Maison du Souvenir

La Citadelle de Liège.

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La Citadelle de Liège[1]

Par Robert Gendarme

Ouvrier communal, membre du service Antoine, Réseau L100,

condamné à mort,  évadé de la Citadelle de Liège,

évadé de Belgique, volontaire de guerre.


Entrée de la Citadelle de Liège

       Treize heures, le 23 juillet 1941. Nous quittons les bureaux de la Gestapo, et sommes conduits à la citadelle de Liège.

       A quatre nous avons été arrêtés dans les locaux de la Régie des Téléphones et Télégraphes de Seraing.

       Prévenus par ma femme, avec BECHOUX, nous voulons fuir. Un ami s'y refuse. Le temps passé en discussion pour tenter de le décider a été finalement la cause de notre arrestation.

       Nous sommes dans les pattes du Boche, il faut veiller à s'en tirer avec le minimum de coups et de risques.

*     *     *

       Sous bonne escorte, les voitures, porteuses du V encerclé de feuilles de chêne atteignent la Citadelle.

       Aussitôt nous sommes séparés.

       L'interrogatoire commence. HEINEMAN, le flic, l'appellera séance de sport. Malheureusement je n'ai servi que de punching-ball. J'ai encaissé des coups de pieds, de matraque et de ceinturon.

       Ils sont quatre Allemands à frapper sur un homme, pour lui faire avouer qu'il travaille à délivrer son pays occupé...

       Je suis conduit à l'étage du bloc 24.

       Une porte blindée s'ouvre devant moi, un couloir, d'autres portes, et je suis en cellule.

       Le sang coule de partout. Couché sur le lit, j'examine mon nouveau logis. Une cellule de 4 m. de long, 2 m. de large et 3 m. 25 de hauteur ; une fenêtre grillagée, à sa droite un ventilateur à lames ; sur le mur opposé, la porte blindée munie d'un regard de 6 à 7 cm. de diamètre ; à gauche en bas et en haut de ce mur, un trou d'aérage muni de plaques perforées. Une table, une tinette, un bassin, un radiateur de chauffage central.

       Un bouton électrique m'intrigue, j'appuie et un timbre se fait entendre. Un caporal allemand arrive et me dit quelques mots en allemand. Le bruit des bottes décroit. J' inspecte la cellule : pas de trace de micro.

       J'entonne l'air de Jean d'Hérodiade. Dans le couloir une galopade... et je suis contraint au silence.

       Une petite toux se fait entendre. Je hèle Pointu (BECHOUX) et Djor. Les voix me permettent de situer les amis : à ma droite GADISSEUR, à gauche DEBRUYNE, ensuite BECHOUX. La toux est plus éloignée.

       J'ai un crayon et du papier, j'écris un résumé de mon arrestation. Un soldat allemand ouvre la porte et dépose sur la table un morceau de pain et un morceau de margarine. C'est le chef de prison, près de lui le sous-officier commandant l'escorte qui nous amena sourit.

       Je le baptise Pistolet. « Essen, essen ! »?[2] fait le chef de prison. J' entr' ouvre la bouche, d'où le sang coule encore. Il hoche la tête et s'en va. Je lape un peu d'eau du bassin et me jette sur le lit, la nuit tombe.

       Le chef est à nouveau là et me dit « Madame venir ». Je n'ai pas compris. Ont-ils à nouveau arrêté ma femme ? La Gestapo l'avait cependant remise en liberté.

       « Essen, essen ! » A nouveau je montre les vides de ma denture. « Scbioeinbund ! » fait-il. Et il s'en va.

       Nous avons causé entre nous. L'autre occupant de notre quartier est René BRESSEUR. Nous tentons d'éclaircir ce qui provoqua notre arrestation...

*     *     *

       Je me suis éveillé courbaturé ; un soldat entr' ouvre la porte et me montre le bassin. Je suis conduit au lavoir. Le couloir conduit à 12 « appartements ». Le lavoir est identique à celui du rez-de-chaussée. Des robinets et des éviers de pierre bleue occupent les murs et le centre de la place.

       Je bois au robinet et me rafraîchis la figure.

       Je suis à nouveau en cellule. Le déjeuner est là : une tasse d'eau chaude dans laquelle a macéré quelque chose d'inconnu.

       « Essen, essen ! » fait le chef. J'ai enlevé ma chemise pour m'essuyer la figure, je lui tourne le dos : la plaie lui fait à nouveau dire « Scbioeinhund, Gestapo nicbt gut ! ».

       Le dîner est servi : du chou. Nous en mangerons 99 fois en 104 jours.

       Par la fenêtre, j'ai vu un groupe de prisonniers se promener dans la cour. Parmi eux un invalide s'aidant de béquilles.

*     *     *

       Le général Keim, gouverneur de la province, est venu nous voir. Nous sommes examinés sous tous les angles. Le Grand Cogneur parle de terroristes, de centrales, de Cockerill... Tête de Veau et Heineman complètent. J'oubliais de vous dire que Tête de Veau et le Grand Cogneur étaient les officiers de la Gestapo qui nous arrêtèrent. Heineman est le traître qui servit les Allemands dès le premier jour de la guerre et même avant, si l'on peut se fier aux paroles d'un autre souteneur qui se vantait de travailler depuis six ans pour les services ennemis.

       Les ouvriers terminent le placement de l'enceinte barbelée qui entourera le bloc 24.

*     *     *

       Les interrogatoires terminés, nous pouvons nous promener quinze minutes dans la cour. Un garde nous surveille, pistolet au poing. Ce- type nous regarde de ses yeux de singe, nous le baptisons Foie Piqué.

       Vous parler de nos gardiens ? Mais oui, ils en valent la peine ! A tout seigneur, tout honneur.

       Brücke, major monoclé, tête caractéristique, vrai type de cochon engraissé.

       Un capitaine, surnommé Cravache, qui ne s'occupe guère de nous.

       Korsch, chef de prison. Matérialiste 150 %, le meilleur gardien connu à ce jour, jamais un coup, jamais une injure, il permet deux colis par semaine et vous en laisse ce qui ne lui convient pas. Fait vendre, par un soldat allemand condamné à mort pour désertion, les journaux embochés. Korsch à toujours des cigarettes à vendre car il permet de fumer : vous pouvez lui acheter les cigarettes de votre voisin de cellule, parfois même les vôtres propres. Sa maîtresse emporte les friandises des colis des prisonniers, voire même le pain... Je me souviens être entré un jour dans sa chambre afin de récupérer mes cigarettes. En caleçon, le chef nous reçut. Notre brave Hocké servait d'interprète. Korsch avait rejeté les couvertures sur le pied du lit. Une femme nue était vautrée sur la litière du chef. Celui-ci sourit et d'un coup de pouce par dessus l'épaule nous convia à regarder...


Citadelle de Liège – Grande cour avec le bloc 24 où étaient enfermés les prisonniers politiques

       Un gestapiste du nom de Raemaeckers est avec nous en cellule. Il sourit et murmure à notre sortie : « Il est fourni le chef : c'est une fille de mon bar ; elle est syphilitique ; brave fille va ! »

       Le gardien-chef a un sang-froid merveilleux.

       Un lundi, après l'heure des visites, la Gestapo arrive pour interroger Julien MAKA.

       Le chef de prison conduit sa maîtresse dans un cachot du rez-de-chaussée, réservé aux soldats allemands, la Gestapo n'a rien vu. Herr Rosga, président du conseil de guerre est là, Korsch passe les menottes à sa maîtresse qu'il conduit jusqu'à la voiture de la Gestapo. Rosga sort ; la fille rentre au bloc 24 ; la Gestapo sort, accompagnée de Korsch.

       Celui-ci revient en souriant. L'argent enlevé lors de l'arrestation est déposé dans ses mains. Ceux qui désirent avoir un peu de monnaie peuvent lui en faire remettre par leurs parents. Parfois une erreur de quelques marks survient, il vérifiera les comptes, mais l'erreur est toujours à son avantage.

       Hocké est venu me prendre en cellule et, traduisant les paroles du chef, me montre un reçu. L'argent a été remis à ma femme ; le reçu est signé de la main de celle-ci. A la visite j'apprends que le reçu mentionnait la somme de 10 marks, celui que j'ai vu portait le nombre 110 ; c'est à ce moment que je compris le mieux qu'un chiffre placé à la gauche d'un nombre en augmente la valeur !

       Hendrickx, ledit Pistolet, sous-chef de prison, a des crises de dysenterie lorsqu'il entend causer de Russie. A l'annonce de son départ pour le front de l'Est, une sainte colique rentrée lui remonta jusqu'à la vésicule biliaire. Les prisonniers en rirent pendant une quinzaine, malgré les avanies subies.

       Foie-Piqué : Type de primaire, au museau plus édenté que le mien, manie toujours un pistolet et le brandit à chaque occasion.

       G... en Bois : rugit toujours à la promenade, c'est à qui fera le plus de potin afin d'entendre sa voix.

       Franz : rigole toujours et corrige mes fautes d'allemand ; c'est un instituteur, il est bon pour nous.

       Hans : sort des lettres contre rétribution et trouve que la vie de garnison loin du front a du bon.

       Le Squelette : pantin articulé, nous fait exécuter des mouvements de gymnastique pendant la promenade. Ces moments sont un délassement pour les prisonniers ; le Squelette est trop drôle quand il montre les mouvements, que chacun de nous regarde ce tas d'os, espérant le voir se désarticuler.

       Slim : maugréant toujours contre la guerre et réclamant notre nourriture à la cuisine à grands coups de gueule. Il n'y en avait jamais assez. Lorsqu'il le pouvait, il faisait entrer un colis sans que le chef ait rien pu en enlever. Un soir à la corvée vivres, il sortit de sa poche des photos de couvoirs et dit: « Je me fiche de Hitler, de la guerre et du reste. Je perds 1.000 marks par mois et mes installations pourrissent ! »

       Voilà nos principaux gardiens.

*     *     *

       Le réveil avait lieu à 6 h. 45. Toilette terminée, nous prenions un bassin d'eau au lavoir. Ensuite corvée tinette ; le cœur me sautait chaque fois et un ami voulut bien accomplir pour moi la vidange de cet ustensile.

       Un coup de brosse dans la cellule et le déjeuner arrivait : une tasse d'un liquide noirâtre infect.

       Inspection de la cellule par un gardien ; ensuite par le chef Korsch. Celui-ci inspectait toujours la cassette, car après quelques jours nous avions reçu une cassette plus petite qu'une infirmerie de ménage et où nous devions ranger la nourriture et le linge. La propreté lui importe peu. Parfois, ne sachant qu'en faire, il offre un morceau de pain allemand à un prisonnier : il a du nôtre en suffisance.

*     *     *

       L'ancienne prison militaire, surnommée Villa des Hirondelles, a versé ses pensionnaires dans notre vestibule.

       Chaque jour voit de nouvelles entrées. Nous voyons les nouveaux arrivés à la promenade ou en nous rendant le samedi à la douche.

       Le bloc 24 possède 48 cellules, 24 au rez-de-chaussée, 24 à l'étage.

*     *     *

       Werner est un gros garçon joufflu, âgé de 22 ans. A le regarder, on revoit le gros Prussien des affiches de propagande allemande, vantant la bière ou les délikatessen d'avant l'avènement  d'Hitler.

       Werner a fait les campagnes de Tchécoslovaquie, de Pologne, de Hollande, de Belgique et de France, avant de rester en occupation en Hollande. Dégoûté de la guerre, mais surtout écœuré du régime hitlérien, il déserta. Il rumina pendant huit mois un projet de départ vers les pays d'outre-mer afin de rejoindre ses parents. Il se mit en route et se fit arrêter en Belgique. La prison de Liège le compta bientôt parmi ses pensionnaires.

       Condamné à mort, il voit sa peine commuée à 20 ans de travaux forcés. Son chef de corps fait appel à ce jugement. Werner peut circuler dans la cour de la prison. Il a peur de la mort. Il nous raconte ses craintes ; il pleure en nous disant qu'il n'est encore qu'un grand enfant. Nous avons acquis sa confiance en discutant à la corvée des vivres, en nettoyant les bureaux du chef et ceux qui servent à la Gestapo pour les interrogatoires.

       Peu à peu, Werner cause avec certains détenus, il raconte son aventure. Il devient familier, un paquet de cigarettes le fait bondir de joie. Un soir il me demande de l'argent, des effets civils, en échange je fuirai avec lui. Complètement convaincu de l'effondrement prochain de la dictature hitlérienne – n'écoute-t-il pas la radio anglaise et la radio russe pendant les absences du chef de prison –  il nous en apporte les échos. Maintenant il vend les journaux embochés ; je les achète car c'est une source de renseignements et puis, quel plaisir de pouvoir découvrir la fraude.


Citadelle de Liège – Entrée des casemates qui servaient de chambre de torture

       La Légia ne se dément-elle pas trois fois dans la même édition ? Signal avec ses photos truquées est examiné à la loupe. Titre ronflant : avions anglais abattus par nos appareils. Mais sur le gouvernail de direction, le verre grossissant fait apparaître une Svastika. Tanks russes détruits par nos canons anti-char et la loupe montre la croix de fer. Le fils de Staline ne dit-il pas que seule la cruauté des commissaires maintient l'Armée Rouge ? Les prisonniers savent que l'armée russe est en retraite. Ils comprennent que les Anglais ne peuvent encore répondre coup pour coup. L'Amérique est lente à lancer son glaive sur la balance.

       Signal voyage de cellule en cellule, il fait les frais de la conversation. Chaque soir, lecture du communiqué ; la liste des erreurs constatées s'allonge chaque jour. Je pense que de là sont nées nos petites causeries quotidiennes. Un sujet choisi sera discuté par un prisonnier pendant environ dix minutes. Un voisin de cellule, poète à ses heures, réunira toutes les opinions émises et en fera un bloc. Tous les sujets sont admis : amour filial ; amour maternel ; amour de la Patrie ; pourquoi êtes-vous ici, en prison ? Pendant près de quatre mois, 24 prisonniers s'amusent et s'instruisent et cependant presque jamais la politique n'apparaît dans ces causeries.

       Mais, Werner comparaît à nouveau, il refuse de dénoncer les personnes qui l'ont hébergé. Il demande à rejoindre les armées allemandes sur le front russe, cette planche de salut lui est refusée ; il est condamné à mort.

       Il revient à charge auprès d'un prisonnier afin d'obtenir argent et vêtements ; il lui ouvrira les portes de la liberté.

       Entré en prison avec des amis, ce condamné veut en sortir de même ; à deux, l'entreprise est osée, dit Werner, un groupe ne pourra jamais sortir.

       Il restera en prison jusqu'à l'heure de l'exécution. Le 16 octobre 1941, Werner est fusillé, mais les soldats allemands tirent bien mal car aucune balle n'est mortelle ; l'officier devra lui donner le coup de grâce.

       D'autres prisonniers allemands nous apporteront les journaux, mais aucun d'eux ne sortira une lettre. Celui-là condamné à deux ans pour homicide par imprudence partira pour le front russe après trois mois de prison. L'autre condamné à dix ans pour propagande défaitiste rejoindra le front de l'Est. La machine russe a un appétit féroce. Les condamnés font des stages de plus en plus courts. Les vieux gardiens nous quittent et un ami de cellule a bien raison de dire : « Les nouveaux ont goûté de la guerre, on s'en aperçoit ! » C'est vrai car les vexations diminuent pour nous et pour de l'argent ou du .tabac nous obtenons aisément un service.

*     *     *

       Le 25 août 1941, un groupe de 11 personnes est conduit au Palais de Justice de Liège et signe l'ordre d'écrou.

       Lecture de l'acte d'accusation est faite par un employé de la justice allemande : atteinte à la propriété des autres revient à chaque phrase ; j'écoute et je signe.

       Les avocats peuvent voir les saboteurs.

       Maître Schreurs a bien voulu me défendre. Conduit au rez-de-chaussée dans la chambre du chef, je parle avec mon défenseur, une bonne pipe allumée. J'explique en quelques mots l'accusation portée contre moi. J'écoute les nouvelles de la guerre et les bruits du dehors.

       Le 27, après un bref commentaire de Korsch, « distance, silence, discipline », nous sommes conduits au conseil de guerre.

.          .          .          .          .          .          .          .          .         

       La nuit est tombée depuis longtemps déjà. Les avions anglais survolent la ville. Les accusés se regardent et dans les yeux luit une flamme de confiance.

       Les sentinelles et les gardes inspectent les rideaux ; les Huns, poussés par la peur, donnent l'exemple pour l'occultation ; nous avons pu en juger pendant notre longue détention. Les parents présents à l'audience, sont invités à gagner les abris – car la sirène vient de se faire entendre. L'audience continue. Il est minuit, le tribunal se retire pour statuer sur notre sort. Depuis le début de la comédie, j'ai compris celui qui m'était réservé. L'alerte a pris fin. Quelques personnes reviennent. J'ai supplié les miens de retourner. Déjà j'ai vu pâlir ma femme et mon père à la lecture du réquisitoire fait par l'auditeur militaire.


Citadelle de Liège – Les poteaux d’exécution

       Le conseil de guerre fait sa rentrée.

       Debout, nous écoutons le verdict. J'ai compris avant la traduction. Maintenant je suis certain que nos actes n'ont pas été inutiles.

       L'interprète traduit : nous sommes condamnés à mort pour sabotage, usage illégal de dynamite, disent les attendus. Pour ces juges teutons nous sommes des terroristes. Ceci nous est lu dans un silence de mort, seul un sanglot le trouble. C'est la mère d'un condamné à mort qui pleure, elle ne peut maîtriser sa douleur. Les miens ne sont plus là, j'en suis heureux.

       Il y a 15 heures que l'audience a commencé.

       En rang, sous une triple surveillance, nous sommes embarqués dans la voiture qui nous reconduira à notre quartier. Ceux de la Gestapo sont là. Je suis content d'avoir pu leur montrer ma haine au cours de l'audience. Les lâches, craignant que je ne dise les coups reçus, les dents brisées, ont voulu me décharger, disant que mes amis avaient avoué sous mon influence. Je suis heureux d'avoir pu les démentir et d'avoir été écouté du « Herr » président.

*          *          *

       Nous sommes mis au cachot ; deux sentinelles restent dans le corridor donnant accès aux cellules. Assis sur mon lit, je fume. Un gardien ouvre ma porte et vient s'asseoir près de moi. Nous causons de nos familles, de la guerre. Je lui reproche l'agression de la Belgique, les civils tués, le résultat de la lutte engagée. Il me raconte les échos de la lutte en Russie, la préparation de l'Amérique, sa haine du régime, sa peur des autres soldats, le dégoût qu'il ressent pour la guerre. Vers 5 heures, le chef de prison fait une ronde. Il fera son possible afin que je puisse voir ma femme à la visite, me dit-il. Il sort.

*          *          *

       M'attendant au pire, je rédige quelques lignes, peut-être les dernières, pour l'héroïne que j'attends. Que deviendront les miens après ma fin brutale ? Que fera mon enfant, ma femme ? Et mes vieux, déjà si éprouvés ? Cette lettre finie, je suis très calme. Mais comment aura-t-on appris la triste nouvelle aux miens ? Voilà, maintenant, mon seul souci. Mes quelques pauvres mots sont cachés dans l'interrupteur, jusqu'au jour où je verrai poindre ma dernière aurore. Déjà les bottes sonnent dans la cour. Les gardiens ouvrent les cellules. Il est 7 heures. Une nouvelle journée commence dans un calme que je n'ai jamais connu. La sentence a écarté toute anxiété, je n'ai plus d'appréhension pour l'avenir.

*          *          *

       Foie-Piqué, c'est son tour de garde, ouvre la porte de ma retraite. Je fredonne, lui paraît surpris et me sourit, je le regarde froidement et son « Guten Tag » me choque. Ah ! Foie Piqué qui croyait que j'avais l'Allemand en haine alors que je n'éprouvais que du mépris ! Je suis lavé, rasé, j'attends la venue de ma femme en fumant et relisant ma dernière lettre. Déjà les voisins de palier s'agitent, il est 9 heures. Les condamnés peuvent dormir jusqu'à 9 heures. Les amis voudraient connaître les détails de la séance. Accroupi près de la porte, je tends l'oreille, les langues se délient. Une femme pleure – pauvre Simone, dans quelques mois ton fiancé partira héroïquement vers la mort. Mais le dîner arrive. Une heure déjà. Je mange debout en faisant la navette de la table à la fenêtre. C'est l'heure des visites. Verrai-je ceux qui me sont chers ?

*          *          *

       Guillaume HOCKE, le gendarme, prisonnier comme nous, était chargé de prendre nos vivres à la cuisine; chaque jour, il changeait de détenu pour l'aider dans son travail, nous avions ainsi l'impression de faire une promenade en dehors des barbelés.

       Parfois Guillaume parlait avec les cuisiniers, ce qui permettait de passer une lettre à une femme belge travaillant à la cuisine, c'était un peu de nouvelles pour les nôtres.

       Dans cette cuisine moderne où mijotait la nourriture pour la troupe allemande, une cuve était réservée aux prisonniers : choux, soupe aux rutabagas, certains jours une boîte métallique était posée sur une chaudière, c'était la choucroute pour les prisonniers. Si les saucisses de Francfort faisaient défaut, il n'y manquait rien car elle nous était servie non lavée et non cuite.

       Un nouveau cuisinier allemand était arrivé à la cuisine. Guillaume Hocke, toujours sanglé dans son uniforme de gendarme, fut pris à partie. La réplique fut brève, mais combien acérée ; le Boche rougit et ne souffla mot jusqu'à notre sortie.

       Slim, le gardien boche, rigolait.

*          *          *

       Le couloir est maintenant complètement occupé ; il est interdit aux prisonniers de sortir de l'enceinte barbelé ; les tinettes seront vidées dans les W.C. du rez-de-chaussée.

       La voiture de la Gestapo est arrivée et un homme en sort ; je ne puis distinguer ses traits, il est entraîné dans le bloc 24.

       J’ai réussi, par une manœuvre, à tromper la surveillance du gardien : ma porte est restée ouverte, je vais d'une cellule à l'autre ; du bruit dans les escaliers, je plonge dans mes appartements ; un claquement de verrou, un nouveau locataire est parmi nous.

       Quelques mots, et l'entrant se nomme, je lui porte un peu de nourriture. C'est un ami, mais j'ai peine à le reconnaître ; le sang, les yeux pochés, l'air abruti disent clairement ce qu'il a subi à l'interrogatoire.

*          *          *

       Les femmes sont à la promenade, par la fenêtre je les regarde ; Fernande HANSEN vient de détacher son soulier, au tour suivant elle s'arrête, se baisse, attache son lacet et, d'un geste preste, ramasse un petit objet ; elle regarde ma fenêtre, j'applaudis, elle cligne des yeux, un geste me fait comprendre qu'elle voudrait me causer. Je découds mes bretelles et demande à Guillaume de bien vouloir, au moment du repas du soir, les donner à Fernande. Le soir, le gardien Franz autorise celle-ci à me les remettre.

       Un papier les accompagne, c'est un mot de DESELLIERS, de Charleroi, pour sa femme.

       Deselliers, député communiste est en cellule au rez-de-chaussée. Parfois nous le voyons se promener dans la cour d'un pas tranquille. Un jour il a levé la tête, pour l'encourager nous avons levé le poing. Pauvre homme, il s'est redressé et une grande joie est apparue dans ses yeux ; il n'a pas de visite, pas de colis, on lui refuse même un vêtement chaud, c'est un communiste. Il a faim, il a froid, c'est un Belge quand même ; GADISSEUR occupe la cellule au-dessus de la sienne ; le soir il parvient, grâce à un morceau de ficelle, à lui passer un peu de nourriture. Hélas, Gadisseur changera de cellule et l'aide à Deselliers sera supprimée.


Citadelle de Liège – Porte des casemates par laquelle sortaient les condamnés qui allaient être exécutés

*          *          *

       Gadisseur est remplacé par un « Légionnaire wallon » auquel G... en Bois administre des coups de botte.

       Le commissaire GARRAY a tôt fait de confesser l'individu. Evacué avec la jeunesse de 1940, il est rentré en France occupée par les Allemands où on lui aurait fait signer des papiers. Ensuite, transporté en Allemagne, il fut habillé en feldgrau et envoyé sur le front russe. Après l'instruction militaire, il déserta.

*          *          *

       Puisque nous causons d'instruction militaire, j'en profite pour signaler que je ne crois pas à la fraternisation de l'officier allemand avec la troupe.

       Les jeunes recrues du corps de D.T.C.A. font l'exercice sous nos yeux. Placés sur quatre files à deux mètres de distance. Elles s'entraînent au quart de tour. Un homme a raté le mouvement ; un cri et le soldat rejoint l'instructeur qui lui remet un fusil. Tenant l'arme bras tendus en avant, l'homme exécute le tour de la cour de la Citadelle au pas de course, un second tour, un troisième tour, les yeux injectés de sang, hors d'haleine, il rejoint l'instructeur, lui remet le fusil, veut regagner sa place dans le rang, second cri, à nouveau le fusil et la course. Le soldat a oublié de saluer...

       Il pleut et la cour n'est qu'un cloaque. Exercice de visée au fusil, exercice à l'aide d'un trépied et d'un coussinet de toile. L'instructeur passe, « Gut, gut, gut ! » et lève la crosse du fusil. Nouvelle visée sur le soldat bleu horizon que figure la cible. « Gut, gut ! » mais qu'arrive-t-il ? Un soldat court plonge dans la boue, rampe, se relève, replonge, rampe à nouveau et ceci pendant cinq minutes ; il rejoint l'instructeur, le casque sur l'occiput. Un geste de l'instructeur, le casque tombe, un coup de pied et le soldat replonge et rampe après son casque... Voilà comment ils se traitent entre eux. Comment veut-on qu'ils nous traitent humainement ?

*          *          *

       Aujourd'hui en rentrant de la promenade, nous avons découvert sur les tables un tas de petites boules rougeâtres. Ce sont des baies d'églantiers. Nous devons extraire les graines contenues dans ce petit fruit ; les Allemands en font une délicieuse confiture.

       Ces graines enrobées d'un fin duvet doivent être jetées dans la cuvelle, mais gare au duvet : c'est du poil à gratter.

       J'ai un journal sur lequel je dépose la partie utilisable, lorsque le tas a pris un peu de volume, j'y introduis un morceau de journal chiffonné. que je rends invisible, le tas a considérablement augmenté de volume ; le gardien n'a jamais aperçu la fraude et la tinette se remplissait.

       Là-dessus, GARRAY a composé une poésie ; je fis une chanson sur les « Pétabales ».

*          *          *

       Un prisonnier allemand vient de nous dire que l'Amérique est entrée en guerre. Les journaux embochés sortent des titres très gras.

       Franz, le gardien, hoche la tête et n'est guère convaincu de la victoire allemande. Slim est plus bref et dit : « Hitler kaput ! »

       Les otages affluent maintenant : ancien ministre, professeur d'université, conducteur de tram, mineur se confondent à la promenade.

       Cette nuit des camions Renault ont envahi la cour ; au cours de la promenade du matin nous sommes hélés par un conducteur français : « Cest ça la collaboration belge ? » Les Allemands les éloignent.

*          *          *

       Les alertes se multiplient, nous entendons la galopade des bottes ; sous bonne garde, nous descendons dans les abris ; un chapelet siffle, un clin d'œil entre nous agace nos gardiens ; l'un d'eux sort et rentre aussitôt et nous montrant deux doigts mime la chute des avions ; nous sourions, le silence est exigé. L'un de nous a murmuré, Foie Piqué le met dans le coin de l'abri, face au mur ; nous pouffons de rire.

       Ce matin durant la promenade, un ami est retiré du cercle et conduit à l'interrogatoire. La Gestapo est là.

       Rentré en cellule, mon voisin me prévient que la Gestapo enquête sur le sabotage de Neblon-le-Moulin ; j'ai compris l'avertissement.

       A mon tour, quelques questions me sont posées :

       D. – Connaissez-vous Neblon-le-Moulin ?

       R. – Je connais un ouvrier appelé Nicolas Dumoulin, mais il est complètement noir.

       D. – Connaissez-vous Tohogne ?

       R. – Où habite-t-il ?

       D - Ecrivez Tohogne. J'écris Touhoche.

       En cellule ! L'interrogatoire est terminé.

J’ai cependant, avec trois amis voisins de cellule, bourré les quatre pieds du pylône de dynamite. Un peu de corrélation entre Gestapo et G.F.P. aurait démontré que les auteurs du sabotage de Rotheux-Rimière avaient repris le travail sur une ligne partant de cette station !

       Oh! les interrogatoires ne sont pas toujours aussi bénins ; c'est le seul où les hommes de notre vestibule n'ont pas été roués de coups.

*          *          *

       Un sous-officier belge, Julien MAKA, est mon voisin de cellule gauche. Le pauvre garçon refuse d'avouer et cependant il craint les coups de ceinturon qu'il reçoit à chaque interrogatoire.


Citadelle de Liège – Poteaux d’exécution

       Un ami lui suggère de se blinder les fesses à l'aide d'un pull-over. Maka vient de rentrer la tête en compote ; un camarade de travail clandestin a avoué. Pauvre Maka, c'est la condamnation à mort.

       Tous nos cachots communiquent entre eux maintenant ; nous avons réussi à forer les murs ; les cigarettes, les chansons, les petits objets passent au travers des murs pour atteindre leur destinataire.

*          *          *

       Parmi nous des vides se creusent. JAMAR T et ROBION sont exécutés. Grimpé sur le radiateur, j'ai suivi les apprêts de ces assassinats. Réveillé par un bruit de voiture, j'ai regardé à travers la grisaille de l'aube. Le jour est long à venir, les officiers allemands se promènent en riant, les cigarettes mettent une lueur sinistre sur leur faces.

       J'ai aperçu un prêtre boiteux à l'intérieur des barbelés de la Villa des Hirondelles ; je préviens Auguste GARRAY.

       A 6 h. 30 les officiers descendent la cour, se dirigent vers les cuisines, puis soudain, contournent le bâtiment des douches. Ils disparaissent à mes yeux. Un soldat descend, des foulards noirs en main.

       Les prisonniers ont compris et, fixant le petit bâtiment, attendent haletants.

       JAMART sort, menottes au poing, maintenu par deux feldgendarmes. Derrière, Foie-Piqué et Franz.

       Le prêtre boiteux, l'Abbé VONCKEN, court derrière le groupe en brandissant un crucifix.

       JAMART est calme, grandit par sa démarche ; tête haute il avance dans son bourgeron kaki, dont le col ouvert laisse entrevoir la chemise rayée de bleu.

       Il va vers la mort et nous sommes impuissants à empêcher ce sacrifice. Nous n'avons même pas une parole pour l'aider dans sa marche ; cramponné aux barreaux, je pleure de rage impuissante.

       Il a disparu à nos yeux ; un moment de calme succède à cette vision. Puis, une salve roule entre les murs des bâtiments ; aucun de nous ne dit mot, le souffle suspendu, nous attendons la suite de la tragédie.

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       Il est 6 h. 50. ROBION à son tour est devant nous, son métier l'a légèrement voûté, il marche et tourne la tête vers le bloc 24 ; il lève son regard vers nos fenêtres, est-ce un geste d'adieu ? Pense-t-il que d'autres le suivront ? Est-ce un dernier message pour les siens ? Qui le saura jamais ?

       Foie Piqué a vu le mouvement de la tête, il regarde nos fenêtres et brandissant un poing qu'il agite frénétiquement il nous injurie. Il ne respecte même pas le mort qui avance !

       6 h. 59. Une nouvelle salve, ROBION a rejoint JAM ART dans la mort. Les prisonniers sortent de leur stupeur. Les cellules sont ouvertes, les officiers ayant assisté aux exécutions viennent voir les futures victimes. Mais si les cœurs ont accéléré leurs pulsations, les figures ne trahissent pas notre émotion. Nous les toisons, fièrement.

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       C'est aujourd'hui jour de visite. De ma fenêtre, je regarde la cour. Voici – c'est affreux – voici Madame JAMART et ses enfants. Elle apporte un paquet de vivres à son mari... Maintenant je ne la vois plus. Mais soudain la voici qui retraverse la cour en criant : « Mon mari est mort ! Ils l’ont fusillé ! »

       Et en sens inverse arrivent nos femmes. Les femmes de six autres condamnés à mort.

       Que sont devenus leurs hommes ? La nouvelle les affole. Mais non, elles sont autorisées à montrer leur crainte à leurs maris et à lire la tristesse et l'horreur dans les yeux de ceux qui restent.

       A 17 h. les corps des fusillés sont ramenés au cimetière. La foule attend, les bras chargés de fleurs, mais l'Allemand interdit l'entrée du lieu de repos. Les grilles se ferment. La foule, jusqu'à ce moment muette, gronde et lance les fleurs par dessus les murs. Le lendemain, les deux tombes disparaissent sous les fleurs.

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       Quant à nous, nous ne verrons plus partir les camarades vers la mort : nous devrons nous asseoir dans le couloir pendant toute la durée des exécutions. Mais Korsch nous apportera les échos de ces drames...

 



[1] Extrait de : Héros et Martyrs, 1940-45. Les Fusillés. Maison d’Editions J. Rozez, S.A. Bruxelles (1947)

[2] Manger, manger.



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