Maison du Souvenir
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1943 – 1945 Guillaume Van Bilzen Guillaume Van Bilzen, l'auteur Ce livre est dédié à tous mes
camarades qui ont vécu et souffert dans les prisons, les bagnes et les camps
nazis, ainsi qu'à la mémoire de tous ceux qui n'en sont pas revenus. A nos enfants, petits-enfants et les
générations futures afin qu'ils sachent ce que nous avons enduré. Puisse ce message être porteur de toutes
les vigilances afin que ces atrocités ne se reproduisent plus jamais. L'Auteur AVERTISSEMENT Le témoignage de M. Van Bilzen est troublant. La mémoire collective est tellement nécessaire que se taisant, M. Van Bilzen aurait fait une faute à l'égard des hommes. Le souvenir, le patrimoine des hommes sont tellement précieux, que ce qu'il a vécu, ce qu'il a rapporté, ce qu'il relate avec précisions, avec preuves à l'appui ne POUVAIENT pas être perdu ! Il faut écrire : Mr. Van Bilzen : Merci ! Mais surtout, vous qui lisez cette page, lisez tout et jusqu'au bout ! Pierre TASSET NAISSANCE D'UN LIVRE Pendant mes deux ans de captivité en Allemagne, je tenais secrètement un petit journal de poche, soit des bouts de papier sur lesquels j'écrivais des notes, des dates, des faits marquants de toute cette période difficile et presque insurmontable. En 1945, à la libération, j'ai pu rassembler tous mes souvenirs encore récents et rédiger mes mémoires. La commune de Lixhe fête ses déportés (juin 1945) – De gauche à droite : Jean Charpentier, Guillaume Van Bilzen, Albert Servais, Jeanne Massin, Jean Servais et Albert Meyers 1946 – Guillaume Van Bilzen Il y a six mois, Monsieur Roland Troquet de Hermée m'avait suggéré, après l'avoir lu, de travailler mon manuscrit et de le compléter scrupuleusement avec des documents authentiques. Il était convaincu que cet ouvrage ne pouvait rester dans l'oubli et c'est ainsi que 46 ans plus tard, grâce à ses conseils, à sa générosité, à sa gentillesse, j'ai donné naissance à un livre que j'ai intitulé : « Mémoires d'un déporté politique de dix-sept ans ». AVANT-PROPOS Le journal que j'ai rédigé pendant mes 2 ans de captivité en Allemagne comprend toute une période de ma vie où coupé du monde, arraché. à mon milieu et à ma famille, j'ai vécu dans mes pensées et mes souvenirs. Pour qu'il puisse intéresser quelqu'un de savoir ce que j'ai été, ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, c'est ici qu'il l'apprendra où tout est dit sans détour; la vérité pure et simple. En écrivant ce journal particulièrement à l'intention de mes proches j'ai voulu leur montrer, leur faire connaître comment j'ai tué le temps loin de leur présence, comment j'ai enduré toutes les souffrances ; comment j'ai supporté les privations pendant mes 2 ans de détention en Allemagne. Arrêté le 3 novembre 1943 par la police militaire allemande pour aide et renseignements du groupe A. S (Armée Secrète) dont je faisais partie depuis mai 1943, j'ai été incarcéré successivement dans les prisons et camps « HASSELT - BEVERLOO - St GILLES – AIX- LA-CHAPELLE - ESSEN - BOCHUM - DUSSELDURF – ANRATHWOLFENBÜTTEL (BRAUNSCHWEIG). A l'âge de 17ans, j'ai été condamné à huit ans de travaux forcés commué en quatre ans. Ma jeunesse a été interrompue, brisée à la fleur de l'âge. Cet ouvrage comprend trois parties : mon journal, des documents authentiques sur nos résistants et des documents sur mes compagnons de captivité. Mon journal sera mis à la disposition de ma famille et de mes amis : le voici ouvert à la page première. Vers la fin d'octobre 1943, un groupe appartenant à l'A.S. fût découvert
à Liège. Celui-ci était dirigé par Joseph Witvrouw de
Pontisse, sous le commandement du commandant DARDENNE. Ce
groupe assez important avait pour but de saboter les objectifs militaires de
l'armée allemande, de gêner leurs moyens de transports, de ravitaillements et
de communications. Pour
avoir aidé l'Armée Secrète, je fus mis en état d'arrestation le mercredi 3
novembre 1943 à minuit et quart précis. 3 NOVEMBRE
1943 Dans
la nuit du mercredi au jeudi, je suis réveillé brusquement par des coups
brutaux assenés contre la porte de la maison. Je bondis aussitôt de mon lit et
cours à la fenêtre de ma chambre afin de connaître la raison de ce tapage. Je
ne vois rien sauf un jet de lumière qui voyage d'une fenêtre à l'autre. Je sors
de ma chambre et sur le palier, je rencontre mes parents, mon jeune frère Jean
et mes deux sœurs Josée et Annie, aussi inquiets que moi. Mes parents et moi,
l'air affolé, nous approchons de la fenêtre quand soudain nous entendons des
jurons et des imprécations en allemand. Plus de doute, nous avons à faire à la
police allemande. Que
faire ! Je suis perdu. Il fallait cacher le revolver de mon frère Marcel qui se
trouvait sous l'oreiller gauche.(nous dormions tous les deux dans le même lit).
L'arme à la main, je cherche une cachette pour m'en débarrasser quand ma mère
me voyant ainsi, prend l'arme et la dissimule dans la poche de son peignoir. Je
cherche un moyen pour m'enfuir mais toutes les issues doivent être gardées car
les coups redoublent sur les deux portes, l'arrière et l'avant, et puis ma
disparition entraînerait à coup sûr des représailles envers mes parents. Seul,
mon frère est absent. La cause ? Certainement, un sabotage à effectuer. Mon père,
qui, le premier a réagi, ouvre la porte pendant que je retourne me coucher et
j'écoute. Soudain,
des pas lourds résonnent dans l'escalier. Mon cœur se met à battre de plus en
plus fort ; mes yeux fixent anxieusement la porte de ma chambre quand soudain
les assaillants en question, armés de fusils et mitraillettes font irruption
dans la pièce. Celui qui paraît être le chef, costaud, visage rude, regard d'acier,
bouche agressive tient un revolver à la main. Il est en tenue militaire mais je
remarque particulièrement une tête de mort sur son képi ; aucun doute, j'ai
bien affaire à la terrible police allemande : La Gestapo. Six à sept types en
civil, qui sont très bien armés entourent cet officier et attendent des ordres.
Celui-ci m'interroge sèchement en français : Là,
surprise inattendue Fernand ERKENS, cousin de ma mère, est gardé à vue,
menottes aux poings. Le chef m'oblige à m'asseoir à côté de lui, déverrouille
une de ses menottes et me la met au poignet. Un frisson me parcourt, je
commence à avoir peur. En ce moment, il est exactement minuit et demi, la
perquisition continue ! Mes
parents sont là devant moi. Ils ont bien de la peine à cacher leur émotion, en
quoi ma mère se montre encore plus habile que mon père. Mes sœurs sont restées
au lit. Le temps me paraît affreusement long. Une
heure du matin mon frère ne va pas tarder à rentrer. Les policiers continuent
leurs recherches mais sans résultats. J'espère qu'il s'apercevra de quelque
chose d'anormal pour disparaître aussitôt. Les
policiers reviennent, l'air préoccupé ; leurs recherches sont restées vaines,
pas de trace d'armes. Une heure et demi, rien, deux heures, rien ! Je commence
à respirer, mon frère est sauvé, qu'importe le reste. Alors commence l'interrogatoire après
identification de toute la famille. Le chef de la police nous demande si mon
frère rentrera cette nuit, et ou il se trouve, son emploi du temps, etc... Je réponds que je n'en ai aucune idée. Mêmes
questions aux parents, mêmes réponses. L'heure de la séparation arrive : les
policiers n'ont pas l'air satisfait de leurs démarches. Il
faut se quitter. Mes sœurs, qui sont venues nous rejoindre, et mes parents ne
peuvent plus maîtriser leurs émotions. Maman me prépare des tartines et me
réconforte pour que je ne me laisse pas gagner par le découragement. Ses bonnes
paroles me vont droit au cœur et cependant, elle souffre... Avant de nous
séparer, elle éclate en sanglots. Les bourreaux n'ont aucune pitié de ses larmes
et sans autres explications, ils me poussent vers la porte ; Fernand qui est
enchaîné avec moi ne dit pas un mot. Du
regard, j'embrasse une dernière fois mon cher « chez moi » ; la route
que je vais suivre sera certainement pleine d'obstacles, de dangers, de
difficultés, mais je m'efforcerai si possible de surmonter toutes ces épreuves
terribles. Je me sens angoissé à l'idée de ne plus les revoir. Dehors, mes
nerfs commencent à flancher, j'essaie de ne pas trembler mais en vain. Fernand
ERKENS qui s'en aperçoit tente de me réconforter. Comme il nous est défendu de
parler, il me fait simplement un signe de tête comme pour me dire : courage,
on s'en sortira ! Dans
l'obscurité, il essaie en vain de se débarrasser de sa menotte ; le fait de
forcer sur la chaîne me fait mal mais je m'efforce de ne pas crier. Les
policiers surveillent nos faits et gestes et nous savons qu'à la moindre
tentative d'évasion, ils nous tueraient sans pitié. Après
avoir marché environ une centaine de mètres, j'aperçois deux voitures. Dans
l'une, un policier civil est installé au volant. Nous prenons place sur le
siège arrière où se trouve déjà ... bonté divine... X qui a été arrêté trois
semaines auparavant. En le voyant, un doute m'envahit. Avons-nous été trahi ? Quand
tout le monde est installé, le chauffeur démarre brusquement. Soudain une
grande émotion s'empare de moi ; je sanglote comme un bébé car arraché à mes
proches, à ma maison, je ne suis plus maître de mes nerfs. Il est près de trois
heures du matin quand nous pénétrons dans la prison de Hasselt, chef lieu du Limbourg.
Nous sommes séparés. Un gardien m'invite poliment à occuper la cellule 24 qui a
deux locataires : Mr Urbain VAN DORMAEL et Jean REYKENS. On se serre la main.
Enfin la conversation s'engage : la guerre. Je
jette rapidement un coup d'œil à mon nouvel appartement. Assez propre, bien
aéré et suffisamment spacieux. Il ne fait pas chaud, les murs sont froids et
humides. J'ai faim et suis un peu fiévreux. On le serait à moins. Je m'étends
sur le lit qu'on me désigne, en pensant sans cesse à ma famille. La fatigue se
faisant sentir, je n'ai déjà plus les idées bien nettes. Je m'endors comme si
rien n'était venu troubler le cours normal de mes jours. 4
NOVEMBRE J'ai
passé une très mauvaise nuit ; mon lit de paille était très dur, point épais.
Au réveil, je souffre du dos, des côtes ; mes bras sont ankylosés. Mes
pensées vont vers mes parents, mes frères, mes sœurs. Que d'inquiétude ils ont
à mon sujet. Je ne
me fais pas d'illusions, mais ne regrette pas davantage les conséquences de mon
acte. Il faut attendre et espérer, malgré de noirs pressentiments qui
m'assaillent. Je dois rester à la surface, être toujours prêt. Je reprends la
conversation que nous avions abandonné pendant la nuit. Urbain
VAN DORMAEL me conte son histoire; vingt et un ans, instituteur de profession. Il
a été arrêté un mois auparavant, soupçonné d'être membre de l'armée blanche. Il
attend toujours sa condamnation. Il me parait très nerveux. Il m'explique qu'un
ami de son père qui est dans la N. S. B. (collaborateur) s'occupe de lui et
qu'il a une chance de ne pas être puni sévèrement. J'en suis heureux pour lui,
mais désolé pour moi. Surtout, il est excellent patriote, il a tout de suite
gagné ma confiance et ma sympathie. Jean
REYKENS, 45 ans, marié, père de sept enfants, se présente également. A 40 ans,
il a fait à peu près tous les métiers : il a été marin, représentant de
commerce, inspecteur de police judiciaire, abatteur, bricoleur et maintenant,
il est cabaretier. Mais il n'apprécie nullement le métier de tôlards. Condamné
à six mois de prison pour fraude de matière grasse au détriment de l'occupant,
il en a déjà purgé quatre qui lui ont paru une éternité. Ma première journée en
cellule a été très pénible. 5
NOVEMBRE A sept
heures du matin, j'entends un bruit de pas, la porte s'ouvre, un garde
accompagné d'un « KALFACTOR » ou homme de charge détenu comme
nous, distribue à chacun la ration du matin soit un morceau de pain équivalent à
250 grammes et un demi litre de café (Ersatz). Vers
huit heures, nous avons droit à une promenade dans une des cours de la prison
où tous les détenus sont gardés par quatre sentinelles à chaque coin. J'ai
juste le temps d'apercevoir Fernand qui se trouve dans un autre groupe. Je
m'approche de lui furtivement mais un ordre bref : « ACHTUNG »
(attention) me cloue sur place. Cet ordre, heureusement, ne m'est pas destiné.
C'est pour annoncer l'arrivée d'un officier S.S., dans une tenue impeccable et
un fouet à la main. Il est bien entendu, interdit de communiquer avec d'autres
détenus et nous attendons tous avec curiosité, mais très inquiets de ce qui va
se passer. D'une voix hautaine, l'officier donne des ordres. Tous les détenus
doivent garder un intervalle de trois mètres entre eux et former un grand
cercle. Nous marchons au pas cadencé et ponctué par l'officier, qui très
souvent se sert de son fouet si l'un de nous ralentit le pas, il a un malin
plaisir à claquer son fouet sur des infirmes qui ont peine à suivre et se
déplacent difficilement. Par moments, il nous oblige à marcher au « Pas de
l'oie ». Parfois, un détenu est condamné à se tenir debout, les jambes
légèrement pliées, les bras tendus avec un pavé dans chaque main sous l'œil
narquois d'un garde. Aucun ne résiste plus d'un quart d'heure; quand il baisse
les bras, il est fouetté jusqu'à évanouissement, puis transporté dans sa
cellule. Soudain,
une voix m'appelle. Je sursaute en reconnaissant Fernand qui se trouve derrière
moi ; comment est-il parvenu à réussir ce tour de force, malgré la vigilance de
nos gardes ? En rentrant dans nos cellules respectives, Fernand me glisse
quelques mots à l'oreille : En
quoi consiste ce travail : tous les matins, le gardien de service ouvre les
cellules pour en permettre le nettoyage par les détenus. Les tinettes sont
mises dans le couloir et une dizaine de volontaires par étage les descendent
dans un endroit où elles sont déversées dans une grande cuve. Je
passe mon temps à jouer aux dames ou aux cartes avec mes compagnons. Je lis des
livres que nous recevons de la bibliothèque. Après avoir passé la visite du
médecin de la prison, le commandant allemand procède à la vérification de mon
identité. Opération habituelle pour tous les nouveaux arrivés. Le temps passe
et à ma rentrée en cellule il est près de midi, les « Kalfactors »
distribuent déjà les repas. La
nourriture qui nous est servie ici est peu en quantité et mieux en qualité : un
peu de soupe contenant quelques fèves et feuilles de choux et 3 ou 4 morceaux
de pomme de terre avec une tranche de pain noir. Ici, il n'y a pas ni beurre,
ni sucre, ni confitures, ni fruits. D'après mes compagnons de cellule, on ne
reçoit qu'environ 150 grammes de viande par mois. C'est le premier repas de
midi que je reçois depuis mon arrivée. Ce qui n'est guère réjouissant. J'ai
tellement faim que j'avale tout en un rien de temps. 6 NOVEMBRE Je n'ai
pas dormi une heure de toute la nuit. Mes pensées vont toujours vers mes
parents, mes frères et sœurs, surtout ma petite Annie. Aussitôt que je pense à
elle, je me mets chaque fois à pleurer ; elle est la plus jeune de la famille,
et je m'en occupais beaucoup. Et ma pauvre maman ? Combien elle doit souffrir !
J'ai enfin reçu du papier à lettres, je lui écris aujourd'hui même. Des mots,
des espérances, des promesses, c'est tout ce que je peux lui donner. Ce
matin, comme convenu, je me porte volontaire pour le transport des tinettes et
ma joie est complète quand j'aperçois Fernand. Cette corvée se déroule
normalement mais heureusement l'endroit où se trouve la grande cuve est à peine
surveillé. Je m'approche de Fernand et nous échangeons quelques mots. Il
fallait que, lors de l'interrogatoire, nos réponses sur nos activités soient
identiques et que les noms des autres compagnons de la résistance ne soient
jamais dévoilés. Je lui avoue cependant que je n'en connaissais aucun, tous
avaient un nom d'emprunt et leurs adresses m'étaient inconnues. Je lui demande
ce qu'il pense du comportement qu'avait X. lors de notre arrestation. Il ne me répond
pas et pour cause, un garde survient et nous lance brutalement : « LOOS,
SCHNELL, ARBEIT (Vite, Vite, Travaillez) ». Inutile d'insister, nous avons
compris. 9
NOVEMBRE Ce
matin, à la promenade, j'aperçois X que je n'ai plus vu depuis le jour de notre
arrestation. Il est incarcéré depuis mi-octobre dernier. Il a beaucoup maigri,
il est méconnaissable, comme il doit souffrir. Par contre Fernand est plein
d'espoir; je le considère comme un être exceptionnel, son regard ne laisse
paraître aucune crainte et il essaie par tous les moyens de se placer derrière
moi. Il ne s'effraie pas des punitions que les gardes lui infligeraient pour
son insubordination. Peine perdue, il est impossible de dire un mot. 11
NOVEMBRE Ce
matin, je reçois l'ordre de me tenir prêt aussitôt après le déjeuner. Je
réfléchis, je suis inquiet. J'ai le pressentiment qu'aujourd'hui c'est le grand
jour d'interrogatoire. L'angoisse me serre la gorge. Je prépare en mémoire ce
que je pourrais répondre aux questions qu'ils me poseront. Après
le déjeuner, un garde s'amène et me conduit dans une pièce où se trouve déjà
Fernand Erkens. Le chef de la Gestapo, celui qui nous
arrêta le trois novembre dernier, est assis à un bureau. Il tient en main une
feuille qu'il est en train de lire : notre identité et le motif de notre inculpation.
Aussitôt terminé, un garde de police nous met les menottes et nous conduit à la
Kommandantur (bureau de police de la Gestapo) situé à quelques centaines de
mètres de la prison, en plein centre de Hasselt. On
nous fait attendre dans un grand couloir. Quelques instants après, Fernand et
moi sommes séparés. Je suis introduit dans un petit bureau où un officier,
cigarette aux lèvres m'attend. Il lit lentement, en français, l'acte
d'accusation puis m'interroge : Je nie
instinctivement pour la bonne raison que les ordres que nous recevions, moi et
mon jeune frère Jean, entre autres pour les transports d'armes à Herstal,
venaient directement de mon frère Marcel, qui lui les recevait d'ailleurs. De
ce fait, nous n'assistions pas à ces réunions clandestines de notre groupe. Je
savais seulement qu'ils avaient tous des fausses cartes d'identité, et que je
n'avais aucune idée de leurs vrais noms. Il
quitte la pièce, me laissant seul dans mes réflexions. J'ai le temps nécessaire
de me rendre compte qu'il va se passer quelque chose et je me demande
maintenant si je serai à même de résister à un interrogatoire sévère. Tout-à-coup,
j'entends des éclats de voix, des cris, des hurlements. Un pressentiment naît
en moi. Est-ce que par hasard... Non, je ne peux y croire et pourtant les cris
et les gémissements augmentent d'intensité ; on torture Fernand !!! Donc il y
aurait des coups à recevoir ; armons-nous de courage et attendons. Quelques
minutes s'écoulent dans un silence impressionnant. La porte s'ouvre ; le garde apparaît,
me fait signe de le suivre. Au même moment, je croise Fernand dans le couloir;
il est soutenu par un civil, il est méconnaissable. Je
pénètre dans la place que Fernand vient d'occuper, un type en civil m'attend,
il tient en main une matraque qu'il serre nerveusement. Un autre est assis, le
chef dirait-on. Il prend la parole : Et le civil me fait coucher le ventre à
plat sur une grande table, me lie les pieds et les mains avec une lanière en
cuir, ensuite m'y attache avec une fine chaîne. Il me serre si fort que je
pousse un cri. De toutes ses forces, le bourreau me frappe avec sa massue sur
le bas de la colonne vertébrale. Sous la douleur, je hurle, il me semble
entendre mes os craquer sous les coups. Couvert de transpiration, je m'efforce
de ne plus penser à rien, j'essaie de tenir le coup mais je souffre
terriblement et la peur de recevoir des coups sur la tête me remplit
d'angoisse. Je n'arrive plus à réagir, je crois
perdre la raison, et faiblis au point de m'évanouir. Puis, petit à petit, je ne
sens plus la douleur, mon dos semble devenir insensible. Le chef qui, jusque
là, ne disait rien, lui prend la massue hors des mains et me frappe derrière
les oreilles. Puis, plus rien... Je ne sais plus combien de temps je suis
resté inconscient. Lorsque je reviens à moi, j'entends la voix du tortionnaire,
cette voix qui me donne des frissons. Pendant le trajet qui nous ramène à la
prison, Fernand n'est pas mieux loti que moi ; nous marchons tous les deux à
moitié courbé comme deux vieillards, traînant les pieds. Le soldat qui nous
accompagne reste silencieux. Il marche derrière nous sans presser le pas et
sans montrer aucune animosité à notre égard. Nous nous regardons Fernand et moi
; le sang à peine séché sur son visage montre les coups reçus pendant l'interrogatoire,
lui aussi se rend compte que j'ai également passé un mauvais moment. Nous
n'avons même plus la force de parler. On aurait pu le faire devant ce soldat,
qui fait son travail parce qu'il le faut bien et rien de plus. Reconduit en
cellule, je m'allonge péniblement ; à demi inconscient, sur une paillasse. Mes
deux compagnons qui attendaient mon retour avec curiosité, doivent patienter un
bon moment pour en connaître davantage. 12 NOVEMBRE Je n'ai pas dormi de la nuit, j'ai
ressenti des douleurs sur tout le corps comme si j'avais des côtes brisées.
Pourtant cette dure épreuve commence à peine et n'est pas prête de se terminer.
Combien de temps va-t-elle encore durer ??? Ce matin, pendant l'inspection, le
gardien me voit affalé sur le lit, gémissant de douleur. il me conduit auprès
du médecin qui me prodigue ses soins. La pommade étendue sur mes plaies me
soulage un peu. Malgré tout, l'angoisse me reprend. Que vais-je devenir au
prochain interrogatoire ? Quelles tortures vont-ils encore m'infliger ? Je me
sens si malheureux loin de chez moi. J'examine ma situation : j'ai 17 ans,
j'ai été torturé, je dois avouer des choses que je ne connais pas et je me
demande si je serai capable de résister à un autre interrogatoire avec les
sévices dont ils ont le secret. Dieu seul le sait !!! Je réfléchis longuement en sachant que
mon frère risque la peine de mort si on l'arrête. Je souhaite ardemment que
Fernand résiste à la torture, car lui seul est au courant des noms et adresses
de ses amis et peut-être de l'endroit où mon frère se tient caché. 13 NOVEMBRE Cette nuit n'a pas été meilleure que la
précédente, j'ai mal partout, et j'ai des difficultés à me tenir debout car ma
colonne me fait souffrir. Mes compagnons me regardent avec compassion, sans
pouvoir m'aider en quoi que ce soit. Ce matin, mes craintes sont justifiées ;
je reçois l'ordre de me tenir prêt après le déjeuner. Malgré la faim, je n'ai
rien pu avaler. Cette angoisse qui ne me quitte pas, me ronge à l'intérieur. La
peur d'être à nouveau torturé me rend fou. Aussitôt prêts, nous traversons la
ville, côte à côte, menottes aux poings, sous la garde du même militaire que lors
de notre premier interrogatoire. Les traces de coups reçus sont très apparentes
et nous avons difficile à marcher. Arrivés à la Kommandantur, nous nous retrouvons
dans la même grande salle où nous sommes séparés. Suivi d'un policier, j'entre
dans le local où se trouve en plus de l'officier interprète, un civil de la
Gestapo que je reconnais... Même situation, même scénario mais pire que la première
fois, non seulement il me roue de coups de matraque aux endroits déjà meurtris,
mais sans aucune pitié de ma souffrance, ses ongles me transpercent la peau
sensible derrière l'oreille. Première syncope ! Un jet d'eau à la figure et le
jeu continue. J'ai eu trois évanouissements en cette journée, et je n'ai rien
pu dire... De retour dans ma cellule, mes deux
compagnons me soutiennent. Je hurle de douleur quand ils me portent sur le lit.
Vu mon état, je suis exempté de la promenade matinale. Heureusement !!! Une lettre qui m'est destinée se trouve
sur la table. Ma première lettre depuis mon arrestation. Quel bonheur, quelle
joie après toutes ces souffrances. Elle n'est pas bien longue, mais assez pour
me donner du courage et de l'espoir. Elle m'annonce entre autres un colis de
victuailles pour mercredi prochain. 14 NOVEMBRE Mon troisième et dernier jour de
tortures. D'après ce que les détenus racontent, les interrogatoires durent un
maximum de trois jours. Si je les supporte aujourd'hui, je suis sauvé ! Le gardien m'amène chez le directeur de
la prison. La pièce n'est pas grande. Je franchis le seuil d'un pas mal assuré,
le dos me faisant énormément souffrir. Je reste debout essayant de cacher la
peur qui me prend soudain. Le directeur est assis derrière un bureau, il me
dévisage un instant, ces quelques secondes me paraissent très longues. Enfin,
il me glisse sous les yeux une déclaration signée par X. celui-ci a fait des aveux
complets. Reconnaissant par la même occasion, le rôle que Fernand Erkens, mon frère Marcel et moi-même avons joué dans l'affaire.
Mais je constate qu'ils n'ont pas réussi à connaître l'endroit où mon frère se
cache, et qu'aucune nouvelle arrestation d'un membre du groupe n'a eu lieu
depuis notre incarcération ; ce qui me réjouis. Mais pourquoi a-t-il cité mon
nom ? Surtout que ma complicité n'était prouvée par aucun indice matériel. Lors de mon arrestation, aucune arme
n'avait été trouvée, aucun signe apparent qui aurait pu me mettre dans cette
situation intenable ! Mais les faits sont là, je dois les accepter. 17 NOVEMBRE Heureuse journée pour moi ! Je reçois,
dans l'après-midi, un colis de nourriture et du linge que ma mère m'a fait
venir Dieu sait comment. Elle me gâte comme un petit enfant. Où donc va t'elle
chercher toutes ces bonnes choses à un moment où tout fait défaut ? Je ne l'ai
pas vue car il m'est défendu d'avoir une visite avant la proclamation de ma
condamnation. Combien s'écoulera-t-il de jours encore avant que je puisse
l'embrasser et la serrer dans mes bras ? Je n'ose y penser sinon je vais
craquer. Voyons maintenant mon colis de plus près. Que de mets délicats : des
gaufres, du chocolat, des confitures, un paquet de margarine et quelques
pommes. Quand tout est bien rangé dans mon armoire, je m'aperçois que je suis
sur le point de pleurer, non pas ça, surtout pas ça !!! 20 NOVEMBRE Au
préau, j'aperçois Fernand et, un peu plus loin, X. que je n'ai plus vu depuis
le quatre novembre. Il me paraît affaibli, presque méconnaissable. Il semble
très embarrassé et malgré tout, cela me fait mal au cœur de le voir dans cet
état. Pendant la période des interrogatoires,
tous les détenus interrogés sont séparés de ceux qui subissent les promenades
forcées et peuvent se promener librement. Il est bien entendu interdit de se
parler, sous peine de sanctions sévères. 21 NOVEMBRE Jean Reykens
est libéré ; il a reçu son recours en grâce. Mais à peine nous a t-il quitté
qu'un nouveau « convive » est introduit. Un tchécoslovaque,
paraît-il, arrêté il y a trois jours, pour désertion de l'armée « volontaire »
pour la Russie. En pénétrant dans notre cellule, il s'empresse de dissimuler un
médaillon à croix gammée qu'il porte à la boutonnière. Urbain me fait un signe de tête afin que
je ne commette aucune imprudence verbale. Dès lors, on s'exprime avec des mots
sans préjudice pour nous. 23 NOVEMBRE A la promenade, je rencontre Jean Schiepers de Haccourt. Il est incarcéré depuis un mois déjà
et doit passer en justice avec ses copains, les deux frères Sweenen.
Albert et Victor 26 NOVEMBRE Dans l'affaire d'espionnage, de sabotage
et d'enrôlement pour l'armée britannique, onze inculpés sur treize ont été
condamnés à mort par le conseil de guerre de Berlin à Hasselt. 29 NOVEMBRE D'un jour à l'autre, sans raison, je
passe de la confiance à l'incertitude. Comment ? Pourquoi ? Je ne sais pas. Ce
qui m'angoisse le plus, c'est que j'éprouve la sensation d'être impuissant, de
ne pouvoir rien faire. Je suis comme égaré, comme quelqu'un qui ne trouve plus
son chemin. J'ai peur de me laisser aller, de perdre le peu de courage qui me reste.
Alors, je pense à mes parents, à mes frères et sœurs et je ne peux retenir les
larmes qui me coulent sur le visage. Je suis à bout, je désespère. 1er DECEMBRE Jour de visite ; mais malheureusement je
n'ai pas le droit de voir mes parents. Aussi, j'attends avec impatience un
colis de vivres. Les détenus peuvent recevoir, tous les
quinze jours, un colis contenant des vivres et du linge propre. Ma mère doit
faire le déplacement et attendre, devant la prison, l'heure d'ouverture. C'est chaque
fois une lourde corvée pour elle qui a la charge de mes frères et sœurs. Au moindre bruit, j'ai l'impression que
le gardien va entrer, et déjà, je me tourne vers la porte. Je suis à bout de
patience, lorsque la porte s'ouvre et que le gardien m'apporte le colis tant
désiré. Que de bonnes choses dans mon paquet ; quels tracas je lui donne quand
même, pauvre maman ! Je vais pouvoir me livrer à quelques
petits repas de plaisirs, de dégustations : des gaufres préparées par ma mère,
des caramels, des biscuits, des fruits, des objets de toilette et que sais-je
encore ! Me voilà sauvé pour un bon moment. 3 DECEMBRE J'ai écrit à la maison. Je suis triste
et l'ennui me pèse atrocement. Je pense beaucoup à ma maison, à mes
parents, frères et sœurs, principalement à ma petite sœur Annie qui est
constamment dans mon esprit. Je pense également à mes amis et amies ;
m'aurait-on oublié ? Que pense-t-on de moi ? Suis-je encore quelque chose pour
eux ? Hélas, je ne sais rien,
je souffre et ma méditation n'aboutit pas à grand chose. 6 DECEMBRE J'ai reçu une lettre de ma sœur Josée,
mais je reconnais l'écriture de mon frère Marcel. Il me donne des nouvelles de
mon « chez moi », de la famille, des amis et amies. Tout va bien,
m'écrit-il, aussi bien que possible... Il me promet entre autres des cadeaux et
des surprises à mon retour. Il dépense des trésors d'amabilité pour moi, lui
qui m'a tant aidé dans mes affaires musicales. Il paraît que de nombreuses
marques de sympathie affluent à la maison depuis mon arrestation et je suis
heureux que ma famille soit entourée d'amis dévoués. 10 DECEMBRE Je m'ennuie à mourir ; mes livres, mes
chansons, ma musique, tout me manque. J'en suis réduit à me morfondre. A tuer
bêtement le temps en faisant des réussites et des patiences. S'il n'y avait
pas, pour couper la monotonie du jour la promenade dans la cour, celle dont
nous bénéficions depuis la fin des interrogatoires, on dormirait du matin au soir,
quitte à veiller la nuit. Nous ne sommes pas les seuls à souffrir de l'ennui ;
nos surveillants en sont au même point, ils s'occupent fort peu de nous. 14 DECEMBRE En me rendant aux bains, situés à une
centaine de mètres de la prison, j'ai réussi à me placer près de Fernand. Nous
avons pu échanger quelques mots. Il me confie qu'il est parvenu à correspondre
avec mon frère via l'Armée Secrète au moyen de feuilles de papier à cigarettes glissées
dans la doublure du col de sa chemise. Celle-ci se trouvant dans le paquet de
linge que la famille venait chercher tous les quinze jours pour être lessivé.
Il m'explique, qu'en ce moment, l'A. S. s'occupe de nous, qu'elle ne nous
abandonne pas mais qu'il faut prendre patience. Cette nouvelle extraordinaire
me réconforte et me remplit de joie. 18 DECEMBRE Reçu
une lettre de ma sœur Josée, la troisième depuis mon arrestation. Josée me
conte sa petite vie quotidienne. Elle m'annonce, entre autres, les résultats
des examens de ma petite sœur adorée, tous les cadeaux, jouets et objets de
classe qu'elle a reçus de St Nicolas. Pour terminer la lettre, ma petite Annie
la complète avec cette phrase qui me brise le cœur : Ci-dessous : Lettre de
ma sœur Josée Loën, le 16-12-43 Cher frère, Nous avons bien reçu ta lettre
qui nous à fait un très grand plaisir. Les deux chansons que tu avais composé
sont acceptées. Ta sœur Josée Voici ta petite sœur qui t'écris Cher frère Guillaume, Je voudrais bien que tu
reviennes car il y a déjà longtemps que je ne t'ai plus vu, je ne sais plus
comment ta figure est ; je regarde bien souvent ta photo en demandant à maman « quand
est-ce que Guillaume reviendra » Annie Photo et lettre datée du 16-12-1943 de ma sœur Annie (6 ans) reçues pendant ma détention à la prison de Hasselt L'après-midi,
on me transfère dans une autre cellule ; la 21, cellule pour « Kalfactor » (corvée soupe) où je rejoins un certain
André et Raymond Stas, charcutier de profession à Tongres. Le premier a été arrêté il y a
une dizaine de jours, accusé d'être dans la résistance ; il m'a l'air très
sympathique. Le second, bien bâti et
musclé, est âgé de 44 ans ; Il est emprisonné depuis juillet 1943 pour
propagande communiste. Son fils qui fut arrêté en même temps, fut relâché
quelques jours après. Je bénis le ciel de m'avoir donné pour compagnons ces
deux limbourgeois qui s'expriment assez bien en français. Ils m'encouragent et
l'espoir renaît en moi. 19
DECEMBRE Je me
suis levé de bon matin pour le travail qui m'attend. Celui-ci consiste à distribuer
la soupe aux détenus. Cette tâche ne m'est pas du tout désagréable étant donné
que je mange à ma faim. Après cette affectation, il faut nettoyer le couloir,
quelques fois des cellules pour les nouveaux arrivés ; la bonne à tout faire
quoi !!! C'est assez dur les premiers jours, mais, par la suite, on s'y habitue. Ce qui compte, c'est que je
n'ai plus le temps de m'ennuyer et mon moral qui était si bas il y a quelques
jours, commence à remonter. 25
DECEMBRE NOEL !
C'est la grande fête religieuse au pays comme partout dans le monde.
Le service religieux a eu lieu hier soir à vingt heures. Les prisonniers
ont chanté d'émouvants cantiques ; j'ai été impressionné. Les détenus catholiques ont pu assister à la messe de
minuit. Après celle-ci nous avons tous réintégré nos
cellules respectives. Une fois par mois, l'aumônier rend visite aux détenus qui en font la demande. NOEL !
Retour à la réalité quotidienne. Nous avons reçu un supplément d'alimentation :
double ration de pain, deux petits pains blancs (un cadeau du Roi), un morceau
de viande, un excellent repas à midi et un colis de la Croix-Rouge d'environ
trois kilos. Un beau jour de Noël !! Autrefois,
ce jour était pour moi un jour de fête. Aujourd'hui, hélas... Je n'éprouve que
tracas, soucis, ennuis et souffrance. Mais les miens, pourquoi faut-il qu'ils
subissent cette épreuve ? 27
DECEMBRE Je
tombe malade ; une toux opiniâtre me déchire la poitrine. Les promenades que
l'on nous imposent, dans le froid glacial, sont très dures ; sous nos vêtements
de toile, nous grelottons de froid. Autorisé à voir le médecin de la prison,
qui constate une bronchite assez grave, j'obtiens une douzaine de cachets d'aspirine
et un repos au lit pendant trois jours. 29
DECEMBRE Tout
arrive, même la fin de cette mauvaise année. Mon état s'améliore, je me lève de
temps en temps mais la tête me tourne encore un peu. J'ai la bouche pâteuse, un
peu de lait (en poudre) reçu le jour de Noël me désaltère et me fait énormément
de bien. 31
DECEMBRE Et
voilà, nous sommes le 31 décembre, le dernier jour de l'année 1943. Je viens de
passer deux journées très dures, les quintes de toux sont moins fréquentes. Il
faut prendre son mal en patience et je profite d'être exempté pour écrire à ma
famille et leur souhaiter une meilleure année que celle qui vient de s'écouler. J'espère
de tout cœur pour nous tous que l'année 1944 verra la fin de cette triste
guerre et que prochainement nous serons tous rentrés chez nous. Pour
obtenir une guérison complète, je me suis caché sous la couverture afin
d'éviter la promenade du matin. Le gardien n'a rien remarqué où a fait semblant
de ne pas me voir. Qu'importe, aujourd'hui, je suis à l'abri du froid. Pour
passer le temps, nous avons écrit un poème intitulé : « LE COEUR D'UNE
MERE NE SE REMPLACE PAS » Enfants,
écoutez, c'est bien à vous que je m'adresse, 1er
JANVIER 1944 Que
l'on m'en croie : je n'ai pas réveillonné. Bien sagement, je me suis couché
vers les neuf heures, de même que mes deux compagnons. Et je me suis levé de
bonne heure, complètement guéri. Une nouvelle année vient de commencer. Quand
j'ai été arrêté, je croyais être libéré avant les réveillons de fin d'année.
Maintenant, je me demande si je le serai pour les prochains. Une question, à
laquelle, la raison me commande de ne pas penser. 3
JANVIER J'ai
l'heureuse surprise de recevoir une carte de ma petite sœur Annie; elle occupe
une très grande place dans mon cœur. Ses quelques mots m'apporte une joie
douce, un bonheur court. Elle me souhaite une bonne et heureuse année, ainsi
qu'un prompt retour à la maison. Ce souhait me fait oublier pour un petit
moment, la situation dans laquelle je me trouve. 3-01-1944 – Carte de bonne année et un message de ma petite sœur 5
JANVIER Ce
matin, on me convoque chez le commandant de la prison. Celui-ci me présente une
convocation du tribunal allemand de Hasselt, pour le six janvier à dix heures,
que je signe. Demain, s'ouvriront les débats du procès devant le Grand Tribunal
; je serai enfin fixé sur mon sort. Mon moral est bon. 6
JANVIER Je
suis prêt, c'est le grand jour, je marche de long en large dans ma cellule,
cette attente me rend nerveux. Enfin, la porte s'ouvre, et le gardien une
feuille à la main, m'invite à le suivre. Fernand Erkens
et X. sont déjà au parloir, les menottes aux poings, surveillés par deux « anges
gardiens » Beaucoup
d'air... Le vent est froid, une pluie fine se met à tomber. Nous grelottons
sous nos fins habits. Pas la moindre animation. Très peu de passants : des
ménagères et des militaires. La plupart des magasins ne sont pas ouverts. Enfin,
nous arrivons devant un immense bâtiment, où doit siéger le « Conseil de
guerre ». La porte franchie, nous devons patienter dans un long couloir,
déjà occupé par plusieurs détenus et quelques civils. Après
une attente assez longue, nous sommes introduits dans la grande salle
d'audience. Prise de contact, vérification d'identités. Le Sénat est présidé
par un général de l'armée allemande. Il n'a pas du tout le type « allemand »
; il s'exprime élégamment, d'une voix douce, en appuyant certaines paroles d'un
geste brusque n'admettant point de répliques. Les quatre juges qui l'entourent
ne disent pas un mot, ils semblent se désintéresser complètement de ce qui se
passe autour d'eux. A coté de nous, se tient un homme qui se dit être notre
défenseur. Le siège du ministère public est occupé par un autre général, assez
courtois. Celui-ci, par contre, a bien le type « allemand ». Et à
coté de lui se trouve l'officier interprète. Après
la lecture de l'acte d'accusation, nous sommes interrogés à tour de rôle. Nos
dépositions ont duré plus d'une heure. Les choses se sont passées telles
quelles lors des interrogatoires sévères que nous avions subis. Rien n'a été
modifié sur les déclarations faites au cours de l'enquête. La parole est donnée
ensuite à l'avocat de la défense, Maître Firmin van GEEL, avocat de TONGRES,
résidant à HASSELT, à quelques pas de la prison. La plaidoirie n'a pas duré un
quart d'heure... Je n'ai rien compris à ce qu'il disait, l'interprète n'a pas
pris la peine de traduire. Le président suspend l'audience et nous attendons le
verdict. Un long silence, puis l'auditeur militaire général prononce son
réquisitoire ; un long exposé lu d'une voix brève. Les faits sont établis.
Inutile de discuter. Monsieur l'auditeur réclame trois têtes ; à l'appel de
leurs noms et en entendant le mot « TODSTRAFE » (condamnés à mort),
Fernand et X. tressaillent mais restent muets. Quand à mon frère Marcel, lui
aussi est condamné à la peine capitale par contumace. Mon
tour arrive... Mon nom prononcé, je relève la tête et ma sentence tombe : Pendant
le trajet de retour à la prison, aucune parole n'est prononcée. Perdus dans nos
pensées, très éprouvés par la sentence, nous marchons tous les trois comme des
automates. Les deux gardes qui nous accompagnent nous regardent avec
compassion. Il tentent de nous rassurer, en disant que nous serons mieux
traités maintenant que nous sommes condamnés. Pour
moi, peut-être ! Mais pour mes amis, ayant obtenu la peine de mort, cela ne
servira pas à grand chose. Petit
à petit, nous reprenons conscience de notre situation, et c'est à cet instant
que je m'aperçois avoir les mains libres. Je regarde Fernand et X. qui, eux
aussi, n'ont plus leurs menottes. Très étonné, je demande à Fernand ce qu'il en
pense : Je ne
connais que peu de cas d'évasions de prisons allemandes. Les occasions sont
rares, et ceux qui ont essayé, se sont presque toujours fait prendre. Depuis
1941, plusieurs détenus ont tenté de s'évader, pendant le trajet entre le
tribunal et la prison d'Hasselt, et n'ont pas réussi. J'essaie de lui faire
comprendre que sans arme, sans aide extérieure, contre deux soldats armés, nous
étions perdus d'avance. Il lui parle pendant un moment, puis comprend qu'il
est inutile d'insister ; X. est bel et bien perdu d'avance. 8
JANVIER Ce
matin, je reçois l'ordre de me tenir prêt vers huit heures ; je dois passer au
bureau du directeur, avant d'effectuer ma promenade. A cette heure précise, le
gardien m'y conduit. Le directeur tient un document en mains, il me le lit à
haute voix. Je ne saisis pas très bien malgré mon origine limbourgeoise. Il
s'aperçoit de mon embarras et, dans un français médiocre, reprend la lecture.
La seule chose que je crois comprendre, est que le FURHER a commué ma peine de
huit ans de travaux forcés, en quatre ans dans une prison pour mineurs d'âge :
« JUGENDGEVANGNIS ». C'est bien gentil de
leur part quand même !!! Pour moi, cela ne change pas grand chose, huit ans ou
quatre ans, c'est pareil ; la guerre sera bien terminée avant ! Enfin, je
l'espère !!! Heureuse
nouvelle ! On m'annonce la visite de maman ; après deux mois et quelques jours,
je vais enfin la voir. Nous avons tous les deux de la peine à cacher notre
émotion. J'ai l'autorisation de rester dix minutes avec elle ; c'est peu, mais
c'est mieux que rien. Après l'avoir embrassée et serrée dans mes bras, elle me
donne rapidement des nouvelles de la famille, de Marcel et des amis. Elle
m'annonce, entre autres, qu'elle a amené un paquet de denrées plus lourd que
les précédents. Le garde l'a confisqué pour vérification avant la distribution.
Quand je lui annonce que j'ai écopé de quatre ans, elle pâlit brusquement et je
dois la soutenir pour ne pas qu'elle tombe. C'est à mon tour de la réconforter,
en lui disant que la guerre ne durera pas et que je serai libéré bien avant.
Les visites étant terminées, j'embrasse maman une dernière fois, et les yeux
remplis de larmes, je la vois disparaître dans le couloir. Quoi qu'il puisse
désormais m'arriver, je suis content, je l'ai revue. 9
JANVIER Je
suis sous le coup de l'heureuse surprise que fût la visite inoubliable de ma
mère. Le moral a grimpé mais pour combien de temps ? Le colis, qu'elle m'a
apporté est plein de bonnes choses : des gaufres, de la confiture, des fruits,
des brioches, quelques œufs cuits et un peu de margarine. Je n'en crois pas mes
yeux. Comment a-t-elle pu faire pour se procurer des timbres de rationnement ?
A moins que ma famille ait utilisé ses cartes de rationnement personnelles ! En
y pensant, je ne peux m'empêcher de pleurer. Malgré ma ration du matin, je n'ai
pas résisté à la tentation de goûter à ces bonnes choses. Quels délices ! J'ai
pu satisfaire mon estomac, car la nourriture que l'on reçoit en prison est de qualité
inférieure et insuffisante. Cet
après-midi, on me déménage de cellule. Les entrées et les départs de détenus
font que je change régulièrement de place ainsi que de compagnons. Il m'a été
bien désagréable de quitter mes deux limbourgeois, avec qui je m'entendais au
mieux. Je passe de la cellule 21 à la 26, où je trouve deux nouveaux camarades.
Arrêtés pour raison politique, ils attendent leur condamnation. Ce changement
me fait malheureusement perdre la corvée soupe ; j'y tenais beaucoup. Ici, je peux
effectuer des petits travaux d'étage. Malgré tout, j'ai la chance d'avoir
Fernand comme voisin. Je me mets en « Communication téléphonique »
avec lui, par le tuyau de chauffage. Il a vu sa femme qui lui a annoncé une
nouvelle surprenante. L'Armée Secrète, commandée par notre ami chef de groupe
Joseph Witvrouw, et mon frère Marcel ont l'intention
de nous délivrer pendant le trajet entre la prison et le bâtiment des douches
qui se trouve à une centaine de mètres environ. Fernand a pu fournir
secrètement tous les renseignements concernant le plan, de la prison, les
cellules où nous sommes enfermés, ainsi que le jour de déplacement des détenus
pour aller aux bains. Il est formidable ce Fernand ! Mais pour avoir plus de
précisions et être sûr d'avoir bien compris, je lui donne rendez-vous demain
matin devant la grande cuve. 12-01-1944 – Autorisation droit de visite pour maman. 10
JANVIER Je
n'ai pas pu dormir de la nuit, les paroles de Fernand me reviennent constamment
à l'esprit. Comme convenu, je me porte volontaire au transport des tinettes. Il
m'attend devant la cuve où il est occupé à déverser le contenu de celles-ci. Il
me confirme bien ce qu'il a dit hier. – Notre délivrance approche ! dit-il, il
me répète la conversation du jour précédent. Il a l'air surexcité, il parle si
vite que j'ai peine à le comprendre. Mais avant tout, je vous dois des
explications : Accompagnés de deux gardiens armés, nous descendons
le boulevard tous les vendredis matin, par groupes de dix détenus. A cent
mètres environ, se trouve un petit bâtiment avec une inscription au dessus de
la porte d'entrée « BADEN » ; ce qui veut dire « bains » ou
« douches ». – Nous sommes mercredi –
continue-t-il, il nous reste deux jours avant d'être libérés par nos amis,
encore deux jours de patience et tout ira bien ! Je le quitte, la tinette à la main, je m'empresse
de reprendre ma place derrière mes compagnons. J'essaie de ne pas trop penser à
cette nouvelle. A quoi bon se torturer inutilement ? Attendons demain, Fernand
aura peut-être autre chose à m'apprendre. 11
JANVIER Je n'arrive pas à communiquer avec Fernand
; un va et vient continuel dans le couloir m'en empêche. Les portes claquent,
s'ouvrent et se referment. Un bruit de clé, un gardien fait irruption dans la
cellule, et commence à fouiller méticuleusement tous les endroits susceptibles
de pouvoir dissimuler quelque chose. Pendant la promenade, impossible de connaître
la raison de ce vacarme, mais j'ai appris que toutes les cellules ont été mises
à sac. Dans la soirée, Fernand est parvenu à me contacter. De son coté, tout a
également été fouillé. La raison de ce fait lui est inconnue. En ce qui
concerne X. nous n'avons plus aucune nouvelle. 12
JANVIER C'est
aujourd'hui le grand jour ! après une nuit agitée, un bruit de porte me
réveille très tôt ce matin. Un garde, qui m'est inconnu, me signale de préparer
toutes mes affaires et de me tenir prêt ; un départ est prévenu dans une heure.
Suis-je en train de rêver ? Je n'en crois pas mes oreilles ? Nous sommes
pourtant vendredi, me suis-je trompé ? Mais non, mes amis me confirment que
c'est bien aujourd'hui « le jour du bain » ! Quel malheur ! Surtout
pour Fernand et X. leur seul et unique espoir s'envole en fumée. L'heure du
destin a sonné. Mais pourquoi aujourd'hui ? S'agit-il d'une dénonciation, d'un
hasard malencontreux, ou d'une quelqu' autre raison ?
Y aurait-il un rapport direct avec la fouille de hier matin ? Je ne sais pas,
je ne sais plus... Une
heure après, le garde revient. Le sac sur le dos, je le précède en adressant un
dernier adieu à mes compagnons de cellule. Je me trouve bientôt en compagnie
d'une vingtaine de détenus, face au mur du couloir de la prison. Je ne vois ni
Fernand ni X. Dans la cour, un autocar nous attend. Arrivés à la gare de
Hasselt, déserte à cette heure-ci, nous montons dans le train. Un compagnon de
voyage me chuchote « destination CAMP DE BEVERLOO (ANVERS) ». Le
voyage Hasselt-Beverloo dure quelques heures. Un bus, nous étant réservé, nous
amène au camp situé non loin de la gare. Avant l'occupation, celui-ci était destiné
aux miliciens engagés dans l'armée. En arrivant, les Allemands en ont fait un
camp de prisonniers de passage. Des soldats de la Wermacht
montent la garde autour des bâtiments, ces derniers sont encerclés de fils
barbelés électrifiés. Nous nous alignons devant un officier S.S. qui nous
appelle chacun par notre nom et qui nous donne également le numéro du bâtiment
vers lequel on doit se diriger. Je m'installe dans le bloc 2 de l'aile C.
Chaque chambrée est composée de trente hommes. Un détenu est choisi parmi nous,
comme responsable de l'entretien de la chambrée (STUBBER). Il établi un plan de
travail que chacun de nous doit respecter. Le
plus éprouvant, c'est la toilette du matin, malgré la neige, le froid glacial,
nous sortons un par un de notre chambrée, le torse nu, une serviette sur
l'épaule. Un garde nous attend à l'entrée et hurle : « SCHNELL ! RUHE
! EIN ! ZWEI ! LAUFEN ! » (ce qui veut dire « VITE ! SILENCE ! UNE ! DEUX ! COURIR ! »).
Placés en file indienne, nous devons courir environ cinquante mètres jusqu'à un
bac d'eau gelée pendant la nuit. Le premier doit casser la couche de glace. Obligés
de s'asperger, nous sommes frigorifiés, puis en courant nous rentrons au bloc
pour nous frictionner. Notre peau a une teinte presque violette, c'est affreux
! 14
JANVIER J'ai
fait la connaissance de Gustave Altermans de Ninove.
Il a passé dix ans au Canada. Ensuite il est rentré en Belgique pour continuer ses
études, en attendant d'effectuer son service militaire. Condamné à deux ans et
huit mois de prison pour détention d'armes, il garde un moral excellent. Comme
il a faim, je lui offre une partie de mon colis que j'ai emmené de la prison
d'Hasselt. Nous sommes les meilleurs amis du monde. 16
JANVIER Je
reçois dans l'après-midi, un petit colis contenant du sucre, des vitamines et
quelques fruits ; les seuls aliments autorisés par le commandant du camp.
Pauvre maman, le trajet Lixhe-Anvers est si long, si éprouvant pour elle. Je
n'ai même pas pu la voir, ici, les visites ne sont pas autorisées. Comme elle a
dû souffrir. Quelle cruauté, ces boches n'ont pas de cœur. 20
JANVIER Départ
de mon ami Gustave Altermans, en compagnie de soixante-cinq
hommes environ et quelques femmes. Un chargement complet. Il à l'air très ému
de me quitter, il promet de venir me rendre visite aussitôt la guerre finie. Je
ne peux m'empêcher de pleurer ; les adieux sont touchants. Je le regarde partir
et avant de disparaître, il me fait un signe d'adieu de la main. 22
JANVIER J'écris
aujourd'hui à mes parents afin de les rassurer sur mon sort. Anvers, le 22 janvier 1944 Bien chers parents, frères et
sœurs, Guillaume 23 JANVIER Comme
le temps me semble long... Depuis le départ de mon ami, je m'ennuie
affreusement. Tout me manque terriblement, je n'ai même plus le courage de
lire. J'ai l'impression d'avoir perdu quelque chose, tant j'étais habitué à sa
présence. J'essaie de dormir pour ne plus penser à rien. 31-12-1943 : Etant dans l’impossibilité d’écrire, à la suite de mauvais traitements, mon compagnon de cellule limbourgeois, Urbain Van Dormael, écrit à ma famille 31-12-1943 : Etant dans l’impossibilité d’écrire, à la suite de mauvais traitements, mon compagnon de cellule limbourgeois, Urbain Van Dormael, écrit à ma famille (suite) 25JANVIER Il
neige, il fait froid dehors et depuis quelques jours les radiateurs chauffent à
peine. Le responsable du bloc s'informe ; il y a pénurie de charbon donc le
chauffage doit être réduit de quelques degrés. Nous avons faim, nous avons
froid. Que faut-il de plus pour être heureux ??? 26
JANVIER La
direction de ce camp doit avoir reçu des instructions sévères. Car, les lettres
ne passent plus et le contrôle du paquet de linge, renvoyé à la famille,
devient plus méticuleux. Je pense
souvent à Fernand et X. ! Que sont-ils devenus ? Ont-ils été exécutés ? Je n'ai
plus aucune nouvelles depuis mon départ de la prison d'Hasselt. Quelques fois,
des condamnations à mort sont commuées en travaux forcés à perpétuité. Mais
cela reste le domaine des hypothèses. Tout est possible; il faut espérer
jusqu'au dernier moment. 28
JANVIER Depuis
le seize janvier, je n'ai plus reçu ni colis, ni lettres. Cela me tracasse
énormément. J'espère qu'il n'est rien arrivé de fâcheux à la maison. J'y réfléchis
du matin au soir. Même quand je lis, mes pensées s'en vont ailleurs. Et
toujours mon estomac qui réclame. Enfin, le repas arrive. J'avale tout en un
rien de temps tellement j'ai faim. La nourriture fournie est insuffisante,
quand elle n'est pas complétée par les colis des familles. Et, il arrive que
les gardes se servent avant de nous donner le reste. 29
JANVIER Un
rapport du jugement, établi par le conseil de guerre de Hasselt, est arrivé
afin d'y faire apposer ma signature. Cette feuille jointe au dossier, sera
transmise à tous les endroits pénitenciers où je serai déporté. Ce document a
certainement un rapport avec mon départ pour la prison de Saint-Gilles à
Bruxelles, prévu pour les tous prochains jours. 1er
FEVRIER Ce
départ, c'est bien aujourd'hui ! Je suis le seul de l'aile C à être transféré.
Je prépare mes affaires, mes compagnons ne veulent point me laisser partir sans
cérémonie, et, sortant plusieurs pièces rares de, leurs réserves alimentaires,
ils m'offrent un dîner d'adieu. Ce départ met fin à ma détention provisoire de
septante et un jours à la prison d'Hasselt et vingt jours au camp de Beverloo,
pour être transféré à Saint-Gilles en attendant la déportation en Allemagne. Le
voyage Beverloo-Bruxelles a lieu dans un confortable autobus. Nous sommes une
vingtaine. Les autres détenus proviennent sûrement des autres blocs du camp.
Nous arrivons à destination, un peu avant 1 heure. De l'extérieur, la prison de
Saint-Gilles est très imposante. A l'intérieur, elle n'est que froide et sale,
très sale ! Je suis incarcéré avec d'autres dans le baraquement n° 1. 3
FEVRIER J'ai
passé la visite du médecin, après quoi, le commandant de la prison procède à la
vérification de mon identité. Le dossier me concernant est là, devant lui, il
le parcourt des yeux. Il ne dit rien, je n'ose bouger, de crainte de briser ce
silence oppressant. Puis il me renvoie au bâtiment où je suis domicilié
momentanément ? En arrivant, il est près de midi. Je suis juste à temps pour la
soupe ; je la trouve meilleure qu'à Beverloo. 6
FEVRIER En me
levant ce matin, je me sens fiévreux ; j'ai la tête qui brûle et j'ai mal quand
j'avale. Visite médicale ; 11
FEVRIER Mon
état s'améliore et pour la première fois depuis quatre jours, je mange avec
appétit. J'ai droit à une soupe légère, bien sucrée, très facile à avaler, le
midi et le soir. Je n'ai plus de fièvre. Dans l'après-midi, je reçois la visite
du docteur. Je suis reconnu « Bon pour le service » ou plutôt pour le
voyage prévu demain matin, destination Aix-la-Chapelle (AACHEN). 12
FEVRIER Dès
l'aube, l'ordre arrive, il faut se préparer. Avant de quitter Saint-Gilles, je
reçois un colis, ainsi que mes compagnons de voyage, de la Croix-Rouge
internationale de Belgique. Des camions militaires nous conduisent à la gare du
Nord où nous sommes embarqués dans de confortables wagons internationaux
seconde classe. Nos convoyeurs surveillants se montrent extrêmement aimables.
Ils nous laissent converser, ils distribuent même quelques cigarettes à ceux
qui en demandent. Bientôt l'un pousse une chanson, puis l'autre et ainsi de
suite. Je me contente d'écouter, ma pensée va plutôt vers ma famille. Pour la première
fois, je quitte le pays et en m'éloignant de mes proches, je sens mon cœur se
serrer. Partis
de Bruxelles ce matin vers six heures trente, nous arrivons à Aix-la-Chapelle
trois, quatre heures plus tard, après un arrêt en gare de Verviers. Il pleut à
torrents. A la descente du train, nous sommes pris en charge par les
fonctionnaires de la prison civile. Rencontre avec le « panier à
salade » (petit autobus hermétiquement clos ; ce qui nous empêche
d'admirer la ville.) Au terme d'une course de quinze minutes dans l'inconnu,
nous arrivons à destination. Aux trois quarts démolie par les récents
bombardements anglais la prison montre un aspect désolant ; des tas de
décombres enchevêtrés les uns sur les autres, les murs, dressés comme des
squelettes, ne résistent que par miracle. Le
directeur nous reçoit très correctement. Cet accueil nous rassure un peu. Ma
cellule porte le numéro 143 de l'aile B où je rencontre trois nouveaux
compagnons. Nous discutons surtout des événements du moment et de l'incertitude
de notre avenir. Quelques minutes plus tard, je reçois mon premier repas : une
terrine de soupe aux choux blancs, dont deux cuillerées me suffisent pour
conclure que, de ma vie, je n'en ai mangé d'aussi mauvaise. 18
FEVRIER Depuis cinq jours que je suis ici, je
souffre terriblement de la faim et du froid. De la faim, parce que la
nourriture est très mauvaise. Du froid, car suite aux bombardements récents, il
n'y a plus de carreaux aux fenêtres. Ceux-ci ont été remplacés par du papier
carton, ce qui ne change pas grand chose. Quelle joie lorsque l'on nous annonce
un départ, qui aura lieu dans quelques jours, pour une destination encore
inconnue. 20
FEVRIER Enfin
! Enfin ! Le départ approche, il ne peut plus tarder. J'ai remis mes objets
personnels au « vestiaire » d'où ils seront envoyés à notre point
d'arrivée. Enfreignant la consigne, j'ai soigneusement dissimulé mes notes qui
ne devront plus me quitter. Durant la promenade à travers l'Allemagne nazie,
nous apercevons des villes complètement détruites par les bombardements de
l'aviation britannique. Parti de « AACHEN » à onze heures du matin,
nous sommes arrivés à « ESSEN » vers vingt heures. Essen est une des
principales villes du pays ; la plus industrielle. Notamment pour l'usine KRUPP
connue dans le monde entier pour son domaine de la technique et de la
mécanique. 22
FEVRIER Nous
ne faisons que passer à Essen car aujourd'hui même, nous partons à « BOCHUM »,
situé non loin de là, du département de « WESPHALIE ». Arrivés
à la gare de Bochüm, nous sommes cueillis par les fonctionnaires
de la prison, où nous conduisent les voitures cellulaires qui nous attendaient
dans la cour de la prison, sous la surveillance de quelques gardiens. Je
pénètre dans ma nouvelle cellule ; le numéro 146 aile C abteilung
ou section 2. Avec ses murs aux couleurs fraîches, elle vous a un petit air
plaisant qui me séduit. Elle ressemble plus ou moins à celles des prisons
belges. Nous sommes à quatre, nous nous présentons mutuellement. 25
FEVRIER Après
ma visite médicale, je passe chez le directeur de la prison. Ce
dernier me pose quelques questions ; « profession: musicien ; âge : dix-sept
ans et demi... ». Puis me demande si je veux travailler. J'accepte ; ce
boulot me fera peut-être oublier mes soucis, pendant tout le temps de mon
séjour. Je
suis employé à l'imprimerie. Je travaille à la confection d'enveloppes, de
petits sachets pour une fabrique de produits de beauté. Les heures passent plus
vite. En plus, je reçois deux bouquins en allemand par semaine. Je peux donc me
consacrer à la lecture tout l'après-midi du samedi et toute la journée du
dimanche. Le reste du temps, je m'occupe de mes petits sachets. Avec des
déchets de papiers, je confectionne des petits objets personnels : reliures,
agendas,... Et surtout, j'écris en cachette ; car théoriquement je n'ai pas le
droit d'avoir ni papier, ni crayons. Mais il arrive que même en Allemagne, il y
ait des différences sensibles entre la théorie et la pratique. Nous
avons eu cette nuit la visite des bombardiers anglais. La ville, protégée par
la D.C.A a été pendant plus d'une heure, secouée par les explosions des bombes.
Le quartier où se trouve la prison n'a pas été touché heureusement. Nous
avons dû rester en cellule pendant l'alerte et nous avons eu très peur car nous
sommes pratiquement exposés directement à la chute des bombes. Par contre, les
gardes se sont abrités dans des abris aménagés pour eux. La ville de Bochüm a fort souffert de ce bombardement. 28
FEVRIER J'ai
écrit à la maison. Ma première lettre d'Allemagne ! Qu'ils doivent être
impatients d'avoir de mes nouvelles. Pauvres parents ! Je relis de temps à autre
quelques unes des lettres de « chez moi ». Ces chères missives me
rapprochent d'eux, ils occupent toutes mes pensées. La
nourriture qui était relativement suffisante au début, commence à diminuer
sensiblement, non pas en quantité mais en qualité ; le potage devient plus
clair. Le nombre de détenus augmente sans cesse, nous sommes maintenant à cinq
par cellule. Nous
avons droit à une douche tous les quinze jours, et nous pouvons demander la
visite du médecin. Ils nous donnent parfois des médicaments. Avant ça marchait
bien, parait-il, mais aujourd'hui, le médecin a refusé de me donner une aspirine.
Il me signale que les médicaments seront réservés dorénavant en priorité aux
soldats allemands. Des bruits circulent que ceux-ci essuient des pertes sévères
sur tous les fronts. 1er
MARS Depuis
quelques jours, je me sens fiévreux ; des frissons me parcourent tout le corps,
je couve certainement une maladie. Il est vrai que j'ai énormément souffert du
froid lorsque j'étais à la prison de AACHEN, il y a dix jours. Me
sentant mal, je demande la visite du médecin... qui n'arrive pas ! Peu de temps
après, je suis transféré dans une cellule pour malades. Les heures passent et
je ne vois toujours personne. Je commence à avoir des douleurs dans les côtes
et mes poumons me font mal quand je tousse, cela me rappelle ma bronchite que
j'avais contractée à Hasselt. Ce que j'ai en ce moment doit être plus grave car
je respire difficilement. Pendant
la nuit, je ne parviens pas à m'endormir tellement je souffre. Je me décide à
appuyer longuement sur le bouton qui actionne la sonnerie d'appel. Toujours pas
de réponse de la part du garde, à moins qu'il ne se soit endormi. J'insiste à
nouveau, j'entends enfin le bruit de ses pas, il se décide enfin à ouvrir la
porte ; une tête à la face bestiale apparaît devant moi et sans écouter mes
plaintes, avec son trousseau de clés, il me frappe brutalement sur la figure ;
puis il referme la porte violemment en m'injuriant de tous les noms. Je
passe une nuit impossible à imaginer et le matin, j'appuie à nouveau sur le bouton
et un garde de service du jour s'amène. Celui-ci a l'air plus aimable, je lui
demande de voir le médecin. Constatant la gravité de mon état, il acquiesce
d'un signe de tête et une heure plus tard, il entre à nouveau pour me conduire
à l'infirmerie. Le docteur allemand m'examine brièvement, puis me remet
plusieurs pastilles qui ressemblent à des aspirines. Je lui demande de quelles
maladies je souffre : Puis
il note quelques mots sur un papier, il le donne ensuite au garde qui me ramène
en cellule. Je suis mis au « régime exceptionnel pour malade » ce qui
veut dire – Un repos complet, une couverture supplémentaire, quelques cachets
par jour, un peu plus de pain et deux fois un demi-litre de semoule de riz
sucrée par jour. – Je
suis resté couché dans mon lit pendant plusieurs jours, puis les quintes de
toux se sont espacées. C'est un miracle si je m'en suis sorti. Presque
guéri, je réintègre ma cellule ou je retrouve mes compagnons, très heureux de
me voir en meilleur santé. 5-11-1943 – Message transmis à ma famille 2 jours après mon arrestation 4
MARS Il
fait froid aujourd'hui. Le ciel est complètement couvert et la cellule est
continuellement plongée dans une semi-obscurité. Toutefois, je me demande ce
qui va m'arriver si la nourriture continue à diminuer autant. Déjà je dors
moins bien et fréquemment, je me réveille la nuit en proie à de violentes
crampes d'estomac. Chaque matin, nous devons faire notre lit impeccablement
avant de nous rendre au travail. Je fabrique toujours des enveloppes, cela me
plaît et surtout ça me fait passer le temps. 11 MARS J'ai
de nouveau changé de cellule. Je me trouve maintenant au numéro 136, auprès
d'un jeune et sympathique hollandais Peter Balder. Il a vingt-cinq ans, il est
souriant, aimable, plein d'enthousiasme et d'illusions. Je suis bien tombé et,
il parle couramment le français. D'abord, il a été condamné à mort pour avoir
tué deux soldats allemands, une heure après la capitulation de la Hollande en
1940. Comme il n'était pas au courant de l'arrêt des combats, il a été gracié et
commué en dix ans de prison. Sa tenue militaire de l'armée hollandaise l'a
sauvé. Il ne s'en fait pas du tout. – Il y a tant de bonheur, dit-il, quand on
échappe au péril redoutable qu'est la mort – j'en connais qui tireront de ce dénouement,
des conclusions disant que les choses devraient se terminer de la sorte car le
destin l'a décidé ainsi. Nous
avons bavardé jusqu'à une heure avancée de la nuit. Il a fait de bonnes études
moyennes. Cela se sent. Il a beaucoup lu. Je suis ravi de ma journée. 18
MARS Jour
de mon anniversaire : dix-huit ans. Un âge critique, le corps et l'esprit se
développent à cet âge là ! J'ai tant besoin d'amour en ce moment. Pauvre de
moi, comme je voudrais être fêté et choyé. Quand reviendront-ils, ces beaux
jours, passés chez moi auprès de ma famille. La séparation me pèse, me pèse
atrocement. 19
MARS Deuxième
lettre à mes parents. Souffrant de la faim et me sentant très faible, je leur
demande des fortifiants. Où iront-ils les chercher ? Que de tracas je leur
donne ! J'espère pouvoir un jour leur rendre leurs bontés. 22
MARS Je
pars ce midi pour DUSSELDURF. Il m'a été bien désagréable de quitter Péter
Balder avec qui je m'entendais si bien. Aussitôt après la soupe, nous devons
nous préparer. A treize heures, nous sommes embarqués dans des wagons
cellulaires. A la gare de DUSSELDURF, un camion nous attend. Pendant le trajet,
j'ai l'occasion de contempler la ville aux trois-quarts détruite par les
bombardements Alliés. La prison se trouve sur une grande avenue, elle a aussi
subi de gros dégâts. Elle est composée de plusieurs bâtiments à étages
multiples. 23
MARS Me voici
à nouveau enfermé dans une cellule de passage, le numéro 6 section 2, à la
prison centrale de Dusseldurf. Je ne suis pas seul,
nous sommes quatre, des français. Nous n'avons guère le temps de sympathiser,
car demain nous repartons de bonne heure. 24
MARS La
seule nuit passée à Dusseldurf, je la vis comme dans
un cauchemar. Vers une heure du matin, les bombes commencent à pleuvoir sur
nous. C'est terrible. Nous n'avons même pas entendu donner l'alerte. Quel
sentiment effroyable, que de se sentir enfermé dans une cellule, alors que
toute la prison tremble. Les gardiens nous ont abandonné pour aller se réfugier
dans les abris et les caves qui leur sont destinés. Toute la cellule est
bouleversée, la fenêtre arrachée. C'est la première fois que je subis un
bombardement si intense. Je suis si effrayé qu'après un moment d'égarement, je
me retrouve sous la table, me protégeant ainsi des débris qui auraient pu me
blesser sérieusement. Quelle nuit mémorable ! Départ
ce matin à six heures. Nous sommes transportés en wagon cellulaire jusque ANRATH,
situé à trente kilomètres de la frontière hollandaise. Ce voyage très agréable
dure cinq heures. Nos gardiens, fort aimables, nous distribuent des cigarettes ;
celles-ci m'intéressent énormément car je peux les échanger contre de la
nourriture. L'un des gardes me comble même d'une tartine beurrée et d'une
tranche de viande ! ANRATH
est une jolie prison, avec son vaste ensemble de bâtiments massifs. D'une
propreté irréprochable. Ca, une prison ? C'est à peine croyable, plutôt une
maison de repos ! A onze
heures et demi, après quelques formalités administratives, je pénètre dans la
cellule 28 de l'aile C section 2 où je fais connaissance avec deux français de
mon âge. L'un est originaire de Montmartre et l'autre de St ETIENNE. A
midi, je reçois un bol de soupe aux petits pois, très épaisse et consistante.
Je crois que je ne regretterai pas les prisons d'AIX-LACHAPELLE, d'ESSEN, de
BOCHUM et de DUSSELDURF. 29
MARS J'apprends
de mes compagnons de cellule que nous nous trouvons dans une prison pour
mineurs d'âge (en allemand : « JUGENDGEFANGNIS »), mon train de vie
n'est guère différent de ce qu'il était. Sauf pour la nourriture qui est très
bonne et surtout bien préparée. Le repas de midi est consistant, mais nous
recevons peu de pain. Dans l'immeuble, nous bénéficions d'une alimentation de
qualité. – A
midi : Lundi : soupe aux petits pois – Le
soir : Tous les jours : un litre d'Ersatz ou de thé, + 100
gr de pain, sauf le mardi et le vendredi où l'ont nous sert un repas chaud.
(comprenant : le mardi : soupe aux pains, : le vendredi : soupe sucrée ou
semoule de riz.) – A
trois heures : Tous les jours : 100 gr de pain. En
sus, nous recevons chaque semaine : 100 gr de margarine, 50 gr de confiture, un
morceau de fromage d'environ 60 gr ou un bout de saucisson. 2
AVRIL Aujourd'hui,
mon ami Jean me parle de sa vie privée et du motif de son arrestation. Il fit
la connaissance d'une jeune fille habitant Montmartre. Ils se rencontrèrent
très souvent et s'aimèrent jusqu'au jour où , il surprit sa fiancée au bras
d'un soldat allemand. Fou de douleur, il se jeta sur lui et faillit
l'étrangler. Aussitôt arrêté, il fut jugé par un tribunal allemand. Il écopa de
trois ans de prison. Son
copain, Paul CHAUMETTE, étudiant, est le fils du directeur du journal « le
Mémorial » de Saint-Etienne. Paul est l'aîné d'une famille de six enfants.
Son visage est rempli de tâches de rousseur, il me paraît bien sympathique. La
chance me sourit, je suis admis dans un commando de travail dans les fermes. Je
suis très heureux de retrouver le grand air des campagnes. Un commando de
travail forcé est composé de sept commandos dont quatre pour les fermes.
Ceux-ci se composent chacun de dix prisonniers, tous âgés de moins de vingt
ans, et sont gardés par un ou deux surveillants armés. Les fermiers sont
obligés de nous nourrir. 3
AVRIL Très
tôt ce matin, un garde nous amène dans la cour de la prison, où se trouve déjà
un grand nombre de détenus. Devant nous, un chef garde effectue un triage et à
l'appel de mon nom, il me fait signe de me placer auprès d'un autre gardien et
d'un civil. Un fermier sans aucun doute ; celui-ci est à côté de son tracteur,
muni d'une remorque. Lorsque le nombre de dix est atteint, il nous fait monter
dans cette dernière. Le garde s'installe à côté de nous. Pendant
le trajet, personne ne dit mot. Nous n'avions d'yeux que pour admirer le
paysage, nous jouissons tous de ce spectacle magnifique. Malheureusement, la
vue de la ferme brise l'enchantement. Il est sept heures du matin quand nous
entrons dans la cour. Nous sommes installés dans une pièce située à proximité
de la cuisine. Cette pièce est composée de dix chaises, et sur la table, un
déjeuner extra nous est servi par la maîtresse de maison. Aussitôt après, nous
commençons courageusement notre boulot jusqu'au « fruhstuck »
(goûter entre neuf et dix heures). Celui-ci ne dure qu'un quart d'heure. Le
travail consiste à biner, sarcler, bêcher, arracher les mauvaises herbes,
défricher les terrains boisés, arroser les plants, planter des choux, des
pommes de terres et même à faire du terrassement. Ce boulot est assez dur pour
nous qui n'avons pas l'habitude. Heureusement la nourriture ne manque pas ;
nous avons du lait, du lard, de la graisse, en plus de notre repas quotidien.
Notre gardien, d'un âge mûr, est assez compréhensif, il ne montre aucune
animosité à notre égard. Seul le fermier nous donne des ordres que nous
respectons le mieux possible, car nous sommes très bien nourris. C'est notre
unique chance de survie. 11-06-1945 : La Croix-Rouge de Belgique – Service d’identification concernant mon ami Paul Chaumette décédé à Wolfenbüttel 10 AVRIL Voilà
une semaine que je fais ce boulot, et je ne m'en plains pas. Paul Chaumette a
été affecté aux cuisines. Sa tâche n'est pas du tout désagréable, il distribue
les repas aux détenus. Après le travail, on se retrouve tous les soirs en
cellule. Notre ami Jean n'a pas cette chance, mais nous l'aidons, quand c'est
possible, en lui apportant de la nourriture en cachette. Nous n'avons guère le
temps de parler, le travail est très épuisant, et il faut se lever très tôt le
matin. Après avoir souhaité une bonne nuit, je m'étends tout habillé sur ma
paillasse et je m'endors. 13 AVRIL J'ai
passé une mauvaise nuit. J'ai mal à la tête, j'ai des courbatures partout.
Après l'examen médical, le docteur me donne deux jours de repos et quelques cachets
à prendre. 15
AVRIL Aujourd'hui,
mon mal de tête va mieux. Je souffre moins mais je m'ennuie, je n'ai rien pour
m'occuper. Alors pour passer le temps, je regarde par la fenêtre et essaie de
voir ce qui se passe à l'extérieur. 16
AVRIL Ce
matin, je vais reprendre le boulot que j'ai dû abandonner pendant deux jours.
Ma santé est bonne, et j'ai hâte de retrouver mes copains de travail. En
quittant le bâtiment, un garde m'interpelle, il me fait comprendre que je suis
affecté dans un autre commando. Un coup dur pour le moral, car je m'étais
habitué à mes compagnons. Je
suis placé sous la surveillance de J. HAULSFORT, oberwachmeister
(gardien chef deux étoiles). Bâti en force, visage rude, regard froid, il a
tout l'air d'une brute. Il est vraiment l'opposé du premier gardien ; il est
très méchant, il nous frappe à coups de crosse parce que nous causons pendant
le travail. Il nous insulte toujours par des « SCHWEINHUND » – chiens
de cochons – et des « DUMEJUNG » – fi1s d'imbécile –. Il n'a pas
l'air d'aimer les français. En fin de journée, nous sommes à bout de souffle.
Je pense que nous avons tous très peur car nous sommes logés sous la même
enseigne. J'ai
réussi à me peser sur une bascule de la ferme, mon poids accuse soixante-quatre
kilos. J'en ai donc repris cinq. La nourriture saine et calorique que les
fermiers nous servent, nous permet de résister plus facilement aux coups de
crosse et aux coups de pied que nous subissons à longueur de journée. 18
AVRIL Les
jours passent et le travail continue. Notre gardien-chef est toujours aussi
méchant, aussi brutal. je remarque cependant, qu'il est moins cruel, moins
agressif avec moi, car je dois lui servir d'interprète. Il parle un patois
mi-allemand, mi-hollandais, et je suis le seul à le comprendre. Ce qui me vaut
le privilège d'être à l'abri de mauvais coups. Je suis malheureux de voir
maltraiter mes compagnons de cette façon. On ne devrait pas permettre de
frapper quelqu'un sur la tête. Je fais tout mon possible pour les aider ; quand
il donne ses directives, je fais en sorte de les traduire assez rapidement ; de
par ce fait, le travail est mieux réparti et mieux fait. 22
AVRIL Depuis
deux jours, la pluie ne cesse de tomber. Par faveur spéciale, nous avons reçu
en prêt le catalogue de la bibliothèque, afin d'établir une liste de livres que
nous désirons. Très beaux choix dans tous les domaines. Naturellement, très peu
d'auteurs français ! Un
nouveau groupe de Belges est arrivé de BOCHUM via BRUXELLES. Ils nous apportent
de bonnes nouvelles de notre pays. Le moral est bon. La population tient le
coup malgré les souffrances qu'elle endure. Voilà qui nous réconforte un peu. Mon
ami Paul me paraît dépressif ; je le trouve un peu amaigri, il a le teint pâle
et il ne discute pas beaucoup. Je lui parle du commando, et de la campagne, de
l'air pur que nous respirons. Je lui demande s'il n'aimerait pas travailler
dans les champs avec nous : – Le
travail est très dur, lui dis-je, mais nous mangeons très bien. Si tu te
sens capable, fais-en la demande au directeur ! Les fermiers ont besoins de
mains d'œuvre en ce moment. Il y a beaucoup de chance que l'on accédera à ta
demande, mais réfléchis bien, car si tu es accepté, tu ne pourra plus changer.
Qu'il fasse beau ou mauvais temps, il faudra travailler sans arrêt. Le
lendemain, dimanche, Paul se décide enfin. Il profite de la visite du gardien
pour lui demander à voir le directeur, afin de pouvoir travailler dans les
commandos. La réponse est affirmative. Il commence demain matin, juste dans le
même groupe que moi, en remplacement d'un compagnon transféré avec d'autres,
vers une destination inconnue. Je me réjouis de pouvoir l'aider les premiers
jours pour qu'il s'habitue peu à peu. 24
AVRIL Ce
lundi, premier jour de travail pour Paul ; repiquage de choux. Cela se pratique
de la façon suivante : Les plants, arrachés la veille, sont déposés sur le sol.
Le terrain d'une longueur de cent mètres sur soixante environ, est travaillé,
roulé, puis hersé. On facilite le repiquage en traçant des lignes d'un bout à
l'autre du terrain au moyen de la herse. Ensuite, cinq détenus choisissent
chacun un panier qu'ils remplissent de choux à ras-bord. Les cinq autres
utilisent un plantoir. Celui qui tient le panier, distribue les plants, un
après l'autre, à son équipier qui, muni du plantoir, fait le trou, met le plant
dans celui-ci et d'un coup de talon, le fixe solidement à la terre. Un travail
facile mais terriblement épuisant, et pénible pour le dos. Quand une rangée est
terminée, le planteur est remplacé par le porteur du panier et vice-versa,
jusque la fin de la journée. Quand
cela est fait, il nous est impossible de nous redresser entièrement du premier
coup. Nous avons recours à quelques massages et avons besoin de plusieurs
minutes pour y arriver. Heureusement que nous nous relayons. Le soir, nous
rentrons complètement exténués. 27
AVRIL Reçu
une longue lettre de chez moi. C'est la première depuis mon départ de Hasselt,
elle date du cinq février et est adressée à la prison de Bochüm.
Je m'étonne que les administrations allemandes aient fait suivre la
correspondance, mais je m'en réjouis pleinement. Cette lettre décrit la vie
menée à la maison, les nouvelles du pays, des amis. Egalement, les surprises et
cadeaux achetés à mon intention, la musique qui m'attend impatiemment. Pour
terminer, les amitiés de la famille, des amis et les baisers de mes parents,
frères et sœurs. C'est avec émotion que je relis la lettre plusieurs fois, sans
me lasser. Celle-ci m'apporte énormément d'espoir et me redonne confiance dans
l'avenir. Je suis incapable de retenir mes larmes. Je souffre de tout mon être ;
elle me fait revivre pendant un moment, les plaisirs, les joies et les soucis
que nous partagions ensemble. Pendant
ces dix derniers jours, Paul a tenu le coup. Mais pour combien de temps ? Ce
boulot ne lui convient vraiment pas. Ses mains sont très abîmées, c'est la
première fois qu'il se sert d'outils de jardinier et de terrassier. Je me sens
un peu responsable de la situation dans laquelle il se trouve. Cependant,
malgré ses difficultés, il me semble que son état de santé s'améliore, et que
le teint de son visage est moins pâle. Le soleil et le vent l'ont transformé.
Je pense qu'il réussira et je continuerai à l'aider le plus possible aussi
longtemps que je serai auprès de lui. 25-04-1945 : Autorisation de sortie de la prison de Wolfenbüttel 8
MAI Aujourd'hui,
nous souffrons le martyre. Notre travail consiste à défricher un bosquet ; il
faut dégager de lourdes souches d'arbres, pour transformer celui-ci, en un
terrain cultivable. Le gardien-chef, toujours décidé à se montrer cruel, nous
averti que le travail doit être terminé ce soir. Sinon, rien à manger, ni à
boire !!! Son visage ne présage rien de bon ; je conseille à Paul de se tenir à
côté de moi, car je remarque la peur dans ses yeux. Nous
avons chacun un territoire de deux mètres de largeur. Le gardien nous distribue
tous les outils nécessaires tels que : scies, pioches, bêches, masses, burins
et autres.... Alignés, nous avançons dans le travail, et celui qui a tendance à
ralentir le pas, est roué de coups. En ce
qui me concerne, je dois avouer que j'ai aussi peur qu'eux, malgré le privilège
d'être l'interprète. Quand je vois mon ami en difficulté, je m'arrange pour lui
venir en aide. Il ne faut surtout pas qu'il reste derrière. Si l'un de nous
rencontre une souche assez volumineuse, le gardien nous permet de l'aider, car
lui-même, de deux fois notre poids, n'aurait pu le faire. Au
début, chacun forçait la cadence de crainte de rester en arrière. Nous nous
épuisions inutilement ; à midi, nous étions éreintés, harassés de fatigue et le
travail avançait péniblement. Pendant la pause, nous nous décidons à garder le
même rythme et à avancer en restant bien alignés. Ainsi fût fait, et nous avons
pu terminer dans les délais prévus. Nous avons pris la résolution de continuer
ce système pour le bien de tous, en prenant pour exemple, la devise suivante : « L'UNION
FAIT LA FORCE ». 16
MAI Depuis
quelques semaines, nous avons eu bon nombre d'alertes aériennes. A ce point de
vue, nous ne sommes pas gâtés à ANRATH ; il y en a eu trois ou quatre depuis
mon arrivée. Les escadrilles anglaises passent pour ainsi dire toutes les
nuits, mais ne font que çà. Direction : Berlin sans doute ? La défense
terrestre a tonné de toute ses forces, espérons qu'aucun appareil n'aie été
touché. 26
MAI ANRATH, le 26 mai 1944 Chers parents, frères et
sœurs, Depuis dix jours, je n'ai rien écrit
pour mon journal ! Est-ce la paresse, le découragement ? Non, la fatigue, tout
simplement. Récapitulons notre emploi du temps, ici
à ANRATH. Nous travaillons dans les commandos de six heures du matin à sept
heures du soir, avec pause à dix heures, à midi et à seize heures. La
nourriture est excellente et suffisante. Les coups de crosse sont nombreux. Le
retour dans les cellules est pénible. Harassés et courbatus, le mieux que nous avons
à faire, est de nous coucher rapidement, tout habillés sans même prendre le
temps de faire un brin de toilette. 27 MAI Aujourd'hui, mauvaise journée pour nous.
Une pluie fine intermittente nous tombe sur la tête. Le travail ne peut arrêter
et il est interdit de s'abriter. Le soir, trempés jusqu'aux os et crottés
jusqu'aux genoux, nous rentrons dans un état lamentable. Avant de nous coucher,
nous devons faire sécher nos vêtements sur le radiateur qui chauffe à peine. Le
lendemain, devoir mettre sa chemise encore humide, enfiler son pantalon et sa
veste toujours mouillés de la veille, ce n'est guère réjouissant. Il nous faut
un bon bout de temps pour nous apprêter. Heureusement que nous recevons des
vêtements propres tous les dimanches, jour de repos. Cette faveur est réservée
uniquement pour les travailleurs du dehors. Voilà un petit aperçu de nos « vacances
à ANRATH ». 5 JUIN Quelle
joie ! Quel soulagement! Notre gardien-chef est nommé
« HOPTWACHMESTER » ; une étoile en plus, et est remplacé par HOLSBERG,
de nationalité autrichienne. Après la conquête de son pays par l'Allemagne, il
s'est engagé dans l'armée allemande, a épousé une allemande, et après blessure
au front de l'Est, est venu s'échouer à ANRATH, où il a été requis
obligatoirement comme gardien de prison. Il est doux, aimable, généreux, tout
l'opposé de Haulsfort. Il ne montre aucune animosité
à notre égard. Je bénis le ciel de nous avoir donné cette joie qui,
espérons-le, durera le plus longtemps possible. 9 JUIN Reçu une bonne lettre de mon frère
Marcel, j'ai bien reconnu son écriture. Il me donne des nouvelles de toute la
famille. Il me fait part de la mort de Fernand ERKENS, mon cousin et ami des
premiers jours de captivité, des premières souffrances. Il a été fusillé dans
le courant du mois de janvier au camp de Beverloo. J'étais dans ce camp à ce
moment-là, et je n'ai rien su de son décès. Je me rappelle que, quelques jours auparavant,
j'avais reçu le rapport du jugement rendu de ma condamnation. Cette nouvelle me bouleverse
complètement. Malgré cette condamnation à mort, j'espérais encore à une grâce
accordée au dernier moment. Mais le destin ne l'a pas voulu ainsi. Il est mort
seul et sans gloire. Comme il a dû souffrir, lui, si plein de vie, qui aspirait
tant à la liberté. Marcel joint à la lettre, une branche de muguet
porte-bonheur. Venant de lui, cela pourrait signifier l'espérance d'une liberté
proche. Il m'annonce entre autres, la naissance d'un petit cousin : Pierrot VAN
AUBEL, fils de oncle Jean et de tante Maria, sœur de maman, de Hermalle sous
Argenteau. 3-05-1945 : Certificat médical de l’hôpital Lismarode (Braunschweig) 17 JUIN Un nouveau détenu est venu nous
rejoindre. Un certain A. Granville, belge de nationalité, et plombier-zingueur
de métier. Nous avons tôt fait connaissance. Il vient d'arriver de Luxembourg,
où il habite. Là-bas, il a été condamné à onze mois de prison pour devise, passage
de frontière, fausse carte d'identité et, à une amende de trois cents marks ;
il a voyagé dans plusieurs pays depuis début mil neuf cent quarante et parle
admirablement le français et le néerlandais. La conversation qu'il engage est
d'un intérêt sans cesse rebondissant. Il connaît aussi bien les allemands que
les anglais, pour avoir longtemps travaillé avec les uns et les autres, au
cours de ses séjours à l'étranger. 18 JUIN Depuis l'arrivée du garde autrichien, le
travail a changé complètement. La cruauté de HAULSFORT, a fait place à la compréhension.
Certes, nous travaillons durement afin de satisfaire le fermier qui nous
nourrit, mais il n'y a plus ni coups de crosse, ni coups de pied. Quand on
arrive sur le lieu de travail, le garde s'installe au début du champs, s'assied
sur un siège pliant, le fusil entre les jambes, et lit le journal. Le fermier
travaille avec nous et nous donne ses instructions. Mon ami Paul est satisfait
de son boulot, il est aussi bronzé que moi, cela nous a permis de nous endurcir
et de mesurer notre résistance morale. Ici, j'ai le temps de réfléchir, et de
profiter largement de la nourriture que je reçois. Depuis le 24 mars, je mange
à ma faim, car mourir de la faim est l'épreuve la plus terrible qui soit. Je
prévois à me faire une réserve « maximum vital », afin que mon corps
puisse supporter les journées sombres à venir. Pour se faire une réserve, il
faut avaler tout ce qui se présente chez les fermiers tels que « soupe
épaisse, viande, graisse animale, lard, fèves, pommes de terre et pain. » En plus, je mange tout ce que mes amis
laissent dans leurs assiettes. les cigarettes que je mendie aux fermiers et aux
prisonniers de guerre, je les garde précieusement en cas de nécessité, en
échange avec du pain si besoin est. Que ne faut-il pas faire pour survivre à
cet enfer ! 20 JUIN Depuis une semaine, mes « souvenirs »
avancent très mal, car je tiens à ce que tout soit bien en place, ce qui
m'oblige à recommencer plusieurs fois certains passages. Je m'efforce de ne
rien oublier, mais j'ai beau chercher, je ne trouve qu'une foule de faits pas
intéressants du tout. 25 JUIN Jour néfaste. « Ordre du
directeur » : Tous les prisonniers travaillant dans les commandos, doivent
avoir obligatoirement les cheveux entièrement rasés. Ceci pour éviter les poux.
Un détenu faisant office de coiffeur, est venu faire ma toilette ; il me rase
complètement la tête. J'ai l'impression d'être ridicule, comme si j'étais tout
nu. Je me frotte le crâne avec la main, ça me fait vraiment drôle, mais je ne
peux rien y faire. 28 JUIN Jour
de repos. Nous méditons plusieurs heures sur le sens de cette guerre. Depuis le
débarquements des Alliés le 6 juin en France, il paraît que la guerre fait rage
sur tous les fronts. Jusqu'à maintenant, celle-ci était à l'avantage des
allemands. Les campagnes de Pologne, de Norvège, de Belgique, de Hollande, de
France, d'Afrique et de Russie l'ont démontré. Voilà quatre ans déjà, que
l'Europe souffre du joug de l'ennemi. Mais la roue vient de tourner en sens
inverse, cela devait arriver. Quand on a comme adversaires, que des colosses
tels que l'Angleterre, les Etats-Unis et la Russie, on doit s'attendre à
l'écrasement total de l'Allemagne. Maintenant, commence pour elle, la grande aventure
remplie d'incertitudes et de dangers. Les trois géants, cités ci-dessus, sont
des puissances redoutables grâce à leurs immenses réserves en hommes, en
matières premières et à leurs techniques modernes. Je suis heureux et comblé car je viens
de recevoir une lettre de ma famille dont voici le texte dans son intégralité. Loen -Lixhe, le 26 mai 1944 Cher frère, Nous avons bien reçu ta lettre
d'Anrath, tu peux croire que nous étions tous
heureux. Le temps nous a paru si long sans de tes nouvelles. Nous sommes très
content d'apprendre que tu travailles dans les kommandos
de ferme et que tu as déjà repris les 4 Kg perdus à Bochûm.
Cette lettre nous a réconforté d'une façon exceptionnelle en apprenant que tu
avais changé de prison. Quel bonheur cela nous a causé en constatant sur la
carte géographique que tu te trouves maintenant près de la frontière hollandaise
et dire que tu n'es pas bien loin de nous. Nous avons appris par ta lettre, que
tu as reçu les colis sauf celui contenant les médicaments que tu nous avais
demandé pourtant nous l'avions envoyé une semaine après la deuxième lettre que
tu avais reçue. Quand tu reviendras, la vie sera belle, tout sera changé ; tu seras
devenu un homme, la guerre sera finie et ton accordéon qui t'attend. Ne t'en
fais pas pour tes habits, ils sont toujours à la même place. 31 JUIN Depuis peu de temps, nous lisons les
journaux clandestins (tracts) et, les nouvelles que nous recevons des
prisonniers de guerre travaillant dans les fermes, sont excellentes. Par les
succès que les troupes de débarquement Anglo-américains se taillent en France,
nous commençons à croire vraiment que cette guerre pourra être terminée avant
Noël prochain. Il paraît que les prisonniers allemands se comptent par dizaine
de milliers, le nombre d'avions abattus se calcule par dizaine d'escadrilles,
des centaines de tanks détruits. C'est la défaite totale de l'Allemagne, et
l'approche de notre délivrance ! 16-12-1945 : L’avocat de la défense et collaborateur, Maître Firmin Van Geel désigné par le tribunal allemand de Hasselt réclame une avance de 1.000 francs à ma mère 3 JUILLET Je vais me remettre à mes souvenirs, car
ils n'avancent pas vite ; je ne me sens pas en forme. Cependant, je devrais me
réjouir des nouvelles, des événements en France. La distance parcourue jusqu'à
maintenant par les Alliés, est de vingt kilomètres en moyenne par jour ? Donc
en calculant, dans deux mois, les troupes Anglo-américaines atteindront la frontière
allemande. Et d'après un prisonnier français, notre situation géographique par
rapport à nos frontières belgo-néerlandaises et Anrath
est de trente à trente-cinq kilomètres. Prenons patience et attendons ! 7 JUILLET Depuis quelques jours, je me sens très nerveux.
Une pensée s'agite et germe dans mon esprit : la fuite, l'évasion. Plus j'y
pense, plus ce désir m'obsède. Je me sens de force pour parcourir quarante
kilomètres. Mais, il faut être deux pour avoir plus de chance de réussite, et
puis, l'orientation aussi bien de jour que de nuit, ce n'est pas mon fort ! Je
me confie à mon ami Paul Chaumette, et lui fait part de mon projet qu'il accepte
aussitôt avec tous les dangers et conséquences que cela comporte. II me dit
avoir la même pensée depuis un certain temps. Son vœu à lui, est de rejoindre
les Alliés. Après tant de souffrances morales, de privations de toutes sortes,
la ferme volonté de tenter cette aventure devient de plus en plus vivace dans
notre esprit. Mais il faut patienter quelques semaines encore. Pendant la
moisson, c'est le moment propice pour notre réussite. Je ne connais que peu de
cas d'évasions de prisons allemandes. II y a bien eu des tentatives, mais ceux
qui ont essayé, se sont presque toujours fait prendre. Leurs parcours
dépassaient largement les cent kilomètres ; le nôtre est de quarante maximum.
Nous gardons un bon moral. 14 JUILLET J'ai écrit à la maison, ma troisième
lettre d'Anrath. Elle ira s'ajouter à des messages
précédents. Comme mes parents doivent souffrir, je leur dois tant. Leur ai-je
toujours témoigné mon affection comme j'aurais dû ? Il m'arrive d'en douter, et
de regretter mon manque de spontanéité, de tendresse. Pourquoi ai-je agi de la
sorte ? Peut-être par timidité, par manque de franchise ou le plaisir d'être seul,
plongé dans mes notes de musique, occupé à jouer de l'instrument. 17 JUILLET Reçu une lettre de mon frère Marcel
datée du 29 juin 1944. 18 JUILLET Je n'ai jamais tant pensé à la liberté
qu'en ce moment. Je cherche un plan pour notre évasion. II faut patienter
jusqu'au mois d'août quand la moisson battra son plein. Paul est du même avis.
Il faut éviter d'en parler pendant le travail et se méfier de tout le monde,
même de ses compagnons qui supportent difficilement les privations de toutes
natures et qui sont prêts à trahir leurs camarades en devenant des indicateurs
ou des traîtres ! 21 JUILLET Fête nationale. En temps de paix,
c'était pour moi un jour comme un autre. Aujourd'hui, sur cette terre hostile
et étrangère, il me rappelle peu de temps avant la guerre ou sur un petit
territoire comme la Belgique, nous étions quand même heureux, libres surtout,
incertains du lendemain mais confiants dans l'avenir. On ne s'occupait pas de
ses voisins, nous étions un peuple qui ne demandait qu'à être assurer de son pain
quotidien. Ce pain, que d'autres sont venus lui prendre. Et ce 21 juillet, nous
sommes derrière les barreaux, chez l'ennemi. Les petits belges ! Nous sommes
nombreux ici. Soudain, une voix entonne la Brabançonne
? Malgré l'interdiction d'élever la voix, la plupart d'entre nous se mettent à
la fenêtre de leur cellule, les uns en sifflant, les autres en chantant l'hymne
national, même nos amis français se joignent à nous pour manifester ainsi leur
sympathie envers notre pays. 22-02-1944 : Carte d’identité de la prison de Bochüm 29 JUILLET Aujourd'hui, nous décidons Paul et moi,
que demain sera le grand jour. Nous n'avons plus la patience d'attendre encore.
Paul qui a le sens de l'orientation, établira un plan cette nuit c'est à dire
préparer un petit croquis avec toutes les indications nécessaires et ne rien
laisser au hasard. Espérons que tout se passera bien et que demain, peut-être,
avec la grâce de Dieu, nos misères prendront fin. 30 JUILLET J'ai passé une très
mauvaise nuit, mon esprit n'a pas arrêté de travailler. La peur d'échouer
m'angoisse et pendant un bref instant, je pense à tout lâcher. Paul
m'encourage. Après ma petite défaillance, le cœur rempli d'espoir, je regarde
par la fenêtre ; le ciel sans nuage, annonce une belle et chaude journée d'été. Nous quittons la prison comme
d'habitude. Rien n'a changé, la fuite est bien pour aujourd'hui. Nous restons
calmes, paisibles et personne ne se doute de rien. Pendant toute la matinée, le
travail s'effectue normalement, mais nous sommes quand même inquiets, car on peut
toujours craindre qu'un incident de dernière minute vienne contrecarrer notre
projet. C'est avec anxiété que nous attendons l'heure de midi. Enfin, la cloche retentit. Pour nous,
c'est le repas et le début de notre aventure. Malgré notre angoisse nous
mangeons de bonne appétit et nous remplissons nos poches de morceaux de pain.
Cette opération se fait à l'abri de tout regard indiscret. Je fais un signe à
mon copain puis, sors le premier de la pièce pour prendre l'air. Paul me suit
aussitôt et, sans perdre un seul instant, nous nous mettons à courir à vive
allure, afin de mettre rapidement une grande distance entre la ferme et nous.
Nous avons au moins une demi-heure d'avance avant que le garde et le fermier s'aperçoivent
de notre fuite. Nous
fonçons droit devant nous « pour être plus juste », je suis Paul à
travers les bois et champs de blé. Nous prenons grand soin d'éviter les villages
et les grand-routes à circulation. En cette saison d'été, les champs de blés
sont nombreux ; notre chance de réussite augmente sensiblement. A bout de
souffle, nous nous cachons quelques instants pour respirer un peu. De temps en
temps, nous rencontrons des ouvriers de ferme travaillant dans les champs. Nous
faisons semblant de ne pas les voir, comme si nous aussi, étions des
travailleurs obligatoires. A chaque rencontre, nous reprenons une allure
tout-à-fait normale, il faut être prudent. Parfois, nous entrevoyons des
prisonniers de guerre conduisant des chevaux de traits ; nous nous rendons
compte que le risque est grand de vouloir s'arrêter pour leur causer car il
faut absolument mettre une bonne distance entre nous et la police. La chaleur est accablante, nous devons
trouver un endroit pour nous mettre quelque chose sous la dent. Nous nous
arrêtons de courir, mais continuons à marcher d'un pas vif vers un bois touffu
que nous apercevons devant nous. Tout trempés de sueur, nous faisons enfin une halte
dans une clairière. Nous en profitons pour casser la croûte et prendre un peu
de repos. Paul, très consciencieux, a apporté une gourde remplie d'eau de la
ferme, nous avons très soif et cette eau nous vient bien à point. Quel soulagement ! J'ai une folle envie
de lui sauter au cou et de l'embrasser. Sans tarder, nous repartons ; il reste
un bon bout de chemin à parcourir avant la nuit, tout en évitant si possible
les villages et les ouvriers. Nous traversons surtout des endroits pleins de
végétation. Pendant des heures, nous marchons sans nous arrêter. La journée
arrive à sa fin, nous cherchons un abri pour passer notre première nuit de
liberté. Nous trouvons un beau coin à la lisière d'un bois. Nous fabriquons un bon
matelas avec de la paille et après avoir grignoté un morceau de pain, nous nous
endormons pour la première fois, libres comme des oiseaux. 31 JUILLET Ce matin dès l'aube, nous essayons de
voir plus clair. Nous avons dû parcourir à peu près dix kilomètres. Tant que
nous sommes toujours en territoire ennemi, tout danger n'est pas écarté ; il ne
faut pas exclure la police qui doit nous rechercher. L'espoir de notre réussite
nous donne un bon moral. Paul me présente le croquis du plan
qu'il a établi : Départ d'Anrath : direction
nord-ouest. A huit kilomètres, le village de SUCHTELN. A dix kilomètres de Suchteln, un autre village : GREFRATH. Ensuite, une petite
rivière appelée NIERS que nous devons traverser pour se diriger vers la
frontière hollandaise en passant par HINSBECK. Il faut éviter le poste de
douane situé au village de FRICKENBECK. Au total, nous avons plus ou moins
trente kilomètres en comptant ceux déjà parcourus. Nous n'avons ni montre, ni
boussole mais je me fie entièrement à lui. Il a l'air d'en savoir beaucoup sur
notre situation géographique et cela ne m'étonne pas. Il a toujours préféré
avoir un crayon en main qu'un outil de jardinier. Nous sommes prêts à affronter la seconde
étape. Tout d'abord, nous devons nous approcher d'un village afin de savoir où
nous nous trouvons. En arrivant près de celui-ci, nous pouvons lire sur un
panneau : GREFRATH. Donc, nous allons bien dans la bonne direction. Il reste environ
dix-huit kilomètres avant d'atteindre la frontière. Nous parvenons au bord d'une petite
rivière un peu avant la levée du jour, et sans perdre de temps, nous
franchissons la passerelle surplombant la « NIERS » pour retrouver
rapidement les champs, les prairies et les bois touffus. Quel soulagement !
Nous progressons toujours ! Direction nord-ouest, et déjà apparaissent des
paysans que nous évitons sans difficultés. Soudain, Paul me montre une ligne
sombre à l'horizon : Nous décidons d'arriver aux environs de
KRICKENBECK avant la fin de la journée, puis de traverser la frontière pendant
la nuit, si la clarté est suffisante pour ne pas s'égarer. Nous mangeons notre dernière croûte de
pain et d'un pas alerte nous nous dirigeons vers la vallée que l'on distingue
au loin. Nous marchons pendant quelques heures à travers les champs et
prairies, sans oublier de nous remplir les poches d'épis de froment et de
fruits. Je trouve également une fourche, abandonnée certainement par un
fermier. Je m'empresse de la ramasser, elle peut m'être utile ! A la lisière
d'un bois, notre estomac doit se contenter de la mince maraude récoltée auparavant
mais suffisante pour que les tiraillements cessent. Avant l'assaut final, nous devons savoir
exactement où nous nous situons. Je me propose d'inspecter les alentours. Il
fait très chaud. En bras de chemise, la fourche sur l'épaule, je marche le long
du bois à la recherche d'une route, d'un chemin qui me conduit éventuellement vers
un panneau indicateur. Au lieu de cela, j'aperçois une ferme au loin. Un ouvrier
s'affaire devant une moissonneuse. A quelques mètres, deux prisonniers de
guerres discutent. Je m'arrête un instant, j'hésite... Je revois en pensée toute ma famille,
mon arrestation, les tortures, les prisons, et je touche presque au but. J'ai
une folle envie de leur serrer la main, mais ma crainte d'être remarqué ou même
de les compromettre m'y fait renoncer. Alors, je les remercie d'un geste. Nous
nous somme regardés et je crois qu'ils ont compris. Sans perdre un seul
instant, je rebrousse chemin et retrouve mon copain, impatient. Je lui narre ma rencontre chanceuse avec
ses compatriotes. Tout heureux, il se jette dans mes bras. Nous
mangeons ce qu'il nous reste comme épis et fruits, en nous donnant mutuellement
quelques recommandations avant de quitter cet endroit Déjà, la journée
arrive à sa fin, il n'y a pas un seul nuage et des étoiles apparaissent. Le moment décisif arrive ! Paul prend le
devant comme d'habitude. Sans un
mot, nous progressons lentement. Plus
nous approchons du but, plus mon cœur bat la chamade. De temps en temps, nous nous arrêtons et en
retenant notre respiration, nous essayons de discerner un bruit lointain. Mais
apparemment, tout est calme. Tout à coup, je m'aperçois que je patauge dans un
terrain humide et bourbeux. Cela est
peut-être provoqué par la petite rivière que nous avons traversé tôt ce matin ?
Je rassure mon compagnon : Nous
avançons doucement dans cette boue. A chaque pas, nos grosses godasses
s'enfoncent de plus en plus et il devient difficile de marcher. je commence à
avoir peur à plusieurs mètres devant moi, Paul est dans la même situation, je
l'incite à faire marche arrière afin de
contourner les marécages. Arrivé à ma hauteur, nous nous décidons à reculer.
Quand soudain, il me crie : Des
rayons lumineux nous éclairent subitement. Tenus en laisse par deux policiers, deux bergers allemands se plantent
devant nous, la lèvre retroussée, les crocs menaçants. Nous n'osons pas remuer le
petit doigt en face de ces monstres. Les gardes sont vêtus d'une tenue
spéciale, nous avons certainement à faire à des douaniers allemands. Protégé par des bottes
cuissardes, l'un d'eux nous retire de ce bourbier pendant que l'autre tient
solidement les chiens prêts à nous dévorer. Nous
suivons le guide, surveillés par les deux cabots qui ne nous lâchent plus d'une
semelle. Nous marchons pendant un certain temps ; combien de temps ? Impossible
à dire, mais ça nous semble très long. Nous nous trouvons de nouveau dans une situation pénible et dans un piteux état.
Echouer à deux doigts de la liberté porte
un coup dur au moral. Les gardes nous
emmènent au poste de douane et nous interrogent. En entendant leurs voix, je faillis sauter de joie : Dans ma langue paternelle, je leur
explique que je suis belge et mon ami est Français. Que nous n'avons aucun
papiers, car nous nous sommes évadés d' ANRATH il y a trois jours. J'ajoute
également que nous avons faim. – Nous verrons ça demain !, et
sans donner la moindre précision, ils nous enferment dans une petite pièce
composée de deux matelas, deux couvertures, une table et un tabouret. J'ai marché
jusqu'à l'aube de long en large dans cette cellule, comme un lion en cage,
pendant que mon ami restait assis et prostré sur le tabouret. 17-07-1944 : Reçu une lettre de mon frère Marcel datée du 29 juin à Anrath où j’étais incarcéré 17-07-1944 : Reçu une lettre de mon frère Marcel datée du 29 juin à Anrath où j’étais incarcéré (suite) 2 AOUT J'entends des bruits de pas, puis de
voix et une clé s'engage dans la serrure. En voyant un policier allemand
pénétrer dans la pièce, je ressens un pincement au cœur. Je regarde Paul qui
lui aussi comprend. Nous avons été trahis par les douaniers
hollandais. Nous sommes écœurés de cette fraternisation entre deux peuples
ennemis, je les hais ! Le garde vient nous récupérer. Les douaniers lui versent
une boisson chaude et parlent entre eux. Nous restons debout, essayant de
cacher la peur qui nous assaille brusquement. Des idées noires me trottent dans la
tête. Le garde se lève, nous regarde et nous met les menottes, nous attachant
ainsi l'un à l'autre. Le premier garde nous invite à prendre
place à l'arrière, pendant qu'il s'installe à côté du chauffeur. La voiture
démarre, je prévois le pire à notre arrivée. Le véhicule a à peine franchi la
grille d'entrée, que le directeur et une dizaine de gardiens s'amènent à notre
rencontre en formant une haie, ils sont armés chacun d'un gourdin ! Derrière
nous, le garde nous pousse en avant et nous oblige à passer à travers cette
haie humaine et agressive. Les coups pleuvent sans arrêt, avec notre main libre,
nous essayons de les éviter. Peine perdue, les matraqueurs nous entourent et
les coups redoublent d'intensité. Nous nous laissons glisser sur les genoux en
implorant leur pitié. Je me sens si moche, mais la seule chose qui compte est
de sauver ma peau. Je n'attends plus qu'un miracle, qui survient quand le
directeur dit : Dieu m'a exaucé. Nous réintégrons notre
cellule que, nous pensions ne plus jamais revoir. Nos compagnons nous regardent
avec compassion, et ils sont émerveillés par notre audace. Pour
eux même une tentative d'évasion dans un pays ennemi en temps de guerre est
considéré comme un acte de bravoure, de témérité ! En conclusion, tout être
aussi faible qu'il soit, se trouvant dans des lieux concentrationnaires, peut
être amené un jour à libérer sa peur et à tout tenter pour sauver sa peau. Un garde nous apporte des vêtements
propres ; les nôtres sont sales et dégoutants. Nous avons un quart d'heure pour
rassembler nos affaires. Je profite de ce laps de temps pour récupérer mes notes
et mon crayon, se trouvant dans mes vêtements crasseux afin de les dissimuler dans
le rebord de mon pantalon. Ces petits papiers à cigarettes ou autres, sur
lesquels j'écris mes notes, dates, lieux, etc... me
serviront, si Dieu le veut, à écrire mon journal. Nous sommes prêts quand le
gardien arrive. Le gardien nous attend et après son
petit discours d'usage, prend des mesures draconiennes pour ne plus que cela se
reproduise. – Un mois d'isolement dans un
cachot au pain sec et à l'eau ! Nous passons ensuite
chez le médecin de la prison qui nous examine. Ce n'est guère brillant ! Nous
avons le visage tuméfié, les lèvres gonflées et des ecchymoses sur tout le
corps ; nous sommes méconnaissables. Après l'examen, nous suivons le garde à
travers un couloir faiblement éclairé. Nous nous arrêtons devant une porte
numérotée, qu'il ouvre et referme sur moi, pendant que mon ami est emmené dans
un autre endroit. Je me trouve dans une petite pièce
sombre et très humide d'environ deux mètres sur trois. Dans un coin, se dresse
un tabouret. De l'autre côté, le long du mur, un panneau en bois est posé sur
le sol ainsi qu'une couverture trouée. C'est ici que je passe ma première nuit,
enfermé dans une oubliette. J'ai froid, j'ai mal, j'ai faim et j'ai soif. Comment
peut on permettre une chose pareille ? C'est ignoble et inhumain ! Seul sans parler à d'autres, seul dans
mes pensées, seul sans défense, je n'ai pas dormi un seul instant. 3 AOUT Après une nuit interminable et à
demi-inconscient, il me faut quelques moments avant de retrouver complètement
mes esprits. L'évasion, le retour en prison, les sévices, le cachot, tout me
revient en mémoire et je me mets à pleurer. Un gardien apporte une ration de trois
tranches de pain noir et un litre d'ersats pour
vingt-quatre heures. Tous les trois jours, un bol de soupe de rutabaga en plus
à midi. Les jours passent, puis les semaines et un mois après, jour pour jour,
on me ramène sur une civière complètement épuisé et méconnaissable. Mon ami
Paul me rejoint peu après dans le même état. Cette évasion nous a coûté
terriblement chère : mis au secret, seul en cellule, privé de correspondance,
de lit, de lumière, de boulot et une faim impossible à imaginer. 3 SEPTEMBRE Comment avons-nous pu supporter toutes
ces privations, ces souffrances et sévices ? Pour ma part, je ne sais pas ! De
la chance ? Oui, beaucoup de chance ! Il faut l'avoir vécu pour y croire, je
prie Dieu de me redonner la force et l'espoir de survivre. 4 SEPTEMBRE Dans toute cette affaire, c'est
l'estomac qui souffre le plus. A la crainte de devoir travailler aujourd'hui,
après un mois de privations, s'ajoute une faim insoutenable et permanente. Heureusement,
ce n'est pas le cas ; nous pouvons rester en cellule pour récupérer pendant
trois jours. La nourriture n'a pas changé, elle est toujours de bonne qualité
et la quantité n'a pas diminué. Faisons le point : Le trois août, je pesais 70
Kg et un mois après, je pèse encore 59 Kg ; j'ai donc maigri de 11 Kg. 6 SEPTEMBRE Je
me remets à écrire mes notes. Mon journal a quand même subi un temps d'arrêt,
d'autant plus que je ne peux me livrer à ce travail qu'en cachette. Cet après-midi, je reçois l'ordre de me
tenir prêt pour la reprise du travail dans un commando demain matin. Voilà ma
chance ; j'aurai la possibilité de reprendre des forces et du poids. J'ai
tellement souffert que cette nouvelle me remplit de joie. Je reprend espoir et
surtout j'ai une santé à refaire ! C'est mon but essentiel pour l'instant. Tous ceux qui n'ont pas connu les bagnes
nazis en temps de guerre ne peuvent s'imaginer ce qu'est la souffrance. 7 SEPTEMBRE Je reprends le travail dans un commando
disciplinaire, sans mon ami Paul ; cela me fait de la peine d'être séparé de
lui. Dans ce commando, je suis mis en quarantaine. Mes compagnons ne peuvent ni
m'adresser la parole, ni répondre à mes questions. Dans le cas contraire, des
sanctions très sévères seront prises contre moi. J'en ai la chair de poule, je
me tiens coi et je fais mon travail correctement. 12 SEPTEMBRE Mauvais temps ! Depuis quelques jours,
il ne cesse de pleuvoir, mais le boulot doit continuer, même par cette pluie
intermittente. Nous pataugeons dans la terre trempée, heureusement que la
température est douce. Le
travail de ferme est très pénible en ce moment, mais malgré tout, mes forces
reviennent petit à petit. Je profite de tout ce qui me tombe sous la dent et me
gave au maximum. Ce n'est que de cette façon-là, que je pourrai me refaire une
nouvelle réserve de graisse. Le soir, nous rentrons trempés jusqu'aux
os. Heureusement nous avons droit à des vêtements propres. Ensuite, je retrouve
mes amis et nous passons la soirée à bavarder de notre emploi du temps. Mon ami
Paul a repris son ancien travail de – Kalfactor – (homme
de charge cuisine). Il n'est pas plus mal là ou il se trouve ; il sourit à
nouveau. 16 SEPTEMBRE Bonne nouvelle: en deux mois de temps,
les américains ont réussi à occuper la France et presque toute la Belgique. La
bataille fait rage à la frontière allemande, et d'après les renseignements que
nous avons reçus clandestinement, les américains attaquent AIX-LA-CHAPELLE de
tous les côtés. Ils ont lancé plusieurs blindés, aidés par l'aviation anglaise
qui pilonne sans arrêt les troupes allemandes. Déjà, nous entendons le vrombissement
sourd des avions alliés et le bruit des canons. Nous sommes trop éloignés des
grandes villes pour craindre les bombardements ; la ville la plus proche est
KREFELD et elle se situe à 15 kilomètres. Ah
! Si la guerre devait finir dans les semaines a venir, ce serait pour nous la
fin d'un cauchemar. Espérons-le en tous cas et patientons encore quelques jours
; peut-être vivons-nous les derniers moments de captivité. C'est notre vœu le
plus cher. Patience et attendons ! 19 SEPTEMBRE Dans la prison, tout est calme. On
n'entend aucun bruit de clé, seulement le tir des canons au loin. Ce silence
est inquiétant et j'ai l'impression qu'il va y avoir du nouveau. Mes amis sont
du même avis, surtout que l'heure de partir au travail est dépassée et nous
n'avons pas encore vu le garde. Pour passer le temps, un compagnon Guy
LEGRAT, le parisien, a écrit ces vers sur une musique de sa composition et qui
s'appliquent si bien à tous les prisonniers. LE CHANT DES
PRISONNIERS 1er
couplet On était bien tranquille chez
soi, Refrain L 'heure de la délivrance
approche 2ème
couplet Trois puciers, une table, un
tabouret 3ème
couplet On travaillait comme des
forçats 4ème
couplet Nos mères ont tort de pleurer FIN 20 SEPTEMBRE Depuis un mois, nous sommes isolés du
monde extérieur, nos parents ne reçoivent plus nos lettres ; la correspondance
avec la France et la Belgique est interdite. Nous ne cessons jamais de penser à
eux. Comme ils doivent souffrir en ce moment de ne rien savoir à notre sujet, c'est
affreux rien que d'y songer. Je relis leurs lettres et cela me rapproche d'eux.
Si on nous laisse en cellule aujourd'hui, si les allemands nous suppriment la
correspondance, c'est que les américains approchent de leurs frontières et du
Rhin. L'impression que j'ai eue hier se
justifie. Tôt ce matin, tous les détenus politiques doivent se préparer et se
rendre au magasin d'habillements pour récupérer leurs affaires. Un transport de
prisonniers politiques a lieu à midi et demi, aussitôt après le repas. Je dîne
pour la dernière fois à ANRATH, où j'ai vécu des journées mémorables. La libération
que j'attendais si intensément, s'éloigne de nous. Mais la situation est
maintenant différente car les Alliés avancent partout et j'ai l'espoir de
rentrer très rapidement chez moi. La prison commence l'évacuation devant la
poussée de nos chers Alliés sur le Rhin. On a dit parfois, que les allemands
d'aujourd'hui ne sont guère comparables à ceux de 1914 ; ils se sont éduqués.
C'est possible, mais ils sont aussi cruels, aussi barbares que leurs pères. On
a raison de dire « TEL PERE, TEL FILS ». Midi, appel. Ma joie est grande, mon ami
Paul fait partie du convoi. Je me sépare de mes autres compagnons qui ne sont
pas du transport. Des autobus nous attendent. Quand tout le monde est bien installé,
nous quittons la « JUNGEND GEFANGNIS » (Prison pour mineurs d'âge de
ANRATH) où j'ai passé des épreuves très difficiles : Privations, souffrances
physiques et morales. Je pense aussi à ceux qui ont été successivement mes
compagnons de cellule, avec lesquels j'ai partagé les joies et les peines, et
que je ne reverrai plus jamais. Le transport Anrath
- Dusseldurf se fait sans incident, mais nous broyons
tous du noir. A quoi bon se lamenter ? Il faut continuer à espérer et toujours
garder un bon moral, sinon nous sommes perdus. Nous arrivons à Dusseldurf
où j'ai passé une nuit épouvantable sous un bombardement aérien ; c'était le 24
mars dernier. Nous traversons une ville à moitié détruite. Nous pénétrons dans
la prison qui elle aussi, a subi d'importants dégâts. Les deux ailes ont été
touchées par des bombes incendiaires, il y a même une grande brèche dans le mur
d'enceinte. Mon cœur se serre à la pensée de toutes ces victimes innocentes qui
ont péri carbonisées. Je pénètre dans la cellule numéro 160 de
l'aile C, les vitres manquent à la fenêtre, mais la cellule est propre. Deux
détenus français s'y trouvent déjà depuis deux semaines. Ils paraissent très
angoissés, très inquiets. Je leur demande s'ils sont bien traités : – Oui,
la nourriture n'est pas mauvaise, mais c'est insuffisant. – L'endroit
est malsain pour nous car presque chaque nuit, les alliés viennent
bombarder la ville. Des bombes sont tombées il y a quelques jours sur le
bâtiment de gauche et nous avons eu beaucoup de pertes. – Il m'apprennent également que la
chanteuse allemande qui est connue dans toute l'Europe « ZARAH
LEANDER » est détenue en ce moment dans le bâtiment « section
femmes ». 21 SEPTEMBRE Une nouvelle journée commence. Nous
avons passé une nuit peu agitée. Nous avons bien entendu les sirènes qui
annonçaient l'approche d'avions anglais ainsi que la fin de l'alerte, sans
qu'une bombe ne soit tombée sur la ville. Les avions n'ont fait que passer,
pour attaquer un autre objectif, je suppose ! J'ai quand même eu très peur. Après avoir déjeuné comme d'habitude,
nous recevons d'un détenu, faisant fonction de bibliothécaire, deux livres
intitulés « Monique » et « le tour du monde en quatre-vingts
jours ». Je choisis le second qui me paraît intéressant et certainement
passionnant. Mes nouveaux compagnons ne sont pas très
causants, ils ne semblent pas s'intéresser aux nouvelles que je leurs apporte.
Ils paraissent très préoccupés. Je les laisse dans leurs pensées et je me mets à
la lecture. Je n'arrive pas à me consacrer entièrement à ce roman d'aventures,
mes pensées prenant le dessus, me distraient. Alors, je reste assis pendant des
heures, sur mon tabouret en rêvant. Je me lève uniquement pour recevoir ma
nourriture. La journée se termine en espérant une nuit calme et silencieuse. 23 SEPTEMBRE Cette nuit, le bruit lugubre d'une
sirène me réveille brusquement. Mes deux compagnons sont déjà debout, c'est à
croire qu'ils n'ont pas dormi. Je suis pris de panique, je ne parviens pas à me
dominer. Mes compagnons, doivent se trouver dans le même cas. Les bombes commencent
à tomber sur nous, toute la prison tremble et on entend des hurlements
provenant d'une autre cellule. Je me mets la tête sous une couverture pour ne
pas entendre ces cris déchirants. Pendant toute la nuit, je me suis couché sous
un lit métallique rabattu (Pendant la journée, le lit est accroché au mur). Mes
compagnons, le dos au mur, sont restés recroquevillés chacun dans un coin. Tout est bouleversé dans la cellule,
même la fenêtre est arrachée. Le vacarme diminue et fait peu à peu place à un
grand silence. Il est de courte durée ; on entend des détenus hurler, des
portes s'ouvrir et se refermer, des gardiens courir. C'est infernal ! Distinctions honorifiques 24 SEPTEMBRE Pendant des heures, nous sommes restés
là, sans parler, sans bouger, l'air hébété. Cette fois-ci, nous avons encore
été épargnés, mais pour combien de temps ? A midi, je reçois une bonne soupe aux
carottes que j'avale difficilement malgré la faim qui me ronge l'estomac. Je
ressens des douleurs abdominales qui m'obligent à courir constamment aux
toilettes. Je suis très faible ; je demande à voir le médecin. Le gardien me
fait sortir de ma cellule pour me conduire à la consultation. Le docteur diagnostique
une forte dysenterie provoquant une diarrhée très douloureuse. Je reçois une
dizaine de gros cachets noirs à prendre deux ou trois fois par jour. J'ai
également droit à un demi-litre de semoule de riz, deux fois par jour. Je
quitte la pièce, précédé par le garde qui me ramène en cellule. En traversant
les couloirs, je peux constater à travers les trous des fenêtres arrachées, les
dégâts causés pendant la nuit. Une fumée s'échappe d'une partie d'un bâtiment
de la prison, qui se consume depuis des heures. Le feu est éteint, les pompiers
aidés du personnel rangent déjà leur matériel pour se diriger vers d'autres
endroits sinistrés. Je retrouve ma cellule et je raconte à mes compagnons ce
que j'ai vu. Ensuite, je cherche un coin pour me reposer, car je suis très
fatigué. 25 SEPTEMBRE Je quitte aujourd'hui la prison de Dusseldürf pour Wolfenbuttel[1]
avec un grand soulagement. Mes deux compagnons français font aussi partie du
voyage, je partage leur joie, heureux de quitter ce coin maudit où nous avons
souffert le calvaire. Beaucoup des nôtres y ont perdu la vie et cette prison
est devenue leur tombeau. La maladie infectieuse que j'ai contracté s'améliore
un peu. Avant le départ, nous recevons nos
affaires personnelles que nous avions dû remettre à notre arrivée. Plusieurs
cars nous attendent dehors. Nous traversons la ville détruite à quatre vingt
pour cent depuis le début des bombardements. Des maisons, des immeubles, des
bâtiments publics brûlent encore. Une file ininterrompue de gens traînant des
véhicules à deux roues chargés de bagages, de meubles et objets divers, ayant
pu être sauvés, passe silencieusement et se dirige vers d'autres endroits plus
sûrs. Des bruits circulent que deux à trois mille civils ont péri dans le bombardement
de la nuit passée. Nous arrivons enfin à la gare qui est
inutilisable en ce moment, les rails et les wagons ont été touchés sérieusement
; Pendant que les gardes et le personnel de la gare sont en discussion, nous
attendons la suite des événements. Ils se décident à reprendre la route vers un
arrêt suivant qui se trouve à quelques kilomètres. Là-bas, le train nous
attend. Nous montons dans des compartiments prévus pour six personnes. Après un voyage fatiguant de quelques
heures, le train ralentit. Vers sept heures du soir, nous entrons en gare de
WOLFENBUTTEL, petite ville de six mille habitants. Bien encadrés par des
policiers, nous marchons pendant un quart d'heure à travers la ville qui n'a
subi aucun bombardement aérien. Cette marche m'épuise, affaibli par cette dysenterie,
je suis à bout de forces, je vacille sur mes jambes. J'ai hâte de me trouver en
cellule. On nous héberge provisoirement dans une
pièce humide et sale pour la nuit. En titubant et sans attendre, je me rends
aux toilettes, et c'est avec un soulagement compréhensible, que je m'étale sur
une paillasse. Avant de m'endormir, j'avale la dernière pastille noire en espérant
aller mieux. 26 SEPTEMBRE Aussitôt après le petit déjeuner,
composé de deux tranches de pain sec, un garde nous emmène dans une cour située
entre les quatre bâtiments qui composent la prison. Il y a tellement de bruit
que le gardien hurle « Ruhe » (silence).
Aussitôt, le calme revient, et le gardien chef fait l'appel. Il me semble
entendre un nom qui m'est familier : Mon ami Paul Chaumette ! Mon compagnon
d'évasion, que j'ai perdu de vue au départ de Anrath
se trouve ici ! C'est formidable, si je pouvais le joindre ! Je le cherche du
regard, malheureusement je ne l'aperçois pas. A l'appel de mon nom, je me place
dans un groupe conduit par un garde, vers la cellule qui sera désormais la
nôtre. 27 SEPTEMBRE Je fais la connaissance de Pierre PUTZ,
de Seine et Oise en France. Il est très sympathique, il doit avoir vingt ans à
peine, toujours souriant et aimable ; il est plein d'enthousiasme mais arrogant
à l'égard des allemands. Il me raconte que, condamné à mort par le tribunal militaire
allemand pour sabotage, sa peine a été commuée en dix ans de prison vu son
jeune âge. Il avait tout juste dix-sept ans quand il a été arrêté. Cela fait
trois ans déjà qu'il voyage d'une prison à l'autre, avant d'échouer à Wolfenbüttel. Il est toujours optimiste au sujet de la
victoire des Alliés : – La guerre sera finie avant le commencement de l'année 1945
et d'après les dernières nouvelles qui circulent à la prison, les allemands
reculeraient sur tous les fronts, dit-il – Je me méfie surtout de ce qu'on
raconte entre détenus, car quand il n'y a pas de nouvelles, certains en
inventent et ils nous arrivent même de ne pas y croire quand elles sont vraies.
Jusque tard dans la nuit, nous avons bavardé. Il a fait de bonnes études moyennes,
je me suis régalé à l'entendre parler. 28 SEPTEMBRE Aujourd'hui, consultation médicale
obligatoire pour les derniers arrivés. Comme il me reste quelques séquelles de
ma maladie infectieuse contractée à Dusseldürf, c'est
pour moi l'occasion de me faire exempter de travail, afin de retrouver mes
forces. On me pèse, l'aiguille indique 60 kilos. J'ai donc maigri de 5 kilos en
huit jours de dysenterie. Après les examens, le médecin se rend compte que je
dis la vérité. Il établit un certificat de trois jours de repos que le garde
affiche sur la porte de ma cellule. SITUATION CONCERNANT MON POIDS Le 5 août : 70 kilos
avant ma tentative d'évasion de la prison d'Anrath. 29 SEPTEMBRE Arrivée d'un nouveau convoi et d'un
nouveau compagnon de cellule Jacques HENSENNE de Herstal (Liège). Arrêté le 11
octobre 1943 à l'âge de 16 ans, Jacques nous raconte son histoire : Membre de l'A.L.(Armée
de libération), il commence par diffuser des journaux clandestins et des
tracts. Il s'occupe également du transport du courrier secret et d'armes. Il
est arrêté pour vol d'armes à la F.N.(Fabrique Nationale de Herstal) suite à la
dénonciation d'une de ses tantes. Un bruit de pas, une clé dans la serrure
l'empêche de continuer. La porte s'ouvre et le gardien nous emmène au bout d'un
couloir du rez-de-chaussée d'un des bâtiments. Nous devons nous déshabiller
pour passer à la désinfection. L'un après l'autre, nous entrons dans un local
où nous attendent deux détenus. L'un deux me rase le crâne avec une grosse tondeuse
pour chiens, si rapidement que j'ai l'impression qu'il m'arrache les cheveux au
lieu de les couper. Ensuite, il me fait lever les bras et écarter les jambes,
pour s'attaquer aux aisselles et au bas ventre. L'autre prend une brosse à
poils durs, la trempe dans un seau contenant un liquide noir et épais, et se
met à badigeonner les endroits rasés. Puis il m'oblige à me rincer dans une
baignoire remplie de ce liquide nauséabond. Je m'essuie avec un chiffon sale et
dégouttant qui se trouve à proximité, et qui a servi à ceux qui sont passés avant
moi. En sortant du local, une tenue de bagnard m'attend dans le couloir. Dans la plupart des prisons allemandes,
ces détenus, qui sont généralement des prisonniers de « droits communs
allemands » et qui purgent une longue peine pour meurtre, sont choisis
principalement pour leur cruauté envers les prisonniers politiques, pires
encore que les plus mauvais des gardiens. Ceux-ci ne nous adressent la parole
que pour hurler : des jurons et obscénités. Il faut reconnaître qu'il existe aussi
des bons gardiens. C'est plutôt rare, mais il faut le signaler. Ceux-ci sont
désignés pour occuper obligatoirement les postes de gardiens de prisons
lorsqu'ils reviennent du front, invalides et estropiés ; ils sont alors
réformés. Leur attitude est plutôt bienveillante à notre égard quand ils se
trouvent seuls devant nous. Cet après-midi, un nouveau compagnon est
venu nous rejoindre ? Ce qui porte à quatre le nombre de détenus dans notre
cellule. Il s'appelle Jean LEGRAND de Pas-de-Calais au nord de la France ; il
est musicien trompettiste. Cette annonce me remplit de joie. Enfin ! Depuis mon
arrestation, c'est la seconde fois que j'ai l'occasion de parler « musique »
avec un connaisseur. La première fois, c'était il y a sept mois à la prison de Bochüm, j'y avais rencontré Péter Balder, un hollandais qui
connaissait très bien la musique et savait jouer de l'accordéon. Depuis lors,
je n'ai plus conversé avec un musicien. J'ai l'impression que je vais très bien
m'entendre avec lui. 2 OCTOBRE Mes jours de repos comme malade étant
écoulés, le directeur me fait appeler. Je suis le gardien qui m'emmène dans son
bureau. Le directeur me regarde et me demande si je veux travailler : J'explique à mes amis que je commence à
travailler demain matin. Le temps me semblera moins long que de rester enfermé. De mes trois compagnons, seul Jean
Legrand travaille dans une usine située non loin de la prison. Quant à Pierre
et Jacques, il sont tous deux toujours en attente. Pour passer le temps, je
leur raconte ma tentative d'évasion de la prison de Anrath
avec mon ami Paul Chaumette qui se trouve ici quelque part dans ce bâtiment.
Etant parvenu a joindre la frontière, nous avions échoué dans les marécages.
Les douaniers hollandais nous avaient ramassés et n'avaient rien trouvé de
mieux que de prévenir leurs voisins allemands qui vinrent nous cueillir.
J'espère que ces deux hollandais ne trouveront pas le chemin du paradis. Les détenus qui travaillent reçoivent un
livre par semaine à lire le dimanche, ainsi qu'un supplément d'un demi-litre de
soupe quand il reste un fond de cruche. Après le souper, je reçois des
vêtements légers en toile, une paire de sabots et de –FUSLAP– (torchon) en
remplacement de chaussettes. Je me couche de bonne heure pour récupérer un peu
car demain s'annonce une première « inconnue ». Distinctions honorifiques 3 OCTOBRE Dès l'aube, des coups frappés sur les
portes et des bruits de clés nous réveillent brusquement. Il est cinq heures et
demi, une distribution de pain est faite pour ceux qui travaillent en dehors.
Notre ration du matin se compose d'une tranche de pain carré avec un peu de beurre
synthétique et un bol d'ersatz. J'ai tellement faim que je mange tout en quelques
secondes mais mon estomac ne se contente pas de si peu, il réclame sans cesse
sans que je puisse le satisfaire. A six heures, les portes s'ouvrent, nous
parcourons au pas de course quelques couloirs et précédés par des gardiens,
nous descendons bruyamment les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Un gardien
hurle de se taire, le bruit diminue et on commence l'appel. Soixante détenus
sont présents, prêts à partir. Le jour se lève lorsque nous sortons de
la prison en colonne de trois, encadrés de quatre gardes armés. C'est la
première fois depuis ANRATH que j'ai l'occasion de me trouver au dehors. Et, en
marchant, je regarde les maisons, quelques passants plutôt rares à cette heure
se retournent pour nous observer. Cette petite ville de Wolfenbüttel
très pittoresque n'a encore subi aucun bombardement aérien. Les escadrilles anglaises
passent autant dire toutes les nuits, mais ne font que passer : c'est la ligne
DUSSELDURF-HANOVRE-BERLIN. Après une marche d'une heure environ,
nous nous arrêtons à l'entrée d'une usine. Sur le mur, peint à la chaux, il y a
cette inscription en noir : « FABRIK WELGER ». Nous sommes devant une
fabrique de construction : « CAISSONS ET MATERIELS DE GUERRE ». Il
était temps d'arriver ; mes pieds me font très mal, il faut que je trouve une ficelle
ou une cordelette pour faire tenir mes sabots. Nous entrons dans le bâtiment et
passons l'un après l'autre devant un civil, le directeur ou le contremaître qui
nous questionne sur notre connaissance en mécanique. Nous sommes répartis en
plusieurs endroits et chacun devra effectuer une opération bien déterminée.
C'est ainsi que je suis choisi pour une section « peinture ». Nous
pénétrons dans l'atelier ou il fait un peu frais en début de matinée. Une
affiche collée sur la porte d'entrée attire mon attention. En tête de celle-ci,
un mot « ACHTUNG » (ATTENTION) et je crois comprendre la suite :
« II est strictement interdit aux membres du personnel de l'usine de
parler aux prisonniers en dehors du travail sous peine de huit jours à un an de
prison ». « Les prisonniers doivent demander la permission de quitter
leur lieu de travail pour aller aux toilettes ». « Tout acte de
sabotage est puni de mort »! A
l'intérieur, un civil nous prend en main, je suis affecté à la peinture de
caissons et deux de mes compagnons sont désignés au service de montage. Je fais la connaissance d'une jeune
fille allemande de 18 ans, elle s'appelle LOLU. Elle a l'air très sympathique,
c'est elle qui me donne les directives en ce qui concerne le travail, je n'ose
lui parler par crainte de représailles. Elle me montre comment on doit utiliser
un pistolet à peinture. Il faut éviter de respirer à certains moments, car la
couleur est pulvérisée en un gaz nocif. C'est pourquoi nous devons peindre avec
un masque de protection. Quant aux yeux, ils sont protégés par de grosses lunettes
spéciales. A midi, au moment de la distribution du
potage, je me place dans la file et reçois ma ration : un litre d'une épaisse
soupe de carottes bouillies. Ce travail est très malsain et je m'inquiète
beaucoup pour ma petite santé. Une aubaine ! J'ai droit à un litre de lait par
jour, uniquement distribué aux personnes travaillant la peinture A six heures, une
sirène annonce l'arrêt du travail. Le retour s'effectue à nouveau en colonne de
trois, mes pieds me font toujours souffrir et je marche en clopinant. Aussitôt
entré dans ma cellule, je constate quelques cloques percées aux deux pieds.
Mais que faire ? Je suis bien obligé de m'habituer à marcher avec des sabots.
Inutile de rouspéter ! 4 OCTOBRE Il arrive de plus en plus de détenus
belges et français, les cellules commencent à se remplir sérieusement.
Aujourd'hui encore, un détenu est venu nous rejoindre. Il faut dire qu'ici,
chaque cellule d'un bâtiment est prévue pour un nombre limité c'est-à-dire deux
à trois détenus maximum. A cinq, nous sommes à l'étroit. Il nous reste la
possibilité de déposer nos paillasses sur le sol, de les serrer les unes contre
les autres pour la nuit et, de les entasser pendant le jour. Notre nouveau compagnon
s'appelle Léon BIHEL, un paysan normand, vingt ans, malheureusement sans
éducation. Je n'ai pas l'impression que nous allons nous entendre avec lui. 7 OCTOBRE Je ne me suis pas trompé ! Cela ne va
pas du tout avec le Normand. Sans la moindre formation intellectuelle, il
s'exprime très mal ; un mélange de patois et de français et il converse comme
un primaire. A diverses reprises déjà, les camarades m'avaient parlé du
caractère désagréable de ce compagnon Bihel. 11 OCTOBRE En revenant du boulot, l'insupportable
normand nous cherche dispute concernant la nourriture du soir. Il n'est pas du
tout content que nous recevions un peu plus de soupe que lui. Il doit cependant
comprendre que, tout détenu qui travaille, a droit à un léger supplément de
nourriture et à une douche tous les quinze jours. Quel drôle d'individu, mais
je me force à ne lui prêter aucune attention. Jacques HENSENNE qui est beaucoup
moins patient que nous, a déjà eu une attrapade avec lui au sujet de la
disparition d'une tranche de pain. Cependant la faim excuse beaucoup de choses,
mais pas le vol entre compagnons de cellule. Bihel
est décidément une personne désagréable. 17 OCTOBRE Aujourd'hui, c'est dimanche, jour de
repos. Je suis content de pouvoir souffler car je suis éreinté, la marche
journalière m'épuise et il commence à faire frisquet dehors. Le bain me manque,
je sens mauvais. Quand le « Kalfactor »
nous apporte la soupe de midi, j'échange rapidement quelques mots avec lui
pendant que le gardien continue à ouvrir les autres portes. C'est ainsi que
j'apprends que les bains ont été supprimés depuis quelques jours. Quelle poisse
! Ici, notre nourriture se
compose de : 1) A midi : A) soit un litre de
potage, un peu de légumes, de pâte ; un soupçon de viande, le tout mélangé avec
quelques pommes de terre. B) soit une soupe au
lait avec pâtes. C) soit environ 500
grammes de pomme de terre avec une sauce à la moutarde avec traces de viande. 2) Deux fois par
semaine, un second repas de ce genre nous est servi le soir. 3) Notre ration
quotidienne de pain (mi-farine/mi-sciure de bois) est d'environ 300 grammes.
sauf le mercredi et le dimanche soir, nous en recevons 400 grammes, à quoi
viennent s'ajouter 50 grammes de beurre synthétique et une moyenne de 50
grammes de sirop, fromage ou pâté. N'empêche que, les matières grasses et la
viande faisant pour ainsi dire défaut, nous souffrons tous de la faim. 18 OCTOBRE Il commence à faire froid dehors et se
rendre au travail est toujours aussi pénible. En pénétrant dans l'atelier,
j'aperçois un civil qui est occupé à allumer le poêle en fonte qui se trouve au
milieu de la pièce. Enfin, je vais pouvoir me réchauffer pendant la pause.
Arrivé à ma place, je constate une nouvelle fois qu'une âme charitable, qui
veut garder l'anonymat pour des raisons évidentes, a déposé une pomme et un
bout de pain dans le caisson que j'utilise pour ranger mes outils et mon
tablier de travail. En effet, depuis quelques jours, presque
chaque matin, ce fait imprévisible et inespéré se renouvelle mais avec des
denrées différentes (fruits, pains ou carottes) Cette personne a pitié de moi
et tant que je vivrai, je ne l'oublierai jamais. Il y a bien quelques
prisonniers de guerre français qui peuvent compatir sur notre sort. Il y a
aussi la jeune LOLU qui est très gentille ; parfois un petit sourire apparaît
sur ses lèvres mais disparaît aussitôt à l'approche d'un garde ou d'un membre
du personnel de l'usine. Comme elle n'a plus rien à m'enseigner, elle me jette discrètement
un regard de compassion sans dire un mot, je crois qu'elle craint d'être
surveillée. Il n'y a eu aucun geste, aucun signe d'intelligence permettant de
supposer une complicité entre nous, mais je devine fortement que c'est elle,
l'ange gardien qui m'apporte des cadeaux du ciel. Ce supplément de nourriture me vient
bien à point. Les réserves que mon organisme avait accumulées dans les fermes
d'Anrath sont épuisées. Ceci, à cause des problèmes
de nutrition insuffisante et à l'absence de matières grasses. La solution,
c'est de trouver le supplément nécessaire à ma survie, car je souffre de plus
en plus de la faim. Il faut avant tout s'adapter à cette diminution de
calories, qui sont nécessaires à notre organisme, en travaillant assis quand
c'est possible et en se remuant très peu. Comme je peux circuler dans l'atelier
pour les besoins du travail, j'en profite pour m'approcher d'un prisonnier de
guerre, en prenant toutes les précautions afin de ne pas attirer l'attention du
gardien. Le P.G. devine mon intention et sans se faire remarquer, il me file quelques
cigarettes et un bout de pain, la cigarette pour nous, prisonnier politique,
est un luxe que l'on échange contre du pain. Il se trouve toujours, que des
prisonniers, se privent encore un peu plus pour un bout de mégot. Aujourd'hui,
je profite de l'inattention du garde pour me peser, la balance accuse 57 kilos.
Presque toutes les nuits, j'ai des cauchemars et je me réveille en proie à de
violentes crampes d'estomac, j'ai toujours faim. 23 OCTOBRE Une mauvaise nouvelle m'attend à mon
arrivée à l'usine. A treize heures précises aussitôt après dîner, je vais être
transféré au chargement de ferrailles et au transport de rails usés de chemin
de fer vers la fonderie. Quel cruelle déception pour moi. A l'intérieur,
j'étais à l'abri du froid mais au dehors c'est la catastrophe. Par malheur, il
fait sombre aujourd'hui, le ciel est couvert et il risque de pleuvoir. La
température commence sérieusement à baisser et je frissonne sous mes pauvres haillons.
Une idée me traverse l'esprit. Je dois faire face à ce nouveau danger. Il faut
que je me procure à tout prix, un sac de jute, j'en ai aperçu tout un tas dans
un coin à l'entrée des toilettes, mais un seul ferait l'affaire. Il faudrait enlever une trentaine de
centimètres sur la hauteur côté entrée du sac, découdre vingt centimètres au
milieu du fond afin d'y entrer ma tête et quinze centimètres de chaque côté
pour y passer mes deux bras. J'en ferai une chemisette qui, dissimulée sous ma
chemise directement sur ma peau, me protègerait du froid. Ce travail prendrait
un quart d'heure environ et un détenu peut seulement s'absenter cinq minutes au
maximum. Il n'y a qu'une seule possibilité, c'est de contacter un des
prisonniers de guerre qui, lui seul, pourrait m'arranger cela. Ceux qui travaillent ici sont en semi
liberté et peuvent circuler dans l'atelier à leur aise. Ils sont toujours prêts
à nous aider autant qu'ils le peuvent. (Je n'oublie pas Anrath
quand j'ai eu besoin d'eux). Ils nous rendent de grands services, malgré le
risque de se faire prendre et d'être expédiés dans un camp disciplinaire.
J'attends le moment opportun pour accoster discrètement le prisonnier français
qui se trouve près des WC. Il me paraît avoir une quarantaine d'années, et à
l'air très sympathique. Je lui explique très brièvement ce que j'attends de
lui, il me répond affirmativement. Je le remercie et très rapidement, je
retourne à mon boulot avant que l'on ne remarque mon absence. Un peu avant midi, je retourne au même
endroit. Le P.G. est là, il me passe le sac qu'il a préparé judicieusement et
reprend sa place sans attendre mes remerciements. Je profite de me dévêtir, et
passe rapidement le sac par dessus la tête. Il me reste quelques minutes pour me
rhabiller. Cet exploit, je l'ai réussi grâce à ce français dont je ne connais
même pas le nom, et que je ne verrai plus. Il est midi, je mange ma soupe comme
d'habitude mais je suis inquiet, je ressens de l'angoisse qui me serre la
gorge. A treize heures, la sirène annonce la reprise du travail. Le garde
arrive et me dit de le suivre. En sortant, un vent glacial me coupe le souffle.
Le sac de jute qui me serre le corps, irrite ma peau provoquant des
démangeaisons sans arrêt, mais le résultat est surprenant. Ce matin encore, mes
vêtements légers laissaient passer l'air de toutes parts, j'avais l'impression
que le vent me transperçait et maintenant, grâce à cette chemise de jute, j'ai
la sensation d'être protégé du froid. Je rejoins un groupe de détenus. Un tas de rails de douze mètres de long,
inutilisables, entassés les uns sur les autres, doivent être transportés à la
fonderie. Des pinces-rails (tenailles) sont distribués à chacun, ensuite un
civil nous montre la façon de se placer et de s'en servir. Deux groupes de
douze détenus sont nécessaires pour soulever une seule barre d'un poids de 624
kilos et la transporter sur un chariot sur rails qui, ensuite, est dirigé vers
l'intérieur de la fonderie. Nous nous plaçons un derrière l'autre de
chaque côté de cette masse que nous soulevons, et marchons d'un pas cadencé
imposé par un ouvrier allemand. Nous fournissons un effort terrible pour
soulever cette barre du sol et avançons d'un pas irrégulier ce qui nous rend la
tâche plus difficile encore. Il faudra plusieurs transports pour s'y habituer
un peu et avancer d'une façon plus régulière. Je ne pense plus qu'à l'heure du retour,
quand soudain la file s'agite et s'arrête, ne sachant d'abord pas pourquoi ; je
fais de même. Un ordre est donné pour que l'on dépose le rail sur le sol. Un
détenu de notre groupe est étendu par terre, il ne bouge plus. Deux autres
accourent avec une civière et le transportent vers l'intérieur. Un voisin me
chuchote qu'il est mort. Rompant le silence, un gardien hurle « WOLEN SIE ARBEITEN,
SCHNELL, SCHNELL » ! (« VOULEZ-VOUS TRAVAILLER, VITE, VITE ») Ce
travail est vraiment au dessus de mes forces, si je reste un jour de plus, je
suis fichu. Heureusement, nous sommes samedi ; demain dimanche, j'aurai tout le
temps de réfléchir. Quand cette guerre se terminera-t-elle ?
Quand verrons-nous la liberté ? On ne peut imaginer combien il faut en ce
moment de courage et de volonté pour supporter cette épreuve. 24 OCTOBRE Nous sommes à nouveau dimanche. Je n'ai
pas dormi car j'ai eu des cauchemars toute la nuit. Assis devant un rail, je me
voyais seul avec un sadique qui me brutalisait. Il voulait que je le soulève à
moi seul et comme je n'y arrivais pas, il me frappait à coups de poings. Ce
calvaire a duré toute la nuit, je me suis réveillé tout en sueur. Pendant cette journée de repos, j'ai
essayé avec mes amis de trouver un moyen qui pourrait me sauver. Jacques me
demande si je travaillais avant mon arrestation. Je lui réponds que j'ai été
occupé pendant un an chez BAYENS, atelier Visserie et décolletage à HERSTAL au
service entretien. – Voilà ta planche de salut, les allemands
manquent de main d'œuvre qualifiée dans la mécanique. Quand tu arriveras demain
matin, sollicite un entretien avec le directeur et déclare que tu es tourneur
–. 25 OCTOBRE Aussitôt arrivé à l'usine, le garde
accepte de me présenter au contre-maître de la firme Welger. Je lui expose les faits : J'ai exercé le métier de
tourneur pendant un an ? (Alors que le seul travail mécanique qu'il m'avait été
donné de faire) était de tourner des axes de pédales de vélo ! Il prend note de
mon nom et me dit d'attendre un instant. Il revient quelques minutes après pour
m'introduire dans un atelier mécanique. Il parle longuement à un civil allemand
qui me paraît très jeune, seize ans peut-être. J'ai donc compris que je suis à
sa disposition, mon plan a parfaitement réussi ; mais attendons la suite ! Je
reste seul avec lui et il me questionne sur ma connaissance en mécanique puis
m'invite à bien observer ses faits et gestes. Il m'apprend mon nouveau métier.
Il ne me parle que de travail, de crainte de s'exposer à des mesures punitives. Je suis heureux de constater que le chef
d'atelier reste assis dans son bureau à écrire. Le garde, lui ne passe qu'une
fois toutes les heures dans l'atelier. Cela m'avantage grandement de ne pas
être sur le qui-vive, car je dois réussir ce test afin d'éviter mon renvoi aux
transports de mitrailles. Distinctions honorifiques 30 OCTOBRE Ce samedi matin, en me levant, je
constate un gonflement et une raideur des doigts de la main droite. Je me fais
inscrire à la visite médicale, j'espère ainsi échapper au travail et au froid
de l'extérieur. Par précaution, j'enlève ma chemise en toile de jute et je la
cache sous ma paillasse. Vers dix heures, un garde vient me
chercher et me fait descendre au rez-de-chaussée ou plusieurs détenus sont déjà
assemblés. Nous sortons du bâtiment 2 pour être conduits au « LAZARETH »
(INFIRMERIE) et qui se trouve de l'autre côté de la cour à droite du bâtiment 1,
celui des condamnés à mort. Plusieurs malades s'y trouvent déjà. D'autres
arrivent par petits groupes venant de différentes ailes. Il y en a bientôt une
quarantaine qui attend devant le cabinet médical grelottant de froid. Quand mon tour arrive, le chef SS de
l'infirmerie, qui assume la surveillance, établit une fiche à mon nom que je
dois garder constamment ficelée autour du cou ; puis il m'envoie vers le
médecin en tablier blanc. Je m'approche de lui et je m'étonne de l'entendre
parler français. Je fais connaissance, il s'appelle CHARON André, docteur stagiaire
; il est Liégeois et détenu P.P. comme moi. Il fait fonction de médecin en
l'absence d'un docteur allemand. J'ai une chance extraordinaire de tomber sur
lui. Il regarde mes doigts, les palpe un instant puis m'annonce un début
d'affection des vaisseaux sanguins, type Endartrite,
suite au travail dans le froid, dans l'eau, nourriture insuffisante, etc... Il ne peut que faire un pansement humide et chaud avec
une solution verdâtre. Il prend ma fiche et note « TRAVAIL ASSIS EN
CELLULE ». Je suis persuadé que son intervention me
sauve la vie étant donné que mon état déficient ne me permet plus de fournir un
effort supplémentaire pour effectuer un travail en déplacement. En entrant au bâtiment
2, où se trouve ma cellule, je profite d'un moment d'attente pour engager une
conversation discrète avec d'autres malades et c'est ainsi que j'apprends avec
stupéfaction que nous sommes dans une des prisons ou les condamnés à mort
(bâtiment 1) sont exécutés par décapitation. Jusqu'à ce jour, je ne savais pas
qu'une guillotine fonctionnait dans cette prison. En général, les condamnés à
mort viennent d'ailleurs et attendent le jour de leur exécution dans les
cellules situées au rez-de-chaussée. Pendant les promenades forcées du
dimanche , j'avais bien remarqué à gauche en sortant du bloc, un petit bâtiment
peint en jaune sans me douter que des condamnés y étaient guillotinés. Cette
machine infernale fonctionne tous les 15 à 20 jours en moyenne. En réintégrant ma cellule, je fais part
à mes amis de l'existence de cet appareil d'élimination d'êtres humains et en
regardant par la fenêtre, on pouvait apercevoir ce petit bâtiment jaune. Ils sont aussi étonnés que moi, il est
bien évident qu'en travaillant tous les jours à l'extérieur de la prison, nous
ne pouvions imaginer que des camarades étaient décapités à deux pas de nous. 31 OCTOBRE Aujourd'hui dimanche, j'ai remis ma
chemise supplémentaire qui me tient chaud. Mes doigts ne me font pas mal, mais
je ne peux ni les plier, ni les remuer. A midi, le gardien qui accompagne la
corvée nourriture nous apporte cinq sacs remplis d'oignons à éplucher. Quelle aubaine
! Nous profitons de quelques oignons chacun pour agrémenter notre potage. Vers quatorze heures, le boulot est à
peine commencé que nos yeux se mettent à pleurer et nous profitons de ce bien
précieux tombé du « ciel » (ou des mains du gardien), pour grignoter
quelques oignons qui apaisent ainsi notre estomac. Quand tout est terminé, nous n'avons pu
résister à la tentation d'en cacher quelques uns dans nos matelas afin de
garantir les jours prochains. Des cinq sacs reçus, il n'en reste plus que
quatre, le cinquième contient les pelures d'oignons et le reste... c'est pour
nous ! Nous savons tous, que les gardiens d'ici sont très sévères, quelques uns
sont parfois méchants mais nous avons le sentiment que certains « les
bons » aspirent à voir se terminer la guerre, cependant ils restent
prudents de crainte de retourner au front. On connaissait plus ou moins les
bons et les mauvais, mais comme le service du dimanche est occupé par un seul
garde par étage, nous avons une chance sur deux de réussir. Le danger que nous courons est très
grand mais la peur n'existe plus quand on a le ventre creux, on ne peut
résister à un estomac qui crie famine. Lorsque la clé s'engage dans la serrure,
je ressens malgré moi, un serrement de cœur. Le gardien pénètre dans la cellule
accompagné d'un détenu qui s'occupe du ramassage des sacs. D'un coup d'œil, il
fait le tour de la cellule ; il n'est pas dupe de la supercherie. Il soulève
les matelas et nous ordonne de retirer tout ce qui s'y trouve. Avant de quitter la cellule, il nous
avertit, que des sanctions très sévères seront prises en cas de récidive. Nous
l'avons échappé belle, nous sommes tombés sur un « gentil ». Avec un « méchant »,
nous aurions été condamnés pour vol. Pendant trois jours, j'ai écopé d'une
bonne diarrhée. 3 NOVEMBRE Je suis exempté de travail depuis samedi
et je reste seul en cellule. Léon Bihel, le normand,
nous a quitté hier pour une destination inconnue. II disparaît ainsi de ma vie. Le radiateur de chauffage est coupé et
j'ai froid ; je me recouvre de deux couvertures, la mienne et celle de Jacques,
pour me réchauffer un peu. Vers dix heures, tous les détenus exemptés de
travail extérieur doivent sortir pour prendre l'air. Je me cache derrière
l'entrée espérant ainsi échapper à la promenade. J'entends le bruit des clés
dans la serrure. Le gardien ouvre toutes les portes des cellules de l'étage
mais avant de refermer la mienne, il pousse sa tête à l'intérieur et
m'aperçoit. Calmement, il me fait sortir en disant que la promenade me fera du
bien. Il fait très froid dehors mais heureusement que mon sac me protège. Nous
avons dix minutes pour nous dégourdir un peu les jambes et nous nous
réchauffons un peu en faisant quelques pas de course. Comme la surveillance se
relâche un peu, j'échange discrètement quelques paroles avec un compagnon qui
dit s'appeler – BARON de LOEN – d'Ixelles en Belgique. Il me regarde surpris de
mon étonnement. Je lui explique alors que j'habite à Loën,
un petit hameau de la commune de LIXHE près de VISE de la province de Liège. Le
hasard fait bien les choses. D'un côté : – VAN BILZEN Guillaume
de LOEN – roturier ; en face : J'apprends alors que cet après midi, auront
lieu des exécutions. Qu'il sera interdit de regarder par les fenêtres et que
les surveillants tireront sur ceux qui se montreront. Notre conversation
s'arrête là, car un gardien nous fait signe de rentrer dans nos cellules. Ce midi, en mangeant mon potage, je
pense à ce compagnon noble. Il me sera impossible d'oublier ce nom. Les soupes
sont devenues fort liquides, même le pain est devenu mauvais. Il y a moins de
pommes de terre et très peu de viande. Il ya déjà quelques mois que je n'ai
plus mangé à ma faim. Espérons que la guerre finira bien vite car mon moral mis
à dure épreuve décline peu à peu. Les paroles du Baron me trottent dans la
tête et à partir de quatorze heures environ, juché sur un escabeau, j'observe
par la fenêtre la cour intérieure de la prison, mais rien ne se passe pour
l'instant. Quand mes genoux s'ankylosent, je marche un moment de long en large
puis je reprends ma surveillance. Après deux longues heures d'attente,
j'aperçois deux gardiens armés d'un fusil chacun, prêts à tirer, se promenant
dans la cour. Sans oublier les recommandations du Baron, je place l'escabeau un
peu en retrait, pour pouvoir observer tout ce qui se passe sans être vu de l'extérieur
! Je regarde à gauche et j'aperçois tout d'abord un homme bien habillé, une
valise à la main, entrer dans le bâtiment à la porte jaune, précédé par un
gardien. Il est suivi peu après par d'autres personnages. Je regarde ensuite en
face de la porte d'entrée du bâtiment 1 et je vois un gardien qui s'y promène
en dirigeant son fusil en direction des fenêtres. Le deuxième a disparu, mais
je pense qu'il se promène le long de notre bâtiment N° 2. Soudain, le premier condamné apparaît,
il marche entre deux gardiens, les épaules recouvertes de sa veste ? Il se déplace
librement sans menottes. Ce que je vois m'est très pénible et très dur à
supporter, mais il faut que je résiste, que je continue à regarder pour
expliquer au monde le supplice que ces hommes ont enduré avant de mourir. On n'
entend aucun bruit sauf celui de ses sabots sur les pavés. Avant de passer la
porte d'entrée de la « maison jaune », il se retourne, regarde le
ciel pour la dernière fois puis disparaît derrière la porte. Quelques minutes plus tard, un nouveau
condamné apparaît. Celui-ci refuse d'avancer ; les deux gardiens le traînent
jusque là, puis le hissent à bout de bras à l'intérieur. Quand le troisième
apparaît, il a les mains attachées par des menottes derrière le dos. Sa veste
est posée sur les épaules. Les hurlements terribles de cet homme me brisent le
cœur. Ma douleur est si vive que je ne peux empêcher mes larmes de jaillir spontanément.
D'autres détenus ont les yeux bandés. Au total, douze condamnés ont eu la tête
tranchée aujourd'hui. Après le départ des gardiens, je me suis rapproché de la
fenêtre et j'ai vu sortir du bâtiment, portées par des gardes, de grandes
caisses en bois contenant chacune, je suppose, plusieurs corps des suppliciés.
Une personne dirigeait ce sinistre travail : le bourreau, j'imagine, était
revêtu d'un long tablier blanc, d'une calotte blanche sur la tête et d'une
paire de longs gants en caoutchouc rouge. Ces caisses sont finalement chargées
sur un camion. 7 NOVEMBRE Nous avons deux nouveaux compagnons
MIROUX Pierre de PARIS 19ème et Fernand Guy de ANTRASSE sur la
Loire. le premier est ici depuis un certain temps. Il travaille à l'atelier de
couture qui se trouve au dessus du bâtiment à la guillotine. Il occupait une
cellule à l'étage supérieur du nôtre . Le second arrive de la prison de BOCHUM.
C'est là que j'avais subi pour la première fois, un bombardement aérien. Celui-ci
est tout heureux de nous donner des nouvelles de la guerre : Tout en conversant, je lui parle de mon
évasion d'Anrath avec mon ami Paul Chaumette que j'ai
perdu de vue depuis notre arrivée. La dernière fois que je l'ai aperçu, c'était
pendant l'appel qui avait été fait le lendemain. En prononçant ce nom, le
parisien me lance tout à coup : 10 NOVEMBRE Ce matin, je constate un gonflement de
la jambe gauche. J'ai des difficultés pour marcher et ça me fait penser au
compagnon « BARON de LOEN », que j'avais rencontré dimanche dernier
pendant la promenade. J'avais remarqué qu'il boitait fortement. Le docteur
André Charon de Liège examine ma jambe et constate un gonflement étendu et dur
de la moitié inférieure de la jambe, propagé sur tout le tour du membre. Il y a
dix jours exactement, il avait déjà constaté les mêmes symptômes aux doigts de
la main droite. Il diagnostique un début d'ostéite et comme traitement, il n'y
a pas grand' chose à faire ; ça se limite à quelques pastilles et une exemption
de travail accordée. Le docteur, qui, je rappelle est un
détenu politique belge et fait fonction de médecin en l'absence d'un docteur
attitré, ne peut que me conseiller un travail assis. Les médicaments commencent
a diminuer très sérieusement depuis quelques temps. Il explique que les soins
qui me sont nécessaires consistent surtout en une nourriture abondante, surtout
beaucoup de graisses. Il est évident que la sous-alimentation est la cause du
mal. Sur ma fiche qui m'accompagne partout, il inscrit : « Travail assis
prolongé ». Je suis le conseil du parisien et quand
le gardien s'amène pour la distribution du potage, je me propose pour un
travail assis et j'ajoute que je sais coudre des boutons, rapiécer des vêtements
déchirés. Il prend note de mon nom avant de quitter la cellule. 16 NOVEMBRE Six jours ont passés déjà et toujours
aucune nouvelle de ma candidature. Le parisien se fait fort de convaincre le
chef d'atelier pour qu'il me prenne à son service, mais en attendant je
m'ennuie fortement. Mon ami Paul, que Pierre Miroux a mis au courant, est impatient de me voir. Il
souhaite ardemment que mon rêve se réalise. J'ai comme l'impression que ça ne
tardera pas. Vers dix heures, cette sensation que j'ai eue se confirme. Le
gardien, « le gentil », qui vient me chercher se montre très
compréhensif en voyant que j'ai peine à le suivre, il ralentit son pas. C'est
en boitant que j'arrive à l'atelier de couture. Le chef m'interroge sur mes connaissances
en couture ; je lui réponds avec franchise que les seuls travaux qu'il m'a été
donné de faire étaient de coudre les boutons et repriser les vêtements et que
mon intention était de m'appliquer afin d'arriver à faire du bon travail.
J'arrive à le convaincre tout à fait quand je lui ai dis que je préférais
travailler que de rester inactif ; en plus j'ai droit à une ration
supplémentaire de soupe, c'est surtout cela qui m'intéresse le plus. Et c'est
ainsi que je suis entré au service de l'atelier de couture. 20 NOVEMBRE Pendant ces quatre jours, je me suis
exercé à travailler sur une machine à coudre. J'ai appris à rapiécer des
vêtements de travail et je m'en tire très bien. Au fond de l'atelier, le
gardien se tient en permanence et surveille les détenus. Lui seul décide, si
oui ou non, nous pouvons quitter notre place. Je cite deux des principaux
motifs précis : soit pour satisfaire nos besoins naturels, soit pour les
besoins d'un travail d'ensemble. Ce n'est que le second jour que j'ai pu
échanger en toute hâte quelques mots avec mon ami Paul. Il nous a fallu user de
diplomatie pour parvenir à nos fins. Nous nous sommes serrés la main, nous
étions tous les deux très émus. La crainte de voir apparaître le surveillant
nous oblige à retourner vers nos places respectives. Je quitte l'atelier à midi
précis pour recevoir mon potage dans ma cellule et à treize heures, la porte
est ouverte pour me permettre de me rendre à l'atelier. Je suis satisfait de mon travail ; par
contre, ma jambe continue à enfler et je marche de plus en plus mal. En fin de
journée, je demande une autorisation pour une consultation médicale demain à
dix heures. 21 NOVEMBRE Je me représente à l'infirmerie. Le Dr
CHARON constate que ma jambe gauche gonfle de plus en plus et affecte le pied
en entier. Le traitement ne change pas. Il faut continuer les pansements
humides chauds et un travail assis. En plus, un régime « nourriture pour malades »
c'est à dire un litre de semoule de riz par jour en plus de mon potage habituel. Je bénis le ciel de l'avoir placé sur
mon chemin. Avant de quitter l'infirmerie, un détenu infirmier me pèse et note
58 kilos. Comme par enchantement, j'accuse une augmentation de poids. Cela me
paraît d'autant plus bizarre que j'ai la certitude d'avoir encore maigri. Je reprends
mon travail de couture que j'avais quitté. Le soir, dans ma cellule, j'explique à
mes amis mon scepticisme au sujet de mon poids. Les explications que je donne
font sourire mon ami Jean Legrand qui, depuis le début qu'il est à Wolfenbüttel, avait découvert la supercherie. Plus
exactement, elle lui a été révélée par un détenu employé à l'infirmerie. La
balance avait été faussée, les poids forcés de cinq kilos. Mon poids réel est
donc 53 kilos. Cela me paraît exact. Tout cela pour nous cacher notre
amaigrissement continuel et permanent. Comme s'il nous fallait une balance pour
nous en apercevoir. J'ai l'impression que des procédés de ce genre sont monnaie
courante dans ce pays. 29 NOVEMBRE Mon état s'améliore. Mon pied à l'air
d'aller mieux, je marche plus facilement. Comme c'est dimanche, on me fait
sortir pour la promenade. C'est la première fois depuis le 3 novembre que je
prends l'air. Il fait un temps sec et froid, heureusement, j'ai ma chemise spéciale
d'hiver qui reste toujours dissimulée sous mes vêtements et qui me protège suffisamment
pour ne pas geler sur place. J'aperçois à quelques mètres, mon compagnon de
promenade, le BARON de LOEN, que je n'avais plus vu depuis le début du mois. Il
boîte toujours et me fait comprendre qu'il a faim. Je voudrais lui crier que je
ne suis pas mieux loti que lui mais c'est interdit ! Il est vrai que beaucoup
de choses sont interdites dans ce pays ! 15 DECEMBRE Depuis début décembre, il neige. Tous
les jours de la neige ! Un froid de canard. Les cellules sont chauffées le
jour, de temps à autre, mais pas du tout la nuit. Cela serait pourtant
nécessaire, car nous ne disposons que de deux petites couvertures bien légères.
Mon camarade Jean me dit qu'il ne parvient pas à se réchauffer. Je pousse mon
matelas contre le sien et nous profitons alors des quatre couvertures pour nous
recouvrir. Nous dormons à même le sol, car nos paillasses sont complètement
usées, écrasées. Depuis notre arrivée à Wolfenbüttel,
la paille n'a jamais été renouvelée. 22 DECEMBRE Notre ami Jean nous rapporte des
nouvelles plutôt alarmantes. Les troupes allemandes ont repris l'offensive dans
les Ardennes et se dirigent sur Bruxelles et Anvers. Nous sommes tous
consternés. L'espoir de voir se terminer la guerre rapidement s'estompe et pour
nous tous déjà minés physiquement par les privations et la maladie, le moral
déjà fortement atteint est au plus bas. 25 DECEMBRE Triste Noël ! C'est la seconde fois que
je passe Noël en prison. C'est la grande fête religieuse en Allemagne. Pour nos
repas, nous avons reçu ce matin : trois morceaux de pain avec un peu de
margarine. A midi : quelques patates avec goulasch et un petit morceau de
viande, le soir : Trois morceaux de pain avec un peu de viande hachée et un peu
de margarine. C'est plutôt maigre pour un jour de Noël ! Tout est calme dans la prison. Les
gardiens sont discrets et pour une fois, ils n'interviennent pas quand des
détenus font un peu de bruit. Je pense intensément à mes parents, à mes frères,
à mes sœurs. J'aurais tant voulu passer Noël chez moi, auprès d'eux ! La nuit
arrive et je reste éveillé. Vers minuit, Jean se met a chanter avec émotion « MINUIT
CHRETIEN ». Je n'ai pu retenir mes larmes et j'ai pleuré toute la nuit. 29 DECEMBRE Nous voilà presque arrivés en l'an 1945
et nous sommes toujours emprisonnés. Nous espérions que la guerre serait finie
et que nous serions tous rentrés chez nous, malheureusement ce n'est pas le cas.
Quelle désillusion pour nous tous. Enfin quelques nouvelles de la guerre. Mais
rien de sensationnel. Les Alliés combattent à Aix-la-Chapelle, mais la ligne
SIEGFRIED n'est pas percée. L'année 1944 que j'ai passée privé de tout, malade,
torturé et affamé est perdue à tout jamais. 1er JANVIER 1945 Nous voilà arrivés en 1945. Comme
l'année précédente, je n'ai pas réveillonné. Je me suis couché de bonne heure
et me suis endormi peu après en rêvant de ma famille et quand je me suis
réveillé le matin, mes yeux étaient encore humides. Peut-on espérer que nous
vivons les derniers moments de ce cauchemar, et que la délivrance est proche ?
Je suis sceptique et mon mauvais moral n'arrange pas les choses. Ce premier jour de l'an a été très
pénible pour moi ; je m'imaginais, étant sur scène, je jouais de l'accordéon et
j'interprétais l'air de – J'ATTENDRAI – Plusieurs musiciens m'accompagnaient.
Des couples dansaient au rythme du tango et des acclamations fusaient de tous
côtés. Cette image me suit partout. Il m'arrive très fréquemment d'être pensif pendant
des heures sans dire un mot. A ces moments là, je ne suis plus sur terre et
quand je recouvre mes esprits, je ne ressens plus que « LA
SOUFFRANCE ». 5 JANVIER Il a encore neigé cette nuit. J'ai eu
très froid. J'ai beaucoup de difficultés à marcher. Les gonflements du pied
dépassent en ampleur ceux du début. Je demande l'autorisation pour un nouvel
examen. En sortant du bâtiment, je vois de l'autre côté de la cour une rangée
d'une dizaine de détenus squelettiques serrés les uns contre les autres pour ne
pas tomber. Je me place derrière eux, grelottant de froid, les pieds enfoncés
dans dix centimètres de neige. Je ne les sens presque plus, il fait bien moins
quinze degrés. Au fur et à mesure que des groupes de quatre détenus pénètrent
dans le « LAZARETH », les suivants avancent et prennent leurs places.
En attendant, je viens de voir un de ces pauvres types tomber dans la neige ;
puis un autre, morts de froid ou de faim ! Je suppose ? C'est mon tour, il est temps que j'entre
car je suis frigorifié. Un prisonnier,
le pantalon à ses pieds, est en train de se faire soigner. Il hurle de douleur.
Je regarde par curiosité, mais je manque m'évanouir. Sur sa fesse, je vois une
plaie purulente profonde, de cinq centimètres de diamètre, rongée par des
petits vers ; ça pue atrocement. Ses cris irritent le chef S.S. qui se met à le
tabasser. Quand arrive mon tour, le Dr. André Charon s'aperçoit de ma pâleur.
Il arrive à me réconforter. En regardant ma jambe malade, il constate une
recrudescence de l'OSTEITE et propose de passer une radiographie à l'hôpital
civil de la ville pour le 7 janvier, soit dans deux jours exactement. Sa gentillesse, sa simplicité toute
naturelle me permet de l'appeler par son prénom et entre détenus politiques, on
ne dit pas « monsieur ». Je lui demande qui sont ces malheureux et
m'apprend que ce sont des prisonniers russes qui avaient travaillé dans une
mine de sel et qui avaient été évacués suite à l'avance des russes. Quand
verrons-nous la fin de ce cauchemar ? 7 JANVIER C'est aujourd'hui que j'ai rendez-vous à
l'hôpital civil de Wolfenbüttel. J'attends le garde
qui doit s'amener d'un moment à l'autre. Il arrive vers dix heures. Je le suis
et nous sortons de la prison. Les routes et les trottoirs sont nettoyés. Il
reste ci et là quelques tas de neige, ne gênant en aucun cas la circulation des
véhicules et des piétons. J'ai rarement l'occasion de me trouver ailleurs que
dans une cellule et ce parcours est tout nouveau pour moi. Je ne me lasse pas
de regarder les maisons, les passants qui se retournent vers nous, les rares
voitures qui circulent. La marche devient difficile, je fais des efforts
désespérés pour lui emboîter le pas. N'y arrivant pas, je demande poliment au
gardien de s'arrêter pour me reposer un peu. Il comprend la situation et sans
dire un mot, un peu embarrassé, il se place derrière moi et me suis. Une
distance de trois cents mètres environ sépare le « KRANKENHAUS »
(Hôpital) à la prison, j'y arrive péniblement en sautillant sur un pied. Arrivés
à l'intérieur, nous traversons plusieurs couloirs avant d'aboutir à la salle
d'attente. Je pousse un soupir de soulagement quand le gardien me fait signe de
m'asseoir. Plusieurs personnes sont déjà assises, elles attendent leur tour.
Sur la porte d'en face, je lis cette inscription : «RONGENAUFNAHME Dr HULMANN »
– Radiographie Dr Hulmann. Je suis étonné de la
propreté qui règne ici, de la discrétion des malades qui attendent. Une jeune
infirmière s'amène, le gardien intervient en lui présentant une feuille établie
par la direction de la prison. Elle s'excuse auprès des patients qui sont
arrivés avant moi et me fait signe d'entrer. Je pénètre dans une salle obscure
occupée par un radiologue et une infirmière qui me demande d'ôter seulement mon
pantalon, mes sabots et mes « FUSLAP » – (torchon pour pied) et les
laisser dans la cabine. Je m'étends sur une table, un écran placé au dessus. Le
radiologue palpe ma jambe et mon pied enflé et me demande si j'ai mal. Je lui
réponds que non, mais que dans la position debout, je ressens des douleurs lancinantes
qui m'empêchent de m'appuyer dessus. Il se place ensuite devant l'écran éclairé
et dicte lentement ce qu'il constate, pendant que l'infirmière prend des notes.
Je suis crispé, surtout anxieux de connaître le résultat sur la gravité de mon
état. Pour terminer, il relit la feuille qu'il signe et la remet au gardien. Quelques jours plus tard, ANDRE, mon
docteur confirme le diagnostic du Dr HULMANN : Ostéite étendue de la face
antérieure du tibia gauche. Je lui demande si j'ai des chances de guérir. Le
résultat radiologique ne me permet pas de prévoir une guérison à cause des mauvaises
conditions que nous subissons actuellement. La cause de ce mal est la
sous-alimentation. Lorsque les réserves de l'organisme sont épuisées, la
maladie attaque ensuite les os, ce qui explique son nom d'ostéite tuberculeuse.
Je suis très affecté par cette mauvaise nouvelle. Ah si seulement cela pouvait être vrai.
Ses conseils me sont très salutaires. A partir de ce moment, mon seul objectif
est de lutter pour garder le moral et résister le plus longtemps possible car
je sais que ma seule chance de survie est la libération rapide des Alliés. 10 JANVIER Aujourd'hui, dimanche. Nous restons en
cellule. On bavarde en premier lieu de la guerre et précisément les dernières
nouvelles ne sont pas mauvaises. On parle aussi de la guillotine et on imagine
comment se déroule l'exécution : Le condamné entre dans la place, on
l'attache au châssis ; ensuite il bascule et le couperet tombe. Depuis
quelques jours, Jean n'assiste plus à nos conversations ; lui toujours gai, si
causant ne dit plus grand chose, il reste assis perdu dans ses pensées. Son air
rêveur me tracasse beaucoup et je le questionne un peu pour voir ce qui se
passe dans sa caboche. 13 JANVIER Je reprends courageusement mon travail
assis à l'atelier de couture. Je suis décidé à lutter de toutes mes forces et
éviter ainsi mon transfert dans une « KRANKENZELLE » (cellule
réservée aux malades). Je savais ce que cela signifiait. Les détenus malades
exemptés de travail étaient transférés dans des cellules spécialement pour eux
pour devenir, malgré eux, des candidats à la mort ou des morts en sursis. A
chacune de mes visites médicales, mon ami André me conseillait toujours un
travail assis et j'ai compris pourquoi ! A midi, je rentre en cellule pour
manger mon potage. Le « KALFACTOR » (corvée soupe) qui nous sert,
nous dit simplement : 14 JANVIER Depuis quelques jours, les alertes
deviennent de plus en plus fréquentes. Nous avions l'habitude d'entendre les
sirènes depuis quelques mois et nous étions devenus indifférents à ce
mugissement mais aujourd'hui je sens instinctivement qu'il va se produire un
événement que je n'oublierai pas de si tôt. Il est dix heures du soir quand soudain
on entend la sirène annonçant l'approche des bombardiers Alliés. Nous les
entendions passer tous les soirs à la même heure. Leur objectif était la
destruction de BERLIN, la capitale. Ils arrivaient par la ligne directe HANOVRE-BRAUSCHWEIG.
Soudainement, la prison est secouée par les bombes qui explosent au loin. C'est
la première fois que Wolfenbüttel est inquiétée et
nous repérons facilement l'endroit ou a lieu ce bombardement : « BRAUSCHWEIG »
avec ses 280.000 habitants, le centre industriel est situé à 10 km d'ici. De la
fenêtre, on aperçoit le ciel complètement illuminé. Ce bombardement très
spectaculaire a duré plus d'une heure. Le lendemain matin, les gardiens ouvrent
les cellules et les détenus, exemptés du travail extérieur doivent se rendre
dans la cour centrale avec leur gobelet et leur cuillère où d'autres détenus
s'y trouvent déjà. J'ai l'agréable surprise de voir mon cher ami Paul et nous
profitons de cette occasion imprévisible de converser un peu. Nous ne
connaissons pas encore les causes de ce branle-bas général et sommes très
inquiets sur notre sort. Une neige très épaisse recouvre le sol. Des camions bâchés
de l'armée pénètrent à l'intérieur de la prison et s'avancent vers nous. Heureusement à ma dernière visite
médicale, le docteur avait entouré suffisamment mon pied et ma jambe malade
d'une large bande imbibée d'un liquide antiseptique afin de les protéger du
froid et éviter ainsi le pire. Malgré cette protection, je n'ose m'appuyer
dessus. En attendant, Paul me soutient par le bras. Quelques instants après, le
directeur de la prison apparaît et prend la parole : En entrant dans la ville, les camions se
séparent ; le conducteur de notre véhicule évite les quartiers entièrement
détruits. Il se dirige vers des zones sinistrées ou on peut encore espérer
sauver des vies humaines qui sont toujours ensevelies sous les décombres. Des
images atroces se dessinent devant nous. On voit courir des gens affolés dans
tous les sens, des femmes, des enfants, des vieillards traînant quelques
objets, d'autres cherchant dans leurs maisons endommagées tout ce qui pourrait
être sauvé. On voit aussi des garde-civils et des pompiers dans tous les coins.
On entend les sirènes des ambulances qui marchent sans arrêt. C'est un
véritable cataclysme. Le camion s'arrête et les détenus descendent du véhicule.
Je suis aidé par mon ami et un compagnon qui me posent doucement sur le sol. A
peine ai-je rejoint le groupe que le gardien
me désigne pour une occupation qui me stupéfie : me procurer des produits
inflammables pour faire un feu à l'extérieur car il fait au moins 18 degrés
sous zéro. En un sens, je suis malheureux d'avoir été séparé de mon ami ; mais
de l'autre, je me réjouis pleinement de cette chance qui m'est offerte, pouvoir
me réchauffer afin d'éviter la gangrène. Pendant que mes compagnons sont occupés
au déblaiement, je m'emploie a faire une réserve de matières combustibles que
je trouve à proximité, dans les décombres. Je suis convaincu que le fait de parler
suffisamment leur langue pour tenir une conversation influence davantage les
rapports entre détenus et gardiens. Mes compagnons d'infortune qui sont
français sont défavorisés, ils ne parlent pas un mot d'allemand. Où bien, étant
le plus handicapé du groupe, le gardien a-t-il pitié de moi ? c'est possible
mais en attendant je profite de cet avantage pour me réchauffer au maximum.
J'entends par moments le fracas épouvantable des façades de maisons sinistrées
qui s'écroulent. Le va et vient des ambulances qui emmènent les blessés vers
les hôpitaux voisins. Le bruit continuel de leurs sirènes me perce les tympans.
Mes compagnons tous transis de froid arrivent un peu avant midi, avides de chaleur.
Cela me peine énormément de les voir souffrir du froid mais on ne peut rien y
changer. A midi, des véhicules de la municipalité
circulent dans toutes les rues praticables pour distribuer de la bonne soupe
bien chaude et épaisse à tous les travailleurs sans discrimination. Après la
reprise du travail et pendant que le gardien se chauffe, je m'emploie
énergiquement à me faire une bonne réserve de bois. Sautiller sur un pied m'est
très pénible. Au début, je tombais assez souvent puis j'ai eu la chance de
trouver un bon bout de bois qui me sert d'appui et m'aide en partie à supporter
le poids de mon corps. La douleur est toujours aussi forte mais à la longue, on
s'y habitue et à force de volonté, on ne ressent presque plus rien. Pas loin
d'ici, un mur vient de s'effondrer soulevant un nuage de poussière obligeant le
gardien à se rendre sur les lieux, me laissant seul à mon travail. Parfois en passant, des gens viennent se
réchauffer un instant puis continuent leur chemin. Le temps passe et son
absence qui se prolonge, commence à m'inquiéter. J'ai comme une vague
appréhension qu'un malheur soit arrivé. En voyant venir une voiture-ambulance à
l'endroit où se trouvent mes compagnons, ce que je crains se réalise. Pendant
le déblaiement des décombres d'un immeuble, un pan de mur s'est écroulé sur eux
faisant plusieurs victimes et quelques blessés dont deux grièvement. Parmi les
morts, se trouve mon ami Paul. Consterné et bouleversé par ce malheur, le
retour au bagne m'est très pénible, je ne peux m'empêcher de penser à la mort
soudaine et brutale de celui qui a été pour moi, pendant les dix mois passés
ensemble, enfermés dans des cellules, le meilleur et le plus tendre ami que
j'ai connu jusqu'ici. Toutes ces souffrances physiques, tous
ces événements dramatiques, cette péripétie de notre évasion manquée, ses qualités
de cœur et d'esprit avaient resserré nos liens d'amitiés. Nous étions devenus deux
frères dans l'adversité. Il disparaît en emportant avec lui, tous nos projets
conçus ensemble pour l'après-guerre. Il avait dix-huit ans. 20 JANVIER Jean Legrand, mon compagnon de cellule
s'est évadé hier du lieu de son travail. Depuis début janvier, il attendait
l'occasion de mettre son projet à exécution. Hier matin encore, avant de se
rendre au travail, je lui avais conseillé à nouveau de ne rien faire, mais sa
décision était prise, personne n'aurait pu le faire changer d'avis. 21 JANVIER Le lendemain de cette journée mémorable,
je dois quitter ma cellule et j'ai à peine le temps de serrer la main à mes
compagnons Pierre, Jacques et Guy et leur souhaiter bonne chance. Je suis
conduit dans une cellule située à l'étage au dessus, mais je garde toujours mon
travail assis à l'atelier. Deux nouveaux compagnons se présentent : Hollert Marcel de Roly (Hainaut)
et Adam René de Wandre qui habite à dix kilomètres environ de chez moi ; je
suis surpris et ravi de les rencontrer. Que le monde est petit ! 23 JANVIER Des combats acharnés se livrent tout le
long du Rhin où les Allemands ont leur ligne SIEGFRIED, infranchissable,
paraît-il ? Les Américains tentent de traverser le fleuve en plusieurs places,
aidés par l'aviation qui joue un grand rôle dans cette guerre. Les communiqués
de dernière minute nous parviennent souvent par l'entremise du « Kalfactor ». On aspire tellement à la liberté que
chaque coup porté à l'Allemagne nous donne un nouvel espoir. C'est très
important pour notre moral. 28 JANVIER Ce matin, le cuisinier s'amène pour nous
annoncer une bien triste nouvelle. Mon ami Jean qui s'était évadé le 19 janvier
dernier, avec deux de ses compagnons, a été repris et se trouve maintenant dans
une cellule du bâtiment 1 d'en face pour condamnés à mort. Le vol de vêtements
et nourriture dans une cave détruite par un bombardement a aggravé son cas.
Mais comment peut-on prendre la fuite sans commettre ces délits ? Le Kalfactor me promet de me tenir au courant si d'autres
faits se présentent. Pour occuper mon temps et mon esprit, j'ai construit une balance
!!! « de précision », au moyen d'un morceau de bois et de quelques ficelles
que j'avais apporté de Braunschweig. Elle me permet
de contrôler approximativement le poids de mes rations alimentaires. C'est ainsi que je peux m'apercevoir de
la diminution de toutes les matières mais je m'en doute quand même un peu, car
je maigris toujours et je suis tellement faible que je n'arrive plus à me tenir
debout. 10 FEVRIER A midi, le distributeur de soupe s'amène
comme d'habitude ; c'est l'heure de recevoir notre ration. Très discrètement,
il me prévient de l'exécution de plusieurs condamnés pour cet après-midi y
compris Jean LEGRAND, son recours en grâce ayant été rejeté. Je ne peux retenir
mes larmes et je sanglote comme un enfant. Comme prévu, nous rentrons plus tôt que
d'habitude. Malgré l'émotion qui m'étreint, je propose à mes deux compagnons de
les relayer à tour de rôle pour ne pas manquer ce dernier rendez-vous avec ce
bon copain Jean, avec qui, à nos moments perdus, nous parlions de musique pendant
des heures sans nous lasser. Pas le moindre bruit ne se fait entendre. Tout est
silencieux dans les cellules et je devine que la majorité des détenus sont en
train de prier. Soudain mon compagnon de faction me crie : Quand le cinquième condamné arrive, mon
cœur se serre brusquement, j'ai reconnu mon ami Jean ; il marche entre deux
gardiens, les épaules recouvertes de sa veste de détenu. Son regard se tourne
vers le bâtiment 2 et semble chercher désespérément la cellule où nous sommes
restés ensemble pendant de nombreux mois. Les yeux pleins de larmes, je lui
fais mes adieux de la main, mais il ne peut me voir car les gardes sont prêts à
tirer sur tout ce qui bouge. Aujourd'hui, 15 prisonniers politiques, condamnés
à mort, ont eu la tête tranchée. Je ne pardonnerai jamais aux Allemands d'avoir
massacré, non seulement mon ami, mais tous les autres compagnons que j'ai connu
soit au travail, soit à l'infirmerie. 13 FEVRIER C'est dimanche aujourd'hui. Depuis début
octobre, nous sommes privés de bains convenables ; nous nous lavons seulement
le visage et les mains avec un peu d'eau potable. Sous ma chemise en jute providentielle
; j'ai la peau crasseuse et en plus nous sommes envahis par la vermine depuis
quelques temps déjà. Pendant la journée quand un rayon de soleil pénètre dans
la cellule, les puces sortent des paillasses, nous les attrapons et les
plongeons dans une bassine avec un peu d'eau. Tous les soirs, ce sont les poux qui se
réveillent et nous empêchent de dormir. Alors commence la chasse de ces
bestioles qui nous causent des démangeaisons insupportables. Les coutures de
nos chemises en sont pleines et nous les voyons bouger dans tous les sens. Nous
arrêtons la chasse au moment où nous sommes certains de ne plus en avoir. Mais
les poux et les puces ne sont rien à côté des punaises. Ces affreuses bêtes
sont la cause de nos nuits sans sommeil. Quand nous en avons terminé avec les
poux, nous reprenons la chasse contre les terribles suceuses de sang ; nous
devons les éliminer toutes car quand une seule réussit à se glisser sous les
couvertures, cela devient insoutenable et il est impossible à ce moment là, de
les repérer dans l'obscurité. Ce travail se renouvelle tous les soirs,
quelquefois pendant la journée. Cela nous préoccupe fortement de ne pas
parvenir à s'en débarrasser. Quand notre santé est déjà très précaire, les
attaques incessantes de toute cette vermine atteignent profondément notre
moral. Les gardiens ne font rien pour nous en débarrasser. 2 MARS Le Rhin a été percé sur plusieurs
endroits ; les Américains ont réussi à construire plusieurs têtes de pont
principalement COLOGNE, DUSSELDURFF. Ils maintiennent leur avance et s'occupent
en ce moment à transporter leurs matériels de l'autre côté du fleuve. A l'Est,
les Russes multiplient leurs attaques et parviennent à gagner du terrain. La Pologne,
la Finlande, les Pays Baltiques, la Hongrie, la Roumanie et la moitié de la
Prusse orientale sont occupées par les Russes. Ces bonnes nouvelles nous ont
été rapportées par mon compagnon de cellule qui travaille dans un atelier de
l'extérieur. 3 MARS Six condamnés à morts sont passés ce
matin, pour être guillotinés. On finit par s'habituer à ces messages de mort.
Il y a une semaine déjà que mon ami n'est plus et j'ai appris aujourd'hui que
quatre belges dont j'ignore le nom avaient été exécutés le même jour. Le nombre
des victimes augmente sans cesse. Depuis quelques jours, nous nous rendons compte
qu'une grande nervosité règne parmi les gardiens. Les nouvelles que nous
recevons en sont peut-être la cause. Ils ne savent plus très bien comment se
comporter vis à vis de nous. Vont-ils nous traiter mieux ou plus mal ? Nous
nous inquiétons peut-être à tort et l'espoir de voir arriver rapidement les Américains
nous envahit. Il ne nous reste plus qu'à attendre la suite des événements. 10 MARS Les jours passent et je m'affaiblis de
plus en plus. De temps en temps je tâte la grosseur de ma jambe et en appuyant
dessus, je remarque que mes doigts s'incrustent dans la peau et disparaissent
seulement après plusieurs secondes. Je constate aujourd'hui des symptômes
analogues au pied droit et la peau est devenue d'une couleur rougeâtre comme
l'autre pied tout au début de la maladie. Ce matin, je suis dans l'impossibilité
de travailler même assis, mes pieds sont incapables de me porter. Je demande
l'autorisation de me faire soigner à l'infirmerie. Vers dix heures, les
cellules sont ouvertes et deux détenus qui s'y rendent, me transportent dans la
cour où attendent déjà une vingtaine de malades. Nous attendons, comme
toujours, un bon moment avant que le chef infirmier, un S.S. sanguinaire ne se
décide à ouvrir la porte. Plusieurs sont dans un état grave et avant d'arriver
sur le seuil, tombent et meurent sur place. Plusieurs médecins ff (faisant fonction)
s'efforcent de soigner, avec les moyens du bord, les malades les plus atteints.
Je cherche du regard, mon médecin et ami André Charon de Liège qui me soigne
depuis fin octobre de l'année dernière et qui connaît très bien mon cas. C'est
grâce à lui que j'avais pu être radiographié début janvier. Mon cas est
désespéré, me dit-il, car seul l'alimentation peut me sauver. Il s'efforce de
me remonter le moral. En parlant plus bas, il m'explique que des divisions
blindées américaines approchent et que nous pourrions bientôt être libérés.
Dans une ou deux semaines maximum, les américains seront ici. Ces paroles me
redonnent du courage et une force nouvelle. Je me dis que je ne suis pas le
seul à souffrir car autour de moi ce ne sont que des cadavres vivants : les uns
sont atteints de diphtérie, d'autres de pleurésie ; plusieurs sont couverts de plaies
purulentes, rongées par la vermine. Quelques uns, comme moi, sont touchés par
l'ostéite tuberculeuse. C'est atroce ! 24 MARS Deux semaines se sont écoulées. Je n'ai
plus aucun courage, ni la force de prendre des notes. Je ne pèse plus que 49
kilos, le mal a empiré et j'attends toujours la délivrance. La date prévue
expire aujourd'hui et je ne vois toujours rien venir. Dans la situation
tragique qui est la mienne, j'étais soutenu par ce grand espoir d'une
libération rapide et maintenant... je désespère ! Certains gardiens voyant
l'avance des Alliés et leurs pertes considérables sur tous les fronts se
vengent sur nous. Ils continuent à nous faire souffrir. Pendant la promenade,
les plus valides sont pourchassés à travers la cour. Nous avons vécu des jours,
des mois, des années harcelés par la pensée d'une mort probable. 4 AVRIL Les troupes blindées américaines
avancent en direction de BRAUNSCHWEIG et de WOLFENBUTTEL. Pour son prestige, le
général américain PATTON qui les commande veut arriver à l'ouest de Berlin
avant les russes par l'Est. 6 AVRIL J'entends des bruits de clés, les portes
s'ouvrent et les détenus valides doivent sortir leurs paillasses pleines de
vermine et les déposer dans la cour. Les ateliers sont tous fermés et chaque
cellule reçoit du matériel de nettoyage et de l'eau. Chacun doit nettoyer sa
cellule à fond. On nous apporte ensuite des paillasses qui ont été nettoyées à
coup de bâton ; bien sûr, elles ne contiennent plus de puces, ni punaises.
Depuis le 21 septembre de l'année dernière que je suis à Wolfenbüttel,
c'est bien la seule fois qu'on fait le grand nettoyage. Nous avons vécu dans la
crasse depuis cette date. Pourquoi ne l'a-t-on pas fait plus tôt ? Mon cœur bât
à tout rompre. Le miracle tant attendu va t-il enfin s'accomplir, je n'ose y croire
! 10 AVRIL Nous sommes prévenus que les prisonniers
N.N. du bâtiment des condamnés à mort vont être évacués cet après midi pour une
destination inconnue. Déjà, on entend le grondement des canons, les
bombardements se font plus intenses, les Alliés approchent. Vers quatorze
heures, des centaines de détenus quittent la prison en colonnes de trois,
encadrés par des gardes armés. Ce départ rapide nous inquiète, car nous
craignons que les allemands n'aient reçu des ordres « du haut commandement
allemand » décidant de les éliminer dans un endroit boisé avant leur
arrivée. 12 AVRIL J'attends la délivrance d'un moment à
l'autre. Je suis très amaigri et mes côtes apparaissent sous la peau. Mes bras
sont si maigres que j'arrive à les entourer avec mes doigts. Dans l'après-midi les sirènes se mettent
à hurler et nous entendons le vacarme assourdissant des canons et des
mitrailleuses. Les gardiens qui avaient quelque chose à se reprocher avaient
pris la fuite pendant la nuit. Des cris et des éclats de voix se font entendre,
je voudrais voir ce qui se passe à l'extérieur, mais je me rends compte qu'il m'est
impossible de me lever. L'un de mes compagnons valides me crie soudain : Je suis seul dans la cellule, la porte
est ouverte et mes compagnons sont sortis dans la cour où des centaines de
détenus manifestent leur grande joie. Soudain une tête apparaît dans l'entrebâillement
de la porte et je reconnais mon ancien camarade de cellule Pierre PUTZ. En le
voyant, je me mets à sangloter sans pouvoir lui dire un mot. Comme s'il devine
ma pensée, il propose de me porter sur son dos et me conduire à l'infirmerie
auprès de mon médecin André qui me soigne depuis novembre dernier. La gravité
de mon cas nécessite des soins extrêmement urgents. Mon ami me dépose sur une marche de
l'escalier de la cour, car la descente de l'étage au rez-de-chaussée l'a épuisé.
Pendant qu'il se repose, nous assistons alors à des scènes violentes entre
détenus politiques et détenus de « droit commun » allemands. Il y a
aussi des vengeances personnelles contre les mouchards, hommes de confiance des
gardiens. On les reconnaît facilement à leur corpulence, ils sont gras d'avoir
été bien nourris. Des anciens détenus tentent de rétablir un peu d'ordre. Un peu
plus loin, une foule entoure quelques militaires américains, leur mitraillette
à la bretelle. Ils se frayent difficilement un passage et se dirigent vers
l'infirmerie en distribuant des cigarettes, du pain et même du chewing-gum. Les gardiens qui sont restés ont été
remis aux mains des M.P. (la police militaire). Des centaines de détenus se
sont rassemblés devant le bâtiment où se trouve la réserve de vivres. Des mains
lancent des pains entiers par la fenêtre. Dans la cour, c'est la curée, des
coups sont échangés. Ce sont les plus costauds qui accaparent la plus grande
part du butin. J'ai tant envie de soulager mon estomac mais mon état physique
ne le permet pas. Pierre se propose de s'approcher et essayer d'attraper un pain
au vol. Après quelques minutes qui m'ont semblées très longues, je le vois
enfin apparaître avec un pain qu'il serre sur sa poitrine, il le partage aussitôt
et nous le savourons comme un gâteau. Je vois des soldats s'approcher de cette
masse en folie de destruction et les menacer avec leurs mitraillettes car il
ont de la peine à maîtriser cette meute de loups affamés. Pierre me charge sur
son dos et nous nous éloignons rapidement de cet endroit devenu très dangereux.
Nous rencontrons des détenus russes. Ils sont tous regroupés autour d'un feu de
bois, deux sont armés chacun d'un grand couteau de boucher. Au dessus de ce
feu, deux porcelets embrochés finissent de cuire. Ceux qui sont armés découpent
des morceaux tout fumants qu'ils distribuent à leurs copains. Le produit de ce
festin devait certainement appartenir au directeur de la prison pour des
réceptions privées. L'odeur que cette viande dégage, ce parfum pénétrant qui
nous attire et nous saoule, décide mon ami à se rapprocher pour mendier un
petit morceau. Devant leur attitude menaçante, il n'insiste pas. J'ai appris quelques jours plus tard,
après cette orgie, que trois russes sont décédés une heure après dans d'atroces
souffrances. Un aliment riche en calories consommé exagérément après une longue
abstinence provoque une hémorragie interne. Un régime alimentaire très strict
est conseillé particulièrement à tous ceux qui ont vécu quelques temps dans des
conditions épouvantables. Arrivé devant la porte du « Lazareth » (Infirmerie), Pierre me dépose sur le seuil
et parvient à joindre le docteur qui arrive aussitôt. Il me fait un geste
amical et m'invite à ne pas bouger. Peu après, deux détenus arrivent avec une
civière, mais avant de partir, je fais mes adieux à mon camarade qui m'a si
bien aidé pendant ce premier jour de liberté. On me transporte dans une pièce
où se trouvent déjà plusieurs malades et parmi eux, Antoine Claessens de
Soumagne dit Tony et le Baron de Loen que j'avais
rencontré lors de mes promenades matinales. Il paraît très mal en point. Il est
atteint également par l'Ostéite tuberculeuse et me montre l'ampleur de cette
maladie. Les gonflements affectent les deux jambes en entier jusqu'au bassin
tandis que les miennes le sont jusqu'aux genoux. Nous sommes les deux seuls éclopés dans
ce groupe ; Tony est atteint d'une congestion pulmonaire. Pour le reste, les
uns sont atteints de pleurésie, d'autres sont remplis d'abcès ou de furoncles.
On nous apporte un bon plat de semoule de riz bien épaisse. Pendant ce temps,
je demande au docteur que l'on s'occupe de récupérer nos affaires personnelles
stockées au magasin d'habillement. Lorsque nous voyagions d'une prison à l'autre,
nos effets personnels étaient déposés dans un magasin, que nous récupérions à
chaque départ. Nous retrouvions ainsi tous nos papiers d'écriture, lettres
intimes et le journal dissimulé astucieusement. 14 AVRIL Bien que libérés, tous les détenus ne
pouvaient quitter la prison sans le document de sortie dûment en règle établi
par le Gouverneur Militaire Allié. Le docteur a dû intervenir pour obtenir
notre ordre de transfert vers l' hôpital de BRAUSCHWEIG. Dès que nous y sommes entrés, un tri est
fait. Ceux atteints de maladies contagieuses se rangent sur le côté. Pour les
autres, des chambres sont prévues pour les affections diverses. Comme nous sommes
atteints tous deux aux os, je suis installé côte à côte avec mon ami le Baron. Nous avons à notre disposition, une
jeune infirmière allemande qui s'appelle Magda. Elle est sympathique et très
aimable. Tout d'abord, elle doit s'occuper de notre toilette, un travail très
ingrat pour elle car nous sentons mauvais. Elle est aidée par un tout jeune
aide infirmier qui me prend en charge sur son dos et me conduit d'abord à la
salle de bain. Il m'aide à me déshabiller et mes froques
sont mises dans un sac pour être brûlées. Depuis plusieurs mois, je n'avais pu me
laver convenablement ; aujourd'hui, je prend mon premier bain exceptionnel. Je
reste assis dans la baignoire à essayer d'enlever cette crasse qui imprègne ma
peau et pendant ce temps, le jeune Allemand me frotte le dos avec une brosse à main
à poils durs. A force de frotter, ma peau est devenue toute cramoisie et malgré
l'utilisation abondante d'une poudre de savon, il reste cependant une mince
croûte qui disparaîtra à la longue, je suppose ! Avec son aide, j'enfile des
sous-vêtements propres mis à notre disposition, puis il m'emmène chez un
spécialiste qui m'examine consciencieusement : radiographies, examens, analyses
de sang et d'urine, pesage ; il est aidé par son infirmière de service. Quand
tout est terminé, le docteur m'ordonne de suivre un régime alimentaire spécial :
des produits uniquement à base de lait et des fortifiants. Avant de quitter la pièce, je me regarde
à deux fois dans un miroir sans me reconnaître. Les pommettes saillantes, les
yeux creusés dans les orbites, l'état squelettique de ma personne me rend méconnaissable
; c'est effarant ! Quand à mon poids, c'est une catastrophe ! 40 Kg. Depuis le dernier
contrôle à la prison, j'ai perdu 9 Kg. Quand je rentre dans ma chambre, mon
camarade n'est pas encore revenu. Quelques instants après, notre garde-malade s'amène
et me fait une injection de vitamines, puis très fatigué, je me suis endormi !
A mon réveil, je constate que la chambre est éclairée, il fait presque nuit et
l'absence anormale de mon copain commence à m'inquiéter. Je veux en avoir le
cœur net ; je pousse sur le bouton de
sonnerie et quand Magda arrive, je lui demande brusquement des nouvelles de mon
ami. D'abord surprise de mon ton, elle s'enhardit pour m'expliquer que peu
après avoir quitté la chambre pour prendre mon bain, il s'est éteint subitement
sans un cri, foudroyé par un mal qui ne pardonne pas ; Son cœur n'a pu résister
à cette maladie trop avancée pour pouvoir l'enrayer. Cette disparition le jour
même de notre libération m'affecte profondément. C'est le quatrième ami que je perds
dans des conditions épouvantables. Pendant un instant, je pense à tous mes
compagnons disparus dans la tourmente depuis mon arrestation : Fernand Erkens, mon cousin de Lixhe (Belge) fusillé au camp de
Beverloo à Anvers. Paul Chaumette, de St Etienne (France) tué suite à un
bombardement ici à Braunschweig. Jean Legrand, de
Calais (France) guillotiné à Wolfenbuttel, après sa tentative
d'évasion. Baron De Loen d'Ixelles décédé ce jour à
l'Hôpital « Lismarode ». 15 AVRIL J'ai passé une nuit très agitée en
pensant à tous mes amis que j'ai perdu. Je suis très bien soigné ici. Les
médecins et infirmières sont très gentils mais je pense sans cesse à mes
parents qui me manquent énormément. Ils doivent se morfondre en ce moment. Six
mois déjà qu'ils sont sans nouvelles, sans savoir si je suis toujours vivant.
J'espère que mes anciens compagnons de cellule : Marcel HOLLERT de Roly (Mariembourg-Hainaut), Jacques
HENSENNE de Herstal (Liège), Jean BRANDS de Bressoux
(Liége), Antoine CLAESSENS de Soumagne (Liège), René
ADAM de Wandre (Liège) n'oublierons pas, qu'aussitôt rentré chez eux, de
prévenir ma famille afin de la rassurer sur mon sort sachant que mon état de
santé m'obligera à me faire rapatrier beaucoup plus tard. Je suis certain que
mes parents seront prévenus par l'un deux. 18 AVRIL Après quelques jours de soins intensifs,
la maladie semble se stabiliser. Grâce aux bons soins de mon infirmière, je
commence à me réadapter petit à petit. je commence déjà à marcher dans la
chambre en m'appuyant sur le bord de mon lit, ce qui n'est pas si mal pour un
début et je reprends un peu de poids. 22 AVRIL Je reçois aujourd'hui un costume civil à
ma taille pour ma première sortie d'Hôpital. J'ai la permission de me promener
dans le parc ; je respire enfin l'air pur à pleins poumons. Je marche avec
moins d'hésitation et commence à me sentir mieux dans ma peau. Je me repose quand
j'en ai envie, je mange de bon appétit et je reprends du poids. Malgré mon
impatience de rentrer chez moi, je dois attendre une guérison complète pour que
le médecin se décide à me laisser partir. 25 AVRIL Les jours passent et se ressemblent. Je
lis quelques revues que Magda m'a apportées, elle continue d'être aux petits
soins avec moi. Je reçois aujourd'hui la visite d'un
soldat américain. Ne sachant pas parler l'anglais, un médecin allemand qui
l'accompagne a bien voulu me donner quelques mots d'explication : Un car est mis à notre disposition par
le service de l'hôpital et nous arrivons peu après dans cette prison maudite où
tant des nôtres ont été guillotinés. Nous profitons de l'occasion qui nous est
offerte pour visiter la maison de la guillotine. Un ancien détenu allemand s'en
occupe et nous pénétrons dans cet endroit sinistre. Nous sommes pris par l'émotion
à la vue de cette machine infernale. Notre guide nous explique en quelques
mots que deux jours avant la libération, le directeur de la prison avait fait
enterrer la guillotine pendant la nuit. Malheureusement pour lui, quelques
détenus N.N. avaient réussi à s'échapper du groupe qui avait été évacué le jour
avant l'arrivée des Alliés et sont venus rejoindre Wolfenbüttel
quelques heures après l'entrée des troupes du général PATTON. Connaissant
l'endroit, il firent déterrer la guillotine et les officiers américains qui n'y
avaient pas cru durent se rendre à l'évidence. D'ailleurs, le directeur se
trouve enfermé à son tour dans une des cellules de sa prison. 8 MAI Nouvel examen de routine ! Le médecin me
déclare qu'il n'y a plus trace de tuberculose des os mais que par contre, j'ai
des problèmes à la colonne vertébrale et à l'estomac. Ce n'est pas nouveau ! Je
me rappelle la torture subie à la prison de Hasselt et l'insuffisance alimentaire
provoquant au fur et à mesure un rétrécissement de l'estomac. Le docteur veut
me garder encore une semaine ou deux, mais mon impatience est telle qu'il se
décide à me donner le feu vert. Il faut encore patienter deux à trois jours
maximum. 10 MAI Le jour tant attendu est arrivé, un
départ vers un centre de rapatriement à quelques pas d'ici, est prévu dans
l'après-midi. Après avoir pris mon dernier repas copieux de l'hôpital, je
prépare en toute hâte mes effets personnels ; je remercie chaleureusement les
médecins et infirmières qui m'ont si bien accueillis et soignés. Avant de nous
séparer, le personnel nous souhaite un bon et prompt retour. Le temps est magnifique et après un
quart d'heure de marche, nous arrivons dans un centre d'accueil où nous sommes
reçus par une assistante sociale ; Nous recevons une fiche d'entrée à remplir :
nom, adresse, pays, lieu de destination et disposons d'une salle très propre pour
nous y installer. Douze matelas et couvertures sont entassés dans un coin pour
y passer nos dernières nuits. A dix-huit heures, nous recevons, à volonté, du
pain et un bol de soupe délicieuse aux petits pois bien épaisse. Nous attendons
tous impatiemment le moment d'être rapatriés. 11 MAI Le matin, nous sommes tous sur le
qui-vive, très énervés d'attendre. Enfin, vers midi, je pousse un soupir de
soulagement quand on nous annonce le départ pour demain d'un convoi pour la
Belgique et la Hollande. Tous les Belges, Français, Luxembourgeois et Hollandais
qui se trouvent au centre d'accueil doivent se tenir prêts pour le 12 mai, à la
levée du jour. Des cris de joie remplissent la salle. L'assistante nous prête un
Atlas. Le trajet est long de BRAUNSCHWEIG à LIEGE et en tenant compte des
détours éventuels, nous calculons un parcours de 500 Km environ d'une durée de
trois à quatre jours maximum. 12 MAI Libéré
le 12 avril, transféré à l'hôpital pour sortir le 10 mai vers un centre de
rapatriement, c'est aujourd'hui le grand jour, je peux enfin respirer. Je
rentre au foyer par le convoi de rapatriés qui doit arriver de l'Est. Des
vivres sont distribuées à chacun : du pain, des biscuits, du beurre, des boîtes
de viande et de la confiture. Le tout dans une boîte en carton. La gare n'est pas loin, nous traversons
une partie de la ville sinistrée. Les décombres sont déjà en partie, dégagés
par les habitants qui ont repris courageusement le travail. En arrivant à la
gare, un train de wagons à marchandises est à l'arrêt qui nous attend. Je suis
un peu surpris, mais qu'importe, le principal c'est de rentrer chez soi. Deux militaires
viennent à notre rencontre pour nous aider à nous installer dans les derniers
wagons du convoi, destinés à être repris en charge par une seconde locomotive
et dirigés vers la Belgique. Les autres sont destinés pour la France par
l'Alsace. Ils sont tous pourvus de paillasses et de couvertures prévues pour
chacun. Sur la plate-forme avant et arrière, deux militaires armés escortent le
convoi par mesure de sécurité. Il est huit heures exactement quand le train se
met en marche. Il fait frais ce matin, je me recouvre
les épaules et je m'étends sur la paillasse. Nous sommes une douzaine dans ce
wagon, des Belges et quelques Hollandais. Personne ne dit mot, quelques uns
fument. Ce silence est impressionnant. Je suppose que nous nous recueillons
tous, nous ne pensons qu'à une seule chose, c'est d'arriver à bon port. Une petite
ouverture dans la cloison laisse pénétrer une légère clarté suffisante pour se
dégourdir un peu sans marcher sur ses voisins ou se désaltérer quand on a soif ;
une cruche remplie d'eau munie d'un petit robinet est fixée solidement à
l'avant du wagon. De temps en temps, le train s'arrête pour nous permettre de
satisfaire nos besoins naturels. Par la porte entr'ouverte, on voit défiler
lentement des fermes, des prairies, des champs, des bois, des petits villages
de campagne qui se répètent sans cesse. Le trajet est souvent détourné afin
d'éviter les villes détruites par les bombardements récents. 15 MAI Après trois jours et trois nuits
consécutives d'un voyage long, fatiguant et interminable, le train entre en
gare de AACHEN (Aix-la-Chapelle) où nous recevons un colis de ravitaillement.
Après une halte d'une heure, nous repartons et franchissons la frontière belge
vers huit heures du matin. Visé est le prochain arrêt ; pour moi, c'est presque
la fin du voyage. Au fur et à mesure que nous approchons, mon visage rayonne de
joie. A dix heures environ, le convoi entre en gare, mon cœur bat à tout
rompre. Une vingtaine de personnes se trouvent sur le quai attendant un des
leurs, toujours porté manquant. Je cherche désespérément un des miens qui
pourrait s'y trouver. Dans un groupe, plusieurs tiennent en main, des pancartes
portant les inscriptions « Avez-vous connu un tel ou une telle »
(différents noms de personnes y sont inscrites) Mes yeux se fixent sur un visage
qui ne m'est pas inconnu, puis soudain un éclair traverse mon esprit, je viens
de reconnaître le frère de maman. Je lui crie : Pendant que j'attends à l'intérieur de
la gare, mon oncle Pierre qui est venu à bicyclette s'empresse d'aller prévenir
mon frère Marcel qui habite à 200 mètres d'ici, chez tante Marguerite, la sœur
de maman qui l'avait hébergé, aussitôt après mon arrestation. C'est de là qu'il
a continué a opérer des sabotages avec combat contre les gardes ennemis. Recherché
par la gestapo depuis 1943, il n'a pas arrêté de lutter contre l'envahisseur.
Après un quart d'heure d'attente, je le vois enfin arriver comme un bolide pour
se jeter dans mes bras. Nos retrouvailles sont très émouvantes et en attendant
que s'amène le taxi LHOEST de Devant-le-Pont, il ne se lasse pas de parler de
maman, papa, de Jean, Josée et Annie. Il me tarde tant de les voir. Quatre
kilomètres à peine me séparent de la maison, la voiture ne roule pas assez vite
à mon gré. Pour calmer mon impatience, je regarde les maisons, défiler devant
mes yeux, mais rien n'a changé ou presque ??? Arrivé en vue de – chez moi – , mon cœur
se serre, mes jambes se mettent à trembler. En les voyant tous apparaître
devant moi, l'émotion m'étreint, je sens que je vais m'évanouir, leurs bras me soutiennent,
puis j'éclate en sanglots. Pendant un bon moment, ce n'est que des embrassades,
pleurs et baisers. Mes voisins et amis sont là aussi. J'éprouve en ce moment,
un bonheur intense et ces instants inoubliables resteront à jamais gravés dans
mon cœur. C'est la fin d'un cauchemar qui avait
commencé exactement le 3 novembre 1943. [1]
La prison de Wolfenbüttel Nous l'avons dit. Samedi dernier sont arrivés à Bruxelles, venant de la zone britannique d'occupation quarante-six criminels de guerre allemands. Parmi eux, pas mal d’anciens gardiens de la prison de Wolfenbüttel, localité située à une vingtaine de kilomètres au sud de Brunswick. A cette occasion pas mal de sottises ont été écrites sur le régime infligé aux pensionnaires de cette sinistre Zùknaus où le régime nazi hébergeait indépendamment des condamnés devant purger des peines de travaux forcés a temps, des condamnés à mort qui attendaient le moment de leur exécution et les forçats politiques qui plongeait délibérément dans la nuit et la brume – Nacht Und Nebel -- En attendant de les rayer définitivement de la liste des vivants : les N.N. C'est à la prison de Wolfenbüttel que furent notamment guillotiné le bâtonnier de Charleroi, Mr Constant Renchon et son beau frère ainsi que des centaines, de patriotes belges et alliés, que fut pendue l'héroïne Marguerite Bervoets. Le régime intérieur de ce bagne était déjà assez inhumain sans qu’il soit besoin, comme l'ont fait certains confrères mal informés, de le corser d'appendices plus cruels encore. D'une imaginaire mine de sel, par exemple, ou les condamnés finissaient par ensevelir leurs os. La vérité n'a nul besoin d'être parée de fantaisie et d'exagération pour conserver cet aspect éminemment tragique et féroce que nous allons essayer d’évoquer. Les
condamnés à mort A Wolfenbüttel, les condamnés à mort, jugés bons pour le couperet ou pour le nœud coulant, par le Volksgerich (Tribunal du peuple) ou le Sondergericht (tribunal d'exception) étaient logés au rez-de-chaussée de la prison, dans l'aile réservée aux N.N. Les fers sans cesse aux poignets, le condamné était alors contraint de vivre seul, avec ses pensées, dans un étroit impasse ne possédant aucune pièce de mobilier : Ni table, ni tabouret pour s'asseoir, ni cassette pour ranger des souvenirs personnels qu’il n'avait d’ailleurs plus le droit d'avoir. Une cellule nue comme l'intérieur d'un cercueil. Heureux encore quand les gardiens n'enchainaient pas les mains du malheureux derrière le dos, ce qui l’obligeait de boire et manger dans son écuelle à la manière d'un chien lapant sa pitance. Le soir tout de même, on lui enlevait ses fers pendant l'espace d'un quart d'heure. Juste le temps nécessaire pour lui permettre de se défaire de ses vêtements à l'exception de sa seule chemise qu'il devait ranger… à l'extérieur de sa cellule, Le gardien lui apportait alors une méchante paillasse ainsi que deux minces couvertures qui devaient lui permettre de passer une nuit fort inconfortable, sur tout pendant les durs mois de l’hiver. Pas de chauffage, naturellement, mais des courants d'air à volonté. Très tôt le matin après que pendant un très court instant on les eut de nouveau débarrassés de leurs fers pour leur permettre de se débarbouiller, ces hommes, toujours enchaînés devaient tourner en rond, mais en silence, dans un préau, l'un derrière l'autre. Comme des chevaux au manège, ils faisaient claquer sur le sol durci, leurs étranges chaussures de bois cependant qu'un garde-chiourme, le doigt rivé à 1a gâchette d'un pistolet était toujours prêt à intervenir. L'attente de la mort pouvait ainsi se prolonger pendant des semaines, pendant des mois. Vers
la guillotine Le jour inexorable arrivait cependant tôt ou tard. Les Boches n'oubliaient jamais rien. Ni personne. Les exécutions avalent lieu habituellement soit vers midi, soit vers le soir. Ce jour-là, les gardiens se mettaient en frais et revêtaient leur plus bel uniforme. Les suppliciés étaient d'abord passés à la tondeuse et dépouillés de leurs vêtements à l'exception de leur pantalon. Puis on leur liait solidement les mains derrière le dos. Les N.N. à qui on avait fait vider leurs ateliers pour réintégrer leurs cellules, entendaient nettement claquer sur les dalles des couloirs les planchettes qui tenaient lieu de semelles aux malheureux. Certains autres, tel celui qui nous a documenté. – le N.N. 445 – les voyaient de leur lucarne partir un à un vers la guillotine se trouvant dans un petit bâtiment situé au fond d'une cour. Deux gardiens les escortaient. Deux minutes plus tard, l'aumônier faisait signe à un autre de venir. Et cette scène tragique se reproduisait jusqu'à ce que tout le contingent du jour soit exterminé. Six, sept, quinze condamnés parfois plus de vingt étaient ainsi couchés et ligotés sur la sinistre bascule de façon à présenter la gorge – et non la nuque, à l'impitoyable couperet, une masse de quatre-vingts kilos.
Le sort des N. N. Quant aux N.N., d'autres patriotes condamnés à des peines de travaux forcés à perpétuité, leur sort, pour être plus enviable, que celui des promis à la hache n’en était pas moins terrible. Déjà dépouillés de leur vivant, de tout ce qui constitue une personnalité, un état civil, ils n'étaient plus que des numéros-matricules. Pour ces reclus, pas de colis, pas la moindre correspondance, dans les deux sens avec leurs familles. Des hommes retranchés d'avance du monde des vivants qu'on faisait travailler en attendant le moment de les exterminer ! C'est ce qui se produisit à la prison-tombeau de Sonnenburg. Ce ne fut heureusement pas le cas à Wolfenbüttel où l'avance américaine contraignit les fonctionnaires de la prison d'évacuer leurs N. N. vers Magdebourg, puis vers Brandebourg, où les Russes les délivrèrent en pleine bataille. Aujourd'hui les rôles sont changés. Les gardiens de l'enfer de Wolfenbüttel sont actuellement chez nous, derrière les murs épais et les grilles solides de la prison de Saint-Gilles. Nul ne les plaindra. Encore que le régime qui leur sera imposé sera tout de lait, de miel et de sucre au regard du « bon vieux temps » où ils pouvaient promener impunément leur hargne, leur lâcheté, leur matraque et leur trousseau – casse-tête – dans les couloirs et les cellules de leur ancien domaine. Mais on les tient. C'est l'essentiel. Leurs anciens pensionnaires, rescapés de cet enfer ont certainement brûlé un cierge quand ils ont appris, l'autre jour, leur débarquement peu glorieux en gare de Schaerbeek. La Justice immanente n'est pas un vain mot.
CELSE PLEUMONT
Extrait de la Nouvelle Gazette de Charleroi du 27 novembre 1945 |