Maison du Souvenir

Souvenirs d’évacuation de Raymond de Bournonville.

point  Accueil   -   point  Comment nous rendre visite   -   point  Intro   -   point  Le comité   -   point  Nos objectifs   -   point  Articles

point  Notre bibliothèque   -   point  M'écrire   -   point  Liens   -   point  Photos   -   point  Signer le Livre d'Or   -   point  Livre d'Or   -   point  Mises à jour   -   point  Statistiques

Souvenirs d’évacuation de Raymond de Bournonville

Souvenez-vous ! Nous vous avions déjà soumis le carnet de voyage de Raymond de Bournonville en 1940. Revenu chez lui, il a certainement repris ce carnet et l’a remanié dans un style plus romanesque. Le voici reproduit pour vous. Malheureusement, il s’arrête brusquement alors qu’il n’est pas encore revenu chez lui. Mais sa prose nous a donné envie de la reproduire quand même. Vous jugerez de la différence avec le carnet de voyage.

Evacuation

Mot terrible qui fascinait, tenaillait le Belge depuis septembre 1939. Evacuation : terreur des familles unies. Dès les pénibles événements d’automne dernier, ce mot effrayait quiconque tient à la vie, à ses parents, à ses amis, à ses biens. Et pourtant la triste réalité a cruellement éprouvé notre chère Belgique. La guerre qu’on avait tant bien que mal et à quels sacrifices, écartée jusque mai de nos frontières est brusquement tombée sur notre petit pays avec toutes ses horreurs de guerre dite moderne. Qui de nous aurait pensé en cette paisible soirée du jeudi 9 mai que le lendemain, notre territoire allait servir de champ de bataille aux grands peuples en lutte depuis 1939 ?

C’est ainsi que, toujours confiant dans l’avenir, je me couchai le 9 mai. Je savais bien peu que ma dernière nuit paisible de citoyen belge allait se passer. Le lendemain, vendredi 10 mai, je me réveillai vers 5 h 30 du matin, le soleil dardait ses rayons bienfaisants sur la terre. Malgré la beauté du jour à peine levé, une angoisse terrible me prit à ma descente de lit. Entendais-je bien ? N’étais-je pas sujet à une hallucination ? Non, c’était la triste réalité ; les sirènes d’usines laissaient tomber de leurs gueules monstrueuses la chanson lugubre qu’elles modulaient de leur voix rauque. C’était la guerre ! Quel dur contraste ; alors qu’en cette radieuse journée de printemps tout poussait à la paix, les hommes, une fois de plus, commençaient à se battre. Avec leurs monstres de fer, ils entamaient une lutte sans merci, une lutte sauvage d’où le plus faible a beaucoup de chance de ne pas revenir.

Je courus à ma fenêtre. Dans la rue, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards s’agitaient et regardaient évoluer, dans le ciel bleu, les sinistres oiseaux de proie qui venaient semer le feu et la mort. Au milieu du bruit assourdissant des tirs de barrage de la défense aérienne, au milieu du bruit ronronnant des moteurs d’avion, les cloches de l’église égrenaient les notes lugubres du tocsin. Déjà, les ouvriers d’usines revenaient chez eux dans leur habit de travail. Toute activité devait cesser. A tous les coins de rues, des groupes de personnes discutaient en gesticulant devant les affiches où « MOBILISTAION GENERALE » se détachait en lettres de deuil. Des rappelés, déjà, commençaient à rejoindre avec leurs vestes trop étroites et leur pantalon de toile jaune. Ils s’en allaient, valises en main, sacs au dos. Quelques parents et amis les accompagnaient vers leur destin tragique. Je les regardai passer silencieux. Comme cette matinée me sembla longue !. Je sentais un poids sur mon cœur parce que j’avais entendu raconter par mes parents les récits de guerre. Et pourtant, j’étais confiant !

Je rencontrai deux amis qui me dirent que les jeunes gens devaient partir en direction de Lobbes et vers la France. Je cachai la nouvelle à ma mère jusqu’à 10 heures. Mais à ce moment, on vint placer des affiches confirmant ce qu’on m’avait dit. Je rentrai chez moi et trouvai ma mère toute en larmes. Je la consolai comme je pus et commençai mes préparatifs puis vinrent les pénibles adieux à tous mes parents, à mes amis. Puis ce fut le départ ; au tournant de ma rue, je me retournai encore une fois pour faire un signe à ma mère, mes yeux embrassèrent (je croyais que c’était pour la dernière fois) le paysage familier comme pour emporter avec moi le souvenir des beaux jours passés.

A la gare, je retrouve beaucoup d’amis et dans le brouhaha  général, on se console l’un l’autre. Au loin, le train siffle, je jette un dernier coup d’œil sur la place de la gare, les usines, tout enfin ! Je monte en voiture avec deux amis et pendant que le train se met en marche, et que les mouchoirs s’agitent sur le quai, une vibrante Brabançonne résonne sous le toit de verre de la gare.

Bientôt Ougrée disparaît à mes yeux, là-bas tout au loin, je vois encore quelques petits points blancs qui s’agitent. Maintenant, c’est tout !

Seraing … Huy … Namur, à toutes ces stations, des jeunes gens comme moi viennent grossir nos rangs. Est-il vraiment nécessaire que ce soit la guerre qui réunisse toute cette belle jeunesse qui hier encore ne pensait qu’à rire et s’amuser ?

Charleroi, pays noir, Lobbes.

Nous sommes enfin arrivés. Il est 8 heures (du soir NDLR), le soleil à l’ouest décline et ses rayons obliques maintenant ne chauffent plus.

Nous débarquons et arrivons sur la place. Là, les autorités nous partagent en groupes. Je suis dans celui d’Ougrée avec une vingtaine de camarades. Et on nous dirige vers les bâtiments scolaires de la ville. Lobbes est une bourgade plutôt. C’est un ensemble de petites maisons que l’église surplombe du haut de son perchoir.

En ces jours, la ville qui était auparavant assez calme est bruyante. Combien sommes-nous là ? … peut-être 10 000, 15 000 jeunes gens. Des observateurs en avions, et je suis sûr qu’il s’en trouvait, auront cru voir une gigantesque fourmilière.

Mais déjà nous sommes repérés par les avions et les alertes succèdent aux alertes. La sirène devient énervante.

Nouveau départ… On nous disperse dans les petits villages entourant Lobbes. Nous sommes désignés pour Mont-Sainte-Geneviève. Et hop, une fois de plus nos sacs reposent mollement sur nos épaules. Nous partons par des chemins de terre. L’impression que je ressentis à ce moment était celle que l’on devait ressentir lors des invasions barbares et au départ des croisades. A perte de vue, des jeunes gens (j’ai manqué de dire des croisés) marchant au soleil, la soif, la fatigue nous tenaillent, mais qu’importe, on est jeunes, on rit, on chante. Certains ont placé à leur dos une pancarte où des mots bien mis en relief dessinent sur le carton la célèbre devise : « On les aura ». Qui « on » ? Je vous le dirai après la guerre… Enfin un clocher s’élève entre d’énormes chênes. Mont-Sainte-Geneviève dessine à nos yeux l’ensemble de ses petites fermes blanchies à la chaux. Ici on se croirait en Hesbaye. Le village assez étendu parsème ses maisons sur quelques petits chemins affreusement poussiéreux. Et la vie … militaire … si je peux appeler ainsi la vie menée là-bas, commence. Et ma foi, on ne s’amuse pas trop mal. Jusqu’à présent, c’est plutôt une introduction que j’ai faite. Maintenant commence le récit.

L’heure est grave. Les Allemands ont passé le canal Albert pourtant baptisé imprenable. Nous devons partir en France. Et voyez si le départ est réconfortant, voici l’affiche apposée à la mairie. Tous les jeunes gens de la rive droite de la Meuse doivent en toute hâte rejoindre la France. Ils doivent emporter un sac de couchage, personne n’en possède, et des vivres pour 4 jours. Voyez un peu, nous sommes 15 000. Il y a ici quelques petits magasins dans le village. C’est vous dire s’ils furent vidés de fond en comble.

Et nous partons en direction de Binche où, nous a-t-on dit, nous recevrons « de plus amples renseignements ». C’est à peine si nous apercevons une mignonne petite feuille de papier collée sur le portique de l’hôtel communal. Sur ce papier, un itinéraire nous indique le chemin que nous devons emprunter pour rejoindre Havay, petit village frontière, dernière trace de notre pauvre Belgique ensanglantée. Nous arrivons à la tombée de la nuit. La soif tenaille notre gorge ; de nos lèvres desséchées, aucune parole ne sort. Ce n’est pas sans tristesse que nous allons quitter le dernier lambeau de sol belge pour nous engager sur les grandes routes de la France hospitalière.

Fatigués, nous avons encore à marcher pourtant, et pour franchir la frontière, il faudra se lever très tôt… et pourtant nous couchons à la belle étoile. C’est évidemment le cas de le dire. Pas un nuage dans le ciel. Les étoiles brillent de tout leur éclat.

Dans le lointain, Mons brûle. D’énormes gerbes de flammes éclairent le firmament : la Belgique martyre souffre. D’une de ses villes incendiées, des tourbillons de fumée noirâtre s’élèvent vers le ciel comme pour implorer le secours du Sauveur.

Pendant toute la nuit, des avions sillonnent les airs et vont déverser leurs charges meurtrières sur d’autres villes de la Belgique. Pauvre Belgique. Elle est encore à présent le champ de bataille des armées sanguinaires. L’aube blanchit l’orient. Vite, on mange et puis … en avant vers la grande randonnée. Voici la frontière où, comme pour symboliser l’alliance amicale, un poilu et un p’tit Belge causent. Et dociles, tel un troupeau de moutons, nous entrons en France.

Les divisions de tanks nous croisent et vont à vive allure vers le feu qui les attend. Bientôt, j’aperçois Maubeuge où, peu avant d’arriver, j’assiste à un combat d’avions. Les oiseaux métalliques s’observent, se contournent, puis brusquement, comme à un signal donné par un arbitre, les adversaires se jettent les uns sur les autres. Le crépitement des mitrailleuses parviennent jusqu’à nous. Les avions tournent en un vaste cercle, se poursuivent mutuellement. Dans cette lutte, comment reconnaître les adversaires ? Lequel est celui-là qui, touché, laisse échapper par la fin de sa carlingue un mince trait de fumée noirâtre et disparaît dans l’horizon ? Bientôt d’ailleurs, les adversaires se séparent.

Et après cet intermède, nous continuons, nous marchons et nous marchons, malgré la chaleur, malgré la soif. Voici Berlaimont, terminus de cette étape. Et déjà l’horreur a semé les germes de la guerre. Des maisons écroulées, des filets de fumée s’échappent de quelques foyers à demi-éteints. Une petite usine, oh, un simple atelier, offre à notre regard une large plaie béante dans un des pans de murs goudronnés. Sur le clocher de l’église, des ardoises arrachées montrent la structure en bois, le squelette. Première vision de guerre. Berlaimont.

Pour la deuxième fois, nous dormons à la belle étoile et cette fois, très fatigués, nous dormons d’un bout à l’autre et le lendemain, jeudi 16 mai, nous quittons la petite ville endeuillée pour aller plus loin, toujours plus loin. Bientôt, la forêt de Locquignol avec ses arbres touffus nous offre un peu de fraîcheur. Avec cette fraîcheur, le courage nous revient et nous nous surprenons en train de chanter « Valeureux Liégeois ». Avec ce chant, c’est un peu la Cité Ardente qui se trouve devant nos yeux. Mais quel est ce ronron lointain qui devient de plus en plus proche ? Là-bas, à l’horizon, 15, 20, 30, 50 bombardiers marchent à notre rencontre. Amis ou ennemis ? Pendant quelques secondes, peut-être moins, le doute persiste. Mais bientôt, de ces points noirs, d’autres petits, oh plus petits points noirs s’échappent en un sinistre chapelet. Ah ! Les Barbares ! Ils bombardent le troupeau d’exilés. Vite, on se couche n’importe où dans les fossés, sur des tas de pierres, dans la boue, partout ! Ma tête appuie sur une maîtresse racine d’un chêne centenaire qui tremble à chaque détonation des torpilles aériennes. Et le bombardement continue dans toute sa colère. Je ne vois rien, rien, mais j’entends tout : le bruit assourdissant des moteurs, le sifflement des bombes qui tombent et puis le bruit de tonnerre des explosions. Toute la forêt tremble. Mais quand donc auront-ils fini ceux-là ? Le temps me semble long, long …Et pourtant le bombardement n’a duré que 6 minutes, mais pour nous, c’est 6 siècles.

Maintenant, c’est le calme après la tempête. Le soleil qui avait disparu derrière les nuages comme pour se protéger aussi se montre maintenant comme pour mieux montrer à nos yeux les dégâts sinistres que les oiseaux de proie viennent d’accomplir.

Alors on reprend le collier. Le chemin est long, nous n’avons pas de temps à perdre… En route … vers de nouveaux villages. La chaleur est terrible, et on marche, on marche, têtes baissées pour ne pas être ébloui par ce soleil éclatant.

Il est midi ; ce n’est pas parce que c’est la guerre qu’on ne mange plus ; au contraire, voilà justement un petit coin bien ombragé, bien frais où nous allons faire le pique-nique. Un gros morceau de pain, du sirop et puis … c’est tout ! Non, et le vin, ce vin qui symbolise la France, mais voilà de quoi se remonter le moral à fond ! Alors on vide les verres (qui en l’occurrence ne sont que des gobelets bosselés) en portant des toasts à la Victoire, à nos parents, à notre chère patrie. Avec ce vin, l’enchantement revient, mais oui … on les aura …

Allons, hop, nouveau départ, en avant, toujours en avant. Le moral gonflé à bloc, nous repartons en chantant « La marseillaise » ce qui nous vaut les hourras des soldats français qui montent au front. Alerte de nouveau ! Une poudrière qui se trouve dans un bois a été repérée par l’ennemi qui a lancé des bombes incendiaires. Les coups directs ont été ratés, mais la forêt commence à flamber et de vastes tourbillons de fumées s’élancent à l’assaut du ciel. Il faut évacuer pour exercer toutes sortes de métiers. Ici, je deviens pompier, ni plus ni moins, pompier de fortune car en guise de pompe, nous n’avons que des branchages avec lesquels nous tapons sur le feu. Pas un instant l’idée ne m’est venue que la poudrière pouvait sauter … et nous avec ! Pourtant, ce n’était guère agréable ce métier, l’odeur du bois brûlant me piquait dans la gorge, les larmes me coulaient sur les joues, et je vous assure que pas un instant je n’ai eu froid aux pieds. Enfin, voici de vrais pompiers auxquels nous cédons volontiers notre place.

Et nous arrivons à Hecq vers 5 heures. Nous n’irons pas plus loin car nous avons déjà abattu pas mal de kilomètres, et puis …toutes les émotions de ce 16 mai en font une journée bien remplie.

Ici, à Hecq, fait remarquable, les magasins n’ont pas encore été pris d’assaut, ce qui nous permet de nous ravitailler en pain, chocolat etc., sans oublier une bouteille de vin car on est en France, on en profite.

Après avoir mangé de bon appétit, nous regardons les tourbillons de fumées bleues qui s’élèvent au-dessus des verdures de la forêt de Locquignol. Le silence règne dans les calmes rues du village et si ce n’était la fumée, on ne croirait pas être en guerre. Hélas, j’ai parlé trop tôt car voilà qu’en un point assez éloigné, un gigantesque jet de feu s’élève tout à coup, on se regarde, car on n’entend aucun bruit, nous oublions que ce point est situé à quelque 4 km de nous et que la vitesse du son est beaucoup moins rapide que celle de la lumière. Mais après quelques secondes, une détonation formidable vient de secouer la torpeur générale. La poudrière vient d’exploser. Avec elle combien de malheureux ont péri ? Nous ne le saurons pas. Nous restons encore quelques minutes hébétés. Il faut que l’obscurité et la fraîcheur de la nuit viennent nous rappeler à la réalité. Alors sans nous hâter, nous montons dans notre grenier où nous nous endormons, couchés sur un démocratique lit de paille.

17 mai, c’est le matin, un radieux matin de printemps. Voilà déjà 7 jours que nous sommes partis. Sur la route, le tumulte des évacués a déjà repris. Nous nous glissons dans les rangs et nous voilà de nouveau en route vers Cambrai. La poussière du chemin se colle à notre visage, à nos mains en sueur. A ce moment, une troupe de Sénégalais nous croisent. Et des deux groupes, je crois que c’est nous qui sommes les plus noirs. Le soleil commence à chauffer et les magnifiques épis de blé boivent les rayons du soleil. Qui les coupera ces épis ?

Mais voilà qu’un clocher émerge entre deux collines, c’est Solesne, un gros village à 15 km de Cambrai. Nous arrivons alors qu’une fois de plus le bombardement est venu rompre la tranquillité de la journée. On ne s’arrête pas, on continue, les alertes se succèdent. En effet, nous sommes près d’une grande ville : Cambrai. Nous y arrivons vers 6 heures, 2 heures après le bombardement. Nous arrivons sur la place de la gare… PERSONNE… tout est désert. La place est jonchée de débris les plus hétéroclites, des tuiles, des briques, des morceaux de verre, des ferrailles, voilà ce qui nous accueille à notre arrivée dans cette coquette ville, ou plutôt qui devait être coquette car en ce moment !!! Et pas âme qui vive, personne, c’est à croire que tous les habitants se sont volatilisés pour échapper au massacre. « Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé ! ». Sans aucun doute, ce jour n’est pas le 17 mai 1940. Pauvre France ! toi si riche, si hospitalière, voilà ce que l’on fait de toi, en une semaine, tes riches villes du Nord sont transformées en amoncellement de ruines. Nous errons dans les rues jonchées de débris, tristement, lentement. De tous les côtés, c’est la « civilisation » de 1940.

Hé oui, on appelle civilisation
Tous ces murs écroulés, ces rues encombrées
De débris des maisons des villes  bombardées
Par les oiseaux d’acier appelés avions.

Pourtant aux Africains les coloniaux ont dit
L’Europe voyez-vous, mais c’est le Paradis !
Ce qu’ils ne disent pas à ces anthropophages
C’est que la liberté est en partie en cage
Et c’est ce qu’on appelle en maintes nations
Le paradis sur terre, CIVILISATION !!!

Voilà nos réflexions, ce seraient les vôtres si vous aviez vu cela. Et maintenant, où loger, où s’abriter ? Dans la gare ? Personne. A l’hôtel de ville ? Personne. Dans une église ? Écroulée ! Mais où aller ? Nous sommes nerveux, irritables, mal à l’aise. Enfin, sur la grande place, quelques poilus azurs nous renseignent. « Eh, les p’tits Belges, on n’trouv’ pas à s’grouiller ? Allez, venez avec nous, y’a d’la place pour vous dans l’abri. Avez-vous mangé ? Un coup d’pinard ? Ah que c’est réconfortant ces paroles des soldats de la IIIe République. Accueillants, sincères, aimables, ce sont les moindres de leurs qualités.

Et nous voilà à vingt mètres sous terre avec des poilus qui gentiment partagent ce qu’ils ont avec nous.

Et malgré tout, je m’endors, ici c’est le calme complet.

Il est 6 heures, je m’éveille ah que c’est dur le réveil, je m’attends à voir le tapis à fleurs de ma chambre, les meubles et à leur place, le roc, la terre, un escalier en pierre … voilà le mobilier. Enfin, que voulez-vous, c’est la guerre !

Et de nouveau, nous continuons notre chemin. Nous quittons la ville par la porte de la route de Péronne. De très vieux monuments, une vieille église, voilà les dernières traces de cette jolie petite ville. Je dis jolie… entendons-nous, avant la guerre car à cet instant, je suis chez moi et le 18 mai 1940, c’était la guerre, les bombardements. Devant nous, la route poussiéreuse s’étend devant nous comme un large ruban gris qui monte, descend, contourne les saillies du roc et disparaît là-bas, bien loin dans l’horizon bleuté.

Et toujours le soleil, comme pour nous encourager, darde ses rayons sur nous, sans pitié. Nous sommes brunis comme les vaillants coloniaux et chaque fois que nous nous arrêtons pour manger, le beurre est devenu huile, le chocolat choco-mousse et le vin échauffé a le goût de poussière. Car nous sommes en France et le vin coule à flots. Pour déjeuner, dîner, souper, toujours du vin, tantôt blanc comme du vinaigre, tantôt rouge comme le rubis qui brille aux doigts des jolies filles. Toujours du vin … oui, moi qui en buvais rarement aux fêtes de famille ou dans les cérémonies spéciales, maintenant j’en bois comme un vieux soudard du temps de Napoléon. Où en trouviez-vous du vin, direz-vous ? Ah, le long de la route, et les bistros abandonnés, où des poilus nous invitaient cordialement et nous emplissaient nos sacs.

Et nous voilà bien perplexes car nous sommes à la jonction des routes St-Quentin Cambrai et Péronne Cambrai. Après avoir discuté 5 minutes, nous choisissons la seconde. J’ai bien réfléchi depuis lors ; si nous avions emprunté celle qui va à St-Quentin, notre voyage aurait été tout différent. Enfin, c’est la destinée !

Et nous arrivons ainsi à Villers-Ghislain, un village à côté duquel Boncelles est une petite ville. Il est 8 heures du soir, il fait bon, et nous ne voyons personne, pas un habitant sur le seuil de sa maison. Quelques chiens errants qui n’ont plus mangé depuis … Dieu sait quand … nous suivent. Serions-nous les seuls dans le village … triste perspective ; mais non… du bruit de pas sur la route, fausse alerte : des vaches passent lourdement avec leurs yeux qui reflètent la tristesse. Personne ! Mais c’est à en devenir fou ! Robinson dans son île déserte n’était pas si esseulé que nous qui étions 3. Car nous, nous étions dans un village, des maisons désertes, tristes, noires … au milieu du pays civilisé ou qui se dit comme tel.

Après une nuit de cauchemars, l’inlassable soleil est déjà à son poste lorsque nous nous éveillons à ‘ heures du matin. Nous décidons de partir, fuir ce village ensorcelé, ce village digne d’un conte d’horreurs.

Et nous partons sur la grand route pour aller … où ? Nous sommes découragés … mais là-bas, qu’est-ce ? Une moto qui s’avance vers nous. M.E. s’écrie : « Un prêtre, ah enfin voilà 12 heures que nous n’avons vu personne. »

Et le prêtre s’avance, mais plus il s’approche et plus nous le trouvons… je ne sais comment dire. Et à 25 mètres, c’est un homme tout de GRIS vêtu, avec un casque et un fusil à l’épaule … ce n’est pas un prêtre ! C’est un soldat … mais de quelle nation ? J’écris tout ceci, mais notre raisonnement ne dura que 2 secondes … un Polonais ? …oui, non ! Un Anglais ? … Non, la marmite est plus plate, un Allemand ? … Oui, un Allemand ; pour la première fois de ma vie, je vois cet homme qui nous inspire tant de frayeur ! Cet homme qui par deux fois déjà viole le territoire de notre chère Belgique, cet homme enfin que l’on se représente étant jeune, avec une barbe rousse, et un couteau à la main, un croque-mitaine, un ogre. Il vient, il nous regarde, semble vouloir faire pénétrer son regard à travers nous, puis s’en va, s’éloigne, se retournant, méfiant … ne regardez pas, soldat… nous n’attaquons pas par l’arrière, nous !

Quand nous ne loe voyons plus, notre première réaction est comique, un rire nerveux nous prend, nous ne savons pas pourquoi, puis sans rien dire, en un commun effort, nous courons, nous fuyons à travers champs et prairies et nous rentrons au village et là-bas, dans le lointain, une colonne s’avance, le drapeau à croix gammée en tête… « Ca y est, nous y sommes, nous n’avons fui la Belgique que pour ne pas tomber dans leurs mains et nous y sommes, et le pire … en pays étranger, loin de chez nous.

Villers-Ghislain, tout le monde descend ! C’est le terme du voyage. Nous entrons dans une grande ferme et nous nous installons. A quoi bon vouloir continuer la route ?

La vie de trois Belges dans une ferme.

Notre situation est sans issue ! Que faire ? Ah, bien zut, on en a assez ; moi, j’ai les pieds en marmelade, mes 2 amis ne disent rien, mais je vois qu’ils ont assez marché aussi.

Alors, on reste ici ? Et à l’unanimité de 3 voix à 0, nous décidons de rester. Aussi tôt dit, nous convenons de partager le travail. C’est ainsi que dans cette ferme, nous sommes les seuls animaux à 2 pattes, et je vous prie de croire que ceux qui braient là dans les écuries et étables ne font pas une musique à adoucir les mœurs.

Bon ! Moi, je vais donner à manger à ces bêtes, toi Raymond, je te nomme cuisinier, et toi Marcel, fouille un peu la cave pour trouver la boustifaille !

Et voilà la répartition du travail achevée. Je ne saurais plus dire ce que nous mangeâmes pour dîner. Mais ce que je me rappelle, c’est le dessert ! Des cerises au « genièvre ». Ces diables de petites boules rouges en étaient bouffies comme une éponge. « C’est bon, dis ça, comment le trouves-tu ? – Oh, excellent. Mais je sens mes jambes … ou plutôt, je ne les sens plus ! Et l’alcool fait son effet, je sens que je m’en vais tout, tout doucement. Ma dernière impression est de sentir quelque chose d’humide et chaud sur ma main. J’entrouvre les yeux et je vois un gros chien noir qui me lèche … puis c’est tout !

Je me réveille deux heures plus tard, je n’ai plus la moindre notion des choses présentes, ma bouche est pâteuse, et mes jambes et bras sont en pâté de foie, … et j’ai chaud, chaud, ma figure brûle.

« Mais regarde-moi celui-là ! Il est tout rouge ! Te sens-tu mal ? … Non, oui, enfin je voudrais me coucher. »

Dans la pièce à côté, se trouvent deux lits. Je me déshabille et m’enfonce dans une merveille de matelas (tout est merveille quand on n’en a plus vu depuis plusieurs jours).

La soirée se passe, Dieu sait comment, je l’ignore. C’est seulement le lendemain matin que mes amis m’apprennent que nous avons des voisins. Cette nouvelle me réconforte. Et là-bas, à 100,150 mètres que sais-je (nous ne connaissons pas le village), les tanks et les camions des armées du IIIe Reich passent. Nous entendons le fracas des chenilles et les coups de klaxon des camions, et de temps en temps, les chansons guerrières des troupes, mais loin … comme dans un cauchemar.

Le lendemain, le soleil de mai chauffe toujours avec la même vigueur. Moi je reste au lit pendant que mes deux amis préparent les repas …

Nous qui avions eu tant d’imprévus il y a quelques jours, à présent il fait si calme pendant ces journées que nous trouvons tout monotone ; quand, un matin …

Oui, un beau matin, c’était le jeudi, mes deux amis tranquillement installés autour d’une table, et moi je me trouvais toujours au lit. Nous entendons ouvrir la porte. « Qui est là ? » … Pas de réponse si ce n’est le bruit de bottes qui frappent durement le pavé, la porte s’ouvre et dans l’encadrement vient se placer un officier allemand.

« Ponchour ». Je ne sais si nous lui répondîmes, nous étions muets comme un poisson et nous nous regardions l’un l’autre. « Fous Pelches ?»

M… balbutie un « Oui » chevrotant.

« Ha, alors nous kamarates enzemples, Pelchique fite kaputt, et alors nous tous amis tans le crand Reich !... »

Encore une fois, nous nous regardons. Je ne sais ce que mes amis ressentaient, mais moi, j’étais énervé à un tel point que je réprimai à peine un fou rire. Je parie que je suis passé en quelques secondes par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. C’est alors que l’officier se tourne vers moi.

« Fous malate ? » « Oui » « Quoi afoir ? » « Je ne sais pas, je suis dérangé de l’estomac ». « Ah oui, mais moi métezin ; tenez foilà un gomprimé, brenez, il fous fera du pien ».

Et hors d’un sachet, il tira une pastille blanche et me la tendit. Une pastille ? Mes aïeux, c’était presque une roue d’auto ! Les Allemands ont bien un vaste gosier ! Car je me demande comment je vais enfoncer cela dans ma bouche !

L’officier sortit en souriant … ils étaient si gentils en ces temps !!!

FIN DE CE RECIT



© Maison du Souvenir. Tout droit réservé. ©