Maison du Souvenir

Le calvaire de Breendonck.

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Le calvaire de Breendonck[1]

P. Lansvreugt et R. Lemaitre.



Une introduction qui s'impose

       Ce petit travail que nous avons voulu être populaire et accessible: en raison. de son prix, à toutes les bourses, a été fait rapidement par deux hommes responsables se trouvant à la direction de l'Association Nationale des Rescapés de Breendonck. Nous avons cru que cette hâte s'imposait pour éviter des contradictions qui ne sont qu'apparentes entre les différents écrits qui ont vu le jour sur le même sujet.

       Breendonck de 1940 n'est pas le Breendonck de 1943. Ce camp sinistre sous la Wehrmacht ou sous les SS allemands et flamands c'est tout autre chose. Il faut donc fixer des dates pour situer exactement les faits. En attendant que paraisse le livre officiel – le Livre Noir de Breendonck – qui procèdera chronologiquement depuis 1940 jusqu'à la libération, les auteurs de cet opuscule ont décrit les horreurs qui vont de septembre 1942 à juillet 1943.

       Ainsi pour ne citer qu'un détail qui est un détail d'une importance capitale pour le bagnard, ont remettait des colis de la famille ou des moitiés de colis aux prisonniers de septembre 1942 jusqu'à janvier 1943 ; on ne les remettait plus du tout de février à juillet 1943. Le lecteur ayant lu dans certaines publications que le détenu recevait des colis doit se demander : « mais qui donc dit la vérité dans cette histoire-là » ! Et bien les deux affirmations sont vraies. Il s'agit de fixer les périodes.

       Rob. Lemaître, facteur de postes, a été détenu à Breendonck de septembre 1942 à avril 1943 pour être conduit ensuite à l' hôpital allemand d'Anvers, se voir reconduire au camp pour être libéré ; Lansvreugt est arrivé après lui. Voici donc une période s'étendant sur 11 mois.

       Le début de cette brochure et les chapitres « L'ordre Allemand », « Travail Forcé », « Voyage-Surprise », « Honnêteté », « La Vermine », « Les Poteaux de la Mort », « Dans la Chambre des Tortures », sont de Lemaître. Les autres chapitres « Le Major, son Chien et sa Maîtresse », « Comme le Chat joue avec la Souris », « La Journée des Pendus », « Tortures Morales », « Tortures Physiques », « Les Trois Criminels », « Un Premier Hommage », sont de Pierre Lansvreugt.

Les Auteurs.

       j'y suis retourné, en visiteur, libre... Il y a quelque chose de changé !



L’entrée du fort de Breendonck.

       En groupe, tous ex-détenus ; le cœur se serre en entrant dans cette île, où nous avons tous pensé devoir rester, pour y mourir...

       Je dois l'avouer : nous avions encore peur en revoyant Breendonck ; le cœur oppressé, une angoisse terrible nous serrait la poitrine ; nous y avons trop, trop souffert, et il n'est pas possible de revoir ce camp de la Mort sans avoir peur de ne pas en sortir...

       Au retour de cette visite, en marchant vers la petite ville de Willebroeck, comme c'était bon cette route, vers la lumière, vers la liberté !

       Que ceux qui reçoivent des confidences d'ex-détenus fassent un effort et ne publient que la vérité stricte. Il est certain, et j'en appelle au témoignage de tous les anciens de Breendonck, que la vérité exacte, toute nue, est assez terrible, assez atroce par elle-même...

       Breendonck n'est pas un roman ... Hélas. Trop de tortures, trop de morts !

       Avec les anciens de Breendonck, je salue les morts. Pour tous ces martyrs, la Justice n'a qu'un seul nom : Vengeance !

       Pour le repos de leurs âmes, pour la paix de nos cœurs :

IL LE FAUT !

*          *          *

       Un matin de septembre 1942, le premier du mois. Nous sommes une trentaine dans un camion boche, sur des bancs. Il pleut, bien... comme il sait pleuvoir à Bruxelles. Par les trous de la bâche, nous apercevons certains bâtiments, certaines rues larges, qui mènent vers Laeken. L'église de Laeken.

       Quelqu'un parmi nous murmure : Breendonck !

       Breendonck ! un camp dont très peu des nôtres ont entendu parler, et pour cause : on y emprisonne beaucoup, on y libère très, très peu...

       Une vague angoisse nous étreint : serait-ce Breendonck, la destination ? Et qu'est-ce que cela signifie ?

       On roule, et toujours la pluie qui claque sur le camion. On roule vers... on ne sait. On se tait...

       Quelques minutes avant 8 heures ; le camion tourne et s'arrête devant un fort ; c'est ça Breendonck ? Barbelés, coupoles noires, voûtes sombres. On descend du camion. Et tout de suite, brusquement, brutalement : la Kultur allemande !



Le commandant du fort, Philipp Schmitt au milieu de ses adjoints

       Nous sommes reçus par un officier, lieutenant SS, nommé Praus : allemand pur sang, paraît-il, et fixés de suite.

       Encore près du camion, nous regardons : cette sombre brute hurle, à vingt mètres de nous ; les plus ignobles injures que comporte un vocabulaire allemand, injures où la scatologie a la place d'honneur !

       Cravache levée, rauque, déchaîné,· menaçant :

       « Vous êtes ici chez les SS et je vous apprendrai ce que c'est que Breendonck ! »

       Le tout avec des insultes, impossibles à reproduire avec une encre honnête.

       Et nous croyions avoir compris. Pauvres de nous ! Et la danse commence ...

       A coups de pied, coups de poing, nous sommes rangés dans un couloir, face au mur : très près !

       Notre chef, Percepteur principal des postes, reçoit des coups en pleine figure ...

       Je reçois des coups de pied dans le dos. Pourquoi ? .. on ne sait.

       Et toujours, la brute hurle derrière nous.

       Malheur à celui qui tourne, fut-ce légèrement, la tête ; malheur, à celui qui murmure, à son voisin, une question angoissée : des coups, et la figure qui s'écrase contre le dur béton du mur.

       Des heures, debout, devant ce mur ...

       Et ce n'est rien encore. Ce n'est que le début de cette méthode, de cette Kultur. Petit début. J'ai vu enterrer un homme vivant .... Saurai-je décrire cela ? J'essayerai.

       Visions horribles que l'on ne peut oublier... Cauchemars, brusques réveils ; terribles sursauts de la mémoire qui, la nuit, nous harcèlent encore. On voudrait oublier... dormir comme tout le monde.

L’ordre allemand

       1er septembre 1942. 8 heures du matin. Debout. Face au mur, 9 heures. Debout. Las. Inquiets. Et toujours cette brute galonnée qui hurle dans notre dos. On entend des coups donnés, on ne sait à qui : il faut rester absolument immobile ; et je ne puis pas voir qui, dans cette longue rangée d'hommes écope, on ne sait pourquoi.

       Voisin direct de notre chef, j'ai vu tomber un poing allemand sur la figure du plus calme d'entre nous.

       10 heures : longues heures qui n'en finissent pas ! Ah ! pouvoir se battre, désespérément : recevoir des coups, soit, mais au moins pouvoir en donner !

       Statues mornes, nous sommes toujours là ...

       11 heures : Ah ! on bouge : un à un, à l'appel de notre nom un SS nous conduit dans un bureau. Petit aperçu sur le vif de leur « ordre » :

       Fiche d'identité. Il faut vider ses poches. Ça doit aller vite : tout disparaît : crayon, porte-plume réservoir, porte-mine, canif, bijoux, tout doit être remis, tout.

       Petite parenthèse : quand la Gestapo fouille chez vous, il ne faut surveiller leurs pieds à ces oiseaux-là, mais bien leurs mains : ils ont les doigts « longs ».

       Chez moi, pendant que ces « messieurs » fouillaient mon petit appartement à quatre, heures du matin, vite habillé, j'avais eu le temps de prendre deux, bonnes pipes et du tabac.

       Mes pipes qui, je le croyais, allaient être une compagnie pour moi, hélas, disparaissent aussi,

       On me donne une étiquette, avec un numéro : le fameux numéro que l'on devient à Breendonck !

       Des ordres hurlés : encadrés de soldats, bousculés par les SS on s'enfonce sous la voûte du fort. Halte.

       C'est à croire que tout ce qui parle allemand dans ce camp maudit ne connaît qu'un langage : on ne parle pas à Breendonck, ils hurlent, tous, sauvagement !

       Le triste tableau des « cagoulards » se montre : des hommes, des femmes, prisonniers isolés, sont conduits par le bras par les soldats-gardiens, avec, sur la tête, un sac de toile bleue, le sac du butin militaire belge, sac qu'ils doivent tenir des deux mains : ils ne voient que leurs pieds, ne savent ni voir où ils vont ni où ils sont !

       Ils ne savent pas nous voir, nous. toujours alignés, en silence devant le mur nu : nous-mêmes, furtivement, nous ne pouvons qu'entrevoir ces ombres, durement conduites par les brutes grises.

       Que signifiaient ces mystères ? On ne sait.

       Le cœur lourd, le corps las, on est inquiet on voudrait savoir...

       On ne sait pas encore qu'à Breendonck, il vaut mieux ne pas savoir, ne rien voir.

       Patience !

       Ceux qui peuvent se battre ont de la chance.

       Encore des ordres hurlés : on est parqués, debout, dans une baraque ; il faut se déshabiller et ne garder que ses chaussures et la chemise.

       Des SS nous jettent à la tête des pantalons kaki : en route avec les hurlements accompagnateurs, vite, vite, « schnell », et poussés dans une chambrée. Chambrée d'un fort : fenêtre à barreaux épais. Porte épaisse, avec grosse barre à l'extérieur, comme sûreté.

       On se regarde : un peu « bête » d'abord.

       Je suis volontaire de 1914. Pour moi, ce n'est pas la première fois : de 1914 à 1918 « ils » m'ont « logé » dans quatre prisons : une de plus. La pire, cette fois. Mais camarades de chambrée, braves, sont un peu, mettons moroses, mais nullement abattus ; on se questionne, on compare la façon dont on a été arrêté, certains même révèlent qu'ils ont posé une question aux gestapistes : « Dois-je prendre des vivres ? Il en est qui ont demandé : « Reviendrons-nous ? »

       Et savez-vous, amis lecteurs, ce que ces braves ont commencé à faire ? Non ? Eh bien, voilà : ce même jour, premier d'une captivité terrible, ils ont commencé à faire des pronostics sur leur libération !

       Je crois que nous sommes ainsi : on aime la Liberté ! Chère liberté, il va falloir l'attendre pendant de longs mois. Des mois épouvantables. Hélas ! Ils n'en sont pas tous sortis vivants.

       Premières heures et déjà des coups. Que sera-ce tantôt, demain ? Il est midi, maintenant.

       On ouvre brusquement la porte, des hommes déposent un grand bidon de soupe, des gamelles et cuillères à l'intérieur.

       Porte fermée, bruit dur de la barre de fer. On s'organise. Répartition de cette soupe : liquide clair où nagent de gros morceaux de choux blancs mal cuits. Sans sel.

       On n'a pas faim. On se regarde, et on songe intensément au foyer, à l'épouse, aux enfants...

       La prison est triste, avec ses lits en bois, à trois étages. Va falloir vivre là-dedans. Tant pis. Un peu de répit : on rêve, tristement, à la Liberté. On ne sait pas encore que ces rêves sont dangereux ... On pense trop, ce n'est pas bon.



Six prisonniers occupent chacun des trois étages de chaque ensemble de lits.

       Midi. On n'a pas faim. La soupe aux choux blancs ne plaît pas : on n'est pas riche, mais c'était tout de même mieux à la maison.

       Qu'est-ce que vous voulez ? On est toujours difficile, le premier jour, en prison.

       Ce que l'on ne sait pas encore, le premier jour, c'est que l'on mangera des patates crues, pendant. l'épluchement.

       On mangera des morceaux de betteraves, avec la pelure, pour ne rien perdre. Des navets, des rutabagas crus. On volera aux lapins du major, de la verdure, avec le risque d'être surpris et battu à mort par les SS belges.

       Cuites dans le couvercle d'une boîte à confiture, on mangera des cuisses de grenouilles, oh ! pas à la douzaine, bien sûr, comme les gourmets, mais par paire.

       Dans un couvercle on ne sait cuire qu'une ou deux paires.

       Les souris aussi seront mangées. Elles ne manquaient pas !

       La faim à Breendonck, l'horrible faim, persistante, tenaillante comme une maladie. La maladie de la faim.

       Terribles effets sur les hommes. Des hommes sensés, courageux, honnêtes, des hommes enfin, deviennent des bêtes ; bêtes qui, par tous les moyens, cherchent à manger.

       Le premier jour on est là ; on est difficile : qu'est-ce cette soupe ?

       Après, on sera prêts à se battre pour une cuillère. Jamais personne ne pourra comprendre.

Travail forcé

       Bruit de fer. La porte s'ouvre. On hurle. Dehors. Dans la cour. De l'étage des écuries, on nous jette un sac à paille. A la file indienne, on se charge et en route vers la chambrée. C'est la chambrée 7.

       Couvertures. On attend. Encore des hurlements : il faut sortir, vite, toujours vite, prendre chacun une pelle ; se mettre en rang par trois et, avec les SS comme chiourmes, on marche hors le fort, sur un pont de bois et sur la rive extérieure. C'est le chantier de travail.

       Il pleut. Tristement. Nous sommes vêtus d'un pantalon kaki et de notre chemise : ça fait drôle de travailler dans la terre avec des boutons de manchettes à la chemise !

       Des hurlements : « Schaùfeln, schaùfeln. On jette des pelletées de terre dans des trous. Un peu abrutis par les hurlements, on cherche à regarder autour de soi : des prisonniers sont



Le terrassement

là, tête rasée, qui nous regardent tant qu'ils peuvent : nous sommes des « nouveaux ».

       Les SS sont bien habillés : manteaux gris et bottes. Toute la pluie est pour nous, nu-tête et en bras de chemise.

       Un besoin urgent à satisfaire : comment faire ? Je demande au SS, poliment ; il gueule quelque chose et montre là, sur place. Devant tous ! C'est difficile aussi cela, le premier jour, de se déc... déboutonner en public. Avec le temps, on change.

       Peller, toujours peller. Pas parler. Les mains font mal. Les reins aussi. Les pieds dans la boue. Trempés.

       Fatigués. Dure journée. Sombre journée : arrêtés le matin et crevés le soir. Un ordre. Rangés en colonne par trois.

       Des prisonniers rangés devant nous, en colonne. Ils sont tous en kaki, tête rasée, maigres et peureux.

       Un ordre. Marche. Nous suivons et, soudain... Un chant s'élève... Les prisonniers chantent.

       C'est en allemand, à plusieurs voix, au rythme de la marche : ils doivent chanter « très fort ». Sinon un hurlement : « Lauter » (plus fort).

       C'est terrible, lugubre, ce chant des prisonniers.

       Ce sont les Juifs qui doivent chanter.

       Ce qu'ils chantent ?

« A Breendonck, on est bien soigné,
A Breendonck, on a la liberté ;
Breendonck ne peut s'oublier... »

       Il y a plusieurs couplets à ce chant sinistre. Nous marchons, mouillés, la pelle sur l'épaule. Cour du fort. Halte. Alignement. Nettoyage des pelles et des souliers, dans l'eau sale des bacs.

       Remise des pelles. Elles doivent être nettes. Sinon... Alignement, encore. Ordres hurlés, toujours. Marche. Dans la chambre. Attention, ce n'est pas fini ! Vite, alignés devant les lits ; fixes, toujours. Silence.

       On vient. Les SS. On nous compte. Ce n'est pas la première fois, aujourd'hui : sur une journée, ils nous comptent six à huit fois.

       On reçoit les vivres. Pain coupé en rations. 200 grammes environ par homme. Environ une cuiller à café de sucre en poudre, autant de confiture et quelques grammes de beurre ou margarine.

       On est affamé. Partage. On s'organise et on compare : on a reçu les vestons-tuniques, avec notre numéro sur le côté gauche.

       Café fait avec on ne sait quoi : des glands de chêne, paraît-il. Plus tard, j'ai vu manger les marcs.

       Bruit de fer. La porte s'ouvre. On nous envoie un prisonnier qui sait parler allemand : ce sera notre premier chef de chambrée.

       Petite tête, front bas. Un primate. De la gueule. Ex-sous-off. belge, paraît-il. Une véritable gouape. Il est de Hasselt. On ignore son cas.

       Apprenant la présence d'un percepteur parmi nous, il veut faire l'intelligent avec notre chef. Il nous fait un peu de théorie. Pour la nuit, il faut plier l'uniforme, avec l'insigne visible, sur notre escabeau, au pied du lit. Alignement sévère. Harassés, on se couche sur les paillasses dures.

       On se parle très peu, parce que maintenant on compare. On revoit la maison, le soir, sous les lampes. Pantoufles, fauteuil, robe de chambre, lit avec des draps. On se tourne. On n'est pas bien. On se retourne. Ça ne va pas. On pense trop...

       Cinq heures et demie du matin. Une première nuit est passée à Breendonck. Des hurlements dans le long couloir, devant les portes : « Debout ! », en allemand, naturellement. Du dehors, les gardes-soldats allument.

       On se dresse en sursaut : on a fini par dormir, malgré les bruits de la lourde grille qui roule la nuit pour laisser entrer encore d'autres victimes de la Gestapo. Réveil brutal. On est tout étonné de se trouver sur un lit de bois, dans une chambre qui pue.

       Nous sommes en fermés depuis la veille, vers 7 heures du soir, à quarante-huit, avec des seaux qui doivent servir à tout. Porte ouverte : dans le long couloir, des robinets. Demi-nus, on se lave. Vite, toujours, vite, au garde-à-vous, au pied du lit ; les SS nous comptent. Nettoyage de la chambrée, avec des moyens de fortune et beaucoup d'eau.

       Debout. On attend. On ne sait encore quoi.



Le chantier tel qu’il se présentait pendant la guerre. Mais propagande allemande de manière à faire croire que les prisonniers travaillaient dans de bonnes conditions. C’était loin d’être le cas.

       Un SS vient nous donner l'ordre de faire les « lits » de façon à ce qu'ils soient tous absolument égaux, au même niveau. Tâche ingrate, les sacs-à-paille étant les uns minces et plats, d'autres plus garnis.

       Combien ce « bettenbau », nous a-t-il valu de coups ? Les anciens seuls le savent.

       Discipline allemande. Si encore ils nous donnaient de quoi faire les couchettes convenablement ! Toujours porteurs de matraques ou de bâtons, les SS rôdent et frappent. Des ordres. Corvée de café. Quelques hommes doivent aller chercher le bidon d'erzats et les gamelles. Pour tout il faut courir.

       Au pied du lit, garde à vous. Achtung ! Silence, « Ils » sont là !

       Voici le système : en deux rangées partant de la porte, on est rangés, face à face, dans le milieu de la chambrée. Au moment où le poste de comptage paraît, le chef de chambrée crie « Achtung » (Attention, garde à vous).

       Tout le monde doit être aligné ; les bouts de pieds doivent ,être exactement en ligne.

       Toutes les têtes doivent être tournées vers 1a porte ; au fur et à mesure que passe devant nous, pour nous compter encore une fois, le plus haut en grade, les yeux et les têtes doivent suivre son mouvement.

       Le chef de chambrée, vient de crier le garde-à-vous : paraît le poste de service.

       Il faut déclarer, en allemand, ceci : « M, le sous-officier, je vous déclare avec obéissance que la chambrée 7 est occupée par quarante-huit hommes ».

       Une voix rauque, une voix de vieil ivrogne. C'est le lieutenant Praust qui hurle : « Antreten ! » Rassemblement. Les portes sont ouvertes, il faut se ranger par trois dans le long couloir. Les plus grands devant.

       Gare à celui qui murmure un conseil à son voisin : « Mets-toi là, etc. » Un ordre : « Stilstand » « Im gleichschritt, march ». « Ein, zwo, drei, vier ».

       Les SS gueulent : « Balancez les bras, les doigts allongés, gardez vos distances ».

       On marche, on vire, voici la cour du camp. Alignés, par sections, sur trois lignes de front.

       Les hommes doivent être alignés de telle sorte que tous les bouts de souliers soient sur une ligne impeccable. Et, pour y arriver, le chef de chambrée se place à un bout de la ligne, baissé. Il vise littéralement chaque pied et crie pour faire reculer ou avancer de deux millimètres le pied gauche ou le droit.

       Nous sommes levés depuis cinq heures et demie. A 7 h., nous sommes dans cette cour, pour faire un alignement, à la prussienne.

       Le petit Paul CI... pour n'avoir pas bien compris, assez vite, est frappé durement en pleine figure. A son allure, il était pourtant visible que le malheureux n'avait jamais été soldat ; il avait aussi un âge qui compte : 64 ans.

       L'alignement des pieds continue. Immobiles de puis trois longs quarts d'heure, les doigts allongés, les pouces pliés vers l'intérieur.

       Et on attend, pendant que les SS rôdent, comme des chiens ; ils sont à l'affût d'un léger mouvement, d'un rien qui bouge et, à pleine volée, la matraque entre en jeu, sur nos têtes nues.

       Je ne connais pas le texte du Manuel du Parfait Tortionnaire allemand, mais je crois qu'il doit s'y trouver une phrase comme celle-ci : « Il faut briser les énergies, annihiler le moral ».

       « Augen... rechts ! » La brute galonnée se présente, cravache à la main.

       Rapport. Le sous-off de service lui présente les détenus. Salut hitlérien.

       Je remarque que, seule, notre section de postiers a échappé à la tondeuse ; nos hommes ont encore des vestiges de raie. En... volés, les peignes, alors ...

       Marche-marche ! Ça veut dire courir. On court vers les pelles. En rang. En colonne et en route vers le chantier où l'on tue. La « kapelle », l'orchestre du lieutenant, entonne son chant sinistre.

       « A Breendonck, on est bien soignés ».

       Les malheureux juifs de la colonne qui nous précède, chantent. C'est l'ordre. C'est lugubre dans le matin, ce chant.

       Halte. Devant une série de bennes basculantes. Quatre hommes par benne.



Wagonnet utilisé à Breendonck.

       Peller, peller, vite. Remplir la benne, très fort. En forme de tour, au-dessus. Les coins bien garnis. Sinon... Pousser la benne, lourdement chargée, sur des rails, à même le sol. Pour tourner, une plaque.

       Ces plaques, terreur des hommes pas habitués. On pousse la benne dessus. Elle semble y tenir en équilibre, puis : une roue est à côté de la plaque.

       Pour remettre la benne en place, on fait des efforts désespérés et maladroits ; le train des bennes est arrêté. Le SS arrive en hurlant et la danse commence : des coups, drus, tant que la benne n'est pas repartie.

       Un prisonnier de près de septante ans est là, à une plaque tournante.

       Les présentations sont vite faites : L., de Wavre, cheminot. C'est L., qui nous initie aux trucs du métier de terrassier. On roule, en descente, un peu ; il faut freiner avec un bâton, sur la roue.

       On traverse un pont de bois et les bennes doivent être poussées sur la rive extérieure, où on les bascule.

       Travail dur. On n'est pas habitué. On se blesse. Faux mouvements. Et toujours vite, vite. Charger, pousser, basculer. Revenir au pas de course.

       Nous sommes chargés. Le train des bennes avance... Quatre hommes poussent chaque benne. Plaque tournante. Attention de ne pas rouler au delà. Dure manœuvre. En vitesse, on passe sur le pont. Pour aller, ça descend, on doit sauter sur la benne. s'accrocher au bordage.

       Des juifs travaillent là, à rejeter les terres que nous basculons.

       A deux mètres l'un de l'autre, ils sont déjà habitués, ils cherchent à savoir d'où on est. En sourdine. Les SS sont là. Il se passe quelque chose. Un homme est là, étendu sur la terre meuble. Ils sont deux pour le frapper : Weis et Raes.

       Ils frappent. Les coups résonnent.

       Ils crient : « Auf ! » (Debout).

       Tout autour, les prisonniers continuent. Eux savent : pas regarder.

       Le malheureux ne se relève pas. Coups de pied dans l'estomac. « Auf ! Auf ! ». Il reste couché. Un des SS prend une pelle et le recouvre de terre. Puis il piétine en ricanant. Il marche sur l'homme enterré.

       L'autre SS nous court dessus ; matraque levée, en hurlant : « Voulez-vous le même sort ? »  On ne sait pas encore que sous peine de mort, il ne faut pas regarder à Breendonck.

Le major, son chien et sa maîtresse



Le major et sa maîtresse

       Vers la mi-mai 1943, soixante-dix civils sont rangés dans la cour. Ils portaient paquets, valises : serviettes. Ils étaient bien habillés, contraste violent avec nos pauvres hardes miteuses et pouilleuses. Costauds et forts, ils l'étaient tous. On se rendait compte tout de suite qu'ils étaient originaires d'une région agricole où il y avait encore abondance de ravitaillement. Leurs mères et épouses leur avaient remis à la dernière minute les victuailles nécessaires pour tenir le coup. Hélas, une demi-heure après il ne leur restait rien, tout prenait le chemin des autorités du camp.

       Ils venaient de Saint-Trond et environs. Répartis dans deux chambrées avec d'autres prisonniers à Breendonck depuis longtemps, ils étaient pleins d'illusions quant à leur relaxement proche. Car, n'est-ce-pas, leur arrestation était une erreur !

       Ils en ont vu des vertes et des pas mûres, ceux-là. Le lieutenant Praust, avec sa tête de citrouille, disait à qui voulait l'entendre que ces flamands-là étaient ses prisonniers, à lui. Il leur a fait faire des marche-marche, des heures entières, courir, se jeter au sol, dans les flaques d'eau, dans la boue : se relever, courir, se rejeter au sol, ramper avec les coudes sur les talus, et recommencer encore, toujours. J'en ai vu un qui devait tourner comme une toupie, toujours, toujours, jusqu'à ce qu'il tombe, pour recommencer, longtemps.

       Vite, plus vite que les autres prisonniers, on les a mis à la question. A coups de chicotte, à partir de la partie inférieure du dos jusqu'aux genoux, on les frappait jusqu'à ce que les tortionnaires en eurent assez. On les « rapportait » pantelants dans notre chambrée, le derrière bleu et noir, incapables de se lever pendant plusieurs jours. Ceux de Saint-Trond ne trouvèrent le réconfort que dans leur foi. Le soir, avant de se coucher, ils s'agenouillaient à plusieurs dizaines entre les rangées de nos sacs à puces et récitaient la prière. Quelques « vieux » pensionnaires y participèrent dans leur coin, n'osant pas manifester publiquement qu'eux aussi, en fin de compte, espéraient en l'Etre suprême pour les sortir de cet enfer...

*          *          *

       Le major SS Schmidt était le chef du camp. Il ne s'intéressait pas aux travaux, ne donnait jamais un commandement. Il était mystérieux, éthéromane et alcoolique. Deux fois par jour il fait le tour du camp, presque toujours accompagné d'un grand chien et souvent de sa maîtresse.

       Le chien était la terreur des prisonniers. Lorsqu'un prisonnier recevait des coups, ou lorsque les colonnes de détenus passaient, il leur sautait dessus et mordait. Beaucoup de mes camarades portent des morsures, d'autant plus difficiles à guérir qu'il n'y avait là-bas rien pour se soigner.



Le commandant du camp entraînait son berger à attaquer les déportés.

       Sa maîtresse pouvait voir l'immense détresse des prisonniers sans émotion et je crois même avec un certain plaisir. Elle assistait à toutes les scènes d'horreur à Breendonck sans broncher. Elle voyait des centaines de prisonniers nus, attendant la visite du major-médecin (il en examinait 400 en 2 heures !) Elle s'approchait parfois des grands travaux de terrassement et d'endiguement, où plusieurs centaines de détenus s'épuisaient de longues heures durant, et semblait regarder avec un intérêt curieux des hommes accroupis de toutes parts pour satisfaire

des besoins d'autant plus impérieux que la nourriture du camp provoquait soit la diarrhée, soit la constipation.

       Femme qui n'avait plus rien de féminin, Allemande qui psychanalyse même ça !

*          *          *

       Oui, on devrait pouvoir, parler de ce que j’appellerais la négation totale de toute hygiène. C'est tellement difficile ! « Te rappelles-tu, Oscar, que le barbier m'ayant remis un restant de stick, je m'étais frotté très parcimonieusement et prudemment avec cette aubaine, et tu m'enlevas des cuisses, la mousse pour que toi aussi tu aies l'illusion d'être lavé ? »

« Tu te souviens encore, Lucien, que nous avons entendu des hommes supplier leurs camarades de leur passer la petite loque pour s'essuyer... tu sais bien ! « Voyez-vous encore ce spectacle, mes amis, de vingt à trente hommes accroupis sur d'immenses cuvelles pleines sous l'œil intéressé du feldwebel qui ne voulait même pas se détourner ? » 

       « Et toi, Alphonse, te rappelles-tu les disputes le matin pour sortir les seaux et les déverser dans les fameuses cuvelles ? »

       Privilège magnifique : avoir un seau sur lequel on pouvait s'asseoir tout seul, dans un coin !

       Misère de l'homme, pitié humaine !

Comme le chat joue avec les souris

       Breendonck était une cour des miracles... sans le miracle. On y a mis de jeunes garçons, des vieillards cacochymes et hébétés, des unijambistes, des estropiés, des bossus. Tous devaient, malgré tout, aller au chantier, soit pour les travaux de terrassement, soit pour casser des pierres ou couper du bois.

       Je me souviendrai longtemps du père et du fils qui essayaient toujours d'être de la même équipe. Le vieux papa était un ouvrier mineur flamand, qui avait quitté son pays depuis plus de trente ans. Il ne parlait pour ainsi dire plus sa langue maternelle et ne connaissait que le dialecte wallon. Son garçon, un frêle gamin de 18 ans, était complètement épuisé par le travail et la famine. Il était faible à un tel point que son père devait le porter sur le dos vers les lieux du travail. C'était un spectacle lamentable de voir ce père se substituer à son fils pour lui épargner le travail lourd à la pelle et recevant les coups à la place de son enfant.

       La répartition des instruments de travail le matin, était un petit drame qui donnait lieu chaque fois à des incidents sérieux avec les SS. Au lieu de remettre à chaque prisonnier la pelle ou la pioche, on jetait ces instruments pêle-mêle sur le sol. Chacun devait faire en sorte de prendre l'outil le plus tôt possible. C'était une bataille épique entre prisonniers qui s'arrachaient les instruments, se blessaient et ne parvenaient pas à être dans les rangs à la seconde prescrite. Les coups pleuvaient drus à ce moment là.

       Ce que le bossu a souffert dépasse toute description. Il était âgé de plus de 60 ans. Particulièrement visé par les SS, parce que anarchiste, on en a fait le bouc émissaire pendant de longs mois. Petit de stature et assez corpulent, on lui imposait de porter avec d'autres bagnards – plus grands que lui et choisis dans cette intention – de longues poutres, ce qui faisait un effet plutôt drôle. N'étant pas en mesure de brouetter la même quantité de terre que nous, il essayait de n'en mettre que la moitié. Le surveillant était tout proche, le truc ne prenait pas deux fois. Le SS l'installait dans la brouette et avec une vitesse que lui permettait la splendide nourriture qu'il nous volait, le versait avec la terre dans le fossé. Il répétait ce jeu plusieurs fois. La victime en sortait chaque fois plus stupide que jamais, étonné que des hommes pussent faire cela à d'autres hommes.

       Une autre fois, les SS ont obligé le pauvre homme à lever une grosse barre de fer, longue et lourde et lui, qui ne pouvait pas lever les bras d'une façon naturelle, ne parvenait pas à soulever ce poids. A coups de cravache et à coups de pied ils le maltraitèrent ainsi pendant une heure. Et puis las de cet « amusement », ils l'ont fait grimper plusieurs fois un talus abrupt. Il fallait voir notre camarade faire un effort surhumain pour donner satisfaction à ses tortionnaires, pour se voir, à chaque réussite, brutalement rejeté à coups de botte dans le fossé, pour recommencer, encore, encore... Comme le chat avec la souris.

La journée des pendus

       Par un hasard inexplicable nous était parvenue la nouvelle de l'exécution du sinistre traître Colin. Un petit bout de journal était tombé entre les mains des prisonniers, relatant le fait et les circonstances de l'exécution.

       Quelques jours plus tard les autorités du camp firent appel à des hommes de métier. Il s'agissait de faire en toute hâte certains travaux de menuiserie. Notre ami C, homme de 60 ans, n'ayant plus fait le métier depuis plus de trente ans, se présente.

Il était heureux de se trouver de ce fait à l'abri du travail forcé et des coups. Sa joie ne fut pas longue. II vint nous dire un jour, que les bois qu'il avait à travailler ressemblaient singulièrement à des bois de Justice. Il en était terrifié.



La potence.

       C'était la potence qu'on préparait, une large estrade avec trois planchettes basculantes qu'on faisait descendre d'un seul coup de levier. Nous nous attendions à une exécution de prisonniers, et ne nous doutions nullement que ce seraient les héros qui abattirent Paul Colin.

       La veille du drame le plus épouvantable de Breendonck, la Gestapo et les SS flamands étaient joyeux. Dès le coucher des prisonniers ils firent la fête, chantèrent à tue-tête, les radios de leurs bureaux envoyaient la musique à travers tout le camp, ils circulaient ivres dans les couloirs, tiraient des coups de révolver. Nos cœurs cessèrent de battre.

       Le lendemain matin, défense de sortir. Tous les prisonniers cloîtrés dans leurs chambrées. La nôtre, qui avait deux larges fenêtres, permettait de jeter un regard sur la cour qui menait au lieu du supplice.

       Brusquement un silence glacial. On entend des pas sur le gravier de la cour intérieure ; nous nous précipitons vers les fenêtres. Des autorités de la Wehrmacht passent, puis les chefs allemands du camp, trois prisonniers, les mains liées au dos, en chemise et pantoufles, suivis d'une petite charrette. Le cortège est fermé par les SS flamands.

       – « Faisons vite une prière pour les suppliciés », dit un des nôtres.

       – « N'en faisons rien », dit un autre qui sait qu'il y a un traître dans la chambre.

       Nous nous retirons tous dans notre coin, terrorisés, émus jusqu'au tréfonds de notre âme. Chacun pense au tragique destin de ces trois jeunes gens qui sont partis, la tête haute, avec un courage stoïque vers le dernier supplice, épouvantable, rapide, humiliant. Immolés sur l'autel de la Patrie qui gardera éternellement leur mémoire.

       Cinq minutes plus tard la sinistre charrette repasse, emmenant les cadavres de trois héros qui se sont sacrifiés pour que le pays vive.

*          *          *

       On vient de repêcher du Canal de Charleroi le corps du pauvre C. ... qui fabriqua les potences : il avait dans la poche de son veston un livre sur Breendonck ...

Tortures morales

       L'époque dont je parle, va de février à juillet 1943. L'isolement. La maison des morts. Pas de colis, pas de lettres, jamais. Si, de temps à autre, exceptionnellement, une lettre pour l'un d'entre nous, pour que les autres se disent : « Mais nom de nom, que fait ma femme, elle ne m'envoie rien, elle ne bouge pas ! » Semer la démoralisation parmi les prisonniers, voilà le but. Du colis, on enlève et on remet au prisonnier la paire de sabots que la maman ou l'épouse y a mise. Car cela c'est une économie de chaussures pour le camp. Un signe de la maison, c'est beaucoup !

       On est souvent mis nu comme un ver. C'est qu'il y a pesage, mesurage. Pesage inexact ; il faut des statistiques aux Allemands. Il n'y a pas à dire plus tard que X ou Z ont maigri d'autant de kilos ! Les données sont là qui démontreront le contraire.

       Les cheveux coupés à ras tous les quinze jours. Travailler tête-nue et sans sous-vêtements, dans tous les temps, En position devant les lits, sacs à puces, pendant des heures. Interdiction le dimanche après-midi, le travail étant supprimé, d'aller à la cour. Quarante-huit hommes dans une chambrée avec deux seaux qui dégoulinent à travers la place.

       Ni journal, ni livre, aucune nouvelle de l'extérieur, sinon de fausses nouvelles sur des victoires alliées amplifiées considérablement pour se faire illusion, disputes entre les prisonniers affamés parce qu'il y en a qui ronflent la nuit ou qui utilisent trop les seaux.



Ce que chacun mangeait sur la journée : un bol d’une sorte de café fait avec des glands torréfiés, une tranche de pain. A midi, une tranche de pain avec une sorte de soupe. Le soir, une tranche de pain.

       Travaux forcés sous la pluie, on. rentre trempé, nul moyen de se sécher. Le lendemain on remet les vêtements mouillés. Faire les « lits ». Contrôle. Refaire les lits. Recontrôle. Recommencer encore, cinq fois, six fois. Laver la chambrée. Contrôle. Recommencer. Ceci se passe surtout le dimanche, pour vous le faire plus gai !

       Se mettre nu dans la cour, tous ensemble, à cinq cents prisonniers. Corps lamentables, décharnés, traces de sévices, de tortures, de furoncles partout.

       Trente gamelles, vingt cuillères pour quarante huit hommes. Affamés, les prisonniers devaient attendre que les autres aient fini de manger. Et les premiers étaient poussés à manger vite, alors qu'on essayait de le faire lentement pour se créer l'illusion d'avoir plus.

       Les cris de douleur et de souffrance venant des chambres de torture, les fusillades dans l'enclos sinistre, les travaux près des dix poteaux d'exécution.

       Pauvre humanité, pauvre civilisation !

Tortures physiques

       Ce qui s'est passé dans les chambres de torture ne peut être décrit que par les victimes elles-mêmes. Personne n'était présent, hormis les tortionnaires. Ceux qui ont passé par là sont morts des tortures subies ou morts au poteau d'exécution. D'autres ont été expédiés ensuite dans les camps allemands. Nous n'avons. rencontré aucun de nos camarades ayant passé par le « frigidaire ». Les tortionnaires avaient installé une petite chambre avec, dans le mur... un grand trou qui amenait l'air froid. Le détenu était couché sur un lit de planches... C'est un architecte belge qui a fabriqué l'installation !

       Une femme belge libérée par hasard par les armées alliées a déposé devant la Commission d'enquête parlementaire britannique, le rapport suivant :

       « Arrêtée en décembre 1942 sous l'inculpation d'espionnage, j'ai été transférée à Breendonck vers le 21 janvier 1943. Mise en cellule, je devais rester debout toute la journée. De 20 h. à 6 h. couchée sur une planche, sans paillasse ni couverture. Pendant mon séjour j'ai été interrogée 6 ou 7 fois à la SS Zimmer (chambre de torture). Cette chambre était circulaire et sans porte. Dans le fond à gauche se trouvait une poulie dans laquelle passait une corde terminée par un nœud coulant. Je devais me dévêtir complètement, puis on me mettait derrière le dos de grandes menottes qui étaient placées dans le nœud coulant et par traction j'étais soulevée de terre puis battue à l'aide d'une sorte de grande matraque en caoutchouc, cerclée de cuir et maniée par le major Schmidt, le lieutenant Praust ou un des SS Weis et Debodt. Actuellement je garde encore sur le siège de profondes cicatrices, qui ont du reste été photographiées et filmées par les services. anglais.



Le jour, on leur posait des fers aux pieds. Ils devaient rester debout face au mur, planche relevée. S’ils bougeaient, ils se faisaient matraquer.

       Au cours d'un de ces interrogatoires j'ai eu les doigts écrasés dans une presse.

       Tous les matins les cellulaires devaient à tour de rôle aller vider dans la cour intérieure la boîte à confiture qui servait de seau hygiénique. Pour circuler nous avions une cagoule sur la tête. Un poste ayant eu l'impression que je voulais soulever ma cagoule, je reçus un coup de baïonnette dont je garde encore la trace au bras gauche : Une autre fois j'ai reçu un coup de crosse dans la nuque. La radiographie qui vient d'être faite montre deux vertèbres écrasées.

       Après avoir été condamnée à mort, j'ai été emmenée en Allemagne, puis ramenée en Belgique pour un nouveau procès qui inculpait un officier supérieur allemand. La libération m'a sauvée.

       En rentrant d'Allemagne, fin octobre 1943, j'ai passé quelques jours en cellule avec une compagne qui vient de faire à l'Auditorat Général une déclaration relative à l'état dans lequel elle m'a vue. A ce moment-là outre les nombreuses plaies et cicatrices, je n'avais pas encore les ongles entièrement repoussés. »

       Et voici le rapport de trois hommes qui déposent en lieu et place d'un martyr qui ne le peut lui-même :

       A l'aube du 22 juin 1941, alors que « l'invincible » Wehrmacht envahit leur Patrie, quelques dizaines de Russes, résidant en Belgique depuis de nombreuses années, sont pris à leur domicile, amenés au 453 avenue Louise et de là, directement, sans aucun interrogatoire, au camp de Breendonck.

       Parmi ces hommes se trouve Lazare... Il est âgé de 47 ans, marié. Sa fille unique a 16 ans, Lazare... était un de ceux qui avaient au début un superbe moral, un de ceux qui encourageaient souvent les camarades. L'homme jouissait d'une santé de fer, mais la période dont il s'agit fut une des plus atroces dans le régime de Breendonck. Rations dérisoires, pas de colis, pas de courrier. Travail exténuant en semaine, exercices militaires le dimanche, coups, punitions. Malgré une résistance. exemplaire l'organisme de Lazare... cédait rapidement, la faim le tenaillait, l'espoir de sortir de l'enfer l'abandonnait.

       Vers le mois de septembre Lazare ... a commencé à donner des signes d'un état anormal. Il déraisonnait, n'entendait plus bien, ne comprenait pas ce qu'on lui disait. Comme certains ordres, donnés surtout pendant les appels, n'étaient pas bien entendus et compris par lui, nos sinistres bourreaux l'ont choisi comme objectif de leur hideuse activité. Des coups se sont abattus sur lui pour détruire ce qui restait encore de vie dans l'homme. Il nous disait souvent que des parties de son corps lui paraissaient périodiquement paralysées, il perdait parfois l'usage de la parole. Les crises devinrent de plus en plus fréquentes et violentes, mais malgré tous nos efforts le médecin ne voulait pas l'admettre à l'infirmerie. Ce n'est que deux mois plus tard que Lazare... fut admis à l'infirmerie et c'est là qu'une attaque foudroyante est venue le frapper, alors qu'il était couché dans son lit. Emmené d'urgence à l'hôpital, il en est revenu un peu plus tard paralysé (côté droit) et privé de l'usage de la parole.

       Il fut «  libéré » de Breendonck en décembre 1941. Sa femme dut prendre une ambulance pour le ramener au foyer. Trois années se sont écoulées et il est toujours dans le même état.

       Les conclusions d’un troisième rapport sont celles-ci :

       Trois assassinats furent commis sous mes yeux. ..

       1) Le 27 juin 1941 un pauvre homme épuisé fut horriblement frappé à coups de cravache par le lieutenant aidé du surveillant juif Obier. Au bout de peu de temps la pauvre victime succomba dans d'horribles souffrances.

       2) Un tout nouveau venu, d'environ 20 ans, fut abattu à coups de feu sans raison par un surveillant boche. La dépouille fut placée dans l'allée principale du Fort et nous dûmes défiler un à un. Le Commandant nous réunit et nous déclara en termes violents que notre sort à tous serait réglé de la même façon.

       3) Un homme malade, complètement à bout, blessé sur tout le corps et incapable de travailler fut assassiné à coups de bâton par Obier.

       Le Dr S., grande victime de Breendonck, raconte :

       Ceux dont on voulait obtenir des aveux étaient durement torturés. Ils étaient attachés les bras derrière le dos et hissés en l'air et un SS ou le lieutenant Praust les frappait de sa cravache jusqu'à ce qu'ils avouent ou s'évanouissent. Une méthode Spéciale consistait à frapper du talon de la botte dans les testicules. Puis on donnait aux victimes des bains chauds et froids (wechselwarm Bâder). Une punition grave, quand un détenu ne voulait pas avouer, consistait à se tenir debout durant 48 heures devant un poste militaire, dans une attitude courbée, les mains liées derrière le dos et entre les jambes. La plupart s'évanouissaient après quelques heures. Mais on les battait et « baignait » jusqu'à ce qu'ils reprennent connaissance. Il y a eu beaucoup de décès à la suite de ces punitions.

       Le Sturrnbahnführer Schmidt a soutenu tous les crimes des autres, qu'il excitait. Obersturrn-führer Katschutser a tué deux hommes d'un coup de pistolet et a donné des ordres aux SS Weis et Debcdt de tuer au moins 20 hommes après la défaite de Stalingrad, Untersturmführer Praust, comme supérieur, a fait semblant d'ignorer que les SS tuaient des hommes et a lui-même frappé des hommes à mort. Weis et Debodt sont les meurtriers d'au moins 40 hommes.

       Notre ami A. D. a déclaré :

       ... Le 3 novembre 1944 j'ai reçu la visite d'une délégation anglaise à qui j’ai raconté ce qui précède et montré mon palais ressoudé, mon ventre et mon pied.

       Parmi les choses les plus terribles dont j'ai été témoin, je cite :

       Un Juif tué net par les coups de poing et de pied d'un lieutenant.

       Le petit-fils du grand banquier L. qui s'est pendu.

       Un détenu qui s'est noyé dans les douves entourant la forteresse.

       Un autre qui s'est jeté du haut des casemates dans la cour.

       Un prisonnier qui portait une lourde chaîne à son pied droit.

       Un autre dont la tête était couverte d'un grand sac.

       Un détenu dont on avait entouré les poignets souffrants de manchettes d'acier.

Les trois criminels

       Le lieutenant Praust, Weiss et De Bodt. – Un militariste prussien, avec tout ce que cela comporte de cruel et de sadique ; deux SS flamands.



Richard De Bodt et Fernand Weiss

       Praust était un petit bonhomme, nerveux, alcoolique, puant le cognac. Il avait toujours une cravache. C'est lui qui dirigeait les travaux à l'immense chantier de Breendonck. A l'époque où je m'y trouvais (avril-juin1943) les travaux exécutés étaient utiles. Ils avaient un but, c'est de dégager des fortins, d'endiguer les grands fossés qui entourent le fort, de les solidifier au moyen des pierres des bunkers, d'étaler les terres le long des digues pour en faire des jardins potagers. C'est au moyen d'instruments insuffisants et primitifs que ces travaux s'exécutaient. C'est avec des brouettes (pas des brouettes à roues carrées, comme on raconte) mais rafistolées par les prisonniers eux-mêmes, trop lourdes et jamais entretenues, que les terres étaient amenées à l'endroit voulu.

       Praust dirigeait ces travaux de main de maître. Ancien chauffeur de taxi à Berlin, mais ayant dirigé un camp de concentration en Allemagne, il concevait bien les choses, Il était fier de ses travaux et savait donner des conseils pratiques. Il avait certes des qualités et je l'ai vu mettre lui-même la main à la tâche surtout à l'endiguement au moyen de pierres que les bagnards lui apportaient en files interminables.

       Mais a part ça, quelle brute ! Nulle pitié pour les lamentables loques que nous étions, frappant dur et faisant travailler par les temps les plus épouvantables. Nous n'oublierons jamais la journée du 10 mai 1943 où il a plu et grêlé tout le jour. Praust ne prétendait pas nous faire rentrer. Il faut savoir que nul n'avait de bonnet de police, que nos têtes étaient comme des billes de billard – encore une tradition prussienne ! – que nous n'avions le droit d'avoir ni sous-vêtements, ni écharpes. Il fallait travailler sans veston, en chemise du camp, c'est-à-dire déchirée et trouée.

       Ce fut, une journée horrible et lorsqu'enfin Praust et ses épigones SS n'y tinrent plus eux-mêmes, l'ordre fut de rentrer. Ne croyez pas qu'on pouvait se hâter. Sous prétexte que l'alignement n'était pas à leur goût, ils obligèrent les centaines de bagnards, armés de leurs pelles et pioches, à courir, se jeter par terre dans les flaques d'eau, courir et encore « hinlegen ».

       Praust possédait l'art de nous torturer moralement. Alignés dans la cour avant de regagner nos misérables chambrées, tandis qu'il disparaissait pendant une grosse demi-heure, on nous comptait, on examinait nos vêtements et chaussures, qui ne pouvaient pas être boueux Chose difficile puisqu'on ne travaillait que dans la boue. Ce doit être Praust qui outre le « système d'hygiène » dont nous avons parlé, avait inventé jusqu'à l'organisation des courants d'air !

       A Breendonck il y avait les chambres de tortures, où le bagnard était suspendu nu à une poulie, monté et descendu et frappé chaque fois par trois ou quatre Prussiens et SS ; ou on le couchait nu sur un lit de planches pour lui casser bras et jambes ; ou encore on le mettait nu dans une chambre frigidaire, toutes installations qui ont été exécutées par un architecte belge ! D'autres étaient enfermés dans d'étroites cellules éclairées jour et nuit d'une lumière violente. Attachés à des fers dam le fond de la cellule, il ne leur était possible d'atteindre la pitance qu'on leur apportait qu'à croupetons ! Il y avait d'autres horreurs.

       Les Allemands ne font rien sans raffinement. Par files de 60 à 80 détenus, on nous obligeait, en pantalon et veston seulement, à attendre dans une galerie non-couverte notre tour de bain-douche. L'air y soufflait avec violence. Tous les bâtiments de Breendonck étaient achevés, mais cette galerie est restée non-couverte pendant quatre ans.

       Les SS De Bodt et Weiss étaient les aides-bourreaux. D'un physique puissant, tous deux bien nourris et vêtus, magnifiquement bottés, ils étaient la terreur des bagnards. Ils ont des dizaines de morts sur la conscience. Des hommes ont été frappés à mort, abattus à coups de cravache, de revolver ; ils en ont noyé.

       Je ne ferai pas la relation de ces crimes épouvantables. Il est des regards humains, les derniers regards, qu'on n'oublie jamais !

Voyage-Surprise

       Tout au début, un soir. Nous sommes couchés, lumières éteintes, sur nos sacs à paille ; on tourne et retourne sa fatigue de toute une journée de travail forcé aux bennes. Je ne dirai jamais que le travail de terrassier est facile !

       Mon apprentissage est rapide ; les reins cassés, les mains ouvertes, déjà des blessures. Un bruit de fer, la porte s'ouvre, un SS crie : « Huit hommes, vite ! »

       Un peu curieux, je me lève ; on nous emmène dans la cour. A quatre, nous sommes conduits sur le pont-levis fixe ; je suis de ceux-là.

       Bizarre impression : je suis à l'entrée du fort, près de la « liberté ». Que faut-il faire ? Les quatre autres reviennent avec des pelles. On s'embarque dans une remorque et en route vers Willebroeck. Il est 8 h. 30 du soir.

       Beau soir d'été. Dans l'avenue des Eperons d'Or, les gens « libres » sont assis sur les trottoirs et nous regardent curieusement.

       On roule vers la gare. Halte ! Le SS qui nous accompagne va voir. Il paraît qu'il faut décharger du charbon, mais tout est fermé. Le SS Baele revient ; retour au camp. « Demain vous serez 8 pour ce travail ».

       Coucher. Fatigués, on se dit bonsoir. Les ronfleurs de la chambrée ont déjà commencé leur musique. Nuit sur Breendonck. « Aufstehen » (Debout). Cris dans le couloir. Lumière.

       On se lève et on se regarde, toujours ahuris de se trouver si nombreux dans sa chambre à coucher.

       Jef Van ... , brave camarade s'il en fut, nous salue ; et ce sera ainsi tous les matins : « Bonjour, messieurs, encore un de passé ». Dans sa misère, on sourit tout de même. Toilette rapide, demis-nus. Corvée des seaux. Cette corvée des seaux, des seaux de la nuit... Je vous laisse à penser : enfermés à 48, depuis la veille, avec deux seaux pour toute installation.

       On nous compte. Combien de fois aujourd'hui ? « Café ». Attendre. « Antreten ». (Rassemblement).

       C'est l'homme à la voix d'ivrogne qui hurle... On se met en colonnes. Marche. Dans la cour, alignement. Le fameux alignement des pieds : ce petit exercice dure trois quarts d'heure.

       Notre équipe de huit hommes se met à part.

       On prend des pelles, grandes et plates. En route vers l'auto-camion à remorque. Embarqués.

       On roule sur un quai. Arrêt devant des wagons plats, chargés de charbon. Il faut décharger du wagon sur le camion ou la remorque. C'est le SS Debodt qui nous surveille, revolver à la ceinture.

       La première fois, les gens de Willebroeck nous ont regardés passer, curieux et intrigués. Au deuxième voyage, dans les rues, les gosses nous ont reconnus. Et c'est avec des Cris qu'ils nous saluent : « Ma ! ze zijn daar ! » (Maman, ils sont là !). Les femmes courent vers le camion, avec des paquets de tartines, fourrées de tout.

       Le SS Debodt, un traître, nous savait de Bruxelles. Est-ce une raison ? On ne sait. Il ne nous défend pas d'accepter ces tartines, mais nous donne l'ordre de tout faire disparaître avant d'arriver au camp.

       On mange assis sur le charbon, les mains noires. De plus en plus, les braves femmes de Willebroeck guettent l'arrivée du camion et nous passent des tartines, des pommes, des poires.

       Et le travail continue ; charger le camion et la remorque, rouler à travers Willebroeck jusqu'au camp, décharger devant le fort et repartir.

       Les journées passent. Le travail continue, harassant. Les bennes sont considérées par le lieutenant Praust, comme un travail de punition.

       Des hommes sont occupés sur le fort à rejeter les terres. De là-haut, on voit encore un peu la campagne... On voit passer des gens, des cyclistes, des femmes. Et plus d'un s'imagine reconnaître un être aimé. Mais c'est trop loin, on s'illusionne facilement !

       Le plus triste, c'est ce petit cimetière, près du fort. De temps en temps, on entend une cloche tinter : encore un qui entre au champ de repos.

       Te souviens-tu, mon pauvre Henri Lee ... , quand tu disais que tu finirais là, dans ce petit cimetière ?

       Les bennes roulent. On compte les voyages. On essaie de deviner l'heure, pour savoir quand finira la journée de travail forcé. On observe les sentinelles et d'après la relève, on compte un peu … Encore combien ?

       Attention, encore un qu'ils veulent tuer.

       Ils l'ont jeté au bas du talus. A coups de lourdes mottes de terre, ils le font tomber à l'eau. Et un terrible jeu commence : chaque fois que le malheureux remonte sur la berge de terre, ils jettent des pierres, visant la tête.

       Des cailloux plats le touchent. Le sang coule. Il a le crâne rasé ; les pierres crèvent la peau, le sang lui coule de partout et il retombe toujours à l'eau !

       Ils sont deux SS qui ,se disputent pour savoir qui l'a atteint. Et le terrible jeu continue, pendant des heures. Il retombe à l'eau et son sang rougit l'onde ...

       Un malheureux, jeté à l'eau, y est rejeté à coup de pelle dans la figure. En plein visage, un violent coup de tranchant de pelle. La figure broyée, méconnaissable et toujours le malheureux voulait sortir de l'eau, il ne voulait pas se noyer. Le SS, avec sa pelle, frappait sauvagement... La tête en sang, il a fini par couler, rougissant l'eau.

       Les brutes nazies et leurs satellites ne pouvaient supporter des prisonniers intellectuels. Les SS surtout avaient une haine féroce envers tous ceux qui, par leur conduite, ou leur condition sociale, leur étaient supérieurs.

       Notre chef, homme calme s'il en fut, mais que sa situation de fonctionnaire désignait tout spécialement à leur bestialité, a été battu sauvagement par le SS Raes, qui semblait bêtement heureux de pouvoir martyriser impunément un intellectuel. Roué de coups, tombé sous la brutalité de cet ignoble individu, le chef a subi l'affront : comme les autres, il est resté serein.

       Nulle part mieux qu'à Breendonck, on apprend ceci : dans le cœur le plus calme, dans l'esprit le plus noble, naît un terrible désir : une immense soif de justice et surtout de vengeance !

       Ils l'ont montré, leur « système » : pour eux, tout ce qui « pense » est ennemi. En Allemagne, ce système produit des brutes, des machines à voler et à tuer. Chez nous, le peuple entier se rebiffe, et non content de « penser », juge.

Honnêteté

       Jusqu'au 18 octobre 1942, nous avons pu recevoir quelques colis. Ils auraient dû être pour nous un appréciable supplément à un ordinaire par trop réduit: un peu d'erzats de café le matin, de l'eau et des choux blancs à midi et, le soir, environ 200 grammes de pain...

       Avec cela, un travail forcé, continu : pas une seconde de répit ; celui qui était surpris inactif, ne fût-ce qu'un instant, était battu. Trop souvent, hélas, l'homme battu, assommé, ne se relevait pas assez vite à l'ordre du SS. : « Auf ! ».

       C'était la mort. Coups de pieds dans l'estomac, coups de matraque sur la tête, celui qui ne pouvait plus se relever, pour venir se remettre en position devant la brute ; pieds joints et mains allongées le long du corps, celui-là était fini...

       J'ai vu partir ainsi plus d'un de mes compagnons : battus dans la journée, morts le soir...

       Un soir, dans la chambrée, on entend hurler « Antreten ! ». Vite, en rang, dans le couloir, par sections. Marche. Dans la cour, alignement.

       Toutes les sections sont là. Paraît le major Schmidt. Grand, nonchalant. Le type de l'officier éthéromane. Suivi de l'homme à la voix d'ivrogne, le lieutenant. A coups de cravache de cuir, le lieutenant fait avancer jusque devant nous, un malheureux tout sale, tout noir, noir jusque dans les loques dont il est mal couvert. Martelant la tête du malheureux qui regarde, hagard, autour de lui, la brute galonnée nous fait un discours en allemand. Debodt doit traduire, en français.

       Voici .le thème : « Ce prisonnier est un soldat de l'Armée Rouge : il est sale, ne connaît pas l'usage du savon, ni aucun usage civilisé. C'est tout le résultat du Communisme ! ».

       Le malheureux, toujours battu, est conduit vers la fameuse salle de douches.

       On hurle. C'est pour nous faire rentrer dans nos chambrées. Dans la soirée, la porte s'ouvre brusquement, et les SS poussent brutalement le russe dans la chambre.

       La porte fermée, j'essaie de parlementer avec le « nouveau » : rien à faire. Mais Joseph, le Polonais qui a un nom en « ski », va nous sauver.

       Joseph a été arrêté en France, dans le Nord. Il travaillait à la mine, comme lampiste, je crois. Amputé d'une jambe. Il parle le français.

       On est vite fixé : le soi-disant russe est un déporté polono-russe, qui a voulu s'évader des mines du Limbourg.

       Ils l'ont battu, laissé sans manger, et sans pouvoir se laver.

       Le SS Debodt a donné l'ordre a une équipe de rentrer : il a plu, les souliers sont pleins de boue. Pendant que les prisonniers nettoient leurs pelles et leurs souliers, arrive le premier lieutenant Katchuster. Celui-ci pique une crise de rage, et hurle, parce que cette équipe est rentrée avant son ordre.

       Debodt, lâchement, ne dit pas que c'est lui-même qui a donné l'ordre de rentrer ...

       L'ober hurle qu'il faut punir ces hommes... Dans la cour, ils doivent courir, en rond : les SS les frappent au passage, tant qu'ils peuvent ! La brute à galons crie à Debodt : « Il faut qu'ils tombent comme des mouches ! » Les prisonniers courent, et trébuchent sous les coups...

       Ainsi pendant une heure et demie ...

       Quand ces malheureux sont entrés dans la chambre, ils étaient sales, trempés et morts de fatigue...

       L'ober a donné l'ordre de les laisser 48 heures sans manger. Tant pis pour lui : mais cet ordre n'a pas été exécuté.

       Qu'on me permette de parler un peu d'une partie spéciale du système de discipline allemande.

       A Breendonck, il y a deux cours intérieures : dans chacune, un petit édicule avec, chacun, quatre ouvertures servant de W.-C. Pas de porte, rien. Un trou.



Les toilettes, celles-ci disponibles pour 300 prisonniers, étaient des toilettes à pédales.

       Chaque homme se baisse, avec, devant lui, deux ou trois hommes qui attendent... C'est tout.

       Mais tout cela doit aller vite, très vite : faites le compte : deux cents hommes doivent aller à la cour, par équipe, en 20 minutes ! Gare à la chiourme c'est à coups de crosse que l'on est conduit !

       Les neuf dixièmes des prisonniers y ont contracté des hémorroïdes !

       Nous étions traités comme des bêtes par ces sauvages ! Le lecteur qui n'y a pas été, dans cet enfer, pourrait juger que ce qui précède est un détail dont il ne faudrait pas parier, ne fut-ce que par simple pudeur : quelques semaines de séjour là-bas laissaient une marque suffisante dans l'état de santé pour ne jamais plus oublier ces « détails » là !

La vermine

       En septembre 1942 on ne connaissait pas encore, du moins dans les chambrées d' « aryens », les poux et autres... parasites. Mais les tristes conditions de vie en commun, dans des chambrées surchargées, ne pouvaient manquer de produire de déplorables résultats. En effet, nous étions couchés sur des paillasses, dont le sac, ainsi que la paille, servaient depuis le début de l'occupation nazie...

       Les sacs étaient déjà sales, troués : la paille, cassée et réduite en petits bouts, passait par tous les trous, tombait sur le voisin du dessous, ou sur le sol. Au moindre mouvement, ces brins de paille parsemaient le sol et ont été plus d'une fois la raison, ou plutôt le prétexte, pour les SS, de battre les prisonniers ou le chef de chambrée. Les paillasses, à elles seules, étaient des nids à vermine : jamais elles n'étaient lavées, et la paille n'en était jamais renouvelée.

       Que dire des couvertures ? Torchons de coton, troués et minables, voilà ce qu'on appelait des couvertures !

       Nous sommes restés, dans notre chambrée, avec des hommes qui ont dû garder la même chemise pendant cinq et six semaines ! Sans pouvoir la laver, naturellement ! Il fallait dormir à moitié habillé, pour le froid : il n'y avait rien pour se désinfecter et pas de savon.

       Parfois, un prisonnier trop affaibli, débilité, se laisse aller : le moral tombe, et l'homme insensiblement décline, et se néglige !...

       Il y avait la douche. Oui. Mais quelle douche !

       Le samedi, après le travail vers midi : nettoyage des souliers et des pelles. Rentrée en rang, dans les chambrées, Préparation pour la douche : prendre sa serviette et attendre l'ordre. Rangés dans la cour, parfois dans la pluie, attendre. Une équipe sort : on entre à son tour.

       Dans une pièce où douze hommes pouvaient à peine se déshabiller sans se bousculer, on en fourre 32 ou 35... Je vous laisse à penser : poussés, bousculés, on se dévêt, et vite, dans la salle de douche.

       L'horreur de ces corps, maigres et décharnés, marqués de coups, de plaies qui suppurent !

       Quelques secondes d'eau froide : une minute d'eau chaude, et vite, se rhabiller, avec le même linge, et en vitesse, en se bousculant, se presser, mouillés, dans la cour.

       Le lieutenant Praust a réalisé ceci : conduire, déshabiller, doucher, rhabiller et ranger dans la cour 64 hommes en 7 minutes !

       « Propreté allemande ! »

       Le 15 septembre 1942, les prisonniers rentrent harassés après le travail quotidien, Contrairement à l'habitude, on nous fait rassembler dans la cour avec alignements impeccables et hurlements appropriés des zug-führers. Que va-t-il se passer ?

       Tout le monde est plus ou moins inquiet.

       Tout à coup, le lieutenant Praust paraît, un papier à la main, « 230 heraus ! » 230 c'est notre percepteur. Il sort des rangs et se place à gauche de l'officier dans la position réglementaire.

       Praust commence la lecture de son papier : c'est en allemand, mais nous comprenons cependant tous que notre chef est démis de ses fonctions pour avoir refusé d'exécuter des ordres donnés par l'autorité allemande : l'arrêté est signé par le commandant militaire en Belgique.

       Nous sommes fiers : aussitôt les rangs rompus et Praust parti, nous félicitons notre chef. Nous remarquons le lendemain, au cours du travail, quand nous avons l'occasion d'échanger un mot avec d'autres prisonniers que le groupe des postiers a gagné une forte considération dans tout le camp. Même un SS s'est laissé impressionner, c'est le nommé Baele : plus jamais il ne s'est montré inhumain vis-à-vis de nous.

Les poteaux de la mort

       Ils ont été plantés en novembre 1942.



Les poteaux contre lesquels les prisonniers étaient fusillés.

       J’étais détaché près de l'entrée du fort, avec quatre hommes, à un travail particulier. On l'aimait bien, quoique salissant : mais on travaillait près de l'entrée, on pouvait voir la route, et parfois des gens qui passaient...

       Nous devions planter des grands poteaux, par un bout, dans une cuve en ciment, contenant un liquide noir, genre goudron ; c'étaient les poteaux qui devaient servir à achever la clôture du camp, avec des barbelés.

       Ce matin-là, arrive le lieutenant qui fait charger dix poteaux sur une charrette et conduire ce chargement dans le camp. Une équipe de prisonniers a dû les planter, en ligne, à intervalles réguliers, derrière une galerie, devant un remblai de terre.

       A midi, tous les prisonniers rentrés ne sont plus repartis. A une heure, nous avons entendu lire en trois langues la condamnation à mort de dix hommes. A trois heures, nous avons vu passer le peloton de soldats pour l'exécution... Puis les condamnés. Tous droits et fiers. Parmi eux, des hommes ayant travaillé à placer leur propre poteau. Une décharge de fusils... Debout, en silence, on attendait. Certains priaient. Des nôtres étaient tombés.

*          *          *

       C'est devant ces poteaux qu'a été installé la sinistre potence où ont été pendus Arnaud Fraiteur, Raskin et Berthelot.

       A chaque visite d'autorités, après ce drame, ce fut pour les allemands du camp une véritable joie de montrer la potence, de faire basculer les planchettes, avec des commentaires hilarants. Comme à la foire... Lors de la fuite, ils ont eu soin de faire disparaitre les poteaux déchiquetés par les balles et la potence.

Dans la chambre de tortures

       Les méthodes de la Gestapo étaient assez spéciales, pour faire parler les prisonniers.

       Quand on voyait une petite auto noire arrêtée devant le fort, on savait que les tortionnaires de la Gestapo étaient là !

       Ils avaient une chambre spéciale pour interroger les détenus : dans une galerie du fort, aux murs épais de béton, au fond d'un couloir étroit, couloir bâti en zig-zag, se trouvait une petite pièce étroite, sans aucune ouverture que la porte d'accès. Pas de fenêtre, rien. Des murs épais nus, froids. Au plafond, une poulie à laquelle pendait une forte corde. Une table servant de bureau. Deux chaises. Sur la table, des papiers, des revolvers, des matraques.



Les prisonniers étaient élevés mains derrière le dos. Les bras se déboitaient puis on les lâchait brusquement pour qu’ils tombent sur les arêtes des bois posés à terre.

       Des tartines aussi. Des poires, des cigarettes.

       L'équipe des interrogateurs était souvent composée de deux hommes, parfois de trois. Un commissaire de guerre, allemand celui-là, et un autre, interprète belge à la solde de l'ennemi.

       Le prisonnier était interrogé, parfois durant des heures. Privé de tabac depuis longtemps, il devait sentir la fumée que faisaient les tortionnaires. Car c'était à dessein qu'ils fumaient. Le prisonnier affamé voyait devant lui des tartines. Elles lui étaient promises, s'il voulait parler. Les fruits et le pain blanc étaient là pour tenter le pauvre diable qui se raidissait pour ne pas parler.

       Ils promettaient tout, même la liberté, pour essayer. Ils inventaient des mensonges, prétendant tout savoir. Infâmes, ils ne reculaient devant rien pour venir à bout de la résistance de leurs victimes.

       Quand, lassés eux-mêmes par le courage du prisonnier, ils voulaient en finir, alors c'était la torture...

       Fatigués de jouer avec leurs revolvers, ils attachaient l'homme à la corde, par les poignets, derrière le dos. Tout le poids du corps portait sur les épaules.

       Pendu, descendu, pendu, descendu, tel était le supplice. Et, avec le renfort des brutes SS, c'était alors quatre assassins s'acharnant sur leur victime !

       Quand le prisonnier était plus fort qu'eux ! ils essayaient la nuit : après un interrogatoire de plusieurs heures dans la journée ; ils escomptaient la fatigue et la douleur et recommençaient la nuit !

       En septembre déjà, nous pouvions entendre une femme courageuse et qui ne manquait pas de cran. Elle nous criait : « J'ai été battue ». Les SS se précipitaient, trop tard, on avait compris.

       La nuit, ces brutes la torturaient, croyant abattre sa résistance ; mais rien à faire : elle hurlait sous les coups.

       Ces hurlements, la nuit, ça faisait mal...

       J'ai vu jeter, une nuit, sur un lit sans paillasse, un gosse de 17 ans. On l'avait entendu hurler longtemps ; de l'infirmerie, voisine de la chambre de torture, on entendait les coups, Ce gamin avait les mains et les pieds enchaînés, comme une bête dangereuse.

       Ce n'était qu'un beau petit garçon, qui pleurait sourdement, couché sur le ventre ; il était gonflé sur tout le corps, tellement les brutes s'étaient acharnées sur lui ! Pauvre petit Georges, qui appelait sa maman, qu'est-il devenu ?

       Ce fut dur, mon interrogatoire : battu, interrogé, battu, réinterrogé, toujours en français. Et comme je ne paraissait pas comprendre l'allemand, ils échangeaient des réflexions devant moi.

       Je n'étais pas à la noce, loin de là ; il faut y passer pour le comprendre. Mais, tout de même. Je me sentais plus fort qu'eux, ayant compris la question avant qu'elle ne me fût posée en français.

       Ce fut un dur moment. Je fus battu au point d'en avoir les reins violets et les chairs gonflées. Pendant de longs jours, je n'ai pu me coucher sur le dos. A noter les habituelles menaces d'être fusillé. Thème connu de moi. Et ces assassins avaient l'audace d'affirmer que ce serait eux, les interrogateurs tortionnaires, qui composeraient le tribunal et que je ne verrais d'autre tribunal qu'eux-mêmes.

       Un jour, un homme fut poussé dans la chambre : André Louis.

       Il a l'air abattu, n'ose parler et ne connaît personne ...

       Plus tard, on saura. C'est un agent de police. Son cas semblait assez grave. Lui-même n'en parlait pas beaucoup. Un matin, ils l'ont appelé. Quand il est revenu, il paraissait hagard ; en quelques mots, il nous dit qu'il serait peut-être fusillé.

       Pauvre André, Louis .

       Un matin, on me prévient que Paul H., chef facteur de Bruxelles est là.

       Je me range sur son passage. Il était conduit à la cour et enfermé spécialement. Je l'ai vu et lui ai fait un furtif bonjour.

Il ne fut que quelques jours à Breendonck. Il fut fusillé à ces poteaux de Breendonck auxquels j'ai travaillé.

       Comme les autres, Hermans partit droit et fier... j'en ai vu partir tant...

       Mais je veux dire quelques mots encore de l'un des nôtres : le. camarade Herkenraedt ; qui était tailleur et logeait à la chambre 7. Herkenraedt était le type même du copain sûr, toujours calme. Il était l'ami de tous.

       Ce brave copain, ils sont venus le chercher un jour ; avec un groupe, il a passé dans la cour pour la dernière fois, la tête droite, marchant à la mort comme il avait marché dans la vie, toujours le regard en avant. Tous ceux qui l'ont connu ne l'oublieront pas ...

Un premier hommage

       Les Allemands ont à peine quitté le pays, que les rescapés de Breendonck fondent une Association Nationale en vue de la défense des droits moraux et matériels des victimes. Son président a prononcé le 17 septembre 1944, à l'enclos des fusillés devant les dix poteaux d'exécution, le discours suivant :

       C'est avec une émotion profonde – émotion que ressentent les rescapés qui m'entourent – que je me retrouve aujourd'hui dans ce lieu sinistre, dans ce lieu sacré.

       Breendonck, lieu sacré ! Car, c'est ici que tant des nôtres ont été martyrisés lâchement, c'est ici qu'ils sont morts, le cœur ferme et la tête haute, nous laissant une grande et inoubliable leçon.

       L'Histoire rapporte que, lors des guerres de Religion dans le Midi de la France, un homme, que l'on avait jeté dans une fosse, écrivit sur une pierre, avec un clou : « Résistez ! » Eh bien, c'est cela même qui demeure aux murs des cellules de Breendonck : ce sont des appels au courage, à l'amour de la Patrie, à la résistance envers l'oppresseur, ce sont des cris de foi dans la victoire finale, dans la délivrance.

       Leurs dernières pensées, à ces martyrs, elles furent pour leurs parents, pour leurs épouses, pour leurs fiancées, pour leurs amis, pour la Patrie, bloc vivant de terre, de chair et d'amour, souvenir des grandes choses que l'on a faites ensemble, espérance de choses plus grandes encore. Car, ils devaient se dire, les pauvres morts tombés ici :  « Soit, notre sort est misérable et nous sentons toute la cruauté de quitter pour toujours la douce terre de Belgique. Mais notre sang ne coulera pas en vain. On peut prendre notre vie, détruire notre corps, notre esprit jamais ».

       Bientôt, on connaîtra leurs noms, on saura quelles furent leurs douleurs, quelle fut leur foi. On saura que c'est de leur sang que doit renaître une Belgique nouvelle, libre, grande, belle, une Belgique dont tous les citoyens s'uniront afin qu'elle prenne le rang qui lui revient parmi les nations civilisées, dans la paix, la justice et le travail. On connaîtra leurs noms. On les gravera dans le marbre où l'on écrira : « Ils ont bien mérité de la Patrie ».

*          *          *

       On connaîtra aussi les noms des infâmes bourreaux.

       S'il est une justice sur la terre, ils seront châtiés comme ils le méritent.

       Mes chers compatriotes, je n'ai pas l'intention de vous décrire le camp de Breendonck, lieu sinistre, ni de vous en dévoiler les horreurs. Pour en avoir écouté quelque écho, il n'est personne qui ne sente les larmes lui venir aux yeux, larmes de pitié, larmes de colère. Et moi-même, aujourd'hui où je puis parler librement, je frémis jusqu'en mon âme au souvenir de ce que nous avons entendu, de ce que nous avons vu, de ce que nous avons enduré. La douleur et les râles rôdent encore ici comme des fantômes.

       Il faudrait la voix d'un Dostojevski pour évoquer cette nouvelle « Maison des Morts ». On le fera plus tard. Qu'il me suffise de dire que la fureur et la bestialité des tortionnaires ont dépassé en ignominie, en cruauté, en sadisme, tout ce que l'on peut imaginer.

       Faut-il vous dire notre misère, la faim perpétuelle, la fatigue, le néant de toute hygiène, le travail exténuant par tous les temps ; puis les coups, les injures et les tortures les plus abominables. Ce fut l'enfer !

       L'Enfer de Breendonck ! C'est que, outre les tortures physiques, nos âmes et nos cœurs se sentaient parfois envahis de détresse. Toutes les valeurs morales, la justice, la bonté, la pitié, avaient disparu pour faire place à la terreur de jour, à la terreur de nuit, sans répit, sans miséricorde.

       L'espoir, cette source suprême des plus misérables, je vous avoue qu'à certaines heures il faillit nous manquer. Abandonnés de Dieu et des hommes, nous semblait-il, on nous privait des consolations spirituelles. Il nous restait que la petite prière chacun dans son coin, le spiritisme, l'appel aux réussites des jeux de cartes, les coups de la table tournante. Abandonnés des hommes. Nulle voix de l'extérieur ne parvenait jusqu'à nous, nul signe ne venait nous réconforter, nous n'avions pas la consolation d'une lettre de chez nous, d'un colis de vivres, gage d'une affection qui veille.

       Eh bien, si, dans ces moments-là, nous n'avons pas sombré dans l'accablante réalité, si, à l'entrée de notre enfer il eût été malséant d'inscrire la parole de Dante : « Vous qui entrez. ici. laissez toute espérance », nous le devons à l'exemple, au courage, à la foi, au patriotisme, à la haute dignité de ceux qui allaient mourir.

       Qu'ils en soient glorifiés !

*          *          *

       Mes chers compatriotes, ce lieu est plus sinistre que jamais. Sans doute on n'y entend plus de cris d'agonie, le sang n'y coule plus, Mais on y a enfermé des traîtres et des dénonciateurs.

       Pendant l'occupation ennemie, Breendonck fut un camp de martyrs ; aujourd'hui, c'est un camp de scélérats.

       La Belgique est libérée du joug de l'ennemi ; nous pouvons nous écrier enfin avec la certitude de jours meilleurs : « Tout ce qui se fait de grand dans le monde se fait dans l'honneur, le devoir, le sacrifice; tout ce qui s'y fait de misérable, se fait dans la honte, la trahison et les basses passions de l'égoïsme ».

       La Belgique devra à jamais être reconnaissante à ceux qui sont morts ici.

       Honneur et justice pour tous ceux qui ont souffert pour la Patrie !

       Honneur et justice pour tous ceux qui sont tombés pour Elle !

       Vive la Belgique, libre et indépendante !

 

     



[1] Editions : Serge Baguette – Bruxelles-Paris. Achevé d’imprimer le 28 février 1945 par « Le comptoir des imprimeries réunies Bruxelles » sur les presses de l’imprimerie F. Van Buggenhoudt s.a. Bruxelles.
Les photos ont été prises au fort de Breendonck au mois de novembre 2009 par Francis De Look et placées par lui-même dans ce très beau document.



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