Maison du Souvenir

La vie de soldat en garnison au Fort d’Eben Emael en 1939 – 1940.

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La vie de soldat en garnison au Fort d’Eben Emael en 1939 – 1940

Chronique d’un soldat-milicien de la classe 39



Le Fort d’Eben-Emael

Préambule

       A plusieurs reprises, des personnes (visiteurs du Fort, membre de notre Amicale des Anciens du Fort, ou membres du Conseil d’Administration de F.E.E) m’ont demandé de raconter comment vivait un soldat en garnison au Fort d’Eben-Emael.

       Je vais donc essayer de satisfaire la curiosité de ces personnes et de me faire le porte-parole de mes camarades de la classe 39 qui, je l’espère, ne me tiendront pas rigueur si j’omets involontairement l’un ou l’autre détail.

       Je n'ai pas la prétention de me prendre pour un écrivain, et je ne possède aucun don particulier favorisant l’écriture, mais, jusqu’à présent, personne ne s’est hasardé à mettre noir sur blanc l'historique de cette époque.

       Je vais donc faire de mon mieux, en phrases de tous les jours, et j’espère que les Anciens, en lisant ces lignes, retrouveront de quoi raviver leurs souvenirs vieux de plus d'un demi-siècle.

       Pour écrire ces lignes, je n’ai fait appel qu'à mes notes personnelles (consignées en leur temps dans un petit agenda), à ma mémoire, hélas plus trop fidèle et en m’aidant de la mémoire de quelques Anciens (que je tiens à remercier tout particulièrement ici).

*          *          *

       Milicien de la classe 39, j'ai vécu 15 mois au Fort. J’ai connu la vie normale de garnison de temps de paix, et à partir de septembre 1939, la mobilisation, avec tout ce que cela suppose comme chambardement : la rentrée des rappelés, le bivouac dans 1es fermes et salles (de fêtes) du village, le cantonnement de Wonck avec la relève toutes les semaines, et la guerre !

       Je commencerai mon récit par la vie de garnison en temps de paix.

       Je suis entré au Fort d’Eben-Emael pour y faire mon service militaire, le 31 janvier 1939 : le jour anniversaire de mes 19 ans.

       Il faut avouer que comme « Happy birthday » (suivant la formule consacrée depuis lors), on faisait mieux.

       La première chose désagréable qu'un « bleu » doit subir en entrant à l’Armée, ce sont les sarcasmes et les plaisanteries des Anciens. Ce n’était jamais très méchant et c’est pareil dans tous les régiments. C’est la tradition !

       La deuxième chose désagréable, c’est la visite médicale (inspection du verrou !), et les vaccins (antitétanique, anticholérique, etc...). En théorie, nous avions droit à 48 heures d’exemption de service, car certains camarades ont souffert de cette vaccination : accès violents de fièvre, sommeil agité, mais en réalité, nous devions coudre à la main, nos numéros de matricule dans nos uniformes. Ensuite, séance d’essayage de notre équipement : pantalon, veste, capote (belge), chaussures, bonnet de police, casque, etc... Certains camarades n’ont pas trouvé à s’habiller correctement (trop grand ou trop petit). Ils devront aller chez le tailleur militaire à Bressoux. Après avoir fait les exercices en vêtements civils pendant au moins deux semaines, ils auront enfin des uniformes « sur mesure ».

       Au sujet des vaccins dont je parle plus haut, un détail me revient à l'esprit : toutes les piqures étaient faites avec la même aiguille pour tous ! A l'époque, on ne parlait pas encore du SIDA.

       Nous reçûmes aussi notre première leçon sur le règlement militaire ; notre sous-officier nous apprit qu’un sergent dans l’Artillerie était un maréchal des logis, un caporal était un brigadier. Il nous apprit également à reconnaitre les grades :

Pour les officiers,
1 étoile = sous-lieutenant, 2 étoiles = lieutenant, 3 étoiles = capitaine, etc... (pour les officiers : étoiles en or). De plus, un officier portait un baudrier.
Pour les sous-officiers,
2 galons rouges = brigadier, 2 galons d'argent = maréchal des logis, 3 galons d'argent = 1er maréchal des logis. L’adjudant portait une étoile en argent, mais pas de baudrier.

*          *          *

       Au bout de notre première semaine de service, nous avions droit à une permission de 24 heures. Nous pouvions quitter le quartier vers 18 heures le samedi et être rentré le lendemain, dimanche, à 20 heures. Nous devions emporter chez nous nos vêtements civils ; une page était ainsi tournée dans notre jeune vie ! Il y en aura encore à tourner plus tard, mais c’est là une autre histoire.

       Avant de quitter le quartier, nous devions encore passer l’inspection auprès du 1er chef D… qui montrait un plaisir sadique à nous faire retourner parce que nos « tifs » avaient un centimètre de plus que ne l’autorisait le règlement. J’ai vu des camarades pleurer de désespoir et se couper les cheveux eux-mêmes à l’aide d’un canif ou d’un couteau.
Résultat : permission supprimée.

       Des bottines mal cirées, ou des boutons d’uniforme mal astiqués étaient des motifs valables pour se voir supprimer sa « perm ».

       A notre retour le dimanche soir, il fallait être présent à l’appel du soir qui se faisait au pied du lit.

       A 22 heures, sonnerie de trompette « Extinction des feux » joué en fantaisie, ce qui nous rendait cafardeux.

Le réveil

       Le matin : 6 H l’été, 6 H 30 l’hiver, une tranche ou deux de pain, un peu de margarine, du café qu’on allait chercher à la cuisine, constituaient le petit déjeuner qui se prenait dans la chambrée, car le matin nous n’avions pas accès au réfectoire.

       Il fallait aussi se laver et se raser. Comme à l’époque, le rasoir électrique n’était pas encore connu, il fallait utiliser un rasoir-rabot comme nous ne disposions pas d’eau chaude, on se servait de café pour se raser. Je l'ai essayé et ça marchait bien.

       8 heures rassemblement dans la cour du quartier. Il fallait rester en rang et en place repos jusqu’à l'arrivée du Major « le Pacha du Fort ». Le major passait les troupes en revue et adressait des remontrances aux sous-officiers quand il remarquât quelque chose qui clochait dans notre tenue.

       Les hommes de la classe 39 ont encore connu le Major DECOUX, officier très strict, qui ne badinait pas avec le règlement. Il était craint par la troupe mais aussi par les sous-officiers et même par les officiers qu’il avait sous ses ordres.

       Après le rassemblement, les sous-officiers distribuaient les corvées, nettoyage des chambrées, de la cantine, réfectoire, des mess sous-officiers et officiers. Le nettoyage des latrines était souvent réservé aux punis, ainsi que l'épluchement des patates, etc

       La matinée était souvent consacrée à l’école à pied avec maniement d’armes, gymnastique, théorie sur les armes, carabine (démontage et remontage) du fusil-mitrailleur, de la mitrailleuse Maxime légère, etc

       Le Fort ne possédait pas de salle d’instruction, les théories se donnaient dans les chambrées ; le sous-officier se tenait au milieu de la chambre les hommes s’asseyant sur les lits. Il n’existait aucun livre de théorie, ni aucun instrument didactique, pas plans, de carte ni de tableau permettant à la recrue, une compréhension plus facilement assimilable. Nous étions toutefois autorisés à prendre des notes.

       Au début de notre instruction, nous n’avions pas accès au Fort. Jugez de notre curiosité quand, pour la première fois, nous eûmes l'autorisation d’y pénétrer, toujours accompagné d'un maréchal des logis-instructeur.

Les gardes

       Elles constituaient le service principal des hommes du Fort. Après un certain temps d’instruction (assez court), on nous confia la charge de monter de garde à l'entrée du quartier et à l'extérieur du Fort, ce que l'on appelait les destructions : le pont de Lanaye (pont 13), le pont de Canne, à l’écluse de Lanaye, à Petit-Lanaye, etc



Le pont de Lanaye


Le pont de Canne

       Les gardes aux destructions étaient assurées par les hommes du Fort, à raison de une nuit sur trois. Pendant l’hiver 39/40 une nuit sur deux, à cause des malades et des tire-aux-flancs.

       L'hiver 39/40, fut particulièrement dur. Le Canal Albert, au-dessus duquel les sentinelles montaient la garde était gelé, sur toute sa largeur. Les bateliers éprouvaient de grosses difficultés à y naviguer.
Nous avions reçu du chef de corps, l’autorisation de nous habiller chaudement. Nous pouvions porter des passe-montagnes, écharpes, lainages, bottes fourrées.
Les braseros y étaient interdits vu, le risque d’explosion toujours possible provoquée par une flammèche.

       En été, les sentinelles montaient de garde pendant quatre heures d'affilée. Durant le rude hiver 39/40, les sentinelles étaient relevées toutes les deux heures, et même, la nuit, par des températures avoisinant les moins 20°, toutes les heures.

La parade de garde

       Elle avait lieu dans la cour du quartier, vers 16 heures. Les hommes désignés étaient avertis par une sonnerie de trompette sur laquelle un loustic avait écrit quelques paroles, dont voici un aperçu :

Maréchal des logis
Vous n’êtes pas dégourdi
Vous avez déchargé dans votr’lít
Y a des femmes dans l’quartier
Qui n’demandent qu’à b…..
Mais vous n’voulez pas y aller

       Auteur inconnu. Ces paroles se transmettaient de classe en classe.
Veuillez excuser la verdeur de ces paroles, mais nous étions entre hommes.

       Ceux qui étaient désignés pour les gardes extérieures partaient à pied, en poussant une brouette chargée de cokes pour alimenter le poêle du corps de garde, en plus de son arme et de tout son barda (havresac, masque anti-gaz, etc...).

       Le ravitaillement de midi aux postes de gardes extérieurs, était assuré par un homme du Fort qui venait nous apporter la « bouffe », en triporteur. Celui qui connait la topographie des lieux, doit se rappeler qu’il fallait monter le chemin de la Tombe assez raide et puis, dans la descente du Thier de Lanaye, veiller à ne pas verser dans les virages assez secs. Après avoir surmonté ces écueils, la soupe arrivait à destination, mais froide.

       Au repas du soir, un homme de piquet allait se ravitailler chez le boucher de Lanaye. Il y achetait des œufs, du lard et de la saucisse. On faisait alors une fricassée monstre sur le réchaud à gaz butane du corps de garde. Ces « extras » étaient « financés » par les consommateurs !

       La relève de garde se faisait le lendemain vers 18 heures. Après avoir donné la nouvelle consigne et signé le livre de garde avec l’inventaire, le chef de poste de la garde descendante, donnait l’ordre du retour vers le Fort, en prenant soin de ne pas oublier la brouette.

       En descendant de garde, les hommes avaient droit à 24 heures d’exemption de service. Mais cette disposition du règlement n’était pas souvent respectée, il fallaít que les corvées se fassent.

La discipline et les punitions :

       Quoi qu'on en dise, la discipline était sévère au Fort d'Eben-Emael. Les supérieurs ne transigeaient pas avec les manquements à la discipline.

       La « rouspétance » était sévèrement réprimée. Le refus d’exécuter un ordre donné par un supérieur, vous valait huit jours de salle de police.

       Une rentrée tardive, la première fois, vous valait huit jours d'arrêt de quartier, la deuxième fois, c'était la salle de police.

       Quarante-huit heures d’absence injustifiée, et vous étiez considéré comme déserteur. C’était le cachot !

       La sentinelle qui manque à sa consigne, abandonne son poste, ou est trouvée endormie, était passible du Conseil de Guerre.

       Les punitions étaient infligées par le Commandant de batterie, sur « recommandation » d’un sous-officier ou d’un officier, à qui on avait manqué de respect (par exemple : ne pas le saluer).

Les peines que l’on pouvait infliger à un soldat :

  1. la remontrance –
  2. les arrêts dans le quartier (maximum : 11 jours) –
  3. la salle de police (maximum 15 jours) –
  4. le cachot (15 jours au plus).

        Les punis de jours d’arrêt, ne pouvaient pas sortir du quartier et ne pouvaient se rendre à la cantine ou au mess. Ils étaient employés à toutes les corvées.

        Les punis de la salle de police étaient enfermés au cachot du soir jusqu'au réveil. Ils faisaient toutes les corvées du quartier.

        Les punis de cachot (« les culs d’potte ») étaient enfermés au cachot. Ils ne participaient pas au service.

        Les détenus ne pouvaient pas avoir de feu, de lumière, de tabac. Ils devaient prendre leurs repas dans leur cellule. Ils ne pouvaient porter ni ceinture, ni bretelle, ni lacets.

        Le puni de cachot était accompagné de deux hommes en armes, baïonnette au canon, lorsqu’il se rendait aux latrines.

       C’était « l’attraction » du matin quand on les voyait défiler dans la cour du quartier.

       Le soldat pouvait réclamer, quand il jugeait une punition lui infligée non justifiée. Pour ce faire, il devait demander le rapport du Major qui, bien souvent, doublait la punition.

       Le cachot était appelé « Madame Sapin », parce que le détenu dormait sur un bas-flanc en planche, sans paillasse l'été, et une seule couverture.

       Réglementairement, la punition de cachot ne pouvait excéder huit jours d'affilée, mais au Fort d’Eben-Emael, ce laps de temps était doublé : quinze jours d’affilée.

       Nous avons connu un « cas » dans les rangs de la classe 39. Un brave garçon, bon camarade, mais avec un caractère de cochon : tête brulée, irréductible, indiscipliné, insoumis. Il ne pouvait s’adapter à la vie militaire. Il a donné bien du fil à retordre à ses supérieurs. Le soldat G... a commencé par attraper huit jours de cachot, puis quinze jours, ensuite un mois.

       Mais, comme dit plus haut, le règlement prévoyait de le relâcher après quinze jours de détention. Quand il sortait de tôle, le pauvre était amaigri, avec un teint blafard.

       Mais, au lieu de se tenir « à carreau », à la moindre remontrance, il se rebiffait et répondait vertement à son supérieur. Ce qui lui valait à nouveau, d’aller au rapport du Commandant. Il avait déserté plusieurs fois, aggravant chaque fois son cas. A chaque désertion, il était ramené au Fort entre deux gendarmes ; on le fourrait en taule : il désertait à la première occasion. Son cas était vraiment désespéré. Finalement, il a été chassé de l’Armée.

La solde

       Par ces temps troublé que nous avons connu à l’époque, le service militaire était de dix-sept mois.

       Durant les douze premiers mois de service, la solde du soldat-milicien était de 0,30 franc par jour. Oui, vous avez bien lu : 30 centimes par jour.

       Le brigadier-milicien touchait 0,60 franc par jour, payable en fin de mois. Cette solde fut portée à 1 franc par jour à la mobilisation.

       Si le milicien partait en congé, sa solde était diminuée d’autant de fois 0,30 franc (ou 1 franc) que de jours d’absence à la garnison.

       A partir du treizième mois de service, les familles recevaient 500 francs par mois. Il appartenait alors au milicien, de désigner le ou la bénéficiaire de cette mensualité.

       Certains miliciens sans famille, n’avaient que leur solde pour pouvoir s’acheter soit une pâtisserie, soit une bière à la cantine, ou encore un paquet de cigarettes.

       Je me souviens de certains prix pratiqués à l’époque par la cantine. Une petite tartelette au riz coutait 0,60 franc, un verre de bière 0,75 franc.

       Le soldat D... était sans famille, il ne recevait rien de personne : les prêts d’argent entre soldats étaient interdits par le règlement. Il était condamné à ne jamais pouvoir quitter le quartier, faute de moyens. Neuf francs par mois, ce n'était pas le Pérou ! Il ne pouvait pas se payer une sortie à Canne ou un repas un peu meilleur qu’au Fort, dans un restaurant du village.

       La plupart d’entre nous recevaient, de temps à autre, un petit mandat de leur famille. Ce mandat était payable au Fort même, par le Maréchal des Logis, Préposé au service postal, ce qui nous permettait, de temps en temps, de faire une virée dans les café d’Emael, ou, quand on avait les poches bien garnies, dans les dancings de Canne ou les soldats du Fort avaient beaucoup de succès auprès des jolies Maastrichtoises, qui venaient danser à Canne.

Les cafés, restaurants et dancings

       Pas de distractions, pas de cinéma, pas de salle de spectacle. L’éloignement des grands centres tels que Liège, Visé, Herstal..., faisait d’Eben-Emael, un véritable bled. D’autant que les limites de la garnison étaient fixées à 5 km autour du Fort. C’est-à-dire que le soldat de la garnison du Fort ne pouvait pas dépasser le village de Canne au nord, ni le village d’Eben au sud. Des sous-officiers étaient postés pour empêcher les hommes de franchir ces limites.

       Quand on avait les « moyens », on se payait une sortie à Emael ou à Canne. Quelques cafés de village étaient établis à Emael, le café du Fort, la Concorde, la Coopérative, où le soldat parvenait à se distraire, quand il n’était pas de « service ».

       Mais la préférence allait au village de Canne, où il y avait des cafés, et surtout des dancings fréquentés par de jeunes hollandaises, très friandes de parties dansantes avec les soldats du Fort.

       Certains y ont trouvé l’âme sœur (ou perdu leur vertu) et ont épousé des filles de Maastricht ou des environs, après la guerre. Il y avait bien les fêtes locales à Emael ou en février, le carnaval est roi mais il nous était interdit d’y prendre part.

       Les familles du village d’Eben-Emael étaient très hospitalières pour les soldats du Fort. Dans plusieurs maisons, on « vidait la goutte », vendue à un prix très démocratique : 1 franc.

       De même, pendant la mobilisation, des restaurants s’étaient ouverts dans différentes maisons. On pouvait y consommer un plat de frites bien rempli avec un steak grand comme la main, pour la modique somme de 5 francs.

       Ces restaurants improvisés, étaient plutôt des maisons où le soldat était accueilli et, à ma connaissance, ces restaurateurs d’occasion n’auront pas fait fortune avec notre clientèle car les prix qu’ils pratiquaient ne devaient pas leur laisser grand chose comme bénéfice.

Le service médical

       Quand on était malade, il fallait se présenter à la visite médicale du matin. Il fallait alors le signaler au Maréchal des Logis de semaine, qui l’inscrivait sur sa liste. Le médecin était secondé par un infirmier que l’on appelait « pilule ».

       Le docteur vous demandait votre nom et votre affectation dans le Fort.

       Voici un dialogue imaginé, entre le Toubib et son soi-disant malade :

« De quoi vous plaignez-vous »

« Docteur, j’ai mal à la tête (gueule de bois provoquée par les libations abondantes de la veille) »

       Le docteur ausculte un peu son patient, pour la forme, prend son pouls et, se tournant vers « pilule » , commande : « Pyramidons ! Suivant ! ».

       Le pauvre plouc, croyant récolter quelques jours d’exemption de service, et peut-être échapper à la garde au pont 13, en est pour ses frais. Il sort en maugréant de l’infirmerie quand le suivant entre en se plaignant d'avoir mal aux pieds. Et le toubib, imperturbable, commande : « Pyramidons ! Suivant ! »

       Il n’était pas fait du bois dont on fait les flutes, le toubib !

       Ceux qui se plaignaient de maux d’estomac, bénéficiaient d’un régime de faveur. Ils sortaient de la visite avec une bouteille ou deux de lait. C'était le régime lacté !

       Les hommes présentant des Indices sérieux de maladie étaient transférés à l'hôpital militaire de Saint-Laurent, à Liège.

       Il n’y avait pas de cabinet dentaire à Eben-Emael. Quand on avait mal aux dents, on se présentait à la visite médicale du Fort. C'était le docteur du Fort qui nous envoyait à l’hôpital militaire de Saint-Laurent. On prenait le tram vicinal le jeudi matin, et l’on rentrait au Fort par le tram de 18 H.

       C’était la « carotte ». En passant au cabinet dentaire le matin, on avait tout l’après-midi pour rendre visite à sa fiancée ou à la famille, tout au moins pour celui dont la famille habitait Liège, ou les environs.

       Un camarade de notre classe, le soldat M..., marié et père de deux enfants, supportait mal la vie militaire et le fait d'être éloigné de sa femme et de ses enfants le rendait malade. Il se faisait inscrire chaque jeudi pour la dentisterie, histoire d’aller voir les siens pendant quelques heures. Il aurait sacrifié toute sa dentition rien que pour cette demi-journée de rabiot.

       Sur le plan médical, nous devions assister à une théorie sur la prophylaxie des maladies vénériennes et les mesures à prendre au cas ou… Un voyage à la Citadelle de Liège s'avéra nécessaire pour nous mettre en garde contre les maladies dites honteuses.

       A l'aide de films et de photos, on nous montra les dangers encourus par un beau et gentil soldat de vingt ans, lors d’une rencontre avec une personne du sexe opposé, un peu trop aguichante. Méfie-toi soldat ! il y a danger pour ta santé !

       Tout cela était dit et expliqué avec des mots choisis. Le sergent ne savait comment s’y prendre pour ne pas choquer nos « consciences juvéniles ».

       On avait encore de la pudeur à l’époque !

Le tir à la Citadelle de Liège



La Citadelle de Liège

       Comme il n’existait pas de stand de tir au Fort d’Eben-Emael, nous devions aller à la Citadelle de Liège. Un voyage à Liège au départ d'Eben-Emael était alors toute une expédition, et pour nous, soldats, une journée de distraction très appréciée. Elles étaient si rares à Eben-Emael.

       Nous embarquions le matin sur le tram vicinal, et nous revenions au Fort par le même moyen de transport. Nous étions accompagnés par quelques sous-officiers et un lieutenant.

       Le tram nous débarquait place Saint-Lambert. L’officier nous faisait mettre en rangs puis, l’arme à la bretelle, nous montions la rue Pierreuse, toujours accompagnés par le lieutenant, marchant à côté des rangs, sabre au clair. La Citadelle de Liège servait de caserne pour différentes unités, dont le 12ème de ligne.

       Au stand de tir, nous passions chacun à tour de rôle au tir à la carabine, au fusil-mitrailleur et à la mitrailleuse. On tirait dans trois positions : debout, agenouillé et en position couchée. On avait droit à tirer cinq balles. Au fusil-mitrailleur et à la mitrailleuse, cinq balles également en tir coup par coup. Le nombre de balles était strictement limité et contrôlé. Si l’on avait le malheur de peser trop fort sur la détente, on déclenchait un tir en rafale, ce qui déclenchait aussi la colère de notre lieutenant.

       Les tirs s’effectuaient sur cible. Les meilleurs tireurs étaient récompensés par un jour ou deux de congé supplémentaire, octroyés par le Commandant de batterie. Par deux fois, j’ai pu bénéficier de ces largesses.

Les rapports entre soldats Wallons et Flamands

       Avant la guerre, tous les villages de la vallée du Geer (sauf Boirs et Glons) faisaient partie intégrante du Limbourg belge.

       Cette situation existait depuis la création des départements français. En 1801, Bonaparte, à l'époque premier consul, décréta que les villages dont l’église se trouvait sur la rive gauche du Geer, feraient partie d'un tel département français, et que les villages dont l'église se trouvait sur la rive opposée, feraient partie d'un autre département (Ourthe et Dyle).

       Cette situation s'est maintenue jusqu'en 1962, année de l'instauration de la frontière linguistique entre la Flandre et la Wallonie.

       De cette situation géographique résulte que de nombreux soldats flamands furent enrôlés dans la garnison du Fort d’Eben-Emael, qui constituait le Groupe I du Régiment de Forteresse de Liège (R.F.L.)

       Les rapports entre soldats flamands-wallons ont toujours été excellents.

       Des camarades flamands ne sachant pas un mot de Français, sont venus apprendre la langue et après quelques mois de service, se débrouillaient très bien dans la langue de Molière. Il n'y eut jamais d'incidents d'ordre linguistique parmi nous.

       Quand les Allemands, le 10 mai 1940, nous ont attaqué, ils ne faisaient pas de différence, tuant indifféremment des Flamands ou des Wallons, nous étions tous des soldats belges, et nombre de camarades flamands et wallons, sont tombés côte à côte, victime de l'agression nazie.

       Je me rappelle l‘histoire racontée par un Ancien du Fort. Flamand, il ne parlait pas un mot de français quand il arriva à Eben-Emael pour accomplir son service militaire. Le premier mot que ses copains wallons lui apprirent fut « crompir » (pomme de terre en wallon liégeois).

       C'était un assidu de nos réunions dominicales, où il venait accompagné de sa femme, il faisait partie de notre comité, avec d'autres Flamands d'ailleurs.

Première entrée dans le Fort

       C’est d'abord l'étonnement, se savoir à 60 mètres sous terre est impressionnant. Puis, ce fut un sentiment de fierté de savoir que nous appartenions à la garnison de ce mastodonte d'acier et de béton à la réputation d'invincibilité.

       Nous nous disions que si par malheur la guerre devait nous atteindre, nous serions en sécurité et que les Allemands y regarderaient à deux fois avant de s’y frotter. Notre confiance nous aveuglait (nous n'avions pas vingt ans,)et d'autres que nous plus mûrs, plus savants, plus érudits, plus stratèges s'y sont laissés prendre.

       Si mes souvenir sont exacts, le premier ouvrage où nous eûmes théorie, fut le Bloc I.

       On nous expliqua le fonctionnement du canon de 60, des mitrailleuses réversibles qui étaient à l'étage, du phare. A l’extérieur on apercevait le moulin Loverix. La proximité de ce moulin nous laissaient perplexes ; comment les autorités pouvaient-elles tolérer des étrangers dans le voisinage immédiat du Fort ? C'est toujours une question que je me pose actuellement, 50 ans après !

       J’ai reçu théorie sur pratiquement tous les ouvrages du Fort (sauf coup.120). L’ouvrage qui avait ma préférence était le Bloc 01 qui surplombe l'écluse de Lanaye. Pendant les innombrables exercices d'alerte que nous avons vécus lors de la mobilisation, je fus affecté à la défense de ce bloc, avec le regretté Maréchal des logis Corombelle comme chef de bloc ; ce dernier fut tué le 11 mai au barrage de Mal ; quand l'ordre de bataille fut établi et que la garnison fut séparée en deux batteries distinctes, mon affectation fut totalement modifiée. Je fus désigné pour la coupole Sud (1ère batterie.)



La coupole sud

       La discipline à l’intérieur du Fort était stricte, personne ne pouvait se promener dans le Fort. En groupe, nous devions marcher en rang et au pas, toujours accompagné d'un gradé. Seul, l'accès de l’ouvrage où nous étions affecté nous était autorisé. Il était strictement interdit de fumer dans le Fort.

La mobilisation de 1939

       Au début du mois de septembre 1939, la Belgique décréta la mobilisation de son Armée. Pour le Fort d’Eben-Emael, ce fut un afflux de rappelés qui nous arriva de partout (Congo belge). Caser, loger et nourrir tous ces hommes était un problème crucial pour notre commandant.

       Les jeunes classes durent quitter les chambrées du temps de paix, située dans des baraquements, pour être logées dans les fermes et les salles du village.

       C'était la vie de Bohème ou plutôt, la vie de bohémiens, car rien n'était prévu pour cette vie de bivouac, nous dormions dans la paille et le matin, on se lavait dans un seau d'eau provenant du puits de la ferme.

       Nous avons du creuser des feuillées (latrines) dans les jardins. Tout le village était en dessus-dessous. Les mères s'inquiétaient pour la vertu de leurs filles, si bien qu'un certain dimanche, Monsieur le curé, en chaire de vérité avait tenu à rassurer ses paroissiennes en leur disant : « Nos soldats ne sont pas des Sauvages, ce sont de braves garçons un peu exubérant »

       Pendant le jour nous devions rejoindre le Fort, nous passions notre temps à jouer aux cartes, nous étions complètements désœuvrés. Notre ration quotidienne était un demi pain ; ration qui fut diminuée de moitié, à cause qu'on se battait à coup de pain, qu’on se lançait à la tête. C'était une honte de voir déjeter le pain comme nous le faisions. En captivité, nous avons bien regretté tout ce pain gaspillé.

Le cantonnement de Wonck

       Cette vie de bohémiens ne dura pas longtemps, tout au moins à Emael, mais repris de plus belle quand nos chefs trouvèrent le système de repos au cantonnement de Wonck. Les troupes occupèrent d'autres fermes et d'autres salles.

       Je me rappelle une anecdote pas très ragoutante, mais je ne résiste pas au plaisir de vous la raconter.

       Or donc, à notre arrivée à Wonck, je fus désigné avec mon groupe pour être logés dans la salle du patronage. Pour aller aux toilettes, il fallait sortir dans une espèce de petite cour, dans cette cour se trouvait un seul et unique W.C. pour une soixantaine d'hommes. Quant on ouvrait la porte, on voyait une planche percée d'un trou par où l'on voyait la fosse d'aisance. Après 4 ou 5 jours d’utilisation intensive (on ne sait pas arrêter les fonctions naturelles, même pendant une mobilisation) nous avions rempli la fosse, par dessus la planche percée, au grand dam du curé qui habitait la maison contigüe. Ce W-C. fut condamné et nos chefs nous firent creuser des feuillées dans le jardin, mais l’emplacement était mal choisi, depuis sa cuisine, la servante du curé, voyait les hommes se déculotter.
Nous fûmes alors transférés dans la salle des « Verts », espèce de bistrot de village où se trouvait le siège du parti des « verts » qui n'avaient encore rien d’écologique à l'époque. La salle où nous allions loger se trouvait à l'étage.

       Je me rappelle que les murs de la salle étaient garnis de branche de sapin, sans doute cette décoration provenait-elle de la Noël que l'on avait fêté l’année précédente. Dans la salle, il y avait un poêle mais comme nous n’avions pas de charbon, on utilisa les branchages garnissant les murs puis le fond des chaises et les dossiers puis les lambris en bois qui ornaient le bas des murs.
Quand nous avons quitté les lieux, il ne restaient que des ruines.

       Nous n'avons jamais été inquiété par les propriétaire de la salle, ils n'ont jamais élevé une protestation. Toutes les familles avaient un ou plusieurs mobilisés qui, comme nous, souffraient du froid quelque part en Belgique, selon la formule employée à l'époque de la mobilisation.

La relève du cantonnement

       Cette relève s'opérait toujours les vendredis soir, le cantonnement se vidait alors de toute la troupe ; les hommes reprenaient le chemin du Fort à pied, les bagages suivaient en camion. Plus tard, à cause de certaines restrictions budgétaires (déjà), le transport des bagages ne fut plus autorisé, nous devions en assurer le transport nous-mêmes, ce qui créait des problèmes.

       Chaque homme, en plus de tout son barda (havresac, besace, masque anti-gaz et arme) avait sa valise avec un peu de linge et ses chaussures de sortie.

       Une troupe en marche, chargée comme des mulets, n'était pas très esthétique, mais ça, mis à par, les cinq kilomètres séparant le Fort du cantonnement, nous pesaient lourdement dans les jambes.



Gérard Jans – Milicien Classe 39

       Quand la troupe du cantonnement arrivait à destination, celle du Fort prenait à son tour, le chemin de Wonck, laissant la place aux arrivants.
Chaque semaine c'était le même scénario.

La vie au cantonnement

       La discipline s'était fort relâchée, le village de Wonck était très étendu et des soldats du Fort logeant dans presque toutes les familles, il était presque impossible de surveiller tout ce monde, beaucoup de sous-officiers demeuraient en permanence au Fort, leur présence au cantonnement était fort limitée.

       Le rassemblement du matin avait lieu au centre du village, sur la place communale, où se trouvait aussi le P.C. du cantonnement.

       Les hommes pour la garde au P.C. étaient désignés. Les permissionnaires partaient le vendredi soir et rentrait le jeudi suivant au cantonnement.

       La proximité de la gare vicinale de Bassenge, facilitait les départs clandestins vers Herstal, Liège ou ailleurs, le danger, c'était de se faire pincer par un gradé, sans titre de permission.

       Celui qui ne voulait pas se risquer à sortir des limites du cantonnement, passait son temps comme il pouvait. Des parties de cartes interminables se disputaient chaque jour et même tard dans la nuit. Le désœuvrement nous pesait tous, ceux qui habitaient dans les environs et qui avaient un vélo au cantonnement, se taillaient en douce et rentraient chez eux pour quelques heures, même les sous-officiers profitaient de leur passage à Wonck, pour s'éclipser et prendre un jour ou deux de repos dans leur famille

       Il était évident que cette dispersion des hommes permettait tous les abus et rendait difficile l'application stricte des règles de discipline militaire.

       Nos chefs en étaient bien conscients, aussi, au printemps 1940, vers mars/avril, l'Armée décida la construction de baraquements préfabriqués.

       Les éléments amenés sur place devaient être assemblés par la troupe.

       Un contrôle plus efficace des hommes fut ainsi possible.

       Personnellement, j'y ai passé quelques nuits, c'est là que le 10 mai 40 à l’aube, nous apprîmes la terrible nouvelle. La guerre !

       En compulsant une dernière fois mon petit agenda, je remarque à la date du 9 mai 1940, une inscription au crayon, comme en font tous les jeunes gens accomplissant leur service militaire : Encore 51 jours demain matin + X.

       Le lendemain, nous étions réveillés par un vacarme assourdissant.

       Les boches attaquaient le Fort d’Eben-Emael.. Le + X dura plusieurs mois et pour certains de mes camarades, plusieurs années. Nous allions être plongés dans un univers de tristesses et de misères. Et beaucoup n’en sont pas revenus.

                                                                                      Gérard JANS, soldat milicien classe 39.

                                                                                                           Juillet 1992

      

 



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