'un garde-chiourme, le doigt rivé à 1a gâchette d'un pistolet était toujours prêt à intervenir.

       L'attente de la mort pouvait ainsi se prolonger pendant des semaines, pendant des mois.

       Vers la guillotine

Le jour inexorable arrivait cependant tôt ou tard. Les Boches n'oubliaient jamais rien. Ni personne.

       Les exécutions avalent lieu habituellement soit vers midi, soit vers le soir. Ce jour-là, les gardiens se mettaient en frais et revêtaient leur plus bel uniforme.

       Les suppliciés étaient d'abord passés à la tondeuse et dépouillés de leurs vêtements à l'exception de leur pantalon. Puis on leur liait solidement les mains derrière le dos.

       Les N.N. à qui on avait fait vider leurs ateliers pour réintégrer leurs cellules, entendaient nettement claquer sur les dalles des couloirs les planchettes qui tenaient lieu de semelles aux malheureux.



       Certains autres, tel celui qui nous a documenté. – le N.N. 445 – les voyaient de leur lucarne partir un à un vers la guillotine se trouvant dans un petit bâtiment situé au fond d'une cour. Deux gardiens les escortaient. Deux minutes plus tard, l'aumônier faisait signe à un autre de venir. Et cette scène tragique se reproduisait jusqu'à ce que tout le contingent du jour soit exterminé.

       Six, sept, quinze condamnés parfois plus de vingt étaient ainsi couchés et ligotés sur la sinistre bascule de façon à présenter la gorge – et non la nuque, à l'impitoyable couperet, une masse de quatre-vingts kilos.

       Le sort des N. N.

       Quant aux N.N., d'autres patriotes condamnés à des peines de travaux forcés à perpétuité, leur sort, pour être plus enviable, que celui des promis à la hache n’en était pas moins terrible. Déjà dépouillés de leur vivant, de tout ce qui constitue une personnalité, un état civil, ils n'étaient plus que des numéros-matricules.

       Pour ces reclus, pas de colis, pas la moindre correspondance, dans les deux sens avec leurs familles. Des hommes retranchés d'avance du monde des vivants qu'on faisait travailler en attendant le moment de les exterminer !

       C'est ce qui se produisit à la prison-tombeau de Sonnenburg.

       Ce ne fut heureusement pas le cas à Wolfenbüttel où l'avance américaine contraignit les fonctionnaires de la prison d'évacuer leurs N. N. vers Magdebourg, puis vers Brandebourg, où les Russes les délivrèrent en pleine bataille.



       Aujourd'hui les rôles sont changés. Les gardiens de l'enfer de Wolfenbüttel sont actuellement chez nous, derrière les murs épais et les grilles solides de la prison de Saint-Gilles.

       Nul ne les plaindra. Encore que le régime qui leur sera imposé sera tout de lait, de miel et de sucre au regard du « bon vieux temps » où ils pouvaient promener impunément leur hargne, leur lâcheté, leur matraque et leur trousseau – casse-tête – dans les couloirs et les cellules de leur ancien domaine.

       Mais on les tient. C'est l'essentiel.

       Leurs anciens pensionnaires, rescapés de cet enfer ont certainement brûlé un cierge quand ils ont appris, l'autre jour, leur débarquement peu glorieux en gare de Schaerbeek.

       La Justice immanente n'est pas un vain mot.

                                                                                            CELSE PLEUMONT

                                                                       Extrait de la Nouvelle Gazette de Charleroi

                                                                                              du 27 novembre 1945

 



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