Maison du Souvenir

Lettres écrites par Jules de Suraÿ en 1915.

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Lettres écrites par Jules de Suraÿ en 1915.

point  [article]
Le Dr Jules Suraÿ

La Feldgendarmerie devant la maison du Dr Jules Suraÿ

La maison du Dr Jules Suraÿ après la guerre

Lettres écrites par Jules de Suraÿ en 1915

Qui est, Jules de Suraÿ

Médecin de Houtain-st-Siméon, né en 1866, il habitait rue de l’Eglise.

En 1914, il se sauve avec ses 5 enfants et les autres habitants du village à Maastricht. Là, il ne peut pas professer.

Il s’engage en passant par l’Angleterre et est envoyé à Calais, à l’hôpital militaire belge.

Il s’occupe alors du transport des malades et des blessés par le train sanitaire allant de La Panne à Calais.

Après la guerre, il reprend son travail de médecin généraliste.

C’est sa fille Blanche qui épouse Fortuna Troquet, fils de Gustave Troquet.

Ses lettres

  1. Bien chère Marie et enfants chéris,

Tout d’abord, je demande des nouvelles de votre santé à tous. Maintenant que vous connaissez mon adresse, vous pourrez m’écrire de suite et me direz ce que tu fais, ce que font les enfants, comment va Mathieu et tous, et Gustave, etc, etc. Quant à moi, je me porte très bien et vais vous narrer par le menu mon existence jusqu’à ce jour. Comme cette narration sera longue, je vous prie de la montrer à ceux que cela pourrait intéresser.

Lundi 19-07-15. Tu sais bien comment, après avoir embrassé les enfants endormi, je t’ai embrassée et quittée rapidement sans me retourner. Albert et Mouise m’accompagnent, le camarade Mathieu porte ma valise. A la gare, je retrouve le vétérinaire Melon qui rejoint l’armée. Il est accompagné de sa femme et de sa belle-sœur. J’embrasse Louise et Albert et Mathieu qui pleurent. Le train part à sept heures. A Beeck sur le quai l'express passe en vitesse : Pierre et Ninie sont là. Je ne puis que les entrevoir, ils agitent leurs mouchoirs. Je ne sais pourquoi je suis si ému, ce sont les dernières connaissances qui me saluent, je suis maintenant lancé seul dans l’inconnu. Tout me repasse à l’esprit : les amis, la famille, la maison, la patrie. Je me ressaisis et arrive à Flessingue vers 12 h 30. Nous nous rendons en ville et dinons paisiblement sur la digue. Quelques Zélandaises sont accoudées, regardant la mer. Avec leur taille étroite et leurs jupes bouffantes, elles me font de loin l’effet des petites bergères en bois des troupeaux de Saint Nicolas. Vous connaissez leur coiffure avec les palettes en cuivre doré au niveau des tempes.

L’après-midi fut tout entier ^ris par les diverses visites aux consulats belges et anglais. Une dernière promenade sur la digue et nous revenons vers 8 heures du soir à la gare maritime. Nous prenons nos coupons pour Londres, la douane hollandaise visite nos malles et à 9 heures, prenons place sur le bateau pour y passer la nuit.

Le coupon kilométrique Maastricht - Flessingue m’a coûté 4,50 florins et le coupon Londres - Flessingue 24,60 florins. Nous logeons avec LM. Melon à deux dans une belle cabine du steamer Mecklenburg de la Cie Geclaud, magnifique navire à deux ponts et pourvu de tout le confort moderne.

Mardi 20. A 5 h ½, je suis sur le pont. Le navire démarre à 6 heures sans bruit,. Des deux côtés, les rives zélandaises pauvres et désertes. Nous sommes dans l’embouchure de l’Escaut. Un peu avant d’atteindre la pleine mer, sur la droite, in clocher, un village perdu. De quoi peuvent bien vivre les habitants ? Une mouette, gris pigeon aux grandes ailes comme cassées au milieu s’obstine à suivre le navire pendant une grosse demi-heure. Enfin, elle s’abat sur les flots. Au loin à notre route un vaisseau s’avance dans la même direction que nous, venant sans doute de Rotterdam.  Puis plus rien que de l’eau, un horizon dont nous occupons le centre renfoncé alors que sa ligne soulevée nous (…) Il paraît que nous pouvons voir de part et d’autre un rayon de 16 kilomètres. La mer est calme ; les eaux ont ders tons vert bouteille ou saumâtres, suivant qu’elles sont dans l’ombre ou éclairées du soleil. Vers midi, l’on aperçoit une ligne bien loin, bien loin. Ce sont, paraît-il, les côtes anglaises car pour moi, avec ma vue de chouette, je n’aperçois pas grand-chose. Nous entrons dans l’immense embouchure de la Tamise. Il est quatre heures, le fleuve s’est rétréci, notre navire stoppe au beau milieu et un transbordeur nous prend pour nous conduire sur la rive droite, ) la gare de Tilbury.

Je vous écrirai la suite demain ou après. Je joins ici une carte que j’ai écrite étant près de Georges. Tu la mettras à la poste. Monsieur Ruland doit être à Carteretsn j’ai vu un de ses compagnons. Je lui ai écrit. J’ai déjà rencontré jusqu’à présent Jean Rasquinet, le fils Lhoesr, Peeters d’Elvaux à Heure, Justin Furnelle, Gaston, Justin Nivard et Henri Pourmé, tous biens portants. Je t’embrasse ainsi que tous

                                                           Jules

Chère Marie et enfants bien aimés,

Continuant ma narration, me voici donc arrivé en gare de Tilbury à 17 heures. C’est seulement vers 19 heures que la visite et la vérification des passeports est terminée. Je prends le train pour Londres où j’arrive à la gare de … vers 20 heures. Je suis obligé de prendre un cab qui me conduit au Saint Ermius Hôtel, rue Caxton près de la Victoria Street. Le cab est une espèce de petit tilbury dont le cocher est placé derrière, sur un siège élevé au-dessus et en arrière de la capote. Arrivé à l’hôtel,  j’y vois le docteur Jodts et je dîne. Sorti vers 21 h 30, toujours droit devant moi afin de retrouver facilement la nuit mon chemin de retour, je vois Londres sombre, presque sans éclairage, sans cafés ouverts avec une circulation intense de bus à deux étages bondés de voyageurs. Je rentre vers 22 h 39 et me couche.

Mercredi 21 juillet 1914 ; Fête nationale belge. A sept heures je suis sur pied et bientôt prêt. Un peut déjeuner rapide et en route vers l’adresse que m’a donnée huer le docteur Jodts, c’est à dire le quartier général belge près du Tower Bridge. Je m’informe vingt fois. Les Anglais me comprennent très mal   je les comprends encore moins et me contente d’une direction générale. C’est qu’il ne s’agit pas d’aller au sud quand l’on doit se rendre au nord. J’ai trouvé. Ma secrétaire me fait un bon de voyage gratuit pour Wednesbury, me renseigne à Londres la gare de Paddington comme point de départ à 14 h 30, mon arrivée à 14 h 15 et pour le retour du lendemain départ à 11 heures pour rentrer à Londres à 14 h 15. Je profite de l’autobus qui amène les militaires à l’église de Westminster pour le Te Deum à 10 h 30. La cathédrale est comble. On chante le Gloria, messe de Finch. Ces chants sont admirables. N’ayant guère de temps, je rentre à l’hôtel où je laisse mes bagages et renonce à la chambre. On m’oriente vers la gare et je traverse le joli quartier du Parlement. J’ai vu deux dragons vêtus de blanc, montés sur de superbes chevaux que j’admire, montant la garde aux deux côtés de l’entrée d’un parc. Une musique s’amène. Ce sont des militaires anglais, une vingtaine, précédés d’une banderole portée par deux hommes. Ils jouent le pas redoublé l’Entre Sambre et Meuse et des gamins les escortent. C’est avec cette musique qu’on invite à l’enrôlement. Cela me rappelle les musiques de l’armée du salut jadis à Bruxelles.

Je donne un penny (deux sous) à un gamin de 6 à 7 ans, roux et dépenaillé. Il le prend tout étonné, le met en poche et rejoint ses autres camarades sans rien leur dire. On m’indique le métro. Je descends par ascenseur et suis tôt débarqué à Paddington . Il est midi. Je prends mon billet, m’informe bien de l’heure et de la voie et vais télégraphier à Blanche ces 16 mots : « Deleuze, Belgian Refugess Home, Wolseley House, Wednesbury. Arrive 5 h 15, viens station, ton frère Jules » Coût 8 penny ou 80 centiles donc 2 mots par penny. Deux heures trente, me voilà parti. Le train roule pendant deux heures sans arrêt jusque Birmingham. Pas un seul passage à niveau ; prairies et cultures magnifiques mais pas d’arbres fruitiers. Changé de train à Birmingham. Ici, c’est le pays industriel des environs de Liège et de Charleroi. Suis-je arrivé à Wednesbury ? Non, c’est Weinsbury me répond-on. Je descends quand même  car c’est l’heure de l’arrivée. Un homme me crie de l’autre côté de la voie : C’est vous Monsieur Suray ? Je traverse sur un pont et  Blanche est là qui m’attend avec Monsieur Halloy. Tout doucement, nous allons à la maison où logent 4 ménages, 4 enfants et 2 hommes. Blanche me dit son étonnement à la réception de mon télégramme. Je m’en doutais un peu et c’est pourquoi j’avais bien signé : ton frère Jules qui fut transcrit : ton frère Iule. Elle l’avait reçu à 14 heures. Jules était rentré à la maison à notre arrivée. Il avait cru à une farce lorsque les dames du logis lui avaient annoncé mon arrivée, mais il a bien dû se rendre à l’évidence. Jules, Blanche, Halloy et moi allons au devant de Julien et de Mr Rouvay qui quittait l’usine à 18 heures. L’usine n’est guère distante que d’un quart de lieue de la maison. Nous les rencontrons bientôt et Julien l’a déjà reconnu de loin. Il gagne bien sa vie, fait souvent des heures supplémentaires bien payées et ils paraissent heureux. Nous avons passé la soirée ensemble jusque onze heures en dégustant un verre de bonne bière anglaise.

La suite au prochain numéro.

Mille et mille baisers à tous

Jules

Je joins à ma lettre une feuille supplémentaire et une carte postale. Dis-moi si tu as bien reçu le tout.

3.

Phrase illisible

Chère Marie

Jeudi 22-7-15

Julien et Jules ne vont pas travailler. Monsieur Rouday de Verviers qui a une angine le remet des instructions que tu dois avoir reçues. Nous partons tout doucement vers la gare et je les quitte à AA h ½. Un quart d’heure d’arrêt à Birmingham pour prendre l’express et j’en profite pour envoyer de la gare une carte au petit Jean Werleman. Arrivé à Londres à 14 h 1/2. Je me rends par le métro au Farmer Street pour y prendre mon ordre de marche et les pièces nécessaires pour passer en France. De là, tout doucement, à pied (il pleut !) je retourne au Saint Ermius Hôtel retrouver mes bagages. Je transporte ceux-ci à la Station Victoria, les place en dépôt et m’informe de l’heure de départ pour le lendemain. Je me promène aux alentours de la gare Victoria où j’achète un allumeur, les allumettes étant de très haut prix en France. Cette nuit, j’ai logé près de la gare à l’Imperial Hotel. Je n’y suis guère si bien qu’à mon premier gîte.

Vendredi 29-7-1915

A 6 h ½, je suis sur pied. C’est de l’Imperial Hôtel que je t’écris une lettre que je n’ai pu mettre à la poste qu’en France à Dieppe. Le train part à 8 heures, file d’un trait jusque Folkestone où il stoppe à 10 h ½. Le bateau Folkestone - Calais est .supprimé, celui de Boulogne est réservé aux soldats (je suis toujours civil). Force m’est de faire la traversée de Dieppe. Calais exige 1 h 30, Boulogne 2 heures, mais Dieppe dimanche 4 heures de bateau. Après avoir fait viser mes pièces au bureau de la place en ville. Je m’embarque à 13 heures. Je suis ici dans l’océan, il règne un vent violent, les vagues se poursuivent, hautes et rapides. Le navire se ressent de leurs ondulations. Quelle différence avec la traversée de Flessingue. Le balancement m’amuse, je reste deux heures sur le pont, mais enfin, plus moyen d’y tenir : le vent amène des rafales d’eau qui vous mouillent complètement. Il faut rentrer. Mais à l’intérieur, le mouvement paraît bien plus intense, désordonné. Les boiseries craquent, on oscille de droite à gauche de travers, un vertige me prend, j’ai le mal de mer, je me couche sur un canapé. Peu de chose cependant, mais je dois tenir la position horizontale, le vertige me reprenant si je me lève. Un saut plus brusque culbute ma valise et fait rouler mon chapeau. Je les contemple sans les ramener. Tout le monde est malade ; beaucoup vomissent. Il semble que la banquette sur laquelle je suis couché m’abandonne puis elle me reprend, me soulève violemment comme pour me jeter bas. Je m’habitue peu à peu mais tout en restant prudemment couché et enfin, vers 5 heures,  on entre dans le port de Dieppe.

Je te joins une cinquième page où je puis parler de toi et des enfants. A bientôt

Jules, le 23-8

4. Trains sanitaires belges  Calais.  

Chère Marie,

Je mets le pied sur le sol français. Par conséquent, douane et police française. On ne se montre pas bien difficile et je suis bientôt libre. Je soupe et me dirige vers la plage. Ce sont des falaises qui bordent la mer, sortes de montagnes de craie en bancs ordinairement horizontaux comparables à ceux qui se trouvent à Wonck au début de la montée de Hallembaye. J’ai devant moi l’océan à marée haute dont les vagues puissantes viennent rouler et se briser sur la plage en flots d’écume avec un bruit assourdissant et  continuel de tempête. Vers 19 heures, il faut rentrer, c’est la loi et on me conduit dans une petite chambre obscure et sans fenêtre. Une autre fois, je demanderai à voir la chambre avant d’accepter logement.

J’ai passé cependant une bonne nuit. Aussi, à 6 heures je suis debout et me dirige vers la place militaire afin d’obtenir un coupon pour Calais, le train unique partant à 8 heures et demie. Les bureaux ne sont ouverts qu’à neuf heures, je ne puis donc partir aujourd’hui. Profitons de la journée. Par les hauteurs de l’intérieur, j’atteins le sommet des falaises que je suis et dont je sonde les gorges profondes. Vers 10 h ½, je vais à une caserne belge y chercher mes pièces, c’est là que cantonnent environ mille de nos jeunes soldats recrutés des pays alliés. J’assiste à une séance de vaccination antityphique et redescend en ville avec le docteur, un rappelé. Je vais à l’hôtel de Normandie où je transporte ma malle, ne voulant plus passer la nuit dans le trou où j’ai dû passer la dernière. Je dîne et parcours la ville. C’est une cité agréable et gentille. La mer, le port et vers l’intérieur les collines boisées et fertiles. J’entre à l’église Saint-Jacques. Dieu ! Quelle saleté et quelle négligence et abandon et quel contraste pour moi qui ai encore la vision des intérieurs parfaits et brillants des églises de Maastricht. Vers 18 h, j’étais à la plage assis sur une barre de pierre lorsqu’un soldat belge s’approche. « Je crois que c’est le docteur ! » dit-il. C’était Jean Rasquinet gros et gras et souriant. Il me raconte que je suis la première personne du pays qu’il rencontre depuis la guerre, qu’il travaille aux armes, est bien payé et est relativement heureux. En tous cas, il est loin à l’arrière et ne court aucun danger. Je le reconduis un bout de chemin car il doit rentrer à la caserne là-haut pour 20 h ½. Je lui paie une limonade (l’alcool étant interdit aux soldats) et je rentre souper. Je fais après cela le tour de quelques rues et de la digue. Le matin, j’ai ramassé un galet pour en faire un presse-papier. Le rapporterai-je à la maison ? Il est si lourd dans ma malle, pesant peut-être bien un kilo. C’est un souvenir de Dieppe.

Dimanche 25-7-15

Je traîne ma valise jusqu’à la gare. C’est dur de la porter pendant un bon kilomètre. Je me suis levé tard et dois me presser pour avoir mon unique train de 8 h ½. Je ne pourrai assister aujourd’hui à la messe. Le train arrive vers 11 heures au Tréport et là, je dois attendre 11 h ½.

Mille baisers

Jules

(Reçu le 23-8)

5. Chère Marie,

Le Tréport où je suis descendu pour quelques heures est une charmante petite ville au bord de la mer. Son port n’est guère accessible qu’aux barques de pêche. Mais ici, les falaises sont admirables et l’on jouit de vues splendides. Mais il est 11 heures et je dois remonter dans le train qui m’amènera à Calais à 21 heures. Je suis un commis voyageur en vins qui me conduit à un hôtel très chic : l’hôtel du Sauvage. Ici, l’on soupe et se couche à la chandelle car le soir, toute lumière doit disparaître. On n’y voit guère da ns ces vastes salles de restaurant quand on n’a devant soi qu’une bougie pour tout éclairage.

Lundi 26-7-15

Je dois me mettre à la recherche des autorités compétentes de mon service. Dans les bureaux on me remet ma nomination signée du ministre de la guerre en date du 14 juillet dernier. On m’y apprend (…) sanitaire. Je m’en réjouis car ainsi je pourrai voyager et rendre visite à tous nos petits soldats du pays qui seront si heureux de retrouver une connaissance qui leur parlera du pays et de leurs parents. Je me rends qu stationnement et là, en attendant qu’un train me soit spécialement affecté, on me loge dans un wagon qui ne quitte pas la gare. Je dors sur un brancard élevé sur des barres partant de la paroi latérale du wagon. On n’y est pas trop mal mais je n’ai pas de draps de lit et les couvertures de laine vous chatouillent partout.

Mardi 27-7-15

Je vais visiter la ville de Calais. Que de bateaux, que de marchandises dans le port ! Je comprends maintenant pourquoi les Allemands voudraient arriver ici. On tire le canon de tous (…) qui évolue là-bas bien haut. Il a tôt fait de disparaître. J’ai assisté ici à l’atterrissage (dans l’eau) et au départ d’un hydravion.

Mercredi 28-7-15

Je vais à l’hôtel de ville prendre l’adresse de Monsieur Herman-Nivard. Après bien des recherches, on me dit qu’il habite rue Berthois, 23. Je vais leur dire bonjour et suis très bien accueilli. Tout en me promenant dans la rue, je reconnais le petit Lhoest Peters d’Heure-le-Romain. Il revient de congé en compagnie d’un camarade verviétois. Pendant que je causais avec eux, une dame s’arrête et vient à moi. C’est Madame Etienne Lepot-Deboire, Hubertine Deboire, la sœur de Joseph Demolin à Wonck. Elle nous ramène tous chez elle, 10 rue de la Citadelle et nous régale royalement. Monsieur Lepot paraît aussi très content de nous recevoir et est très gentil. Je suis allé me commander un costume au boulevard Jacquart chez Nicolas Portal.

La nuit, vers minuit, des détonations retentissent. Nous avons vu le matin que c’était l’effet de bombes lancées sur la ville par un avion.

Jeudi 29-7-15

Je n’ai pas encore d’occupation fixée. Aussi, je sors en ville et vais voir le dégât des bombes. Je renonce à vous dénombrer le nombre de carreaux cassés, d’autant plus que juste aux environs se trouvait une grande fabrique de tulle à trois étages, dans le genre de la linière à Liège. Il n’y a pas eu heureusement d’accident de personnes et les marchands de journaux crient : « Lisez le Petit Calaisien, des bombes sur Calais, deux lapins et un chat tués ! » Il paraît que c’est vrai, mais en tous cas c’est miracle qu’il n’y ait pas eu mort d’homme quand on voit les portes et les fenêtres des petites maisons voisines transpercées et hachées.

Mille baisers

Jules

Je joins une feuille et une carte pour Hasselt.

6. Chère Marie, chers enfants,

Le vendredi 30 juillet, j’ai fait visite à l’hôpital Jeanne d’Arc à Calais et l’après-midi au cimetière du nord, là où se trouvent enterrés beaucoup de soldats belges blessés à l’Yser l’an dernier et morts à l’hôpital. Une petite croix de bois porte un nom ou bien un nom et un prénom, et quelquefois cette simple mention : soldat belge. Qui dort là ? On ne le saura peut-être jamais. Le lendemain samedi, j’ai pris livraison de mon costume. Me voici maintenant un militaire. Aussi, le dimanche 1 août, je me pavane dans les rues de Calais. J’ai beau faire le fringant, on ne fait pas attention à ma personne. C’est vexant ! Pardon, les pauvres petits simples militaires doivent me saluer et ne manquent pas de le faire. Naturellement, je réponds à leur salut. Mais comme la chose se répète un millier de fois peut-être, je trouve la corvée un peu lourde et je me sauve chez Monsieur Etienne Lepot. C’est là que je dîne, je soupe et passe  agréablement ma journée.

Le lendemain, on me désigne mon poste. Je suis attaché au T.C.M.5, c'est-à-dire Train d’évacuation mixte avec malades ou blessés assis et couchés. Je dois partir le soir même à 10 h pour arriver à destination à 2 h du matin.

Ce voyage s’est passé agréablement ayant réuni nombreuse et charmante compagnie dans notre voiture. Comme les affaires sont calmes sur le front, notre train attendra quelques jours avant d’avoir son plein chargement. En attendant, le mardi 3 août, je vais à La Panne où les militaires viennent en repos. J’y vais voir si je ne trouverais pas une figure de connaissance. Je n’y ai rencontré personne ce jour-là. Après avoir contemplé la mer, après avoir parcouru les dunes, distraction qui maintenant n’est plus neuve pour moi, force m’est de réintégrer le soir mon wagon.

Mercredi 4 août 1915

Puisque mes petits soldats ne sont pas au repos à La Panne, je forme le projet d’aller les trouver dans leurs cantonnements. La chose n’est pas bien aisée car ils sont dispersés dans des localités différentes et cela au front de bataille dans un pays où à chaque pas l’on est arrêté par la gendarmerie qui veille impitoyablement à la sécurité des troupes. C’est notre cher Georges que je veux chercher le premier. J’ai pu obtenir de monter dans l’auto d’un major et d’un capitaine qui me déposent dans la région où se trouve sa division. J’ai traversé un village complètement détruit par l’artillerie allemande et où il n’y a plus âme qui vive. L’église démolie me laisse voir son intérieur plein de décombres. Je regarde si je n’y verrais pas le saint debout dont Henri Willems nous racontait si bien dans ses lettres l’étonnante histoire.

Mais on ne peut s’arrêter, l’auto file en grande vitesse sur la route déserte, régulièrement bombardée chaque  jour. Mais le ciel est nuageux, un brouillard voile l’horizon et un obus est peu à craindre à cette heure. N’empêche que je me promets bien de ne pas repasser par là si possible.

N’y est pas : il est parti aux tranchées avancées et ne rentrera que la nuit. Je suis reçu royalement par son compagnon, un Liégeois, qui me conduit dans une cabane de paysan et de ses mains me confectionne une omelette et me fait d’excellent café. Je reviendrai demain et me voilà sur le chemin du retour. Une auto me ramène à Furnes et me dépose au milieu de la place déserte aux maisons meurtries par les obus. Une dame se montre sur le pas d’une porte. « Un de mes amis perdu depuis 20 ans habitait Furnes. Qu’est-il devenu ? » « Monsieur, il est mort depuis trois ans. » « Et sa dame ? » « Morte aussi. » Je ne connais pas les enfants et je m’éloigne attristé.

-          Docteur, docteur !

Ce sont deux hommes  à cheval dont l’un m’a interpellé. Justin Furnelle ! Quelle rencontre ! Il est heureux de me rencontrer car je lui parle de sa Jeannette et du pays. Mais il est en corvée et ne peut s’attarder. De mon côté, je dois songer au retour car la nuit approche. Un autre complaisant me ramène.

Jules

7. Chère Marie,

Jeudi 5 août 15

Je n’ai pu voir Georges hier et je me remets aujourd’hui en route pour le trouver. Je sais où il est cantonné. J’ai trouvé une auto qui me conduit jusque là. Je le trouve bien portant et assez joyeux. Il n’est plus cuisinier et a été hier soir aux tranchées. Il doit retourner aujourd’hui même en 2e ligne. Il a fait sa demande pur entrer à l’école des sous-officiers et c’est pour cela qu’il n’est plus cuisinier. Il n’a besoin de rien et a encore de l’argent. Je le force à accepter 25 francs et je lui donne mon briquet que j’ai acheté en Angleterre. Je vois que cet objet lui fait grand plaisir. Sur ces entrefaites arrive une auto. C’est Gaston Furnelle qui la conduit, gros et souriant. Jugez aussi de sa surprise. C’est lui qui avec sa voiture de l’armée conduit et distribue aux divers cantonnements les colis de la S.D.A. ‘division d’armée). Je reviens avec lui à son village d’attache dans un petit restaurant où il mange chaque jour, logeant chez le bourgmestre dans un bon lit. En voilà un qui a su se casez et se tirer parfaitement d’affaire. C’est dans ce même village qu’habite Justin Nivard. Je le fais mander et puis je l’accompagne à son baraquement où il va s’habiller pour sortir avec moi. Il soigne les chevaux et habite avec eux dans une écurie en planches pompeusement nommée « Villa aux crottins ».  Nous partons ensemble à la recherche de Henri Poumé ( ?) que je sais être aux environs. Nous trouvons celui-ci au repos avec d’autres maréchaux des logis. Ils préparent une piste afin de s’exercer au saut en vue d’un prochain concours hippique. Ils ont ainsi un mois de repos et un mois de tranchées. On ne reconnaît plus nos lanciers belges, ils sont en kaki et seulement deux petites lances au collet les distinguent. Henri a l’air joyeux et est bien portant. Son cousin Frantz lui a écrit et annonce la mort de sa tante. Je lui demande s’il ne lui manque rien et sa réponse est qu’il est bien payé et bien nourri. Il touche, je crois, douze francs par semaine. Je reviens avec Nivard et  après avoir encore revu Gaston, une auto que je rencontre me ramène à mon train. Vous pouvez voir que  pour tous ces voyages beaucoup plus longs que vous ne pourriez croire, j’ai toujours eu le bonheur de trouver des officiers complaisants qui m’ont toujours renseigné le mieux qu’ils ont pu et surtout qui m’ont véhiculé. En plus, j’ai eu une chance toute particulière de trouver en si peu de temps tant de compagnons que je recherchais. A bientôt et mille baisers à tous

Jules

8. Calais, le 30 août 1915

Chère Marie,

Le vendredi 6 août très tôt le matin, je croise les soldats du 8e de ligne. C’est le régiment de Mathieu Thonet ( ?). Je m’informe et j’apprends qu’il est parti en congé à Paris probablement. Ce soir nous partons pour Calais avec notre chargement de blessés et  de malades au nombre d’environ 150. C’est mon jour de besogne. Dans le train, je retrouve un jeune homme de Mortier, le fils de Monami. Lieutenant. Ayant été pris sous un éboulement provoqué par une grosse marmite, il est contusionné vaguement par tout le corps. Il sera tôt rétabli. C’est la seule connaissance que je rencontre dans notre chargement. Le samedi 7, dimanche 8 et lundi 9 sont remplis par diverses besognes et sorties à Calais.

C’est le mardi 10 août que nous repartons avec notre train pour le front où nous séjournons deux ou trois jours suivant la quantité de malades ou blessés à transporter. Cette nuit, le grondement du canon m’a tenu éveillé et je me rappelle Houtain en août 1914 lorsque tous les canons de Liège me faisaient sauter du lit et sortir dans les champs d’où je découvrais les incendies lointains de la rive droite et alors que nous avions encore la ferme conviction que les forts suffiraient à tenir longtemps, bien longtemps, en respect les soldats gris d’Allemagne.

Mercredi 11 août. Je vais jusque La Panne à la recherche de nos petits soldats. J’y ai rencontré le fils Wauters d’Heure-le-Romain. Je cherche Georges, mais à la cuisine des sous-officiers, on m’apprend qu’il est parti pour Paris. Après bien des démarches, je découvre le petit François Bastin. C’est la première fois qu’il vient à La Panne. Nous écrivons ensemble à son père par l’entremise de sa cousine en Angleterre. Je lui donne vingt francs craignant qu’il lui manque de l’argent. Pauvre garçon, il a à peine 17 ans et voilà déjà un an qu’il guerroie. Il me dit que son père doit venir en France et aurait même quitté Maastricht le 5 août cependant que la cousine d’Angleterre lui annonce le départ de son père seulement le 15 août. Depuis lors, je n’ai plus reçu aucune nouvelle de leur part.

Le jeudi, je cherche à Bray-Dunes le fils Lottin ( ?) des grenadiers. Il est également parti pour Paris. Ce Paris, c’est actuellement le rêve de nos petits soldats. Ils y sont choyés, dorlotés. Tous les jours ils y sont pleins comme des Polonais, puis ils nous reviennent vannés, la bourse plate, mais contents et pleins d’espoir d’y retourner encore dans trois ou quatre mois. Cette attente, pour eux plus tangible que celle du retour au pays, les soutient et les aidera puissamment à passer l’hiver morose des tranchées.

Le vendredi 13 s’est écoulé paisiblement avec ma petite occupation journalière.

Mille et mille baisers

Jules

Ci-joint une carte pour Hasselt.

9. Bien chère Marie,

Samedi 14-8-15

Je suis où cantonne Mathieu Thouet ( ?). C’est pourquoi je suis parti de grand matin à sa recherche. Je n’ai pas de chance : il est précisément ce jour-ci dans les tranchées. Tant que je suis sur le front, je tâche de trouver Beckaert qui doit être dans ces parages. Vers 11 h ½, je le trouve dans une ferme. Il venait des tranchées où ils avaient travaillé toute la nuit. Je monte avec lui à son logement, tout en haut, tout en haut au pigeonnier d’une grange que leur génie militaire a aménagée de la façon la plus pittoresque. Un rez-de-chaussée avec ses auges, ses bacs, un premier avec des madriers, un second, un grenier d’une architecture et d’un pêle-mêle indescriptible. Il mange sa soupe assis sur un lit de sangles clouées sur deux madriers. De longs filets de paille et de toiles d’araignées descendent des tuiles jusque sur nos têtes et en regardant vers le bas, on découvre toute la grange avec ses estrades, ses balcons,  ses échafaudages étranges, ses chemises, ses pantalons superbes partout et ressemblant de loin à des défroques ; enfin un vrai cantonnement de bohémiens. Et les hommes sont là qui mangent, qui rient, qui dorment. Beckaert m’accompagne un bout et je profite d’une auto qui me ramène à mon train. Le lendemain dimanche, de retour à Calais, je fus dîné chez Herman. Fernand Hermans est venu m’y retrouver et nous sommes sortis en ville. Il est lundi 7 h du matin, quelqu’un m’appelle. C’est notre Georges qui vient me trouver à ma voiture. Il revient de Paris où il s’est bien amusé. Il profite de mon cabinet vde toilette et déjeune avec moi. Nous sortons ensemble et je tâche de lui procurer tout ce qui peut lui devoir être utile aux tranchées. Après avoir dîné, il reprend le train pour le front où il arrivera vers dix heures du soir. Nous avons ensemble écrit une carte à Hasselt en même temps que je t’écrivais une lettre. Le soir j’ai joui du joli spectacle de nos phares de Calais, tournant, se croisant, fouillant le ciel dans tous les sens. C’est qu’il ne s’agit pas de  se laisser surprendre par les bombes allemandes. Le mardi 17, pendant mes quelques heures de repos, j’ai rendu visite à Hermans qui loge dans son train blindé. J’ai pu visiter et admirer avec lui le train et ses canons puissants. Le samedi suivant, étant revenu au front, je veux cette fois voir le petit Mathieu Thonet. Je refais le voyage que j’ai fait la semaine dernière et cette fois je suis plus heureux. Le lendemain 22 c’est au tour d’Henri Willems que je vais surprendre. Il dormait sur sa paille lorsque je vais le voir. Il a été bien surpris et bien heureux. C’est toujours Henri avec sa figure maigre, osseuse et ses allures vives et son caractère bon enfant. Nous avons passé deux bonnes heures ensemble. Depuis lors, il m’a encore écrit une carte.

Depuis lors, j’ai encore revu Georges le 28 août dernier et Mathieu Thonet le 5 septembre, ainsi que le docteur Bernard d’Heure-le-Romain qui est attaché à l’hôpital d’Adinkerke. J’ai vu aussi ce jour un fils Bonhomme d’Heure-le-Romain qui me dit qu’il partira probablement pour la Russie en qualité d’armurier. Telle est, chère Marie, à peu près mon histoire jusqu’à ce jour. J’ai dû taire le nom des localités que j’ai parcourues ainsi que le nom des endroits où j’ai retrouvé au front nos petits soldats. Ce qu’il y a de certain, c’est que tous ont été heureux de me voir et de ma savoir près d’eux. Ils ont tous mon adresse et ne manquent pas de m’écrire.

Je ne puis cependant terminer ma relation sans te faire connaître mon logement et ma façon d’être ici. Mon logement est un wagon, un de ces beaux wagons de 3e classe dont sont enlevées toutes les couchettes et cloisons. Je puis faire 21 pas en longueur et 5 en largeur. A chaque extrémité, nous avons fait une chambre à coucher de 3 mètres de long. Un rideau formé de deux couvertures glissant sur une corde nous dérobe aux regards indiscrets. Dans une chambre, je dors en même temps que le lieutenant De Cortie commandant du train. Nos lits sont des brancards portés par des potences attachées aux parois. Ils n’ont qu’un défaut, c’est d’être très étroit. Mais qu’importe puisque l’on ne dort plus à deux à la guerre. L’autre chambre à l’autre bout du wagon est occupée par les trois brancardiers de notre voiture. Le centre de la voiture est notre salon, fumoir et salle à manger. Deux tables, deux canapés formés par des brancards, un poêle, des étagères et même un pot de fleurs, verdure égayant notre intérieur. Nous avons en plus deux escabeaux et de petites étagères fabriquées avec des planches de caisse. Je pense toujours à Mathieu qui s’amusait tant et était si adroit à déclouer de vieilles caisses et à en fabriquer toutes sortes d’objets. Les brancardiers s’occupent du nettoyage de la voiture et l’un d’entre eux est notre cuisinier. Il cuit notre viande, nos légumes, fait notre café, lave la vaisselle et va acheter nos provisions. Tu vois que nous sommes relativement bien. Du reste, je mange et je me porte à merveille. Aux parois sont suspendus des calendriers, des cartes, la famille royale etc. J’aurais voulu pouvoir y appendre notre beau portrait pour vous avoir toujours devant mes yeux, mais j’ai craint qu’il ne s’abîmât et je l’ai laissé au fond de la malle. Je termine ici Marie et te promets de t’écrire deux fois par semaine. Fais-en au moins autant de ton côté. Albert a-t-il reçu des nouvelles des  pères de Heer ? Je suppose qu’il ira étudier là-bas. Tâchez d’arranger les choses tout de suite.

Mille baisers

Jules



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